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12 octobre 2020

Xavier Phaneuf-Jolicoeur : Vous avez déjà dit en entrevue que vous aviez commencé dans le hip-hop en cinquième année du primaire, et vous avez fait paraître votre premier mixtape (Realicism 1.0) en 2003. À quel moment en êtes-vous venu à vouloir écrire, faire de l’art? Comment cela a-t-il commencé pour vous?

Faire de l’art : il n’y a pas de début. Je suis né dans une famille où j’avais déjà trois grands frères, j’ai suivi, sans forcer, ce qu’il y avait chez moi. Je ne sais pas si c’est possible de déterminer le début. Ça a commencé par la danse, le dessin, même avant de savoir écrire. Mon foyer, d’emblée, était très trempé dans la musique. Il y avait du James Brown qui jouait chez nous. Tous mes grands frères écoutaient du rap. Ma mère lit un livre par jour depuis que je suis né. Alors, l’écriture et la littérature ont toujours été là.

X. P.-J. : En entrevue à Rapolitik[2], vous avez comparé à plusieurs reprises le travail d’un musicien au travail manuel, par exemple dans le domaine de la construction. Pourquoi trouvez-vous important de faire ressortir ce côté blood and sweat, charbonnage, ouvrier, de votre démarche?

Le pourquoi… On pourrait dire que c’est parce que mon père nous a appris à travailler. Il a grandi sous la colonisation belge quand il était jeune. Mon grand-père était agriculteur. J’ai vu cet aspect-là du travail, où on ne compte pas les heures.

À certains endroits comme Rapolitik, vers l’âge de 35 ou 36 ans, je commence à être en mode tonton qui donne des conseils. C’est pour rappeler aux jeunes rappeurs qu’il y a tout un mirage qui existe à propos de l’image du rappeur, de la mode, etc. Quand je donne des ateliers en classe, je fais souvent de la visualisation, je demande aux jeunes qui sont leurs rappeurs préférés. Prenons Travis Scott, on l’imagine qui se lève le matin, on se demande s’il s’habille avant ou après avoir regardé son téléphone, etc. On se pose des questions sur la réalité de ce qu’est vraiment le mode de vie du rappeur. La réalité, c’est qu’il faut s’asseoir et écrire. Mais c’est difficile d’imaginer des rappeurs bien sapés comme Migos ou Drake assis avec un crayon. Drake avait déjà mis ça en image sur un de ses albums. C’est quand même une position humble, qui demeure le travail principal d’un rappeur et qui n’est pas facile à imaginer. Il est important de ne pas oublier, de ne pas négliger toutes les étapes qui permettent d’aboutir à quelque chose.

D’autres métiers, comme la construction, peuvent nous aider à comprendre le concept des étapes, des matériaux. La construction demeure du travail créatif, même s’il y a un peu de technique, c’est presque du même ordre que la musique. Je suis menuisier aussi, je ne peux pas l’esquiver; j’ai travaillé dans la construction, ça a été mon gagne-pain avant que la musique paie un petit peu plus. J’ai eu une trentaine d’emplois – d’ailleurs, je suis en train d’écrire là-dessus – dont au moins une dizaine d’emplois dans la construction, durant ma vingtaine. L’esprit, c’est d’être travaillant, quoi. [Rires.]

X. P.-J. : Ça me donne une idée pour une sous-question : avez-vous une routine de travail?  Avez-vous un rituel particulier? Cela dépend-il du moment ou du projet?

Je suis très peu superstitieux, je suis anti-superstition. Au point où le fait de toujours procéder de façon différente devient presque un rituel pour moi. J’avais commencé ça quand je jouais au basketball au secondaire. Pour vous expliquer, parfois je mettais des bas longs, parfois des bas courts. Parfois, je portais un bandeau, parfois non. J’ai toujours pensé qu’il ne fallait pas que le travail en dépende. Donc, pour le rap, c’est un peu la même chose, il y a autant de façons de commencer que de chansons. Encore là, c’est su[3] qu’il y a des choses qui reviennent plus souvent que d’autres, donc l’improvisation est là, toujours, quand même, dans le processus. C’est-à-dire que les mots, les phrases me viennent d’habitude en freestylant sur un beat. Mais pas tout le temps : ça peut être une phrase entendue à la radio. Je peux voir quelque chose qui me fait penser à quelque chose d’autre. C’est pour cette raison que, quand je parle aux jeunes, je leur dis que le truc pour écrire, c’est qu’il n’y a pas de truc. J’ai eu un prof à l’université qui avait écrit plusieurs livres et qui m’avait appris ça aussi. Il disait : « Il n’y a pas de truc; moi, quand il faut écrire, je vais m’asseoir quelque part, puis j’écris. »

