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Figures du mélodrame dans les écritures d’aujourd’hui

Beaucoup de dramaturges québécois récents, plus que leurs homologues français, ont pris le risque de raconter des histoires riches en événements terribles, parfois au coeur des familles, parfois en reliant les drames intimes aux violences du monde et aux horreurs contemporaines, le plus souvent en référence à la guerre.

L’évocation sèche, factuelle, de ces fables tourmentées, au regard de l’abondance et de l’imbrication des événements, est difficile, comme peut l’être, prise sous cet angle, l’évocation de celles du courant anglais « In-Yer-Face ».

Cette constatation, d’abord intuitive, conduit à revenir à la question du genre, qui concerne peu, comme on le sait, les écritures d’aujourd’hui, puisqu’elles se désignent rarement de ce point de vue. Comédies noires, tragédies sanglantes, drames de cuisines, mélodrames, si j’ose le mot ?

L’essentiel revient à envisager la présence de figures mélodramatiques dans les structures narratives de textes contemporains. Souvent, la référence au mélodrame est entendue comme négative ou comme purement parodique, le « mélo » étant désavoué par tout le monde, y compris par ceux qui regardent des séries télévisées larmoyantes en secret. Je rappelle pourtant qu’il s’agit d’un genre populaire, voire « démocratique », que Peter Brooks (et non Peter Brook), dans un remarquable article intitulé « Une esthétique de l’étonnement : le mélodrame », rappelle qu’il n’est pas « une tragédie vulgaire et dégradée », pas plus que le théâtre romantique n’est une « tragédie emphatique et manquée ». Pour lui, le mélodrame est « l’expressionnisme de l’imagination morale » des auteurs « qui croient à l’importance du grand drame éthique dans un univers désacralisé » (Brooks, 1974 : 340-356).

Je vais donc examiner quelques-unes des grandes figures du mélodrame, repérées par Brooks et parfois nommées autrement par mes soins, en me limitant à celles-ci : la reconnaissance de la vertu, l’enfant comme porteur des signes de l’innocence, l’exploitation et l’importance de la structure familiale et, enfin, la mise en évidence d’un monde manichéen ou de structures manichéennes. Quelques exemples serviront de pistes de réflexion.

Naturellement, ces fables sont le plus souvent traitées à l’intérieur d’un dispositif qui décide du point de vue que nous portons sur ces grands récits. Seraient-ils à nouveau fédérateurs ? Constitueraient-ils un ciment communautaire ? La question du genre cesse d’être anecdotique, dès lors qu’elle engage le regard que nous portons sur ces événements, et qu’elle interroge la vieille question du pathétique qui resurgit sous le travestissement modernisé du « ressenti », expression à la mode en France pour valoriser toutes les émotions intimes, y compris les pires.

Fables fortes

La fable a subi un affaiblissement considérable en France, et si elle resurgit quand même régulièrement, et davantage en ce début du XXIe siècle, ça n’est pas avec la même force ni avec la même clarté qu’au Québec. Les auteurs contemporains québécois prennent le risque de s’engager dans des fables avec beaucoup de constance, et j’ai souligné ailleurs, à propos de Daniel Danis, la difficulté de résumer les événements terribles de ses pièces sans s’exposer à l’incompréhension ou au sourire. Il n’est pas simple de raconter les pièces de Daniel Danis[1] à qui ne les a jamais lues ou vues, sans s’exposer à bafouiller ou à se faire suspecter d’exagération. Car les événements violents y abondent ; séparations, abandons, meurtres, maladies graves et irréversibles, tortures et viols, souffrances quotidiennes de personnages soumis à la vindicte collective. Pas plus que dans les grands mythes fondateurs, certes, sauf que cette fois, il s’agit de récits inscrits dans le quotidien, au Québec, explicitement à Montréal dans Terre océane, et le plus souvent dans un passé récent, donc sans effet de distance historique ou géographique. Wajdi Mouawad est un autre raconteur d’histoires dont le théâtre séduit beaucoup en France, et qui n’est pas non plus économe en événements, même s’il se réfère plus volontiers à un « ailleurs et autrefois » cher à Antoine Vitez que ne le fait Danis.

La vigilance en France envers toutes les facilités sentimentales susceptibles d’exercer leur pouvoir sur le spectateur, remonte sans doute à Bertolt Brecht et à l’influence dramaturgique de Bernard Dort, particulièrement méfiant envers le pathos. Tout étalage des sentiments sur la scène, toute intrigue trop riche en péripéties deviennent vite louches aux yeux de la critique universitaire française des années 70-80. Elle s’accompagne de méfiance pour les émotions, suspectées d’être forcément frelatées.

