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Il n’y a pas beaucoup de pièces qu’une femme peut jouer sans grincer des dents.

Hélène Loiselle à Lorraine Hébert (Michèle Barrette et al., 1980 : 73)

Je crois qu’il y a urgence à mettre sur scène, à visualiser au féminin, à ne plus se fier aux images qui nous ont représentées jusqu’ici, à creuser, à chercher en soi […] à laisser monter en nous la colère, à la laisser éclater, à ne plus les laisser nous représenter sur une scène telles que leurs phantasmes et leurs rêves voudraient qu’on soit.

Dominique Gagnon, « De l’image et de la réalité » (1978 : 56)

La meneuse de jeu de La nef des sorcières[1] était Luce Guilbeault, femme de théâtre, comédienne et metteure en scène, qui proposa, en 1975, l’idée de la création d’un texte théâtral et d’un spectacle au Théâtre du Nouveau Monde en collaboration avec plusieurs écrivaines et comédiennes[2]. Comme d’autres femmes ayant oeuvré au cours de ces « années grisantes[3] », Guilbeault voulait ébranler l’institution théâtrale qui imposait à tous les niveaux un statut inférieur aux femmes, et ne montrait que dans une optique déformée les expériences des filles et des femmes. Elle trouvait de plus en plus répugnants les rôles du répertoire : « Je voudrais créer des personnages de femmes qui soient des Athéna. Jamais tu ne vois au théâtre une femme comme Louise Harel[4] » (entrevue de Lorraine Hébert, Barrette et al., 1980 : 73). Guilbeault avait participé, en 1974, avec Paule Baillargeon et Suzanne Garceau, à la création par le Grand Cirque Ordinaire d’Un prince, mon jour viendra[5], premier spectacle au Québec où des femmes de théâtre se sont représentées comme femmes et qui sont passées, par le jeu, de la tradition dramatique masculine à l’expérimentation théâtrale au féminin[6]. Guilbeault exprima, au moment de la conception de La nef des sorcières, un désir vivace de poursuivre à plusieurs voix et plusieurs corps cette expérimentation, par laquelle l’énergie vitale des femmes se donne libre cours dans leurs performances : « Maintenant une envie folle de faire parler les autres. Des femmes surtout. Les faire parler jusqu’à l’épuisement. Surtout les faire agir » (Guilbeault, 1975 : 61).

Le projet collectif de Guilbeault se réalisa avec La nef des sorcières[7], pièce de théâtre composée de sept monologues, chacun écrit par une auteure différente. Cette pièce dramatise – par la parole et par le rituel – l’éclatement du carcan des rôles imposés aux filles et aux femmes, tant au théâtre que dans la société :

Prendre la parole est le début d’un processus d’affirmation. Prendre la parole signifie ne plus accepter de cacher sa colère, sa peur, ses espoirs. Nommer ce qu’on ressent comme femme au lieu de l’étouffer. Faire des préoccupations des femmes des sujets de discussion de tout le monde. Redire le monde au féminin.

Clio, 1982 : 500

Ce faisant, la pièce attire l’attention sur la congruence des discours qui sous-tendent – et des symboles utilisés dans – les pratiques courantes au théâtre et dans la société, et met en évidence les rapports existant entre le théâtral et le quotidien. Ainsi, les femmes de théâtre et les écrivaines ayant écrit ce texte et créé ce spectacle en collaboration rendent évidents, par cette oeuvre, le fonctionnement de la société et l’esthétisation par le théâtre des idéologies dominantes sexistes.

Guilbeault invita Nicole Brossard à travailler avec elle sur ce projet. Notons qu’il ne s’agissait pas de leur première collaboration, puisqu’elles avaient préparé, ensemble et en 1975, le documentaire cinématographique Some American Feminists[8]. Précisons aussi que Brossard, écrivaine, cofondatrice de la revue littéraire expérimentale La Barre du Jour et du journal féministe Les Têtes de pioche, publiait des recueils de poésie, des romans et des textes théoriques depuis plus de dix ans. Puis, Guilbeault et Brossard invitèrent d’autres écrivaines, comédiennes, artistes et techniciennes à participer à la conception et à la rédaction du texte de La nef des sorcières, à des séances d’improvisation théâtrale et à la création du spectacle. Ces femmes travaillèrent ensemble pendant un an avant la création du spectacle durant la semaine de la Journée internationale de la femme, en mars 1976[9]. La nef des sorcières est donc l’un des premiers exemples de la dramaturgie au féminin formellement contestataire que Clémence Desrochers, Michèle Barrette, Françoise Loranger et Marie Savard avaient annoncée dans les années 1950 et 1960, et que Jeanne-Mance Delisle, Denise Boucher, Jovette Marchessault, Pol Pelletier, Lise Vaillancourt et d’autres femmes allaient développer de façons encore plus radicales, chacune à sa façon, dans les années 1970 et 1980.

