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En 1636, Paul Lejeune, alors père supérieur des missions jésuites de la Nouvelle-France, loue le cardinal Richelieu de ce qu’il est un « Genie puissant, qui doit faire réussir sous la faveur & l’authorité de sa Majesté, les desseins, que Dieu a de la conversion de ce nouveau monde » (Thwaites, 1897d : 214). Le soutien de la conversion des habitants autochtones du Canada en futurs catholiques est présenté comme une disposition naturelle et particulière au cardinal alors que c’est surtout sa fonction politique qui lui permet de favoriser ce dessein[2]. De fait, le « nouveau monde » de la Nouvelle-France est, pour le pouvoir royal français comme pour l’ordre des Jésuites, destiné à être intégré dans « l’ancien », à en devenir partie prenante. Dès lors, ces peuples sont envisagés comme une variation géographique, mésologique et socioculturelle du modèle catholique français[3], ou, pour reprendre les termes de Francis Affergan, leur altérité est ressaisie en tant que différence. Cet anthropologue oppose ces deux concepts selon une distinction de nature : l’altérité est qualitative et, du fait de sa nature autre, vient bouleverser un système en place, elle est une prise de conscience de l’écart entre deux réalités sans que l’écart ne soit systématisé, tandis que la différence est quantitative et peut être réinscrite dans un ordre mesurable, qu’il soit numéral, historique ou spatial, elle constitue une reconfiguration de la conscience de l’écart[4]. Si certains récits de voyage en Amérique au xvie siècle constituent, selon lui, des « discours authentique[s] sur la révélation de l’altérité » (Affergan, 1987 : 14), les premières Relations jésuites imprimées du xviie siècle me semblent des discours où « la figure de l’Autre […] a pour fonction épistémique d’épouser un modèle » (1987 : 12), celui du païen à convertir au catholicisme. Les représentations construites et diffusées par ce corpus sont influencées par les visées politiques et idéologiques coloniales européennes, un sujet qui a été largement traité par les études critiques contemporaines (Holtz et Masse, 2012). Dans cette lignée, la perspective critique d’Affergan nous permet ici d’étudier à nouveaux frais la représentation du peuple innu et de sa spiritualité.

Je me propose ici d’analyser l’ambivalence de la continuité discursive créée entre les espaces européens et américains par l’usage, puis la mise à distance de la notion de génie dans les Relations jésuites de la Nouvelle-France des années 1630, rédigées ou supervisées par le père supérieur Paul Lejeune[5]. La représentation d’une réalité inconnue du narrateur et de son public implique à la fois un geste de figuration, visant à faire voir au lecteur cette nouveauté, et un geste de circonscription, l’encadrant et l’articulant avec du connu. On trouve un cas d’étude de cette dynamique complexe, me semble-t-il, dans les différents usages du terme « génie » dans le corpus. La notion, polysémique et ancienne (Perras, 2016; Marr et al., 2018), est tour à tour employée dans une acception antique ou mise à distance, se chargeant de sens aux connotations diverses, puis remplacée par d’autres. L’étendue sémantique et l’inconstance de ces emplois portent les traces d’un regard qui cherche à nommer, à circonscrire par la langue, une réalité sur laquelle il bute néanmoins. Je voudrais expliciter comment cette notion est le lieu d’une tension entre différence et altérité dans les représentations des coutumes autochtones, d’une part, circonscrites à une place assignée et s’échappant constamment de ce même cadre, d’autre part. Je verrai tout d’abord comment elle est utilisée au sens de génie antique pour être mise au service d’un discours de différenciation. Puis j’envisagerai son rapport avec d’autres notions pour souligner ce qu’elle permet d’évacuer de trop inquiétant pour le missionnaire catholique. Enfin, j’interpréterai deux usages figés en langue de la notion où l’expression « génie de » marque la permanence d’une altérité.

