Corps de l’article

Retour ciblé sur quelques seuils critiques

Pourquoi ? Pourquoi revenir maintenant, en 2010, sur ce que des femmes ont voulu faire entendre dans l’espace public au Québec entre 1975 et 1995, en investissant tous les lieux disponibles, du prestigieux Théâtre du Nouveau Monde à de modestes salles communautaires, sans oublier les ateliers et les petites scènes où s’élaboraient les formes et les figures de mondes possibles ? À cette question, il y a au moins deux réponses. D’une part, la singularité et l’intensité des pratiques au féminin au cours des deux décennies concernées n’ont pas fait l’objet d’un réexamen à ce jour[1] et, en soi, ce déficit de la réflexion historiographique et esthétique sur la production et la réception du théâtre des femmes de cette période justifiait amplement qu’on lui consacre un dossier[2]. D’autre part, la représentation du corps féminin – une fois repoussée la double tentation de lui assigner une essence ou un destin – a connu, au cours de cette même période, une intensification dramaturgique et scénique dans la foulée de la redéfinition à la fois politique et socioculturelle du sujet féminin. À l’évidence, pour les femmes, il leur fallait faire une scène.

Cela dit, le présent dossier ne saurait prétendre aborder exhaustivement tous les aspects de ce nouveau théâtre au féminin – chargé d’affects et, parfois, de ressentiment – qui fut non seulement traversé de tensions, mais qui a aussi comporté des points aveugles. Notons tout de suite qu’on n’y trouvera pas d’études spécifiques sur des dramaturges importantes, comme Jeanne-Mance Delisle, Jovette Marchessault, Pol Pelletier ou Marie Laberge[3]. Il est apparu, en effet, plus judicieux de faire un retour sur quelques seuils critiques qui ont surgi à la suite des questionnements féministes de l’époque et sur les formes prises par les productions théâtrales des femmes en synchronie[4]. En d’autres mots, nous visons à cerner quels furent les choix manifestes à partir desquels s’est inventée une créativité théâtrale par (et pour) les femmes. De quelles scènes, au juste, les femmes se sont-elles emparées, dès lors que tout, ou presque, restait à faire ? Nos choix se sont donc arrêtés sur cinq thèmes : le corps, l’écriture expérimentale, la réception d’un spectacle controversé, le comique et l’imaginaire postmoderne. Pour traiter ces sujets, il a été convenu de se garder le plus possible de rabattre sur cette période les réévaluations qu’ont pu avancer a posteriori des femmes (créatrices et théoriciennes confondues) mais pas seulement[5] – ce qui ne conduit pas à en ignorer les éventuelles apories ou les contradictions. Revisiter un espace-temps théâtral au féminin en cherchant à en dégager les conditions d’émergence et le dynamisme propre, marqué par la conscience aiguë d’un état d’urgence, c’est en somme l’objectif qui a été poursuivi dans l’élaboration de la matière éditoriale proposée dans les pages qui suivent.