Les temps ont bien changé, nous assistons à un retour en force de l’incarnation et de l’émotion, et au triomphe du « ressenti » déjà évoqué; le mélodrame historique, lui, reste associé à des émotions fortes et faciles, peut-il en être autrement ?

Je ne suis pas sûr que le répertoire français contemporain programmé dans les théâtres publics satisfasse vraiment cet appétit d’émotions. En revanche, je me demande si le succès actuel de plusieurs auteurs québécois, notamment en France, ne provient pas du fait qu’ils s’autorisent un large usage des sentiments et que, étrangers à nos yeux, voire encore un peu exotiques (de moins en moins, cependant), ils peuvent, eux, exprimer ce que des franco-français ne s’autorisent pas à faire.

Bien sûr, les fables évoquées ici dépendent entièrement de leurs mises en oeuvre, des dispositifs mis en place pour raconter, et ceux-ci ne manquent pas, avec de multiples usages du récit, de retour en arrière et d’ellipses, des contrepoints humoristiques ou ironiques, des commentaires sur des drames qui ont déjà eu lieu ; de mises à distance par un usage savant et varié du métathéâtre.

En préliminaire, on peut aussi rappeler les analyses de l’historien et sociologue Henri Lefebvre, qui fonde son approche du mélodrame sur les classes sociales. Pour lui, pendant plus d’un siècle, le mélodrame a été le théâtre de la bourgeoisie avant que celle-ci ait son genre privilégié, la comédie de boulevard. La fatalité ou le malentendu s’y substituent au conflit.

Lefebvre fait de l’ambiguïté une valeur fondamentale de la vie quotidienne dans la bourgeoisie : on aime et on n’aime pas, les deux à la fois. Ce qui modère un temps les conflits, jusqu’à ce que les contradictions éclatent, souligne-t-il (Lefebvre, 1955 : 39) .

L’examen des grandes figures du mélodrame peut conduire à une réflexion plus idéologique sur les ambitions de dramaturgies confrontées, quelle que soit leur approche générique, à un monde d’horreur, de laideur et d’injustice. Car le mélodrame ne vise pas uniquement au « suspense haletant » dit Peter Brooks, « le mélodrame en général, non seulement se sert de la vertu persécutée comme ressort de sa dramaturgie, mais tend à devenir la dramaturgie de la vertu méjugée et finalement reconnue » (Brooks, 1974 : 342). C’est à ces figures et à leur interprétation que nous allons donc nous intéresser.

La famille est le lieu d’affrontements, de trahisons, de désespoirs, d’abandons, de séparations terribles. Depuis les grands textes anciens, certes, mais ça n’est pas la même réception quand les événements évoqués sont contemporains. Sans remonter à Aurore, l’enfant martyre[2], mais en reprenant le fil des névroses depuis Michel Tremblay, qui l’explicite dans le titre d’un énième texte où il se réfère à sa mère, Encore une fois, si vous permettez, la source ne s’est jamais tarie.

Les grandes variations dramaturgiques tiennent à l’origine de la crise : celle-ci est principalement interne ou liée à des valeurs morales, à des principes de vie ou bien fait écho à des catastrophes qui dépassent la famille et la mettent en danger ou qui exposent aux mauvais traitements certains de ses membres. Les conflits peuvent donc être externes (la famille est mise en danger par des catastrophes) ou internes ; dans ce cas, elle est minée de l’intérieur par des conflits moraux ou idéologiques, voire par des secrets. On pense aussi bien à la pièce Les Muses orphelines de Michel Marc Bouchard qu’à Littoral de Wajdi Mouawd, Celle-là ou e, roman-dit de Daniel Danis, mais on pourrait évoquer pratiquement tout le répertoire. Les pièces obéissent à des pulsions réalistes-psychologiques, aussi bien qu’à des pulsions épiques, ou dramatiques ou mélodramatiques, avec un lot de figures et d’actions stéréotypées au-dessus desquelles surnage la quête du père mort ou disparu et les risques de l’abandon.

Cependant, ces figures s’articulent toutes autour de l’énonciation de la vertu, de sa revendication, de sa mise en danger et finalement de sa reconnaissance. Pour l’essentiel, la vertu est mise en péril extrême, péril aggravé par son silence, parfois à cause d’un serment, parfois à cause de l’impossibilité de parler.