Rapporter les Autochtones aux Anciens

Dans la Relation de 1634, Lejeune relate l’hiver 1633-1634 qu’il a passé dans la forêt avec un groupe d’Innus[6] afin d’apprendre leur langue et leurs coutumes, pour ensuite mieux les convertir. Le chapitre 4, « De la créance, des superstitions & des erreurs des Sauvages montagnais » (Thwaites, 1897b : 156), porte sur les croyances de ce peuple : Lejeune y développe les mythes fondateurs innus, déjà évoqués dans la Relation de 1633, et s’attache notamment à y décrire des entités immatérielles propres à la spiritualité innue qu’il appelle « génies ». Le passage à proprement parler court sur plusieurs pages et s’organise en trois temps : y sont consignées une définition semblable à une entrée de dictionnaire, la description pratique d’une cérémonie de consultation desdits « génies » à laquelle Lejeune a assisté et la retranscription d’un échange avec Carigonan, un Autochtone qu’il appelle « le Sorcier », à propos de la constitution physique de ces entités. L’évolution du type de discours – définitionnel, descriptif, puis dialogique – marque les différentes étapes du geste d’appréhension du missionnaire : il circonscrit linguistiquement une réalité, puis la représente selon son point de vue et rapporte finalement des détails issus d’autres discours. Ce discours en trois temps est significatif de l’imposition qui se joue, de la préséance d’un discours eurocentrique à la relégation de la parole autochtone au second plan.

La définition initialement proposée est non seulement sémantique et étymologique, mais également sociale, car elle souligne que tous et toutes ne consultent pas directement ces entités :

De plus, ils croyent qu’il, y a certains Genies du jour, ou Genies de l’air, ils les nomment Khichikouai du mot Khichikou, qui veut dire le jour & l’air. Les Genies, ou Khichikouai, connoissent les choses futures, ils voyent de fort loing, c’est pourquoy les Sauvages les consultent, non pas tous mais certains jongleurs, qui sçavent mieux bouffonner & amuser ce peuple que les autres

1897b : 162

Il semble y avoir une pluralité indéfinie de génies, qui s’oppose d’une part à la singularité originelle d’Atachocam, le créateur du monde, et de Messou, son réparateur, et d’autre part à la dualité du principe des saisons : les premiers en paraissent moins importants, car plus communs, que ces trois autres croyances évoquées plus tôt dans le chapitre. Lejeune restreint la pratique de consultation de ces entités à « certains jongleurs » seulement, distinguant par une épanorthose ceux qui s’adonnent à ces pratiques et ceux qui s’en tiennent à distance et paraissent déjà plus proches d’une conversion possible. Se joue ici la circonscription d’une réalité étrangère par une notion européenne : le vocable français précède le terme innu, et la glose étymologique laisse apparaître des entités immatérielles et aériennes, voire évanescentes. Elles s’apparentent fortement à la représentation en vigueur du génie antique, tour à tour défini comme un « bon ou un mauvais démon » (Furetière, 1690 : 162), un « esprit ou […] demon, soit bon, soit mauvais » (Académie française, 1694 : 517) ou « une sorte de Divinité » (Corneille, 1694 : 486), attaché à un être humain, à un lieu plus ou moins étendu ou au déroulement d’événements. La première définition de l’entité spirituelle innue l’assimile à du connu, quoique celui-ci soit différent : la distance radicale qui sépare cette croyance de la religion catholique est rapportée à la mesure de celle, documentée et circonscrite, qui distingue pratiques antiques et modernes. Par cette assimilation de l’étranger à l’ancien est résorbée l’irréductibilité de la réalité autochtone.

Après traduction et détermination de l’acception du terme innu, Lejeune propose à son lectorat une description des cérémonies convoquant ces entités, cérémonies qu’il a pu lui-même observer :

Je me suis trouvé avec eux quand ils consultoient ces beaux Oracles, voicy ce que j’en ay remarqué. […] Cette maison estant faite, on esteint entierement les feux de la cabane, jettant dehors les tisons, de peur que la flamme ne donne de l’espouvante à ces Geniés ou Khichikouai, qui doivent entrer en ce tabernacle, dans lequel un jeune jongleur se glissa par le bas […]. Le jongleur entré, commença doucement à fremir, comme en se plaignant, il esbranloit ce tabernacle sans violence au commencement, puis s’animant petit à petit, il se mit à siffler d’une façon sourde, & comme de loin. […] il se mit […] à parler comme dans une bouteille, à crier comme un chat-huant de ce pays-cy, qui me semble avoir la voix plus forte que ceux de France, puis à hurler, chanter, variant de ton tout à coup, finissant par ces syllabes, ho ho, hi hi, gui gui nioué, & autres semblables contrefaisant sa voix en sorte qu’il me sembloit ouïr ces marionnettes que quelques bateleurs font voir en France. Il parloit tantost Montagnais, tantost Algonquain, retenant tousjours l’accent Algonquain, qui est gay, comme le Provençal