Jane M. Moss s’intéresse d’abord, dans son étude sur « Le corp(u)s théâtral des femmes », à la prégnance de la « corporéalité » dans l’écriture dramaturgique et scénique au féminin de la période concernée. La contestation du modèle bio-patriarcal qui enfermait les femmes dans leur devoir absolu de procréation, et la revendication d’une sexualité sans entraves ont livré passage à des spectacles qui s’attaquaient aux tabous et aux interdits – quant à l’amour lesbien, par exemple – ou qui proposaient un « corps à soi », en écho à la célèbre déclaration de Virginia Woolf sur la nécessité d’avoir « une chambre à soi ». L’étude de Moss propose un vaste panorama des textes, de Marie Savard à Carole Fréchette, qui ont alors inventé de nouvelles stratégies d’appropriation du « fameux corps » (expression qu’a utilisée Michèle Barrette à propos du premier Festival de créations de femmes[6]). Louise H. Forsyth, dans son étude sur « La nef des sorcières (1976) : l’écriture d’un théâtre expérimental au féminin », retourne sur les lieux et les motifs de la re-symbolisation de la parole des femmes sur une scène majeure – celle du Théâtre du Nouveau Monde, en l’occurrence –, vouée au grand répertoire au sein duquel, une fois constaté le nombre affolant de pièces écrites par des dramaturges masculins, les distributions relèguent les femmes à la portion congrue et les confinent le plus souvent à des emplois stéréotypés. Forsyth souligne fortement la fonction critique de ce spectacle « sur le seuil d’une nouvelle scène » où la monologie, en tant que procédé de prise de parole à la fois privée et politique, proclame paradoxalement la solitude et la solidarité des femmes face à leur condition historique de dominées. Yves Jubinville procède ensuite à l’analyse de la réception d’un spectacle qui a fait couler beaucoup d’encre au moment de sa création : « Inventaire après liquidation : étude de la réception des Fées ont soif de Denise Boucher (1978) ». Jubinville propose comme axe analytique une interprétation des réactions engendrées à l’époque par ce spectacle délibérément subversif qui, rappelons-le, instruisait le procès de trois figures emblématiques de l’aliénation des femmes – la Vierge, la Mère et la Putain. Cet examen permet de réévaluer les critères socioesthétiques dont se sont réclamés les partisans et les opposants face à l’oeuvre de Denise Boucher, en campant apparemment sur des positions irréconciliables : la croyance religieuse et la croyance dans la fonction émancipatrice d’un acte artistique. Mais les choses, en fait, ont-elles été aussi simples ? Jubinville invite à dépasser les oppositions commodes en décortiquant les discours de légitimation dont Les fées ont soif ont fait l’objet – et cela, dans un contexte très volatil qui voyait se déconstruire en parallèle les valeurs et les représentations collectives. Dans mon analyse intitulée « Satire, bouffonnerie et autres grimaces : les interpellations du rire au féminin », je me suis penché, pour ma part, sur les manifestations du comique dans les créations théâtrales au féminin, tant en solo que par des collectifs. Le recours à la comédie par les femmes – un mode d’expression resté, pour celles-ci, très marginal jusque-là, et longtemps jugé peu « distingué », sinon vulgaire, par la bonne société – a enrichi l’imaginaire théâtral par le truchement de personnages et de situations qui faisaient rire et réfléchir, tout en permettant de toucher d’autres publics qui ne fréquentaient pas forcément les circuits du théâtre institué ou des salles expérimentales. L’avènement de ces pratiques comiques au féminin s’est accompagné de multiples interpellations, révélatrices des « adresses » pressantes qui visent l’ensemble de la communauté, et de la réitération – parfois douloureuse – des blessures et des injures que toute satire se trouve à réactiver. Stéphanie Nutting, enfin, s’est tournée vers une oeuvre qui se joue, en quelque sorte, de tous les seuils, qu’ils soient génériques ou identitaires : « “Répétez après moi” ou Les rituels d’interaction dans Billy Strauss de Lise Vaillancourt (1991) ». Elle y met au jour trois types d’échanges qui trahissent l’existence de contraintes qui conditionnent les rapports du sujet féminin – Madame V., la projection autofictionnelle de l’auteure dans la pièce concernée – à autrui : la répétition, l’interview et la conférence. Nutting décortique minutieusement les actes performatifs qui soumettent les personnages de cette pièce, réputée insaisissable, à l’épreuve des rituels postmodernes d’un sujet narcissique, perpétuellement en quête de lui-même, et qui erre dans le labyrinthe de sa subjectivité, hantée à la fois par un passé traumatique, un présent opaque et un avenir qui se révèle impénétrable faute de promesses (déjà faites et à tenir). Ce théâtre du manque, sur le seuil devenu poreux du Monde social dit réel et de la présence insondable à soi – autrement dit d’un état de conscience fragmenté, fissuré, « hors de ses gonds » –, est symptomatique du changement de paradigme qui touche l’imaginaire théâtral des femmes au tournant des années 1990. Le théâtre des femmes semble désormais prêt à s’engager dans les voies, non balisées et sans mots d’ordre, du théâtre au féminin[7].

***

Au dossier principal de ce numéro s’ajoute la section « Document » qu’a accepté de prendre en charge Lucie Robert, dont les contributions à l’histoire du théâtre québécois au cours des trente dernières années ont été à la fois constantes et d’une rigueur sans faille[8]. Lucie Robert, avec son étude sur « Yvette Mercier-Gouin ou Le désir du théâtre », fait plus que réhabiliter la place de cette pionnière du théâtre au féminin, qui a écrit une dizaine de pièces jouées sur diverses scènes professionnelles, au cours des décennies 1930 et 1940. L’analyse de la dramaturgie d’Yvette Mercier-Gouin, que Robert met en relation avec la production contemporaine d’autres auteurs et des praticiens du théâtre à Montréal et à Québec, propose une lecture pénétrante des situations d’assujettissement auxquelles les personnages féminins sont soumis, en révélant du coup la lucidité douce-amère de la dramaturge à l’égard de la condition des femmes d’origine bourgeoise, qui se butaient à l’impossible conciliation entre, d’un côté, leurs devoirs de « bonne épouse » et de « bonne mère », et, de l’autre côté, leurs aspirations les plus intimes. Le lecteur sera à même de découvrir ainsi une oeuvre forte et complexe qui mérite amplement de s’inscrire dans la mémoire de la dramaturgie québécoise au féminin et dans l’histoire du théâtre au Québec.

Cette étude est suivie de la transcription de l’acte III de Cocktail d’Yvette Mercier-Gouin, une comédie dramatique qui a connu un franc succès lors de sa production au Théâtre Stella en 1935 à Montréal, mais qui n’aura pas connu de réédition depuis sa publication, la même année, dans la collection « La scène » aux Éditions Albert Lévesque.