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La place et les caractéristiques de l’humour et de la veine comique dans le théâtre des femmes au Québec ont été peu étudiées[1]. Il est vrai qu’un préjugé tenace a toujours pesé sur les genres comiques – ce que le canon a eu pour effet de renforcer en valorisant par-dessus tout les genres dits sérieux. Et pourtant, on ne peut qu’être frappé par l’importance du corpus de comédies dans le théâtre québécois au féminin entre 1975 et 1995.

Dans un premier temps, je compte passer en revue les manifestations spectaculaires au féminin qui relèvent de la comédie au cours des deux décennies qui font l’objet du présent dossier portant sur le théâtre des femmes – cela, afin de déterminer les principales représentantes de cette mouvance, les orientations génériques de ce corpus et l’impact que ces oeuvres ont eu dans l’espace public. Dans un deuxième temps, après avoir défini quelques concepts clés pour l’analyse du comique, je me propose d’examiner les modalités performatives qui caractérisent trois textes représentatifs de la période : Bernadette et Juliette ou La vie c’est comme la vaisselle, c’est toujours à recommencer (1978) d’Élizabeth Bourget, Moman (1979) de Louisette Dussault et Mademoiselle Autobody (1985) des Folles Alliées.

Les fous rires des femmes : repères historiques

Parallèlement aux spectacles des femmes largement médiatisés – créations aux fortes tonalités dramatiques, sinon polémiques (viennent tout de suite à l’esprit les deux productions chocs qu’ont été La nef des sorcières (1976) et Les fées ont soif (1978) – et aux textes de théâtre des deux auteures les plus prolifiques de la période (Jovette Marchessault et Marie Laberge), un grand nombre d’autres productions théâtrales au féminin ont privilégié l’exploration des registres populaires de la comédie satirique, de la comédie musicale et du monodrame comique[2].

Il s’agit là d’un domaine qui, en effet, a été passablement investi par les femmes dramaturges, individuellement ou en collectif. Le contraire aurait de quoi étonner, si l’on veut bien admettre que le rire a toujours constitué une arme de choix dans les luttes des opprimés, quelles qu’aient été leurs causes. En l’occurrence, les femmes ne se sont pas privées du recours à l’humour et à tout l’éventail des procédés comiques pour stigmatiser les comportements masculins et féminins qui reconduisaient les préjugés sexistes ou les pratiques d’assujettissement de l’être féminin dans une société sous domination patriarcale.

Parmi les scènes comiques à faire, il y a d’abord eu celles qui ont choisi comme pivot le corps féminin (à ne pas confondre ici avec le genre ou gender) : corps en trop ou corps nié, avili, objectivé par le regard et les actes de l’Autre. Les femmes ont cherché à avoir une prise sur la problématique complexe de l’assujettissement en privilégiant le cri, la déploration colérique et la dénonciation frontale. Mais certaines d’entre elles ont aussi décidé d’en rire, en tournant des comportements en ridicule, en pratiquant l’autodérision au féminin, telle une Jovette Marchessault qui prend comme symbole féminin du renversement de l’aliénation… une vache ! (Marchessault, 1980) La même Jovette Marchessault a d’ailleurs eu souvent recours à l’ironie et à l’humour dans ses portraits dramatisés de femmes, que l’on pense à La saga des poules mouillées (encore un animal femelle qui désigne cette fois des écrivaines apeurées) en 1981, à Alice & Gertrude, Natalie & Renée et ce cher Ernest en 1984 ou au Voyage magnifique d’Emily Carr en 1990, trois pièces dont le langage poétique n’interdit aucunement l’emploi de traits d’esprit ou de pointes empoisonnées, aptes à provoquer des sourires amusés.