Thwaites, 1897b : 162-164

La description, plus longue que l’extrait ici reproduit, est marquée par le point de vue du missionnaire qui juge de la scène à l’aune de ses propres repères. Son récit est ponctué de formules ironiques (Ferland, 1992 : 160-166) où la répétition de l’adjectif « beau » met, par antiphrase, à distance ce qu’il voit : « ces beaux Oracles » (Thwaites, 1897b : 162 et 168), « ce beau palais » (162), « ce beau mystere » (164) ou encore « ce bel édifice » (166). Une longue énumération des sons, sifflements, cris, hurlements, chants et rythmes crée une impression générale de cacophonie et de confusion, et les manifestations sonores sont comparées à celles d’un animal (« un chat-huant ») ou d’un objet ventriloqué (« ces marionnettes [de] bateleurs »), réfutant la présence d’une puissance surhumaine dans la cérémonie. Les tournures syntaxiques font du « jongleur » le sujet verbal des propositions, alors qu’il est censé n’être que l’organe par lequel s’exprime un Khichikouai, réel acteur de la cérémonie pour les Autochtones. Ainsi, le missionnaire dénie toute possibilité d’action dans le monde à l’entité immatérielle, voire toute réalité existentielle, ce qu’explicite une seconde épanorthose, « ces Genies, ou plutost le jongleur qui les contrefaisoit » (1897b : 166). La permanence des repères du missionnaire pour appréhender ce qu’il observe transparaît également dans ses multiples interventions :

J’estais assis comme les autres regardant ce beau mystere avec defence de parler; mais comme je ne leur avois point voüé d’obeïssance, je ne laissois pas de dire un petit mot à la traverse; tantost je les priois d’avoir pitié de ce pauvre jongleur, qui se tuoit dans ce tabernacle; d’autrefois je leur disois qu’ils criassent plus haut & que leurs Geniés estoient endormis. […] [Le jongleur] respondit que pour sa femme elle estoit desja morte que c’en estoit fait, j’en eusse bien dit autant que luy, car il ne falloit estre ny prophete, ny sorcier pour deviner cela; d’autant que la pauvre creature avoit la mort entre les dents

1897b : 164-166

Lejeune sort de la place de spectateur silencieux que lui avaient assignée les Autochtones et rompt l’unité rituelle de la cérémonie. Il adopte un regard à même de narrer, de décrire et de juger (Ouellet, 2008 : 17-40), commentant la douleur potentielle d’un corps ou l’audibilité d’un discours. En substituant sa voix à celle des « Geniés », il rompt le caractère sacré de ce qu’il appelle par ailleurs « mines et […] niaiseries » (Thwaites, 1897b : 170) et se figure comme le seul en mesure d’énoncer des vérités spirituelles : il évacue par là toute reconnaissance d’une valeur propre à cette spiritualité autre et la réduit à un folklore empreint de superstition, voire de manipulation. Qu’il s’adresse aux personnages de la scène ou à son lectorat, ses commentaires font irruption dans l’économie de la cérémonie : ils marquent l’imposition de ses considérations, son refus de la présence transcendantale d’une entité surnaturelle autre en mesure de parler aux hommes et de prédire l’avenir.

Dans un troisième temps, Lejeune rapporte avoir réussi à convaincre Carigonan[7] de s’entretenir à ce sujet avec lui :

Enfin il se laissa gagner à ses propres loüanges, & me descouvrit les secrets de l’escole : voicy la fable qu’il me raconta, touchant la nature [55] & l’essence de ces Geniés. Deux Sauvages consultans ces Geniés en mesme temps, […] l’un d’eux, homme tres meschant, […] fust mis à mort pár les Geniés, lesquels […] se trouverent eux mesmes surpris, car ce jongleur se defendit si bien, qu’il tua l’un de ces Khichikouai, ou Geniés, & ainsi l’on a sçeu comme ils estoient faicts, car ce Geniés demeura sur la place. Je luy demanday donc de quelle forme il estoit, il estoit gros comme le poing, me fit-il, son corps est de pierre, & un peu long; Je conceu qu’il estoit faict en cone, gros par un bout, s’allant tousjours appetissant vers l’autre. Ils croient que dans ce corps de pierre il y a de la chair & du sang, car la hache dont ce Genié fust tué resta ensanglanté