X. P.-J. : C’était Neil Bissoondath? Donc vous avez suivi des cours de création littéraire?

Oui, c’est lui. J’ai fait une session, des cours, trois ou quatre. J’ai tourné un peu en rond à l’université, j’y ai passé trois ans dans quatre programmes différents.

X. P.-J. : On vous connaît évidemment comme rappeur, mais vous êtes également producteur avec tout un projet de beats. Plus récemment, vous avez aussi fait paraître un livre, intitulé Sainte-Foy. Trouvez-vous qu’il y a des ressemblances entre les différentes pratiques, que ce soit le rap, le beat ou les récits poétiques? Comment cela s’articule-t-il?

Il y a une différence, oui. Mais c’est encore nouveau pour moi. Je pense que le rap est un peu plus dans le monde du rêve. Même si je travaille beaucoup avec mon quotidien, on peut se permettre un peu plus d’aller dans le rêve. Je suis content d’avoir commencé à publier de cette façon, sous forme de livre, parce que j’écris depuis longtemps, et ça n’a pas toujours été du rap. J’ai pris du temps avant de me sentir à l’aise de publier autre chose en même temps que j’écrivais du rap. Comme vous le dites, il y a une différence entre les pratiques : il faut la trouver. Je suis encore trop jeune dans mon parcours littéraire pour savoir ce qui explique cette différence. Quand j’écris un livre, j’ai de la misère à écrire sur le monde du rêve comme dans le rap. Je sens que l’écriture sert à faire le point sur la vie, sur la vraie vie.

X. P.-J. : Diriez-vous que c’est plus proche de vous, finalement, ce que vous faites quand vous écrivez?

Oui, en fait, j’écris ma vie, pour ne pas faire de détour. Je refuse un peu d’écrire sur autre chose que ma vie.

X. P.-J. : Justement, quand on lit Sainte-Foy, on est un peu surpris parce qu’à cause de la forme même du livre, on pourrait s’attendre à lire de la poésie. Mais dès le début, on lit en sous-titre : « Récits afro-québécois ». Ce sont des textes qui ont un fil conducteur narratif, mais sous forme de vers libres. Moi, je croyais y reconnaître une espèce de stratégie qui est aussi présente chez Alaclair, qui est de toujours surprendre, de faire quelque chose qui déjoue les idées reçues dans ce qu’Alaclair et vous proposez. Ce mécanisme se retrouve-t-il dans votre démarche? Et je dis « déjouer » parce que je sais que vous aimez bien le basket.

Possible. Souvent, c’est un jeu de perceptions. Mais j’avoue que ce n’est pas le cas ici : je pense que le livre a pu déjouer les attentes parce que c’était le premier. Mais j’ai l’impression que la formule va tenir, dans le sens que j’ai échafaudé le style dans lequel je vais m’inscrire. Je continue à écrire de cette manière-là. Le concept « poésie » m’a été attribué par d’autres gens. Moi-même, je n’ai jamais dit que j’écrivais de la poésie. Dans le monde de la communication, les choses vont vite. S’il y a un grand média dès la première journée de la sortie qui dit : « C’est un recueil de poésie », ça devient un recueil de poésie. Pour ma part, je ne qualifierais pas ce que je fais de poésie. Ayant grandi en côtoyant la poésie et les gens qui en font, je trouve qu’il y a quand même une différence. On utilise des procédés poétiques, mais moi, mon style d’écriture, c’est vraiment plus la nouvelle, la chronique, très marquée dans le temps. Dans mes textes, j’évite certains détails – c’est surtout pour protéger des individus –, mais en général je raconte des moments marqués dans le temps. J’essaie de trouver des images poétiques, mais la première version de mon texte est souvent comparable à un journal de bord ou au dossier d’une enquête de police. Après ça, j’essaie de penser à des façons de rendre le texte moins sec. Mais en général dans Sainte-Foy et dans tout ce que j’écris en ce moment, les petits textes commencent par un résumé d’événements.