Mais il existe aussi des auteures qui ont cherché à provoquer un rire franc, sinon l’hilarité[3]. Dans cette catégorie, on retrouve des comédies noires comme Une amie d’enfance (1977) et Bachelor (1979) de Louise Roy (1980, 1981) qui y tourne en ridicule, respectivement, les naïvetés sidérantes d’une étalagiste célibataire ou les comportements petits-bourgeois de banlieusards. Julie Vincent, elle, écrit (en collaboration avec Denis Bouchard, Rémy Girard et Raymond Legault) La déprime (1981), et fait défiler une cinquantaine de personnages dans un terminus d’autocars, en une sarabande de portraits vifs et satiriques. Avec À qui le p’tit coeur après neuf heures et demie ? (1980) et Du poil aux pattes comme les CWAC’s (1982), Maryse Pelletier s’adonne, pour sa part, à la comédie dramatique qui allie légèreté de ton à des propos plus graves, avec des sujets puisés dans un passé québécois plus ou moins lointain, alors que des femmes se heurtent aux difficultés de s’épanouir dans un environnement souvent paternaliste, sinon misogyne. Par ailleurs, la vie de couple a intéressé Élizabeth Bourget qui y a consacré plusieurs comédies : Bernadette et Juliette ou La vie c’est comme la vaisselle, c’est toujours à recommencer (1978) – j’y reviendrai –, puis quatre pièces jouées avec succès durant la saison estivale : Le bonheur d’Henri (1979), Fais-moi mal juste un peu (1980), Bonne fête maman (1980) et Une maison, un bébé, un barbecue (1987). Notons que ces pièces, qui font appel aux procédés de la comédie de situations (sit-com), témoignent néanmoins de la diffusion de valeurs féminines d’émancipation auprès de publics qui ne fréquentaient pas nécessairement les productions campées sur des positions féministes plus radicales. En d’autres mots, avant de disqualifier des pratiques marquées au coin d’un certain relativisme socioculturel et qui ne dédaignent pas la veine vaudevillesque pour faire mouche, il serait sans doute plus productif de les examiner en tant que marques d’un processus irréversible de démocratisation des expériences concrètes touchant la condition féminine en général et les relations amoureuses en particulier. D’autres auteures, comme Chantal Cadieux – par exemple avec Urgent besoin d’intimité (1992) parmi plusieurs autres comédies où la distribution féminine s’avère toujours plus importante que la part réservée à leurs vis-à-vis masculins – donnent à entendre le point de vue féminin sur des scènes qui ont traditionnellement été souvent consacrées aux aventures extraconjugales des hommes[4]

Tout autre aura été la démarche militante de collectifs féminins comme le Théâtre des Cuisines (1973-1981) à Montréal et Les Folles Alliées (1980-1990) à Québec. Ces deux groupes de femmes ont pratiqué la création collective[5] et ont choisi, ce faisant, la voie de la caricature appuyée (en jouant des rôles masculins notamment) et de la bouffonnerie pour aborder plusieurs sujets brûlants de l’heure : le droit à l’avortement, l’esclavage domestique des femmes, la pornographie, l’implantation de garderies, les concours de beauté, la violence faite aux femmes, les femmes chefs de famille monoparentale, la solitude, la dépendance affective, etc.

Le Théâtre des Cuisines[6] s’est défini d’emblée comme une troupe d’agit-prop qui a voulu se mettre au service des femmes, en prenant fait et cause pour les regroupements qui luttaient sur le terrain pour l’émancipation et l’égalité sociales des femmes[7]. Il faut savoir que les revendications féministes ont alors été confrontées aux mouvements radicaux en synchronie, en provenance de groupuscules marxistes-léninistes – comme En lutte ! – dont le programme politique subordonnait les luttes des femmes à la révolution prolétarienne. Avec des titres de spectacles aussi explicites que Nous aurons les enfants que nous voulons (1974) ou Môman travaille pas, a trop d’ouvrage (1975), le groupe féministe adopte une approche qui combine le caractère direct du théâtre brut ou du documentaire – sorte de variante du théâtre d’intervention –, les sketchs satiriques et les songs à la manière brechtienne :

La forme du spectacle ne doit pas l’emporter sur le contenu. Nous faisons un spectacle parce que nous avons des choses bien précises à dire et nous voulons les dire de façon claire pour qu’elles soient comprises sans ambiguïté. […] Cela ne veut pas dire que la forme n’est pas importante, ce qui serait absurde. Mais nous nous attachons d’abord à définir le contenu de notre spectacle puis à trouver ensuite une forme adéquate et efficace pour présenter ce contenu, sans l’étouffer.