1897b : 170

Si le missionnaire représente initialement son dialogue avec Carigonan (« je luy demanday », « me fit-il »), la parole autochtone est ensuite intégrée dans son discours, reformulée (« je conceu que »), puis mise à distance (« ils croient que »). Lejeune renomme ce qui lui est décrit par un terme de géométrie : là encore, la réalité innue est représentée au moyen de repères européens abstraits. Ici, l’usage premier du discours direct et le fait que le terme innu précède le terme français donnent l’impression d’une retranscription de la parole de Carigonan, mais cela permet au missionnaire de fondre cette parole dans la sienne pour mieux la discréditer. Ce glissement discursif redouble son geste introductif, où il réfute toute réalité métaphysique ou spirituelle à cette croyance qu’il désigne comme une « fable », ce qui, hors d’une perspective générique, « signifie aussi absolument, Fausseté. » (Furetière, 1690 : 1). La spiritualité autochtone n’est pas représentée en soi, mais appréhendée dans une perspective axiologique visant à la définir comme fausse et, dès lors, inférieure à la religion catholique, reconnue comme vraie par Lejeune et ses lecteurs. Si cela découle de la mission de conversion alors entreprise par l’ordre de la Compagnie de Jésus, cela s’explique également par la menace que constitue l’altérité qualitative et l’écart non circonscrit qu’elle implique avec l’institution catholique, quel que soit le territoire où cette altérité se trouve.

Échapper aux menaces de l’intertextualité démonologique

Les Khichikouai sont des entités étrangères à la culture européenne, mais sont assimilées par le missionnaire aux croyances des païens de l’Antiquité. La notion de génie, reprise au couple ancien/moderne et opposée à celle d’un Dieu unique, est utilisée pour appréhender l’inconnu et le réinscrire dans un système dual barbare/civilisé, selon un schéma binaire d’appréhension du monde (Hartog, 1991 : 226-240). De cette façon, Lejeune structure sa représentation en construisant une similitude de rapport entre Anciens et Sauvages d’une part et d’opposition avec les Modernes d’autre part (Hartog, 2005) : des deux premiers au dernier, il n’y a pas de distinction de l’ordre de l’altérité, mais seulement une distinction quantitative, de l’ordre de la différence. L’écart spatial est ressaisi par un détour dans le temps et l’analogie historique situe l’altérité spirituelle dans le monde référentiel du lectorat européen, sans que cela ne bouleverse sa représentation générale du monde. En convoquant l’imaginaire antique, la notion de génie implique un univers dont le système ecclésiastique catholique est absent. Dès lors, la spiritualité autochtone est également située hors du monde chrétien et des tensions qui le déchirent. Cela permet alors de tenir à distance la figure du Diable et les menaces de possessions démoniaques, épidémiques au xviie siècle.

Depuis le xiiie siècle se développent en Europe de nouvelles formes de spiritualité marquées par les pratiques de la vision et de la transe. Elles atteignent leur paroxysme en France au xviie siècle et inquiètent fortement les autorités religieuses catholiques. Ce climat spirituel est propice aux mysticismes variés, la contemplation comme la méditation impliquant des formes d’abandon de soi. Ces pratiques sont progressivement perçues comme la manifestation de possessions diaboliques par les autorités civiles et religieuses (Sluhovsky, 2007 : 97-137). Les institutions ecclésiastiques, à l’échelle de la papauté ou d’un seul ordre, n’apportent pas de réponses univoques et durables à ces problèmes théologiques et herméneutiques, car ces cas individuels et/ou collectifs » impliquent une altérité que les discours officiels parviennent mal à cerner et à encadrer (Sluhovsky, 1997 : 61-167). Éric Thierry a étudié comment le discours démonologique, dans la première littérature de la Nouvelle-France, a servi à donner mauvaise réputation à la région et aux habitants autochtones, décrits par Samuel de Champlain, Marc Lescarbot et Pierre Biard comme un peuple sous l’emprise du diable (Thierry, 2008 : 209-220). Dominique Deslandres a, pour sa part, exploré ces questions dans les textes plus tardifs de Marie de l’Incarnation (Deslandres, 1997). L’intertextualité des relations viatiques avec ce discours, comme avec le discours édénique qu’il implique, se transforme radicalement à la suite de l’institutionnalisation de la publication des Relations jésuites de la Nouvelle-France, par Sébastien Cramoisy au début des années 1630 (Desbarats, 2014 : 51-62). Le père Lejeune n’apprend pas dès 1632 que l’impression et la diffusion de ses lettres annuelles ont été confiées à l’éditeur parisien Sébastien Cramoisy, dont la fortune et les liens avec le pouvoir assurent un nouveau rayonnement considérable à ces textes auparavant réservés à l’usage exclusif de l’ordre. Un peu plus d’un an s’écoule avant que cette information ne parvienne en Nouvelle-France et transforme l’organisation et le propos de la missive : délaissant la seule progression chronologique, Lejeune adopte une organisation par chapitres thématiques, dans lesquels il reprend et développe certains passages trop rapidement abordés dans les relations précédentes. La disparition temporaire de la notion de démon au profit de celle de génie est un marqueur de cette réorientation que Micah True situe précisément entre la Relation de 1633 et la Relation de 1634 (True, 2015 : 127-130).True a montré comment ce travail de réécriture vise à expliciter le rapport entre l’espace européen et l’espace américain sans que celui-ci ne constitue une menace pour le premier. Sa démonstration porte sur la figure de Messou (2015 : 113-139), mais on retrouve un phénomène similaire concernant les entités nommées Khichikouai, car l’utilisation de la notion de génie convoque un imaginaire où la mystique catholique et les menaces qui lui sont rattachées sont inexistantes. Pourtant, la cérémonie que décrit Lejeune se rapproche fortement des récits de possession qu’on peut trouver sous les plumes du cardinal Santori (Sluhovsky, 2007 : 98-100) ou du franciscain Girolamo Menghi (2007 : 203-208) au siècle précédent.