La nef des sorcières partit du principe que la représentation scénique authentique des femmes – non moins que leur pleine participation dans toutes les instances de la production théâtrale – ne se réaliserait qu’au moment où la symbolique en entier à l’oeuvre et toutes les facettes du jeu se transformeraient. Cette pièce mit en question non seulement le fond mais aussi la forme et les pratiques de l’institution théâtrale. Elle suggéra, dès le lever du rideau, qu’il fallait douter du bien-fondé de toutes les règles sociales et théâtrales. Au début de la pièce, le personnage de l’Actrice en folie – qui devait jouer le rôle d’Agnès dans L’école des femmes de Molière – a un trou de mémoire. Elle oublie tout : non seulement ses répliques, mais aussi le nom du personnage qu’elle incarne et la pièce même dans laquelle elle joue. En tant que comédienne – et, qui plus est, une comédienne sur scène – dont la fonction est de jouer un rôle fictif, elle n’existe pas : « Au secours, je ne suis plus rien » (Guilbeault et al., 1976 : 17). Les gestes par lesquels elle enlève le masque conventionnel que le répertoire l’avait obligée à porter et qui cachait son vrai visage et son corps – l’Actrice en folie se débarrasse en effet violemment de sa perruque et de ses accessoires – servent à vider la scène théâtrale de sa dimension symbolique canonique. La scène matérielle est réduite à une boîte noire privée de systèmes sémiotiques efficaces. L’Actrice en folie se retire dans sa loge – qui apparaît sur la scène – pour regarder le spectacle expérimental qui est sur le point de commencer. Cette situation dramatique soulève la question de l’efficacité de la réception des oeuvres théâtrales dans un contexte où il est impossible d’avoir recours aux fables, aux textes, aux règles et aux mythes que reconnaissent spontanément les comédiens et les spectateurs. Il incomba aux comédiennes qui suivaient l’Actrice en folie dans La nef des sorcières d’improviser leurs personnages respectifs, et donc leurs histoires, leurs paroles, leurs gestes et leurs actions, sans toutefois tomber dans le piège des stéréotypes, ni se servir de procédés convenus, ni même transformer la scène en tribune. Il fallait que la rencontre reste théâtrale, que l’illusion dramatique se produise et que le public – aussi – accepte de jouer le jeu.

Réception critique : entre hostilité et incompréhension

La réception de La nef des sorcières, lors de sa création en 1976, fut controversée. Cela n’est guère étonnant, étant donné la remise en cause agressive dont la pièce faisait preuve des règles, des codes et des conventions propres à l’institution théâtrale et au discours social normatif ; et étant donné, aussi, l’expérimentation formelle qui était visible sur tous les plans de la pièce et le rôle performatif qu’elle attribuait aux spectateurs. Un public nombreux manifesta son approbation face à ce spectacle original, au point que sa reprise au Théâtre du Nouveau Monde à l’automne 1976 obtint un grand succès, et que le texte publié se vendit bien. Le terrain féministe se faisait accueillant. La traduction anglaise faite par Linda Gaboriau (A Clash of Symbols), fut créée en 1978 au Firehall Theatre à Toronto[10]. Pour Francine Noël, La nef des sorcières était le premier « gros show “féministe” » (1980 : 48). Tout en soulignant l’importance théâtrale et dramaturgique de ce spectacle, Noël rappelait que « sa structure lui est venue de la nécessité ; ce qu’on avait alors à dire, aucune dramaturge ne l’avait encore écrit » (p. 48).