X. P.-J. : Je ne veux pas trop insister là-dessus, mais il y a quand même la forme du vers libre qui a peut-être induit les gens en erreur dans les premiers comptes rendus qu’on en a fait?

Oui, exact! En effet, j’ai décidé d’écrire comme ça parce que je me vois comme le scribe d’Alaclair. Depuis le début, c’est moi qui transcris les lyrics. En général, un album d’Alaclair compte à peu près 50 pages écrites en vers, donc la ligne ne remplit pas toute la feuille. J’ai d’ailleurs dû me battre un peu avec la maison d’édition parce qu’elle trouvait que mon contenu ne correspondait pas à la forme dans laquelle j’écrivais. Mais je leur ai dit : « Moi, j’ai de la misère à me défaire de ça. » Les lignes avec la majuscule au début, dans ma tête, c’est la façon d’écrire.

X. P.-J. : C’est drôle, j’étudie justement les textes d’Alaclair, j’ai tout recopié à partir de Bandcamp pour retrouver les paroles de chaque chanson, et ça forme un immense document Word.

Nice! J’étais tout le temps stupéfait, honnêtement. C’est devenu un rituel. Avant que nous signions avec une compagnie de disque, je m’occupais des droits d’auteur, toujours les droits d’auteur et les textes. Ça me prend à peu près une semaine pour transcrire tout l’album, il y a toujours des highlights, puis je fais ressortir des statistiques par rapport à ça. Par exemple, pour l’album Le sens des paroles, j’étais vraiment excité, nous avons écrit un track de plus de mille mots. J’ai appelé Ogden et je lui ai dit : « Man, honnêtement, faudrait voir à quel point il y en a beaucoup ». Dans le track « De partout », sur Le sens des paroles, il y a littéralement plus de mille mots. J’ai souvent compté le nombre de mots dans nos chansons. C’est la première fois que ça arrivait. C’est beaucoup de mots pour une seule chanson.

X. P.-J. : Dans votre carrière, vous avez très souvent eu des projets qui étaient collectifs, par exemple avec Alaclair, et d’autres projets aussi avec Caro Dupont, votre conjointe, K6A, Movèzerbe, tous les feats[4]… Je réécoutais par exemple votre collaboration avec Accrophone, « Seuls ensemble ». Lorsque vous travaillez dans des projets collaboratifs, cela change-t-il votre façon d’écrire?

Oui, ça change la façon d’écrire quand on écrit à plusieurs. Comment? De différentes façons. Le parcours est long, la vie est courte et longue en même temps, l’eau a beaucoup coulé sous les ponts… Il y a mille et une façons… Je suis dans une phase où j’essaie de découvrir aussi, de ne pas trop me baser sur des attentes préalables, mais il demeure des constantes, qui sont les suivantes : le fait d’avoir des liens familiaux ou para-familiaux et amicaux de longue date avec des gens, des liens qui créent une nouvelle zone, des raccourcis dans la création et en ce qui concerne le travail collectif. L’échelle solo mène plus naturellement le travail vers une identité proche de soi. Et il y a toujours un aspect dilué dans une collaboration avec quelqu’un d’autre. Paradoxalement, même si ça enrichit la qualité de la chanson, ce n’est pas toujours évident de garder l’intégralité de l’identité artistique en collaborant. C’est un constat au fil du temps. Sinon, parfois le fait de diluer son caractère personnel, c’est mieux pour une chanson.

X. P.-J. : Avec Alaclair, c’est comme une autre identité finalement qui s’est créée, qui est collective.

Surtout qu’avec Alaclair, les chansons sont très différentes de ce que je fais en solo. Parfois, les chansons que j’enregistre encore jusqu’à aujourd’hui, en 2020, ce sont des idées que j’ai en tête depuis plus de cinq ans. Par exemple, avec mon dernier album, je suis tombé sur des vieux torchons, des papiers dont je ne pourrais même pas dire s’ils datent de 2012, 2013. En faisant le ménage, en déménageant tout ça, je me replonge là-dedans. Souvent, je n’ai même pas besoin de retrouver une feuille, j’ai même des choses qui ne sont pas encore enregistrées, qui sont dans ma tête et que je fredonne avec ma femme, depuis plus de cinq ans. Il n’y a pas de musique, nous n’avons pas encore trouvé de beat, il y a beaucoup de choses à faire. Mais nous savons que nous allons en faire quelque chose un jour. Nous avons plusieurs chansons comme ça qui existent sans musique. On a les paroles, le refrain avec un petit bout de verset et quand on va s’installer pour faire cette chanson, on va rajouter la viande.