Dans la Relation de 1633, le missionnaire utilise la notion de diable pour renvoyer aux pratiques spirituelles autochtones : il évoque « quelques personnes qui font estat de parler au Diable » (Thwaites, 1897a : 202), précisant immédiatement que « ceux-là sont aussi les Medecins et guarissent de toute maladie » (1897a : 202). Il affirme, à propos des Autochtones qui croient leurs songes, « ceux-là sont en réputation parmy eux de parler au Diable. Leur conversion ne nous donnera pas peu d’affaire » (1897a : 218). La figure du Diable était donc initialement présente dans les représentations de Lejeune et constituait une menace de frein potentiel à l’entreprise d’évangélisation. Quand bien même on retrouve dans les passages précédemment cités de la Relation de 1634 les symptômes de possession diabolique que sont la force physique excessive, le changement de timbre et de hauteur de la voix ou encore le fait de parler plusieurs langues, l’association avec les génies antiques est substituée à l’intertextualité démonologique[8]. Seul le caractère extérieur au système théologique chrétien explique le rapprochement entre les populations autochtones d’Amérique du Nord et les peuples païens de l’Antiquité. Il est en effet manifeste que le terme français n’embrasse que partiellement la réalité autochtone : il s’agit moins d’une manifestation aérienne durablement attachée à un lieu ou à une personne que d’une entité à la fois matérielle et immatérielle associée à l’obscurité. En les nommant « Genies de l’air » ou « Genies du jour », Lejeune les rapproche d’entités lumineuses, vaporeuses et nébuleuses et les éloigne par là des manifestations sombres, rattachées à la roche et aux ténèbres, qui transparaissent des pratiques qu’il décrit. La dérivation étymologique proposée par Lejeune apparaît comme un coup de force, non seulement éthique, car elle fait de Lejeune un locuteur de l’innu, mais aussi symbolique, puisqu’elle lui permet de transformer ces entités : de manifestations nocturnes, elles deviennent des entités diurnes, aériennes et évanescentes. Alors que la présence du diable constitue un obstacle majeur à l’évangélisation – un des principaux problèmes est que le Diable peut prétendre être converti sans l’être vraiment (Sluhovsky, 2007 : 90) –, celle de génies ne contrevient pas irrémédiablement à l’entreprise missionnaire des Jésuites. Le recours à cette notion dans la Relation de 1634 permet d’évacuer l’écueil théologique qui tourmente alors l’Europe et de proposer à son lectorat élargi une représentation flottante et aérienne de la spiritualité autochtone, dont l’immatérialité semble de piètre consistance face à l’autorité de l’Écriture.

Cette circonscription différenciée de la spiritualité autochtone n’est cependant ni univoque ni définitive. Le terme de diable reste utilisé dans la Relation de 1634 à propos de la figure du manitou[9], mot innu pour désigner ceux que Lejeune appelle « jongleur » ou « sorcier ». Surtout, diable et démons sont à nouveau utilisés dans les relations suivantes pour renvoyer aux entités spirituelles, révélant les limites de la notion de génie. Ainsi, dans la Relation de 1636, Lejeune écrit :