Malgré l’originalité frappante du spectacle peu d’écrivains ou de critiques affirmèrent que le spectacle leur avait plu. L’article de Pierre Vallières, « La nef des sorcières met un point final à l’ère braillarde des Belles-Soeurs » (1976), fut en fait un des seuls comptes rendus positifs du spectacle. La plupart des critiques adoptèrent une attitude très négative. L’essentiel de leurs reproches, de nature surtout idéologique, se dissimulait souvent derrière une version de la déclaration péremptoire suivante : le spectacle n’était pas du théâtre, comme l’illustrent les citations suivantes. Pour André Dionne, Martine Corrivault et d’autres critiques, la thématique féministe était trop saillante, trop forte pour qu’ils apprécient la nouvelle théâtralité du spectacle : « Les sermons n’avaient pas lieu au théâtre si je me rappelle bien » (Dionne, 1976 : 15), raillait l’un ; « Ça me déçoit comme ça me gêne aussi d’employer le mot spectacle pour désigner cette somme de témoignages humains » (Corrivault, 1976 : C7), déplorait l’autre. La franche hostilité d’autres critiques comme Denis Saint-Jacques et Georges-Henri D’Auteuil allait jusqu’à verser dans le langage méprisant. Le titre de l’article de Saint-Jacques indiquait haut et fort que, pour lui, le spectacle ne méritait pas du tout une critique sérieuse : « La nef des sorcières ou les paramécides massacrées » (1976 : 17). De même, dans le texte de D’Auteuil, la condamnation condescendante de la réception enthousiaste de la part des spectatrices et la manifestation de leur plaisir à voir en scène la représentation et l’esthétisation de leurs histoires fut absolue : « À cause du nombre considérable de femmes dans l’assistance et, parfois, des applaudissements frénétiques d’icelles, on se serait cru dans un congrès pour la Libération de la Femme, mais pas du tout au théâtre » (1976 : 124). Par ailleurs, pour Thérèse Arbic, le spectacle échouait à la fois en tant qu’événement théâtral et en tant que plaidoyer pour la justice sociale. Selon elle, les auteures et les comédiennes de La nef des sorcières s’étaient laissé prendre à un piège, car la libération des femmes « doit être située dans une perspective globale de libération collective » (1976 : 27).

Paradoxalement, la réception de la pièce chez les féministes militantes comme Yolande Villemaire fut négative, mais pour des raisons contraires à celles qu’avaient prônées les opposants aux créations féministes. Villemaire et d’autres féministes trouvaient que le spectacle n’était pas suffisamment radical, surtout en ce qui concerne l’acte de montrer les vrais corps désirants de femmes : « Le corps peut être subversif. Mais l’énergie libidinale déserte la plupart de ces statues. J’ai rarement vu un spectacle où il y a si peu d’intensité physique. Le corps collectif du désir des femmes n’est visiblement pas à bord. On le joue mais il n’est pas là » (Villemaire, 1976 : 20). Ce qui est évident dans les jugements négatifs des experts, c’est que le déplaisir qu’ils éprouvaient pour des raisons idéologiques se dissimulait derrière un jugement de valeur esthétique et théorique dont ils ne doutaient pas du bien-fondé : aux yeux de ces critiques et spécialistes, La nef des sorcières n’était tout simplement pas du théâtre. Ils restaient insensibles à la beauté artistique du spectacle ; l’impact dramatique ne se produisit pas pour eux en tant que récepteurs du spectacle puisqu’ils jugeaient de la valeur et de l’intérêt théâtraux de la représentation selon les normes du genre dont ils avaient l’habitude. Or, ces normes, par leur nature même, excluaient la possibilité de présenter en scène les vraies expériences des femmes ou leur capacité d’agir et de parler, comme l’illustrent les citations mises en épigraphe en tête de cet essai. Les critiques ne voyaient pas la façon dont les conventions du genre et de la pratique théâtrale entérinent des présupposés sexistes, voire misogynes, et déterminent le sens de ce qu’on entend habituellement par le concept de théâtralité.

La théâtralité et la fonction spectatorielle

Que faut-il entendre par la notion de théâtralité ? Je dirais, dans un premier temps, que ce concept désigne le processus par lequel un événement fictif passe la rampe et est reçu par un auditoire qui le trouve signifiant, et ce, même s’il existe un dissensus par rapport à son message. En d’autres mots, il y a théâtralité s’il se produit un partage entre la scène et la salle (ou des espaces équivalents) de valeurs, de connaissances, de discours, de mémoire et de conventions formelles. Ce partage est effectué par le regard et l’écoute du spectateur. S’il ne se produit pas, le spectacle – même s’il continue de se donner à voir et à entendre – ne fonctionne plus théâtralement. Le phénomène de l’illusion théâtrale ne se produit pas et le spectacle n’est pas reçu comme une invitation à entrer dans le domaine de la fiction, du désir et de l’imaginaire. Dans le théâtre expérimental, le pacte entre scène et salle reste opératoire seulement quand la création dramatique n’ouvre pas trop de brèches dans l’horizon d’attente du public. Cet horizon détermine les limites qui entrent en jeu dans toute forme d’expérimentation. S’aventurer trop loin hors des frontières esthétiques, éthiques et conceptuelles collectivement reconnues risque de rompre le pacte et d’annuler le partage.