Théâtre des Cuisines, 1976 : 7

Et pourtant, les moyens théâtraux déployés dans ces productions militantes sont loin d’avoir été négligeables. Pour ceux et celles qui n’ont pu assister à ces spectacles, les publications du groupe permettent en effet de constater la grande variété des procédés dramaturgiques et scéniques en cause, même s’il faut convenir que le comique, attribuable notamment à la caricature des rôles masculins joués par des femmes, n’y occupe pas une place majeure.

Les Folles Alliées[8] ont, de leur côté, privilégié le ton désinvolte du cabaret politique, en jouant à fond la carte du grotesque, sans s’interdire la grossièreté, voire la vulgarité. Durant dix ans, le groupe a produit une dizaine de spectacles à tableaux, dont les titres sont, en eux-mêmes, révélateurs d’un parti pris carnavalesque, sinon burlesque – dans la filiation des « bits[9] » de la Poune et autres « mégères non apprivoisées » des variétés. Pensons, par exemple, à Vous êtes seule ??? (1980), à Céline ou Tu vois bien que j’t’aime bébé, pourquoi tu m’aimes pas ? (1980), à La publicité s’excite ! (1981), à Enfin Duchesses ! (1983), à Les Ginette Tremblay (1984), à On ne vit pas d’amour et d’eau fraîche (1986), à Mademoiselle Autobody (1987) – une création sur laquelle je reviendrai plus loin – et à C’est parti mon sushi ! Un show cru[10] (1988).

Comparées aux succès à long terme remportés par les comédies qu’ont signées les auteurs masculins en synchronie, comme Broue (1979), Les voisins (1980), Durocher le milliardaire (1991) ou Matroni et moi (1995), les comédies au féminin, à quelques exceptions près, dont celle notable de Moman qui a franchi la barre des cinq cents représentations, n’ont pas, dans l’ensemble, connu un rayonnement aussi éclatant. Faut-il y voir la persistance du préjugé qui voulait qu’il soit incompatible, tant dans la sphère mondaine que dans l’espace public, d’être une femme et de vouloir faire rire ? Il n’empêche, malgré tout, que la période 1975-1995 atteste une percée indéniable des auteures dans le domaine de la comédie, un genre où elles avaient été quasi absentes depuis toujours. Malgré un impact qui pourrait sembler mitigé, il apparaît quand même que l’apport du comique a contribué à diversifier la palette dramaturgique au féminin et à préparer le terrain pour d’autres productions de femmes, notamment sur le versant satirique.

Faire (sou)rire en tant que performatif

Tous les théoriciens qui se sont penchés sur le rire ont noté la difficulté de distinguer ce qui est risible de ce qui ne le serait pas. Rire est, en ce sens, un fait d’expérience contingent, et il est difficile de lui attribuer des caractéristiques universelles, sauf peut-être celle d’un désordre ou d’un déséquilibre qui serait alors sanctionné par le rire – encore que voir tomber une vieille dame ne serait pas forcément suivi de rires…

Avant d’examiner les tenants et aboutissants de textes particuliers, il faut s’attarder à préciser certains concepts qui balisent le vaste champ du comique au théâtre, dans la mesure où, au-delà du vocabulaire touchant le comique proprement dit, j’entends articuler gestus et parole comiques à l’interpellation comme modalité performative qui structure l’échange scène-salle, sous l’angle de ses répercussions sur le discours des oeuvres.