M’ayant donc dit qu’il vouloit consulter ces demons, je luy repliquay qu’il trompoit ses gens, leur faisant croire que ces beaux faiseurs du jour, mouvoient son tabernacle, & cependant que c’estoit luy, il me demanda si je voulois gager contre luy […] M’adressant donc au sorcier je luy dis prends garde à ce que tu fais, car si c’est toy qui meut ton tabernacle, je couperay en un moment tous les liens qui le tienne en eftat & je te ferai paroistre imposteur; si c’est quelque esprit ou quelque vent comme tu dis, sçache que c’est le diable. Or le Diable nous craint, si c’est luy je luy parleray fortement, je le tanceray & le contraindray de confesser son impuissance contre ceux qui croyent en Dieu, & luy feray avouer qu’il vous trompe

Thwaites, 1898a : 256

Lejeune et Pigarouich, un manitou autochtone, se défient quant à la réalité des manifestations observées lors de la cérémonie de consultation des génies, et le missionnaire se pose en pourfendeur des mensonges humains comme des tromperies diaboliques. Ici, il s’agit moins de comprendre la spiritualité autochtone que de la défaire physiquement : l’observation descriptive est remplacée par une visée évangélisatrice entreprenante. En supposant une potentielle présence du diable et des démons, le missionnaire hyperbolise une scénographie[10] de l’affrontement, où son corps-à-corps avec Pigarouich incarne la confrontation entre les deux univers de croyances (Pioffet, 1997). C’est donc en partie une visée rhétorique, propre à la constitution d’un ethos héroïque (Le Bras, 2008 : 177-187), qui conduit le missionnaire à renoncer à son approche initiale. Cependant, la mention explicite du discours de Pigarouich (« quelque esprit ou quelque vent comme tu dis ») souligne aussi l’inadéquation d’une notion abstraite, que ce soit celle de génie, de démon ou d’esprit. La formule « beaux faiseurs du jour », toute ironique qu’elle soit, fait surgir une autre représentation des Khichikouai soulignant leur dimension factitive, jusque-là absente des descriptions du missionnaire.

Traces de la permanence d’une altérité radicale

La perspective éthique n’est pas la seule explication du délaissement de la notion de génie, et cette tendance vient également marquer les doutes et les difficultés du missionnaire à comprendre dans la durée toute l’épaisseur symbolique et signifiante de ces entités spirituelles. Le terme disparaît ainsi lorsque Lejeune reconsidère et réévalue son expérience avec d’autres interlocuteurs, reconsidération qu’il rapporte dans la Relation de 1637 :

J’ay dit autresfois que voulans consulter les Genies du Jour, ils dressoient des Tabernacles, […] quand le sorcier est entré là dedans & qu’il a chanté & invoqué ces Genies ou Demons, le Tabernacle commance [sic] à bransler. Or je me figurois que le Sorcier l’esbransloit, mais Makheabichtichion me parlant à coeur ouvert, & le Sorcier Pigarouich me descouvrant avec grande sincerité toutes ses malices, m’a protesté que ce n’estoit point le Sorcier qui mouvoit cet edifice, mais un vent qui entroit fort promptement & rudement : & pour preuve de cecy, ils me disoient que le Tabernacle est parfois si fort, qu’à peine un homme le peut-il faire remuer, & cependant tu le verras, si tu y veux assister, s’agiter & se courber de part & d’autre, avec une telle impetuosité & par un si long temps, que tu seras contraint de confesser qu’il n’y a force d’homme qui puisse faire ce mouvement

Thwaites, 1898b : 16-18

Lejeune nuance ce qu’il avait précédemment avancé en l’opposant à d’autres discours à forte teneur démonstrative : « il m’a protesté que », « et pour preuve de cecy ». Les « Genies ou Demons », présentés comme équivalents, sont remplacés par la réalité physique du « vent » : cette évolution est significative de l’abandon d’une appréhension différenciée de la spiritualité autochtone au profit d’une reconnaissance de son altérité, associée à une seule manifestation sensible sans rapport avec l’univers religieux occidental. Le passage du discours indirect au discours direct marque le retrait du point de vue du narrateur, qui se contente par la suite de rapporter sa propre expérience sans chercher à en tirer un savoir définitif :

Hyvernant avec les Sauvages je vy faire ceste diablerie, je vy suër de grands jeunes hommes dressans ce Tabernacle, je le vy bransler, non pas avec la violence qu’ils me disent, mais assez fort, & si long temps, que je m’estonnois qu’un homme eust eu tant de force pour resister à ce travail. Neantmoins comme je n’esprouvai point si ceste tour ronde estoit fortement plantee, je me figurai que c’estoit le Jongleur qui l’esbransloit