Le théâtre des quatre dernières décennies montre clairement que la représentation des expériences des femmes et des rapports entre femmes (dans une perspective qui ébranle la stéréotypie fondée sur le genre sexué) a tendance à être rejetée par la majorité du public. Le plus souvent, ce rejet se justifie – dans le discours critique professionnel et universitaire – non par la reconnaissance des traces du patriarcat dans le système de représentation théâtral et dans la société, mais par le renvoi à des critères dits artistiques qui se donnent pour universels. Un tel jugement de valeur cache – à la vue de ceux et de celles qui aiment le théâtre – le rôle déterminant que les idéologies sexistes jouent dans l’établissement du répertoire et des critères d’excellence (sur les plans de l’interprétation, de la scénographie, de l’écriture). Il semble qu’au lieu de s’ouvrir aux nouvelles formes théâtrales ou de considérer les propositions du théâtre au féminin en tant qu’initiatives expérimentales méritant qu’on leur porte attention, les directeurs artistiques, les metteurs en scène, les critiques et autres spécialistes passent trop rapidement à l’oukase !

La participation active des spectateurs, en tant que cocréateurs et non en tant que simples auditeurs, reste primordiale dans la dynamique intrinsèque de la théâtralité. C’est, du moins, ce que soutient Josette Féral dans le « Foreword » qu’elle a joint au numéro – qu’elle a dirigé – de la revue SubStance consacré à la notion de Theatricality. Dans ce texte elle insiste sur « la conviction partagée [par tous les auteurs du numéro] que le rôle du spectateur est indispensable à une définition adéquate de la notion de théâtralité, puisque le phénomène théâtral est reconnu et mis en pratique uniquement par la présence de celui-ci » (Féral, 2002 : [1][11]). Comme la théâtralité est un processus dynamique et non une essence, c’est par leur rôle actif que les spectateurs font démarrer ce processus dans l’imaginaire collectif : « la théâtralité n’est pas une propriété, une qualité (au sens kantien) qui appartient à l’objet, au corps, à l’espace ou au sujet. Elle n’est pas une propriété préexistant dans les choses. […] Elle ne se saisit qu’en tant que processus » (Féral, 2002 : [12]). Si les spectateurs ne jouent pas ce rôle, la théâtralité n’existe pas, et le « phénomène théâtral » dont parle Féral ne se produit pas. Dès lors, l’espace théâtral restera vide d’un point de vue sémiotique, et les paroles qui s’y énonceront ressembleront à des discours tout court plutôt qu’à un dialogue dramatique entre la scène et la salle. Les critiques qui déclarèrent à plusieurs reprises que La nef des sorcières n’était pas du théâtre suggéraient implicitement que les auteures de la pièce avaient transformé la scène en tribune. Malgré l’importance du commentaire social dans la pièce, j’insiste pour souligner ici que cette pièce est, par l’articulation originale de sa forme et de son fond, un texte théâtral, du fait même que ce dernier cherche à se démarquer par rapport aux pratiques théâtrales jugées conformes. C’est par le théâtre que les auteures et les comédiennes mettaient en cause le théâtre tel qu’on le connaissait à l’époque. Cette approche est claire dès le premier monologue où l’Actrice en folie entre en scène, dirigée par la « voix off du régisseur » (Guilbeault et al., 1976 : 15) vers le rôle d’Agnès dans L’école des femmes de Molière : cette création collective au féminin est une invitation au jeu, c’est-à-dire une invitation à de nouveaux jeux dans un espace scénique transformé en espace vide et disponible.