Après avoir convenu que l’« on peut faire une comédie à partir de tout, et de rien » (Sternberg, 1999 : 39), Véronique Sternberg, dans sa Poétique de la comédie, va s’employer à cerner la comédie en tant que genre spécifique par le biais de la notion de ton :

La notion de ton est à la fois capitale – elle constitue le seul véritable dénominateur commun entre tous les âges et les sous-genres de la comédie, de Plaute à Guitry – et complexe, car elle recouvre à la fois les registres et styles, ainsi que le climat d’une pièce. Le ton de la comédie n’est pas celui de la farce ni celui du drame. Il possède un territoire propre dont le spectateur peut percevoir intuitivement les limites. Ainsi, passé le seuil d’une certaine retenue dans l’usage des procédés comiques, on a le sentiment de glisser vers la farce […] Le ton que l’on percevra intuitivement comme étant propre à la comédie est par conséquent le point d’ancrage le plus solide de sa définition esthétique, puisqu’il permet de cerner les limites au-delà desquelles on glisse vers un genre voisin.

p. 97-98

À ces premières observations, s’ajoutent d’autres éléments, propres à l’humour, que la comédie peut, le cas échéant, incorporer à des degrés divers :

L’humour et toutes les formes d’esprit, d’agilité verbale et de talent rhétorique établissent un rapport très différent entre le locuteur, le destinataire scénique et le public. Entre le locuteur et les spectateurs se crée un lien sinon de sympathie et d’adhésion affective comme dans les genres sérieux, du moins de connivence, et ce de façon plus ou moins forte, au détriment du personnage destinataire du propos.

Lorsque l’humour se fait raillerie ou sarcasme, il devient instrument de domination par rapport au destinataire scénique et source possible de tension dans la salle. Tout dépend alors des caractères prêtés par le dramaturge au locuteur et au destinataire.

[…]

Mais l’humour et le talent du verbe peuvent aussi désamorcer toute tension. Ce ressort est constamment exploité par la comédie de boulevard, qui prête à nombre de ses personnages ce talent de gagner le public aux causes les moins défendables. […] Le discours humoristique ou plaisant, lorsqu’il est largement partagé, imprime à la scène un ton très léger et, surtout, limite considérablement l’attitude de recul et de jugement qui entre habituellement en jeu dans le rapport du public à la comédie.

p. 76-77

Pour compléter cet examen des notions essentielles d’une poétique de la comédie, il reste, enfin, à y situer la place de la satire :

[Le] regard surplombant du dramaturge et du spectateur sur le personnage comique ouvre la voie à une représentation distanciée, qui peut devenir explicitement critique. La relation qu’entretient alors la comédie au monde qu’elle représente se rapproche de celle d’un autre genre : la satire. Si l’on adopte de la satire une définition étroite, elle se caractérise par son objet et par son ton. Le genre satirique peut viser une personne réelle ou un groupe social. […] Quant au ton de la satire, il se distingue nettement de celui de la comédie par un caractère plus mordant, intégrant volontiers le sarcasme et l’agressivité.

p. 121

Il est, dès lors, possible de schématiser le registre comique suivant un continuum qui est polarisé par l’esprit et le corps :

ESPRIT Esprit-Corps CORPS

Humour Ironie Comédie Satire Farce

Pourtant, tout utile que puisse être cette typologie, elle ne saurait rendre compte de la dynamique qui sous-tend le discours comique. C’est ici qu’intervient la « politique du performatif », pour reprendre les termes de Judith Butler (2004 : 195). Car le comique, dans toute son étendue expressive, est toujours révélateur de l’existence d’une interpellation, en provenance d’un sujet émetteur vers un sujet récepteur, qui sont, dès lors, pris dans un contrat de réciprocité dont la manifestation ou non du (sou)rire attendu viendra sceller la réussite ou l’échec. Cette interpellation peut s’avérer hautement explosive, car elle est la réitération de la scène originelle – dont la teneur est potentiellement ouverte à la resignification – par laquelle un individu a été interpellé, le constituant en sujet doté d’un Nom mais aussi d’un genre[11]. Ensuite, si l’on considère que le comique a tout à voir avec « le droit de traiter de ce qui est interdit, de ce qui touche au corporel tabou, notamment à l’interdit de la sexualité, mais aussi ce qui touche aux pouvoirs » (Canova-Green, 2004 : 111), on se doute que les interpellations du rire au féminin ont eu comme principales cibles les normes incorporées. Regardons cela de plus près à partir de l’analyse de quelques cas de figure.