1898b : 18

Lejeune insiste sur sa vision directe de ce qu’il ne parvient pas à s’expliquer et souligne son étonnement face à la durée de la scène et à la puissance avec laquelle est agité l’ouvrage de bois. Il revient sur sa conclusion précédente tout en nuançant ce qui lui apparaît comme une exagération de la part de ses interlocuteurs et en énonçant les limites de son expérience, n’étant pas allé jusqu’à éprouver lui-même la résistance de la construction. L’usage du passé simple exprime la péremption des raisonnements précédents, mais aucune autre conclusion n’est proposée, au contraire. On peut utiliser à propos de cet extrait une analyse d’Affergan, qui souligne que, dans les premiers récits viatiques en Amérique, on « se rend vite compte que la vue, loin d’épuiser l’épaisseur et l’opacité d’une culture ou d’un rite, ne fait que mieux les révéler dans leur irréductibilité à la description » (Affergan, 1987 : 35). Faisant ici l’expérience de cette limite, Lejeune concède la suite du discours à Aniskaouaskousit, qui abonde dans le sens d’une présence surnaturelle que le missionnaire désigne alors par les termes de « démon » ou « vent » (Thwaites, 1898b : 18). Cette double dénomination entérine les limites de la notion de démon, uniquement à même de désigner une altérité contiguë à l’identité catholique, là où le nom plus descriptif de « vent » permet de désigner quelque chose d’encore inconnu et qui ne peut pas déjà être objet d’abstraction.

La permanence d’une altérité métaphysique radicale, irréductible aux catégories du missionnaire, apparaît également lorsque Lejeune revient sur ses premières affirmations étymologiques et rapporte une autre dérivation lexicale du terme, attribuée cette fois-ci à des Autochtones :

Nous estant venu voir une autrefois, & nous ayant dit que dans peu de jours il devoit consulter KaKhichigou KhetiKhi ceux qui font le jour. Dans mes relations j’ay appellé [sic] ceux qu’ils invoquent dans leurs tabernacles Khichikouekhi, que j’interpretois genies du jour. Il me semble que je les entendois nommer ainsi, mais ce sorcier & ses gens les nomment du mot que je viens de dire, ou d’un autre approchant, qui signifie ceux qui font le jour

Thwaites, 1898a : 254

Ces entités sont présentées non plus comme des êtres immatériels, mais comme des actants de la clarté et de la lumière : cette étymologie insiste sur la dimension agissante de ces forces et fait disparaître toute mention d’un génie. Cette rectification suggère que Lejeune estime erronée la notion initialement utilisée, fruit d’une interprétation inexacte : ces entités sont moins des réalités ontologiques que des principes actifs, des dynamiques processuelles, ce que signale la traduction non plus par un substantif, mais par une proposition relative substantive impliquant un procès. Derrière la rectification se joue, me semble-t-il, la reconnaissance de l’altérité : l’hésitation entre le « mot que je viens de dire, ou […] un autre approchant » manifeste les limites du savoir du narrateur et son incapacité à réinscrire la spiritualité autochtone dans le seul ordre du connu.

Au-delà de ces tentatives échouées de définition stable des entités de la spiritualité innue, la reconnaissance de l’altérité autochtone à part entière de la société innue point également dans les usages de l’expression lexicalisée « génie de » qui fait référence aux Autochtones. Si cette formule figée est présente dans la majeure partie des occurrences utilisées à propos des colons, des missionnaires ou encore des dédicataires du texte, on en trouve néanmoins deux occurrences à propos des Innus. Les tensions dialogiques, ironiques, voire oxymoriques qui les traversent me paraissent manifester l’existence d’une altérité culturelle que Lejeune cherche par ailleurs à circonscrire, du fait du caractère public de cette publication.

Au chapitre 6 de la Relation de 1634, intitulé « De leurs vices et de leurs imperfections », le missionnaire rapporte cette anecdote impliquant Carigonan :

Le Sorcier me disant un jour que les femmes l’aimoient, car au dire des Sauvages, c’est son genie que de se faire aimer de ce sexe, je luy dis que cela n’estoit pas beau qu’une femme aimaist un autre que son mary; & que ce mal estant parmy eux, luy mesme n’estoit pas asseuré, que son fils qui estoit là present, fut son fils. Il me repartit, tu n’as point d’esprit : vous autres François vous n’aimez que vos propres enfans, mais nous, nous cherissons universellement tous les enfans de nostre nation, je me mis à rire, voyant qu’il philosophoit en cheval & en mulet