Par contre, avec Alaclair, c’est très rare ce phénomène-là. Une des rares chansons qui a été composée de cette manière, c’est « Ça que c’tait ». « Ça que c’tait », c’était un refrain que nous traînions depuis longtemps, que nous avions, que nous chantions dans la van en se crinquant, en allant aux shows, au moins deux ans avant. Elle devait être sur l’autre album d’avant, mais on trouvait ça trop trap comme vibe. On ne l’aimait pas, même après l’avoir faite. C’est une chanson qu’on a failli ne pas mettre sur l’album. « Ça que c’tait » serait une exception, mais, en général, les chansons d’Alaclair sont le fruit d’un moment.

Dans le cas d’America, le dernier track a été fait deux mois avant, puis les autres ont tous été rec dans des chambres d’hôtel, dans la van, dans les parkings ou sur des balcons. Parce que le groupe se voit seulement quand on va faire des shows maintenant.

X. P.-J. : Comme vous écrivez dans le moment, justement, vous ne travaillez pas les textes de la même façon, vu qu’on ne veut pas désamorcer le moment qui a donné lieu au texte, j’imagine?

On ne retravaille rien. De plus, dans le cas d’Alaclair, on n’est même pas responsables du « retravaillage ». C’est littéralement Vlooper qui fait les chansons, donc ce que vous voyez, les lyrics à la fin, c’est celles qui ont été retenues par Vlooper. [Rires.] Depuis au moins les trois derniers albums, depuis Frères cueilleurs, c’est Vlooper qui réalise les chansons, qui remanie l’ordre. Il se permet aussi d’enlever des parties, de nous appeler un par un et de nous dire : « Là, pourrais-tu faire ça à la place? » Des fois, on fait des petits ajouts après aussi, mais that’s about it. On sait que, si on trouve le feeling, la bonne zone pour chiller, dans un petit motel où on peut faire du bruit, on veut absolument finir la soirée avec une chanson qui existe. C’est l’esprit de la chose.

Tandis qu’en solo, dans mon cas – vous avez vu Rapolitik, j’en parle un peu, mais j’ai été smooth –, tout se fait dans le travail acharné : il n’y a aucun génie ici. Après, la perception extérieure, je la trouve difficile. Chaque once de moi, chaque seconde qu’il y a sur un album… Pour une chanson, je peux faire 70 prises différentes du même verse et, parfois, ça s’étale sur deux ou trois mois. En mode solo, c’est plus comme ça que je travaille. Puis ça revient presque au même, dans un certain sens. C’est paradoxal, mais c’est comme ça. C’est parce que je suis moins bon dans l’aspect technique, de studio. Je veux quand même le faire moi-même. Vlooper, c’est mon frère, man, on est amis depuis le secondaire. On fait de la musique depuis toujours, ensemble. C’est sûr que c’est lui qui a le knowledge de studio. Moi, je fais mon chemin, j’apprends des choses, mais il n’y a aucune combinaison plus efficace pour moi que de travailler avec lui. Malheureusement, on ne peut pas être dans cette combinaison-là, donc j’apprends au fil du temps à faire moi-même le technicien de studio, etc., comme plusieurs rappeurs. Mais ça va à un rythme plus lent que si je délègue.

X. P.-J. : C’est vraiment fascinant ce que vous dites : les gars d’Alaclair, vous découvrez, finalement, la forme de la toune après coup, en l’écoutant?