Bernadette et Juliette : une comédie dramatique stéréoscopique

La pièce d’Élizabeth Bourget se présente comme une vue en coupe de la vie domestique de deux jeunes femmes au milieu de la vingtaine à la fin des années 1970 : deux logements juxtaposés, associés chacun aux deux personnages éponymes qui viennent d’y aménager, forment en ce sens un véritable chronotope de l’anticipation d’une bonne vie mais aussi de la tension à l’oeuvre chez ces deux femmes de la génération postmoderne. Bernadette vit en couple avec Jacques, un ouvrier qui milite dans son syndicat et qui a des idées bien arrêtées sur la société, les femmes et la vie de couple. De son côté, Juliette, grande amie de Bernadette depuis dix ans, vit seule, mais elle va bientôt vivre avec Pierre, un comédien au chômage qui rêve d’écrire – précisons que leur aventure amoureuse ira cahin-caha au fur et à mesure que l’action avancera.

Divisée en seize scènes, encadrées par un prologue et un épilogue, la pièce propose un large éventail de procédés épiques qui viennent distancier les dialogues ancrés dans une réalité reconnaissable par le choix d’une langue familière et de situations vraisemblables. Par le montage en courtes séquences ; par l’alternance fréquente, au sein d’une même scène, de deux espaces d’interaction ainsi que, de façon plus décisive sans doute, par le recours à un personnage masculin polymorphe joué par le même acteur[12] – lequel intervient à intervalles réguliers en tant que figure d’autorité auprès de Bernadette ou de Juliette –, l’écriture de Bourget interpelle le spectateur, qui n’a d’autre choix que de s’impliquer dans l’arbitrage des conflits au sein des deux couples qui évoluent sur scène. L’auteure ponctue ainsi l’action d’énoncés choisis pour leur potentiel polémique, ce qui constitue un moyen fort efficace pour interpeller le public. En voici quelques exemples particulièrement parlants :

PIERRE
[…] J’trouve que les femmes ont ben d’la misère à assumer leur féminité.

JULIETTE
Ben dans l’monde où on vit, c’est pas surprenant ! C’t’un monde qui r’connaît pas les femmes qu’est-cé veux-tu ! Moi, quand j’sors, c’est toujours la même chose : quand j’rencontre un gars qui m’intéresse, ou ben c’t’un misogyne, ou ben c’t’un homosexuel !

Bourget, 1979 : 39

JACQUES [à Bernadette]
C’est ben les femmes, ça ! Quand on parle pas, vous chicanez après nous aut’, pis quand on parle, vous voulez nous faire taire.

p. 50

PIERRE [commentant l’abandon par Juliette du groupe de femmes qui préparait un spectacle féministe]
R’marque que ça m’surprend pas ! D’la façon dont t’en parlais, ça m’avait surtout l’air d’une gang de frustrées !

p. 68

BERNADETTE [à Jacques]
[…] Non, mais mon problème, de c’temps-ci c’est qu’j’ai l’impression d’être trois personnes différentes. Y’a la fille qui travaille à’clinique, la fille qui va à l’université, pis la fille qui reste avec toi. Pis j’arrive pas à faire le lien. C’est ça qui est fatigant. C’qui fait que quand j’te r’trouve, j’suis fatiguée, pis j’ai pu le goût d’jouer. J’me laisse sombrer dans l’néant, pis j’prends un break.