Thwaites, 1897b : 254

Le syntagme « son génie » est doublement ironique, à la fois antiphrastique, car se faire aimer des femmes est peu louable pour un homme d’Église, et dialogique, car ce l’est « au dire des Sauvages ». Lejeune réutilise cette remarque au détriment de ceux qui l’ont énoncée, impliquant, d’une part, que les Autochtones valorisent des caractéristiques que lui condamne et, d’autre part, que la séduction forcenée est la seule pratique où excelle Carigonan. Néanmoins, celui-ci ne s’en laisse pas conter et oppose à Lejeune une autre définition de l’amour filial. Le missionnaire ne lui répond que par le rire et par une sentence proverbiale, autant de réactions qui cherchent à combler la rupture que cette réalité autre constitue dans son univers, par la mise à distance ou le rétablissement de sa propre norme. L’utilisation de la locution « le génie de », quoiqu’elle soit ironique, traduit – peut-être malgré le missionnaire – l’effectivité et l’unicité d’un système social qu’il perçoit bien comme lui étant radicalement étranger.

De la même façon, dans le rapport de la mission du père Lalemant publié dans la Relation de 1637, ce dernier fait référence au « génie de ces Barbares » pour menacer un Autochtone du traitement que ses proches pourraient lui réserver :

Or, comme je cognois bien le genie de ces Barbares, je luy dis que les Sauvages le jetteroient bientost hors de leurs cabanes, qu’ils ne luy donneroient gueres à manger, & enfin se lassans de luy, qu’ils le tueroient. Il se mit à rire, me disant qu’ils n’en viendroient pas là. Je le menace […] Il n’y eut pas moyen de l’arrester

Thwaites, 1897c : 280-282

Ici, l’expression « génie de », qui renvoie à un ensemble de pratiques propres à un groupe, fait référence à des comportements violents. Mais l’évocation de cette brutalité n’empêche pas l’Autochtone de rejoindre les siens. Le décalage entre l’isotopie négative des gestes évoqués et son absence d’effet sur le personnage manifeste l’inadéquation du discours du missionnaire, de même que la tension oxymorique entre la mention d’un génie, renvoyant à un talent souvent loué, et son application à des « Barbares », terme largement péjoratif. Ces dynamiques antithétiques me paraissent les traces d’une altérité incompréhensible, que le missionnaire ne peut qu’esquisser par une figure de style.

Conclusion

Le corpus des Relations jésuites des années 1630, rédigé ou supervisé par le père supérieur Paul Lejeune, donne à lire son appréhension dans la durée de la société innue. La représentation de la spiritualité autochtone témoigne d’une volonté de circonscrire ces croyances pour convertir ce peuple, mais ce geste diffère selon l’horizon du texte. L’institutionnalisation de la publication imprimée des Relations jésuites conduit Lejeune à minimiser l’altérité de la société qu’il observe, réduisant les entités métaphysiques et spirituelles innues à une équivalence des génies antiques païens. Cet usage d’un sens historique de la notion de génie situe les Innus dans la continuité des sociétés anciennes et implique l’extériorité de tout caractère génial en Amérique du Nord. Cependant, l’imposition de cette hiérarchie socioculturelle et religieuse n’est pas univoque et reste empreinte d’apories et de flottements. La notion de génie ne permet que temporairement de rapporter la spiritualité autochtone à une seule différence temporelle, mais reste concurrencée par celles de diable et de démon, qui impliquent une altérité plus concrète, quoiqu’elle soit toujours pensée à l’intérieur de l’imaginaire européen. Les Relations de la seconde moitié de la décennie reflètent cependant l’inadéquation des notions diaboliques pour désigner l’altérité radicale de la métaphysique religieuse innue. L’abandon de toute dénomination abstraite au profit d’une appréhension sensible, par l’intermédiaire de la mention du vent, consacre l’échec de l’appréhension de cette réalité sociale et la conscience de la permanence d’une altérité spirituelle. Un autre lieu d’irruption de l’altérité que tentent de cerner les missionnaires est le recours à l’expression figée « génie de » : utilisée à propos de comportements qu’ils condamnent, elle traduit leur incompréhension de pratiques qu’ils observent sans parvenir à en saisir les significations sociales. Ainsi, l’usage ambivalent de la notion polysémique et ancienne de génie dans les Relations des années 1630 permet de saisir dans le détail l’équivocité de la représentation d’autrui dans le corpus des relations jésuites du xviie siècle, en tension constante entre différence et altérité.