Oui, oui! Il y a plusieurs versions. Vlooper, lui, son aka, ça pourrait être « beat automatique ». Dans le rap québécois, à Montréal, il y a Ruffsound, puis à Québec, il y a Vlooper, parole de KNLO. [Rires.] Vlooper, avant l’entrée dans le rap jeu, a eu une formation à Trebas, il a eu des bonnes jobs en studio, he’s a real studio guy. Donc, moi, voilà, à cause du lien d’amitié qui nous lie tous, avec Alaclair, on a décidé de se donner carte blanche. Vlooper a les paroles et ensuite il va au studio et fait cinq beats différents, pour chaque chanson il y a cinq beats différents à peu près. Puis, il nous envoie ça sur Dropbox et on choisit notre version préférée. En général, ça se passe comme ça. Parfois, il se permet de retourner dans de vieilles chansons que nous n’avons pas sorties, datant de 2013, 2012. Il sort une chanson, ouvre l’a capella, il le glisse dans la nouvelle chanson et ça fit. C’est un peu ça qu’il fait, c’est un maniaque… C’est « musique automatique », ce mec. Je suis proche de lui, mais j’en suis encore vraiment stupéfait.

X. P.-J. : Il y a un truc qu’on remarque quand on écoute Alaclair, mais aussi vos projets : il y a beaucoup de clins d’oeil, de références au travail d’autres rappeurs partout dans ce que vous faites. Il y a d’autres rappeurs aussi qui fonctionnent comme ça, mais chez vous on trouve même des endroits où vous faites une sorte de traduction poétique ou de traduction créative de verses, où vous vous réappropriez, vous réécrivez des verses d’autres rappeurs. Je pense à « Délice d’un rappeur », où vous « remélangez » « Rapper’s Delight »; dans « Les infameux », tous les verses, et vous, vous réécrivez Bootie Brown. Pouvez-vous me parler un peu de ce travail de traduction créative que vous faites?

On l’a tous déjà fait. C’est antérieur à moi, bien sûr, c’est dans les racines du rap et même de la musique en général. Je m’inscris clairement dans cette idée d’un équivalent pour la musique de l’idéosphère… L’idée que la musique est là. En fin de compte, c’est à nous de voir dans quel channel on se met pour la laisser aller. Ce que je crois, en observant le fruit du travail qu’on fait, c’est qu’il n’y a aucune façon de contourner dans un premier temps ce que je vous ai mentionné tantôt, le travail ardu, le fait que ce n’est pas facile. Peu importe le style de musique que vous écoutez, dites-vous qu’il y a des gens qui ont sué, en date de 2020, peu importe le niveau de simplicité de la musique. Dans un second temps, il n’y a personne qui invente quoi que ce soit, comme on le sait depuis longtemps. À partir de là, c’est vraiment une question de voir quelle optique on choisit par rapport à ça. Est-ce que je rends hommage, en faisant la chose, ou est-ce que je me la réapproprie? Pas forcément au sens négatif, au sens positif, tout simplement, sans nécessairement rendre hommage.

Clairement, comme vous l’avez dit, « Délice d’un rappeur » a été un gros éveil pour moi, c’était un moment où je me sentais un peu en manque d’inspiration. J’ai un héritage, on pourrait dire, « rap conscient »; dans tout ce que j’ai fait avant 2007, avant Flattebouche mixtape, que j’ai fait cette année-là, mon style était plutôt rap conscient au premier degré. Puis j’ai eu un éveil et j’ai compris qu’il y avait moyen de faire un rap conscient… J’écoutais cette chanson-là, l’originale, j’étais stupéfait, j’étais dans le studio chez mon ami, très tard le soir, avec Maest de Sagacité, un rapper de Québec, et puis on écoutait plein de rap old school comme ça. On écoutait « Rapper’s Delight », la version de 14 minutes. Là, je me rends compte que cette chanson dure 14 minutes, ça rappe tout le long. [Rires.] Ce soir-là, j’ai compris que c’était une grande oeuvre. Pour le côté pédagogique… À ce moment-là, je pense que j’étudiais en enseignement au primaire. Je me suis dit, il faut faire la version queb’ de ce track-là. À partir de là, ça a été un gros repère, cette formule. D-Track, mon ami de l’Outaouais, dans un travail d’université, il a appelé ça le « flattebouche », il m’a envoyé ça, j’ai rigolé. En tout cas, sinon, c’est une tradition qui existe dans le rap et dans plein d’autres musiques. J’ai toujours voulu mettre de l’avant l’idée que les années vieillissent, mais qu’elles ne sont jamais terminées. C’est le concept selon lequel il ne faut pas se mettre la tête dans le sable, en ce qui concerne les références. Je préfère renvoyer un ricochet de lumière vers les choses qui nous inspirent de différentes façons.