Brooks souligne que les pièces de Pixérécourt, qui lui servent de fondement historique, sont conçues « pour amener l’éclat de la vertu, la représentation dramatique et l’énonciation de la vertu en tant que force authentique et invincible dans un univers investi par des forces oeuvrant à sa destruction » (Brooks, 1974 : 357).

On ne trouve pas forcément l’équivalent pur de ce noyau dramatique dans le répertoire qui nous intéresse, cependant beaucoup de figures de jeunes filles ou de jeunes hommes représentent la vertu, bafouée ou mise en péril.

Dans Celle-là de Danis, la jeune fille innocente devenue la Mère a été victime du rigorisme moral de sa famille. Chassée par ses parents, engrossée par son logeur, critiquée par son frère évêque, accusée d’être une mauvaise mère et une « sorcière » par les soeurs du couvent où elle est enfermée, elle ne retrouve la reconnaissance de sa vertu qu’après sa mort, occupant le temps étiré de sa disparition à raconter son histoire afin de pouvoir mourir apaisée.

La figure de base, l’innocente souillée, retrouve son honneur par l’exercice de la parole, grâce au discours public devant la communauté théâtrale réunie. Il s’agit davantage d’une réhabilitation que d’un triomphe, et c’est le dispositif théâtral, le croisement des monologues, qui l’autorise, et non pas le déroulement de l’intrigue, puisque le drame a déjà eu lieu quand la pièce commence. Cependant, le simple énoncé des souffrances et des solitudes, celle de la mère aussi bien que celle du fils, sont de nature à provoquer l’émotion. Nous sommes face à une ambiguïté : l’exposé public des souffrances endurées par la vertu s’accompagne-t-il d’une dénonciation du groupe social, et implicitement d’une revendication, ou ne produit-il que du pathétique ?

Pour Brooks, « le répertoire des procédés rhétoriques et dramatiques, les décors et les styles de jeu concourent tous à mettre en scène les épreuves et la victoire finale du signe » (Brooks, 1974 : 343). Nous trouvons dans ce texte des « emblèmes » scéniques de l’humiliation subie, comme le Vieux qui habite au-dessus du logement de la Mère et qui l’observe à travers les trous du plancher, la rhétorique du haut et du bas intervenant à plusieurs reprises.

Les épreuves de la Mère ne cessent jamais, jusqu’à la mort, la dernière épreuve n’étant même pas une mort honorable, mais un meurtre de hasard commis par des voleurs de passage. L’aléatoire participe à l’accumulation des souffrances, comme une figure mélodramatique de plus.

La victime innocente et pure peut prendre différents aspects. Dans Les Muses orphelines de Michel Marc Bouchard, le drame se noue aussi au coeur de l’histoire familiale. La mère s’est enfuie avec un immigré espagnol, abandonnant ses quatre enfants dans la maison de Saint-Ludger-de-Milot où elle habitait. Trahison et abandon sont les deux motifs récurrents de la fable. Les règlements de compte au présent entre les enfants, devenus des adultes, en révèlent les secrets, plus ou moins bien gardés, de chacun (homosexualité, échec, collection d’amants, « innocence mentale » de la benjamine). L’isolement géographique de la famille se double de son isolement moral : la mère, la soeur, le frère, tous sont en proie à la vindicte et aux attaques physiques des villageois, rassemblement hostile que l’on ne voit jamais, mais qui oeuvre dans l’ombre. Le dénouement renverse le rapport de force familial, puisque c’est Isabelle qui décide de quitter la maison et d’aller à Montréal, porteuse d’un enfant après une unique histoire amoureuse secrète.

Secrets de famille, pureté et impuretés, attachements contradictoires, attente angoissée de l’impossible retour de la mère sont les principaux ingrédients de la pièce. Mais le retournement final désigne bien la véritable héroïne : Isabelle, que tous ont gentiment aimée, tout en se moquant de son ignorance et de sa lenteur intellectuelle, est enfin reconnue, au moment pourtant où elle cesse d’être vertueuse. Enceinte, sur le départ, c’est elle qui est finalement désignée comme la vertu réhabilitée, quand elle avoue avoir fauté et qu’elle s’enfuit. Tout cela commence le Samedi saint, explicitement comme une histoire de résurrection qui se termine précisément le dimanche de Pâques.