Ouverture : « Une actrice en folie » sur le seuil d’une nouvelle scène

Le texte de Luce Guilbeault, « Une actrice en folie » (Guilbeault, et al., 1976 : 14-20, 51-55), indique qu’avant l’entrée en scène de l’Actrice, l’auditoire doit entendre, provenant des coulisses, en plus de la « voix off du régisseur », des « bruits de portes, de pas, d’orchestre qui s’accorde » (p. 15). Guilbeault utilise ici le procédé du théâtre dans le théâtre à des fins expérimentales. La tension entre les deux pièces, imbriquées l’une dans l’autre, est extrême. L’école des femmes de Molière représente (symboliquement et matériellement) tout ce qui fait écran au [t]héâtre-femmes (Barrette et al., 1980) qui est sur le point d’émerger. Pour que la pièce encastrée (La nef des sorcières) paraisse, il faut que le cadre éclate, c’est-à-dire que L’école des femmes s’éclipse. Aucune intégration de celle-là dans celle-ci n’est concevable, tant leurs substances sont différentes. L’auteure-comédienne en a marre, jusqu’au point de sombrer dans la folie[12], de créer des rôles de jeunes vierges belles, sous le contrôle des hommes. L’éclairage inversé au départ entre la scène et la salle souligne aussi la nature expérimentale du spectacle et sert à impliquer le public dans l’action de la pièce : « La lumière est encore allumée dans la salle. Noir sur la scène » (p. 15). Les indications scéniques montrent que la scène et la salle doivent rester dans le noir pendant quelques instants pour annoncer la thématique de la pièce, celle de la libération : « Le mot “sortie” en rouge s’allume sur la scène dans le noir » (p. 15). Au cours du spectacle, il s’agira justement de sortir le texte des normes de la dramaturgie et de la théâtralité traditionnelles, et, en même temps, de faire sortir les personnages des chemins (théâtraux) battus, puis de libérer les comédiennes des rôles féminins stéréotypés qu’on leur impose habituellement.

La nef des sorcières, collectif, production du Théâtre du Nouveau Monde, 1976. Photographe : André Le Coz. Sur la photo : Michèle Craig.

Source : Théâtre du Nouveau Monde

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La voix off d’Arnolphe de L’école des femmes fait écho à celle du régisseur. L’optique parodique et subversive du spectacle met en évidence l’aspect oppressant des répliques d’Arnolphe, qu’un contexte théâtral conventionnel présenterait comme comiques. Les voix off du régisseur fictif et du personnage d’Arnolphe font ainsi entendre au tout début de La nef des sorcières les normes culturelles masculinistes qui prévalent au théâtre, et que les créatrices de l’oeuvre vont refuser de respecter. Ces mêmes normes tiennent pour acquis que, d’une part, les personnages masculins sont des agents qui poursuivent un objet qu’ils désirent, souvent concrétisé par la figure de la Femme dans le symbolisme patriarcal ; et, d’autre part, que les personnages féminins se caractérisent par leur beauté, leur passivité et leur absence de désir : « Sois belle et tais-toi / Femme » (p. 18). Cette petite scène par laquelle démarre La nef des sorcières résume succinctement le conflit dramatique qui se jouera dans les répliques des sorcières, déchirées qu’elles sont entre les rôles étouffants, institutionnellement sanctionnés, qu’elles sont censées jouer, et la résistance qu’elles entretiennent face à ces rôles en prenant le risque d’une liberté de parole encore inédite.

L’Actrice en folie entre en scène portant le costume qui convient à la jeune vierge de L’école des femmes : « Agnès est habillée en costume d’époque, perruquée, une ombrelle à la main. Elle est en blanc » (p. 16). Bien qu’elle soit certaine d’avoir appris son texte par coeur, l’Actrice a un trou de mémoire. Elle ne trouve pas la bonne réplique à la question d’Arnolphe : « Quelle nouvelle ? » (p. 16) Incapable de reprendre le fil du texte ni même de décider de quel texte ou de quel personnage il s’agit – les rôles féminins du répertoire se ressemblant tellement ! –, elle devient en colère. Elle comprend d’un coup qu’elle ne veut plus jouer ce rôle passif conventionnel, et le rejette avec force : « non, je le ferai pas, je ne le ferai pas le strip-tease, je ne le ferai pas » (p. 17). Elle prend conscience du violent lavage de cerveau que le système patriarcal lui fait subir depuis longtemps. Elle refuse avec virulence cet abus :

M’écoeure.
Je crois ce que je dis parce que je le dis par coeur.
Bam, bam, bam dans la tête, les mots
Avec le grand marteau pénis.