X. P.-J. : Ce que je trouve frappant dans votre travail, et peut-être de façon encore plus manifeste chez Alaclair, c’est qu’il y a vraiment une tension entre deux dimensions. D’un côté, on trouve un aspect ludique, festif, qui est souvent à tort appelé « absurde » ou « n’importe quoi » (ou « délire »!). Et, de l’autre, il y a une sorte de profondeur, éthique et philosophique, mais qui, comme vous le disiez, n’est pas au premier degré, qui apparaît quand on considère l’ensemble de l’album. Je reviens toujours à cette line de « Le roé c’est moé » : « Fuck pas avec ça, parce que c’est sérieux, jouer ». Je me demandais : comment ces deux pôles vont-ils ensemble, le sérieux et le jeu? Finalement, ça revient à ce que vous disiez, c’est le pôle « Rapper’s Delight » qui s’oppose à « The Message ». Il y a toujours un peu cette tension entre sérieux et jeu.

Hey man, vous me sortez des lyrics, ça fait tellement longtemps, c’est capoté. Comment dire… J’ai appris au fil du temps, grâce à certains amis qui ont étudié l’hébreu dans une quête personnelle, que mon nom, KNLO, ça veut dire yes/no, c’est quand même deep, en hébreu. Ça veut dire oui/non, dans le fond. J’ai des mentors, qui sont surtout mes frères biologiques, dans ma conception globale de la vie et puis, par la grâce des valeurs partagées avec les gars d’Alaclair, nous essayons en général d’exprimer les 360 degrés, et pas seulement une facette des choses. Je pense que c’est quelque chose qui fait en sorte que nous avons des tracks ensemble. Honnêtement, parfois, c’est irréel, parfois, c’est vraiment un voeu de soi expérimental. Il faut être prêt à tout, au fil du temps. Ça feel un peu comme un miracle de pouvoir concilier autant d’êtres différents dans une oeuvre commune, donc ça prend absolument ce côté-là, dans le fond. Il ne faut pas être facilement affecté négativement, émotionnellement, par les choses, nous avons vraiment développé une attitude : « de l’eau sur le dos d’un canard ». C’est une expression qu’on partage, sinon, des fois, il n’y a pas moyen de faire quoi que ce soit. C’est ce qui fait qu’on retrouve différents vibes.

Dans mes propres albums, il y a aussi cette idée-là : qu’il y ait du mouvement. D’ailleurs, je dis toujours : ça feel un peu comme une idéologie, mais aussi comme une notion de métabolisme. Il y a des gens dont on voit d’emblée qu’ils sont dans la constance. Leur métabolisme est dans la constance. Et, dans les styles musicaux aussi, c’est cohérent pour eux. Je te donnerais High Klassified comme exemple de gens dont la musique va toujours se ressembler, et c’est correct comme ça, that’s what they have. Moi, d’emblée, depuis le jour 1, je sais que je ne suis pas comme ça. Je l’ai su très tôt parce que j’ai commencé à faire de la musique de façon collective, au point où le côté individuel n’existait pas du tout. Dans mes premiers upbringings dans le rap, la collectivité prenait le dessus, c’est plus tard que j’ai vraiment appris qu’on pouvait faire son propre truc.

X. P.-J. : Sur « L’île », dans America vol. 2, vous rappez : « Vois ça comme un solo d’sax / Cherche pas les opinions ». C’est une image qui revient souvent. J’ai retrouvé la même idée dans votre entrevue avec Olivier Boisvert-Magnen pour le magazine de la SOCAN[5]. C’est une image qui est intéressante parce que, d’un côté, c’est comme dire : le langage, les mots qu’on utilise, il faut les voir plus comme de la musique, sans chercher la signification. Pourquoi cette image du langage qui serait plutôt comme un instrument ou de la musique vous plaît-elle?

