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Un débat semble vouloir reprendre sur la place du théâtre populaire dans les sociétés contemporaines. L’emploi de cette expression apparaît déjà, diront certains, comme une forme de provocation. Les beaux jours du théâtre populaire, pour s’en tenir à l’expérience française, seraient dernière nous et la revendication de cet héritage susciterait actuellement sinon un haussement d’épaule, du moins un doute sur la possibilité même de concevoir un théâtre pour un public non initié. Et pourtant, le présent dossier, dirigé par Marion Denizot et Bénédicte Boisson, toutes deux maîtres de conférences à l’Université Rennes 2, veut montrer l’actualité de ce qu’il faut bien appeler une « vision » du théâtre, à défaut d’être un ensemble stable de conventions et de pratiques dramaturgiques et scéniques, qui s’élabore autour d’un engagement de la scène à l’égard du peuple.

Débat donc puisqu’aujourd’hui comme hier il ne semble pas y avoir de consensus sur le sens précis de cette appellation comme sur les formes que revêt le théâtre populaire. Là où, en France, des metteurs en scène comme Planchon, Vilar et Vitez se sont assurés une postérité par le biais de créateurs qui ne manquent pas une occasion d’afficher leur filiation à ces maîtres, il s’en trouve d’autres qui ont pris fait et cause d’un changement radical de paradigme et font la pari de réinventer le théâtre populaire. En tout état de cause, ce que les articles présentés ici veulent unanimement faire valoir, c’est néanmoins la réalité d’une pratique, soutenu par un certain idéal démocratique issu des bouleversements sociaux qui ont marqué le XXe siècle, constituant un marqueur identitaire puissant à la fois pour la communauté théâtrale et la société françaises.

Par comparaison, le théâtre québécois offre, à la lumière d’un parcours historique limité aux quarante dernières années, la démonstration de ce que l’on serait tenté de qualifier de tradition inachevée du théâtre populaire. Expression très ouvertement utilisée dans les années soixante et soixante-dix, à la faveur de l’éclosion d’une dramaturgie nationale affichant la prétention d’être l’expression du peuple québécois émancipé, la formule n’a pourtant jamais donné lieu à la construction d’un projet institutionnel qui en aurait assuré la pérennité. Et pourtant, là encore, l’expression a fait florès dans le milieu du théâtre où s’expriment, périodiquement, des professions de foi en faveur d’un théâtre qui réaffirmerait son lien avec la société.

L’ensemble des études présentées dans le cadre du dossier sur le théâtre populaire soulève, on l’aura compris, la question cruciale de la transmission, de l’héritage, bref de la tradition. Dans la section « Pratiques et travaux », le lecteur prendra la pleine mesure de cette dimension dans les textes consacrés cette fois à François Delsarte, penseur et pédagogue du mouvement au XIXe siècle, dont les écrits et les enseignements ont marqué plusieurs générations de chorégraphes, metteurs en scène, formateurs et théoriciens de la scène moderne. Longtemps ignorée, même si le nom refait ici et là surface dans les travaux sur la théorie du jeu et l’enseignement de la danse, la pensée de Delsarte ferait aujourd’hui un retour en force, notamment à la faveur des travaux d’excavation effectués par le responsable de ce dossier, Benoît Gauthier, auteur d’une thèse récente sur ce sujet qui vise à retracer la genèse des principes delsartiens de l’expression en soumettant les écrits de l’auteur à l’épreuve de l’édition critique. Le dossier publié dans nos pages voudrait en donner un avant-goût en plus de montrer la place que Delsarte occupe dans la production savante actuelle.

En terminant, je voudrais souligner que la revue L’Annuaire théâtral est animée depuis janvier 2012 par un tout nouveau et dynamique comité de rédaction. Pauline Bouchet (UQAM, Paris 3), Jeanne Bovet (Université de Montréal), Hervé Guay (UQTR, président de la SQET), Louise Ladouceur (Université d’Alberta), Jean-Paul Quiennec (UQAC), Catherine Sirois (UQAM) et moi-même, Yves Jubinville (UQAM), sommes engagés à poursuivre la mission première de la revue qui est d’animer le milieu de la recherche théâtrale québécoise tout en gardant un oeil ouvert sur le monde qui l’entoure. Notre souhait serait que ce numéro soit à la hauteur de cette ambition.