p. 82

Au gré des péripéties amoureuses des deux jeunes femmes, on saisit bien ce qui rend ces dernières vulnérables aux pressions contradictoires de l’existence moderne : se réaliser sur le plan professionnel et s’épanouir au sein d’une relation avec un compagnon de vie. À cet égard, il faut revenir sur les interventions déstabilisantes de ce personnage masculin aux emplois génériques, qui vient ponctuellement imposer ses vues, en tant que professeur, patron, metteur en scène, don Juan ou mauvais génie (respectivement p. 52-55 ; 61-64 ; 72-75 ; 84-86 ; 99-102 ; 123-126). Une grande partie de la charge satirique de la pièce provient de ces interventions autoritaires, parfois même méprisantes, qui sont l’itération provocatrice des postures misogynes les plus répandues, ainsi dévoilées dans toute leur impudence tranquille. Néanmoins, Bourget prend soin de montrer ses personnages féminins aux prises avec des dilemmes propres à toucher les spectateurs. Bernadette et Juliette ne sont pas des idées sur deux jambes. Le comique sert ainsi de ponctuation à un registre plus intime, celui d’un ethos au féminin en pleine phase de mutation. De la sorte, la comédie assume seule la fonction d’interpellation sans faire obstacle pour autant à un questionnement intrasubjectif, dont la scène XIV pousse à bout la logique dysphorique, en tressant les voix oppressantes de la mésestime de soi aux répliques des jeunes femmes qui contrent finalement ce discours d’assujettissement (p. 122-130).

Moman ou un microcosme du risible

Louisette Dussault a confié avoir élaboré la partition polyphonique de Moman après avoir expérimenté l’interprétation du monologue intitulé « La résurrection de Lazare » – qui fait entendre la parole d’une foule de personnages en un flot continu –, dans Mistero Buffo de Dario Fo qu’avait mis en scène André Brassard au Théâtre du Nouveau Monde en 1973, en usant alors d’« une technique de conteuse permettant aux spectateurs non seulement de voir les personnages, mais de les situer les uns par rapport aux autres dans l’espace » (Dussault, 1981 : 22). Moman est un monodrame[13] comique et autofictionnel dont la composition est indissociable d’un espace que l’auteure et comédienne a comprimé à l’extrême. Ce choix d’un tréteau nu, d’une aire de jeu qui ne comprend qu’une chaise à bras, a pour effet de décupler la puissance d’agir de la conteuse qui, en un clin d’oeil, passe de son propre personnage de narratrice à quelque dix-huit autres personnages immédiatement identifiables par le truchement de leur gestus verbal et corporel.

Moman de Louisette Dussault, 1981. Photographe : Denis Morisset. Sur la photo : Louisette Dussault.

Source : Collection privée

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Le récit porte sur le voyage en autocar – le texte dit « autobus » – d’une mère avec ses deux filles jumelles de trois ans, Ève et Paule, depuis le terminus de Montréal vers Nicolet, où les attend le père, qui partage la garde des enfants avec son ex-conjointe. Véritable course à obstacles, ce trajet est ponctué de rencontres avec une galerie de figures dessinées à larges traits, ce qui fait pencher l’ensemble vers la satire d’un état de société :

La tension propre à la satire se fait entre l’affirmation d’une voix individuelle et la vocation normative de cette parole. La dénonciation s’effectue à partir d’un sujet qui revendique sa singularité, sur la base d’un ethos fondé sur la sincérité et la liberté intérieure que lui assure sa lucidité critique, et prend paradoxalement autorisation de cette singularité même pour se poser en conscience morale de la collectivité.

Cazavane, 2004 : 561

C’est dire que le personnage de Moman est le prisme critique à travers lequel se construit la perception du spectateur, invité à adopter son point de vue sur toute chose. Cette posture en surplomb est néanmoins atténuée par la structure même du spectacle, dont une analyse parue dans les Cahiers de théâtre Jeu, peu après la création, a souligné l’originalité par l’« alternance savamment rythmée de séquences racontées et mimées qui, s’imbriquant les unes dans les autres, révèlent trois temporalités : celle du voyage à Nicolet, celle du passé de la mère (souvenirs d’enfance, mariage, séparation) et celle de la représentation qui enchâsse les deux autres » (Andrès et Lacroix, 1980 : 98[14]).