Les enfants sont souvent porteurs des signes de l’innocence. Peter Brooks écrit à ce sujet  :

Lorsque l’héroïne n’est plus elle-même une adolescente, c’est souvent un enfant qui prend la relève comme porteur du signe de l’innocence. […] Les enfants présentent un avantage évident : ils sont les vivantes représentations de l’innocence et de la pureté, et par conséquent catalysent les actions vertueuses ou méchantes à leur égard ; et parce qu’ils sont, par définition même, innocence et pureté, ils peuvent guider la vertu à travers les nombreux périls, et utiliser des voies inaccessibles à la génération des parents pour déjouer les machinations du mal. Leurs actions – comme leur existence même – relèvent du providentiel ; elles impliquent les oeuvres d’un dessein plus élevé, plus éclairé.

Brooks, 1974 : 347

Le nombre d’enfants dont il est question dans le corpus québécois contemporain est considérable ; ceux-ci sont très souvent la cible de souffrances et de tourments. Je me contenterai d’en évoquer quelques-uns.

Daniel Danis est le premier dramaturge qui s’impose dans ce domaine. Il est sensible à la fois aux communautés d’enfants, comme dans Le pont de pierres et la peau d’images ou dans Kiwi, et aux destins singuliers. Ces enfants sont rassemblés par des circonstances graves, la misère, la guerre, la fuite. D’autre part, beaucoup de ces enfants sont abandonnés ou l’ont été et sont adoptés. Dans Terre océane, l’enfant cumule un double abandon et une maladie irréversible. Le Fils de Celle-là est victime de la maladie de sa mère, qui le frappe et le blesse « accidentellement », puis il est placé dans une famille d’accueil. Dans e, roman-dit, la communauté d’adolescents, rassemblée à la maison de correction, s’exerce à divers sévices sur un des plus faibles d’entre eux. Les jeunes filles subissent des traitements similaires, comme la soeur du Chant du dire-dire, victime d’inconnus et déposée à l’état de légume devant la porte de la maison familiale.

Les exemples sont si divers et si abondants qu’on ne peut que les énumérer en distinguant quelques nuances. Dans le registre des souffrances provoquées par la guerre, Wajdi Mouawad s’est taillé une place importante avec plusieurs images d’enfants, par exemple Nihad, l’enfant devenu sniper dans Incendies. Suzanne Lebeau évoque la figure d’un enfant soldat dans Le bruit des os qui craquent. L’enfant sans père, ou en quête d’un père, ou victime d’un père défaillant ou disparu, se retrouve chez la plupart des auteurs, suivant d’ailleurs en cela une solide tradition littéraire et cinématographique nord-américaine, qu’on détecte également dans l’oeuvre de Carole Fréchette.

Brooks rappelle que dans le mélodrame historique, l’innocence et la vertu « sont menacées par des cataclysmes naturels, la tempête, l’inondation, le feu, le naufrage, l’avalanche, l’éruption volcanique, l’attaque des sauvages » (Brooks, 1974 : 346). Leurs équivalents modernes sont en général moins spectaculaires, mais les guerres évoquées entraînent toutes sortes de conséquences : l’accident, la maladie, bien sûr, mais aussi l’action des méchants rendue plus facile ou encore plus injuste dans ces contextes tourmentés. En France, actuellement, beaucoup de textes évoquent aussi la pédophilie ou des tourments sexuels qui apparaissent comme les nouveaux fléaux modernes. D’une manière générale, toutes ces souffrances mettent en valeur les tortionnaires, parfois évoqués directement, parfois sombres représentants masqués ou semi-masqués des forces du mal, figure du traître dans le mélodrame traditionnel.

Structures du manichéen

L’ambiguïté caractérise le mélodrame historique, non pas dans la désignation des méchants, puisque le monde présenté « est foncièrement manichéen, bâti sur la rencontre violente entre le bien et le mal conçus comme des pôles contraires » (Brooks, 1974 : 347), mais par la fascination qu’engendrait la représentation du mal régnant, comme l’indiquait la transformation du Boulevard du Temple en « Boulevard du Crime ». En dépit du triomphe final de la vertu, c’était l’instant du mal régnant qui captivait le public comme le rappelle la célèbre apostrophe « Tremblez tous ! », lancée par les méchants. (Brooks, 1974 : 348)

Dans notre corpus d’exemples contemporains, il arrive que le mal soit représenté globalement par un village, une communauté où est installé(e) le héros ou la famille. Il s’agit alors d’une entité vague plus que d’un personnage, la présence fantomatique et cependant menaçante « des autres ». Dans Le chant du dire-dire de Daniel Danis, la maison de la famille Durant est présentée d’emblée comme atypique et comme s’opposant « au reste du monde », à commencer par le village qu’on ne voit jamais directement, mais qui a un point de vue critique sur le mode de vie des jeunes gens. Plus tard, quand le corps de la fille Durant est déposé devant la porte de ses frères, les méchants ne sont pas désignés plus précisément, mais ils ont agi. Chez Danis, où cette figure est constamment présente, dans Cendres de cailloux, le mal absolu est représenté par des « loubards de province » et dans e, roman-dit, par les garçons de la maison de correction qui se livrent à des sévices. Une véritable fascination pour le mal se retrouve dans Les Muses orphelines à la fois à l’extérieur de la famille (le village qui critique le comportement de la famille) et à l’intérieur de la structure familiale.