Il y a une petite notion qui est toujours un peu en arrière-plan et qui, dans mon cas, est de protéger certaines opinions. Donc, je pense qu’avec ce line-là, j’essayais de l’exprimer un peu, et le fait que je n’exprime presque pas mes opinions dans la musique. C’est un peu une ode à soi-même. Akena Okoko ne se définit pas par les paroles de KNLO. C’est une conception que j’ai, même s’il y a une tentative de respecter sa propre dignité. L’idée que je respecte, c’est de peindre un tableau globalement à l’intérieur d’un verse, ou plutôt à l’intérieur d’un album complet, selon les valeurs avec lesquelles j’ai grandi. J’essaie que ce soit positif. Ce serait mon opinion globale.

Avec Alaclair, on a toujours des discussions qui concernent le point où on se rend avec les paroles. On se rend parfois dans des avenues quand même profondes, puis ça peut donner lieu à des discussions familiales très sérieuses. C’est un peu l’idée que j’ai instaurée dans mon milieu et dont nous discutons vraiment. C’est ce qui nous différencie des autres. Tu observes KNLO, Eman, Vlooper, les gens avec qui je fais de la musique, ce sont des gens qui, à la base, ont une vision de la vie, une éducation, ce qui fait que, même si nous connaissons les choses de la rue – les gens pensent que parce que nous n’en parlons pas, nous n’en connaissons rien, mais ce n’est pas ça… C’est vraiment une vision de la vie selon laquelle la musique doit mettre de bonnes vibrations dans la place. C’est quelque chose qu’on partage certainement et qui n’est pas nécessairement partagé par tout le monde, surtout dans le rap queb’. J’ai entendu Ruffsound, la semaine passée, dire qu’il n’aimait pas la musique positive. Il a littéralement dit que ça le gosse, ça le rend mal à l’aise. [Rires.] Dans le hip-hop, il y a clairement cette idée-là, il y a vraiment un traumatisme. Je côtoie ce traumatisme, je le respecte, je le vis, et je bump cette musique, toute cette musique-incendie, je la bump moi-même, à côté de la musique douce, selon l’hygiène de la journée. Mais bref, cette line-là sur laquelle porte votre question nous ramène à la musique. Pour nous, c’est le rôle de la musique, la musique en avant, notre voix est comme un instrument de musique.

X. P.-J. : Notre but, c’est de faire un dossier sur l’aspect littéraire du rap. Je me demandais si l’aspect littéraire peut aussi entrer dans ce que vous décrivez : au lieu de prendre toujours au premier degré chaque line comme une opinion, de voir le rap comme une oeuvre qui a sa cohérence. Cette cohérence qui se dégage de l’ensemble, c’est un peu l’image du tableau que vous preniez. Je remarquais aussi les paroles suivantes dans « Fussy Fuss » : « Poésie réincarnée, c’est impossible qu’elle finisse morte ». Il y a d’autres moments dans les albums où vous employez les mots « poème » ou « poésie » pour parler de ce que vous faites. Y a-t-il un intérêt à faire valoir cet aspect littéraire du rap, disons par opposition à son aspect plus culturel ou musical? Pensez-vous que le rap gagne – ou perd, peut-être – quelque chose à être pensé comme une oeuvre littéraire?

Pour moi, il est clair que ça ne sert à rien de se demander si le rap gagne ou perd quelque chose : ça se passe! Nous sommes dans une époque où aucun milieu n’échappe à ça. Le hip-hop fait partie de la culture populaire maintenant. On s’en va de plus en plus profondément dans les racoins de cette analyse. J’apprécie le phénomène lorsque je tombe sur des analyses littéraires des paroles, par exemple avec Word Counter. C’est fantastique. Il y a un site où on peut voir la quantité de fois que les rappeurs utilisent tel ou tel mot. On s’est rendu compte que c’est U-God qui a le plus grand lexique de tous les temps! Ça fait juste partie de l’époque à laquelle on participe en ce moment. Je le vis en simultané à travers le rap et le basket. Il y a une intellectualisation, un intérêt qui est là pour sophistiquer cet art-là. Cela ne m’étonne pas que ça passe par une analyse en profondeur.