p. 17

L’Actrice enlève alors la perruque et dégrafe la robe qui lui enserre le corps, et affirme ainsi l’évidence même de sa présence matérielle et corporelle. Elle n’est pas que la création de l’autre :

L’ACTRICE est morte d’un blanc, enfin.
Elle qui savait tout par coeur
Elle a eu un blanc.
Elle s’est montrée telle quelle.

p. 19

C’est là un geste capital qui oriente le sens de l’action dramatique commune aux sept monologues : la rupture d’avec les répliques, la place et les rôles créés pour toutes les femmes par les discours d’une société patriarcale qui inventa la Femme à ses propres fins et selon ses fantaisies en tant que groupe dominant. Le point de départ de chacun des monologues de la pièce est un blanc figuratif, c’est-à-dire l’oubli brusque des répliques et du rôle stéréotypés que chaque femme avait appris par coeur – oubli qui permettra qu’elle se montre « telle quelle ». En prenant compte de leur aliénation, chaque femme efface la base même de son identité imposée, conventionnelle et contraignante à l’extrême. Il y a la ménopausée dont, autrefois, le sang menstruel était signe de honte (à la différence du sang des hommes, codé depuis toujours comme signe glorieux et héroïque) et que, paradoxalement, on méprise maintenant parce que le sang ne coule plus (« Le retour de l’âge ») ; l’ouvrière célibataire, marginalisée par la norme du mariage obligatoire, qui travaille douloureusement jour et nuit au service de sa famille et de ses employeurs (« L’échantillon ») ; la fille « qui en a assez de se faire belle et d’attendre l’homme » (Saint-Martin, 1992 : 22) ou de se vendre (« La fille ») ; la lesbienne qui, au départ, risque de reproduire les structures dévastatrices de l’hétéronormativité dans ses rapports homosexuels (« Marcelle ») et qui finit par exprimer violemment son refus de « la soumission aveugle des mères » (Saint-Martin, 1992 : 22) et par célébrer la jouissance (sensuelle et sexuelle) de son corps de femme (« Marcelle II ») ; et, enfin, l’écrivain, qui exprime dans son monologue, aussi violent que celui de la lesbienne, la pleine légitimité de la parole des femmes, l’urgence de la solidarité féminine et le pouvoir de l’écriture entre les mains des femmes, de refaire les formes de la culture (« L’écrivain »).

Ce sera par la parole et l’écriture que ces sorcières s’embarqueront sur leur nef fabuleuse. Du cri de la ménopausée, qui « sor[t] du monde du silence » (Guilbeault et al., 1976 : 21) aux derniers mots de l’écrivain : « J’apprends, j’apprends. Je parle » (p. 80), le fait de s’emparer des mots pour faire sens pour soi-même est mis en valeur. La façon dont leurs paroles se font écho, chacune dans son propre registre, instaure un réseau d’images qui se ressemblent, tisse les fils d’un rituel scénique puissant. Les personnages sont tiraillés entre la difficulté d’être et leur désir de sortir des carcans imposés – d’où une tension incessante entre une série de blancs et des propositions inquiètes ou agressives face aux possibilités qu’offre l’avenir. L’exposition répétée de ces situations tendues structure, de fait, l’action dramatique de la pièce, et transforme la succession de monologues – apparemment disparates – en un processus expérimental, par le sujet féminin, de prise en charge de soi et de ses rapports à l’Autre. Le spectacle accumule ainsi les signes de rupture pour casser le moule patriarcal. L’énorme défi que les sorcières doivent ainsi relever, c’est de convoquer, en aval de cette rupture, d’autres éléments symboliques que les spectatrices/spectateurs et les lectrices/lecteurs reconnaîtront, et à partir desquels d’autres processus (d’expression et de signification), ou d’autres pratiques (dramaturgiques, théâtrales et sociales) pourront s’élaborer.