Cela étant, il est clair que le discours de Moman fonctionne selon le mécanisme de l’interpellation : adresses directes au public, adresses internes au petit monde des voyageurs et même transfert de l’adresse aux jumelles qui sollicitent l’attention de tout un chacun jusqu’à ce que la mère n’en puisse plus de vouloir les empêcher de déranger la vie d’autrui. La fable s’inscrit ainsi dans une trajectoire de reconquête, puisque Moman tente de renouer avec la capacité de s’aimer et d’aimer en surmontant la culpabilité de paraître défaillante dans son rôle de mère, sous le regard réprobateur de la société qui nourrit implicitement le mythe de la « mère parfaite » (Dussault, 1981 : 138) et, par extension, de la « mère-police » (p. 138)[15].

Quand on connaît l’ampleur du procès fait à la mère dans le discours féministe de l’époque, l’approche de Louisette Dussault se fait ici plus oblique que frontalement accusatrice face à la réduction de la femme à ses fonctions de reproductrice et de maternage. En fait, la satire vise à dégager un horizon où l’éducation des enfants serait foncièrement l’affaire de tous. Le spectacle débouche en effet sur l’image utopique d’une fête qui réunit, dans une comptine bon enfant, tous les voyageurs devenus complices de la mère et de ses filles. Et Moman de tirer ses conclusions en forme de moralité destinée à ses filles : « J’ai envie de vous dire que je suis fière de vous autres… (Un temps) Mais je pense que c’est de moi que je suis fière… Je suis fière de nous autres !… J’apprends assez d’affaires avec nous autres… » (p. 156).

Mademoiselle Autobody, entre bouffonnerie et mélancolie

Ce spectacle des Folles Alliées a connu un franc succès à Québec et en tournée, en touchant quelque 12 000 spectateurs[16]. Mademoiselle Autobody est une comédie musicale avec des sketches bouffons qui tirent le spectacle du côté de la farce, ne serait-ce qu’avec le jeu outrancier qu’adoptent les comédiennes pour caricaturer les deux personnages masculins, aussi épais l’un que l’autre, dans leurs rôles de gars de char ou de libidineux qui plastronnent en ânonnant les pires clichés sur les femmes. Ce parti pris pour l’enflure grotesque qui ne recule pas devant la grossièreté est révélateur d’un changement de paradigme dans la façon qu’ont eu les femmes de se déprendre des codes de la bienséance et des normes incorporées de la société bien-pensante.

L’intrigue très rudimentaire de ce spectacle commence à l’agence des Brigades roses où ses membres rêvent de partir au bord de la mer en chantant « Les nanas en vacances » (Folles Alliées, 1987 : 20-22). C’est alors qu’un coup de fil de brigade Bibi – qui vient de s’acheter un garage – invite la compagnie à venir la rejoindre à Pomponville – « un haut-lieu de la villégiature québécoise » (p. 24) –, pour l’aider à lancer son entreprise. Aussitôt dit, aussitôt fait, et voilà les Brigades roses en route vers le garage de Bibi. Une fois sur place, les choses vont se corser au contact de la faune masculine qu’on a dit. C’est que Maurice Malo, le maire de la place, est un obsédé sexuel qui, déjà propriétaire d’un « Club Vidéorotique » (p. 97), s’apprête à ouvrir en grande pompe Le Complexe du sexe, un bar de danseuses nues… Les Brigades roses ne l’entendent pas ainsi et elles vont s’inviter lors de la soirée d’inauguration de l’établissement en y allant d’une chanson goguenarde qui célèbre l’amour entre femmes – au grand dam de Maurice, qui n’est pas encore au bout de ses peines. C’est bientôt sa propre employée, la serveuse Jeannine, qui entonne une chanson triste dans le style western avec, pour partenaire, une poupée gonflable, puis sa propre épouse, déguisée en « Jinny » (p. 113), qui se met de la partie en l’hypnotisant au son de la chanson « Nymphomania » (p. 114-118), ce qui lui arrache des réactions horrifiées devant la perspective que son commerce puisse impliquer des proches : « Oh ! Non ! Pas ma mère, pas ma femme ! […] Oh ! Non ! Pas ma fille, pas ma soeur ! » (p. 117)