Moi, de l’autre côté, je me sens encore comme un créateur, pourrait-on dire. Je n’ai pas du tout cette approche-là, d’analyse ou d’autoanalyse. Je vois un peu une oeuvre musicale comme étant « immaculée », dans le sens que, parfois, il y a des choses que je ne comprends pas dans ce que nous avons fait. Si c’est bon, je vais l’aimer quand même. Que ce soit le créateur ou les gens qui reçoivent la musique, on comprend toujours la musique à retardement. Quand on considère l’écoute qu’on fait des hits qui ont marqué notre vie, quand on les réécoute maintenant, c’est toujours comme un voyage astral en soi-même, on entend de nouveaux éléments. Ça me fait complètement délirer, certains tracks pop que j’ai entendus dans le temps, je comprends les paroles, je comprends le message. Quand j’étais jeune, je me laissais porter. Il ne faut jamais oublier que le rap tente d’être une musique : il faut toujours que les paroles soient au service de la musique, et non le contraire.

X. P.-J. : Voyez-vous surtout votre travail comme quelque chose de littéraire ou de musical?

Musical. Ce serait la différence, je crois, entre l’écriture sur papier et le rap. Dans le rap, nous écrivons les paroles après que la chanson est enregistrée. Souvent, nous comprenons les paroles une fois que la chanson est enregistrée. Dans certains cas, honnêtement, c’est arrivé plusieurs fois où, au moment d’enregistrer les lyrics un, deux mois plus tard, on m’appelle en disant : « Qu’est-ce que t’as dit là? » Aucun souvenir. [Rires.] Je ne me le rappelle plus, je ne l’ai écrit nulle part, je l’ai rappé!

X.P.-J. : Si les gars n’ont pas écrit avant d’enregistrer, c’est qu’ils freestylent?

Oui, nous écrivons aussi, chacun a sa petite recette, mais tout le monde est capable d’enregistrer sans écrire, puis il y a toujours des portions qui sont de cet ordre-là. Moi, j’ai essayé de faire ça exclusivement pendant quelques années. Ça n’a pas été un gros succès et après, j’ai repris le crayon. [Rires.] J’avais vu le documentaire de Jay-Z, qui est paru en 2004-2005. On le montrait en studio : il n’écrit pas. J’ai vu ça et j’étais comme : « Oh my God! ». J’ai essayé, à l’époque où j’ai rencontré K6A, dans certains tracks que j’ai faits, les feats avec Jam, Philly, des trucs un peu obscurs qui ne sont pas faciles à trouver non plus. Mais mon rap n’était pas maximal durant ces années-là. Je pense que, honnêtement, égoïstement, avec du recul, je me nourrissais seulement du fait que les gens étaient impressionnés que je fasse ça. J’y ai repensé plus tard, c’était stupide parce que ça n’amenait pas vraiment le potentiel d’écriture maximal. Mais il y a des gens qui sont capables de le faire. Je te dirais, Watson, lui, oui. Moi, je demeure capable dans certains cas. Il y a des chansons qui n’ont pas besoin d’être écrites, il y a un beat qui joue, ensuite, il y a une chanson qui existe.

X. P.-J. : Une dernière question en lien avec celle de la valeur littéraire. Voyez-vous un risque à ce que des universitaires étudient le rap? Surtout si l’on considère que les départements d’études littéraires ne sont pas nécessairement représentatifs d’un point de vue socioéconomique : souvent, ce sont des gens de la classe moyenne ou aisée qui sont là, et ces départements sont très homogènes, souvent très blancs. Est-ce un risque pour le rap, ce regard venu de l’extérieur? Comment voyez-vous ça?

Un risque… De toute façon, c’est tellement parallèle, pour la culture hip-hop. Je ne dirais pas pour la culture hip-hop, mais pour le commun des mortels, ça n’existe pas. J’ai de la difficulté à comprendre l’angle de votre question : moi-même, je suis négro-éduqué, de famille « faut s’éduquer ». Moi, je suis en mode knowledge, éducation. Je rêve, j’essaie en ce moment de mettre les choses en place pour refaire ce que l’on faisait déjà, c’est-à-dire aller dans les écoles, faire des ateliers. Je veux le faire davantage. Les ateliers de création, c’est un des trucs que j’organise et que je fais sporadiquement, mais que j’aimerais faire de façon plus régulière. J’ai laissé mon street credibility à la porte quand je suis entré dans le monde du travail.