Il arrive que les signes s’inversent, comme dans Incendies où Nihad, l’enfant perdu de Nawal, dont elle a dû se séparer encore adolescente, est récupéré par la milice. Il devient un tortionnaire redoutable, Abou Tarik, et un sniper « comique ». Ainsi, selon la tradition, le bon, quand il est malheureux, devient méchant.

On peut aussi évoquer des cas plus nuancés, même si finalement l’organisation dramatique est la même. Dans Bashir Lazhar de Évelyne de la Chenelière, l’instituteur immigré est entouré de figures qui lui sont hostiles sans le dire franchement et qui cultivent l’ambigüité à son égard. On retrouve ainsi la remarque d’Henri Lefebvre évoquée plus haut à propos de l’organisation sociale du mélodrame et de sa réception.

Sans pouvoir entrer dans le détail, on pourrait ajouter que dans la tradition du mélodrame, des personnages comiques, parfois des figures populaires, l’idiot dans le mélodrame traditionnel, expriment un tout autre point de vue sur le monde ou servent de respiration pour les spectateurs, comme un contrepoint au mal. Les interventions de Dave, le grand-père dans Terre océane relèvent parfois du comique. La figure du clown mutilé dans Incendies de Wajdi Mouawad se rattache à la figure du clown et au « mal banal ». Hermile Lebel dans Incendies est le notaire qui devient l’adjuvant de la quête des jumeaux ; son rapport au langage est celui de la tradition des personnages populaires dans le mélodrame historique, comme à certains « faux naïfs » de la comédie.

***

Sans doute notre monde est-il un monde de cataclysmes, de catastrophes, de guerres interminables et de sévices difficiles à imaginer, comme le savent bien nos travailleurs sociaux.

Comme le souligne Brooks, le mélodrame « ressemble à la tragédie en ce qu’il nous invite à endurer une douleur et une angoisse extrêmes » (Brooks, 1974 : 349). Mais il en diffère par sa recherche du « comble » et de l’excès cauchemardesque. J’ajouterai que ce comble, parfaitement mis en valeur et théâtralisé, peut souffrir d’ambiguïté. D’une part, le mélodrame, avec ses excès, marque la fin du refoulement, et c’est comme cela qu’on peut le saluer, il devient dès lors possible et autorisé de dire. En réhabilitant la vertu, le mélodrame engage une réflexion sur un univers à nouveau marqué par l’éthique et qui désigne clairement les méchants, comme le souligne Brooks.

D’autre part, est-ce que les avatars du mélodrame n’invitent pas dangereusement à la victimisation et à la compassion, plutôt qu’à la réflexion ? On peut se demander s’il suffit de frémir et de compatir, avec d’autant plus de facilité et de bonne conscience que les victimes sont pures et innocentes.

Tout dépend à ce niveau du dispositif dramaturgique, puisque c’est à travers lui que l’horreur de la fable nous parvient directement ou non, et nous parvient chargé de marqueurs du pathétique ou, au contraire, de formes qui l’interrogent. J’ai dit ailleurs comment Danis, par exemple, tout en prenant appui sur des fables mélodramatiques, inventait des dispositifs qui ne les racontent pas au présent, mais qui font largement usage du récit. Ce « théâtre de la parole » peut alors évoquer l’horreur et l’excès sans l’imposer au spectateur. Faut-il préciser que ça n’est pas le cas de toutes les dramaturgies ?

Du même coup, on peut s’interroger sur la réception française de certaines dramaturgies québécoises. Tout se passe comme s’ils osaient « eux », ce que nos dramaturges osent peu. Ce qui nous autorise, Français, à compatir en toute bonne conscience, puisque nous pouvons aimer sans que ce soit nous ou que ce soit chez nous. Par un curieux effet de déplacement, on peut se demander si notre Boulevard du Crime ne se serait pas installé de l’autre côté de l’Atlantique.