Toute la trame de ce « théâtre enragé » (Godbout, 1993 : 143) se déroule dans une atmosphère de pur délire, fait de coups de gueule jubilatoires et d’excès langagiers, qui épingle toutes les attitudes sexistes et qui s’attaque à la pornocratie. La fin du spectacle en devient d’autant plus dérangeante, lorsque public est soudainement confronté à la projection d’un montage de scènes de films snuff où s’affiche crûment la haine des femmes. Cette pratique citationnelle du discours haineux peut laisser perplexe, car, sous prétexte de provoquer un malaise, il se trouve à reproduire le matériau blessant. À ce sujet, le risque devient réel d’un amalgame entre le pornographique et ce que les femmes réelles auraient à subir de la part des hommes harceleurs ou violeurs. Judith Butler s’est prononcée de façon explicite sur « les effets incontrôlables de resignification et recontextualisation, compris comme le travail d’appropriation ordinaire de la sexualité, [qui] incitent continuellement à une agitation antipornographique » (2004 : 134), et elle ajoute plus loin :

Personne n’a jamais dépassé une injure sans la répéter : sa répétition est à la fois la continuation du traumatisme et ce qui marque une distance au sein même de la structure du traumatisme, la possibilité d’être autrement qui lui est inhérente. Il n’est pas possible de ne pas répéter. La seule question qui subsiste est la suivante : comment cette répétition aura-t-elle lieu, en quel site, juridique ou non juridique, à quel prix de souffrance et avec quel espoir ?

p. 144. Souligné par l’auteure

En ce sens, le spectacle Mademoiselle Autobody, par-delà ses grimaces burlesques ou scandalisées, a posé une question qui attend encore des réponses.

Le comique au féminin : bilan d’une période à l’ère du vide

Il y a comique et comique, dit-on. Les manifestations du rire au féminin au cours de la période 1975-1995 ont certainement contribué à ouvrir une brèche dans ce qui était, jusque-là, un quasi-monopole masculin. Cette percée ne doit pas faire oublier, toutefois, que les interpellations du rire au féminin sont apparues au moment où la société du spectacle n’avait de cesse d’entamer les aspérités du comique critique au profit d’un comique ludique – juste pour rire – qui se contentait de tourner à vide, pour le plus grand bonheur des masses – ce qui a laissé, bien entendu, une marge de plus en plus étroite à la satire sociale (Lipovetsky, 1983 : 157-162). Cela explique sans doute que le moment inaugural qu’a constitué le théâtre comique au féminin n’ait pas engendré un courant durable. Dans une société gagnée par l’anomie et son envers cynique, désorientée et soumise aux bouleversements d’une mondialisation sauvage, ce ne sont pourtant pas les situations risibles qui manquent. À la vérité, il ne semble plus vraiment nécessaire d’isoler la domination qui affecte les femmes de celle qui touche un nombre grandissant de nos contemporains.

Faut-il pour autant s’en désespérer ? S’il est une leçon à tirer de la résistance opposée par les femmes à leur assujettissement par le biais de procédés comiques, c’est que ceux-ci ont fait apparaître à la conscience « des sujets nouveaux et une autre perception des données communes » (Rancière, 2008 : 84). Dans cette perspective, rien n’interdit de penser qu’il n’en tient, en dernière analyse, qu’aux créateurs de reprendre à nouveaux frais l’examen du vivre-ensemble actuel et de s’atteler à relever de nouveaux défis :

Le retrait de certaines évidences ouvre aussi la voie pour une multitude de formes dissensuelles : celles qui s’attachent à faire voir ce qui, dans le prétendu torrent des images, reste invisible ; celles qui mettent en oeuvre, sous des formes inédites, les capacités de représenter, de parler et d’agir qui appartiennent à tous ; celles qui déplacent les lignes de partage entre les régimes de présentation sensible, celles qui réexaminent et remettent en fiction les politiques de l’art.

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