Re-sémiotisation de l’espace dramaturgique et scénique

Une fois affranchie des répliques et des personnages de L’école des femmes, l’action de La nef des sorcières continue cependant d’être nourrie par la tension entre les discours théâtraux que représente la pièce de Molière, et les paroles et le jeu des femmes de La nef des sorcières. Les injonctions en provenance du discours dominant reviennent sous plusieurs formes tout au long de la pièce : à certains moments, dans les paroles mêmes de ces personnages qui – pendant trop longtemps – apprirent par coeur leur rôle subalterne ou qui se souviennent d’expériences désagréables ; et, à d’autres moments, « en voix off, médecin, régisseur, psychiatre : voix de la culture, de l’endoctrinement » (Saint-Martin, 1992 : 21). Il n’est pas possible qu’un spectacle sorte entièrement de la théâtralité telle que le public la conçoit : « De fait, nous sommes convaincue que toute représentation est nécessairement inscrite dans la théâtralité » (Féral, 2002 : [4]). En plus, il n’est jamais facile de sortir du rôle normatif que la société et la culture construisent pour l’individu. Pour les sorcières, il s’agit à la fois de déconstruire les structures symboliques du théâtre dominant et de repenser leurs rôles dans cet espace nouvellement disponible, sans se départir entièrement des codes reçus. Nous avons déjà vu que c’est par ces codes que la communication et la reconnaissance du « phénomène théâtral » (p. [1]) peuvent se produire au théâtre.

Au moment où l’Actrice en folie assume son trou de mémoire, elle annonce la difficulté de continuer de jouer selon les règles du théâtre traditionnel. En refusant de jouer le jeu et de donner la bonne réplique, elle se trouve chassée de l’espace cohérent et signifiant du lieu scénique : « Au secours, je ne suis plus rien » (Guilbeault et al., 1976 : 17). Toute certitude identitaire – si factice qu’elle soit – s’effrite alors. Est-ce qu’elle peut exister pour de bon ? L’Actrice fictive se lance dans une vérification de son identité : son nom, son corps, ses actions et ses sensations. Elle oscille entre une certitude existentielle et un doute ontologique total. Elle cherche ses mots et ses gestes, tout en prenant conscience de la matérialité et des perceptions de son propre corps sexué. Par ses actions, par exemple en s’asseyant « en position de pipi » (p. 18), et par ses mots adressés directement aux spectatrices et spectateurs, elle attire l’attention sur la corporéité indéniable des femmes, et sur le fait que le mythe de la beauté des femmes est factice :

Je vous regarde.
Vous regardez mon visage.
Vous voyez cent visages collés l’un devant l’autre.
Mon visage ?
Non.
Je vous donne un visage-trou. [...]
Vous regardez mon corps.
Mon corps ? (ELLE SE RELÈVE LOURDEMENT.)
Non, un corps déguisé, corseté, creusé
à la taille, allongé ou ramassé suivant
l’emploi.

p. 18-19

Donc, le spectacle va continuer, mais dans un espace théâtral sémiotisé différemment. Les structures, les conventions et les codes de ce nouvel espace sont loin d’être évidents. Les autres personnages suivent l’exemple de l’Actrice réfléchissant sur qui elles sont et en affirmant la réalité matérielle de leur corps et de leur voix. Elles parlent et se déplacent. Dans l’absence de règles théâtrales qui offrent des modèles par lesquels les histoires et les mémoires de ces femmes pourraient être représentées sans être déformées par les tabous du patrimoine canonique, les comédiennes se trouvent obligées de s’exprimer simultanément sur deux longueurs d’onde différentes : celle du récit du réel vécu par chacun de leurs personnages et celle de l’expérimentation théâtrale par le jeu. Le jeu théâtral sert, ici, de moteur à la quête identitaire. Les personnages-comédiennes se dédoublent pour mieux réfléchir à leur situation et à leurs expériences. Les frontières entre les personnages, les comédiennes et les écrivaines s’estompent. Lors du spectacle, le décor formellement dépouillé de Marcelle Ferron[13] marquait, par l’emploi frappant de miroirs, l’urgence pour les femmes de se regarder en face, afin qu’elles puissent mieux voir ce qu’il y a derrière les images figées et trompeuses, engendrées par les stéréotypes. Cette remise en question radicale des codes reçus concernant l’image, la parole et le jeu des actrices reportait sur les membres du public la responsabilité de réfléchir, eux aussi, à leur propre rôle, alors que le « phénomène théâtral » se déroulait dans un lieu scénique non sexiste.

Comme déjà mentionné, le texte indique que l’Actrice s’adresse directement au public pour que les spectateurs et les spectatrices se posent des questions au sujet des automa-tismes perceptifs que le patriarcat impose à la représentation théâtrale, en particulier ceux concernant le visage et le corps des femmes. Quelles sont les réalités des femmes dissimulées derrière les multiples déguisements que les conventions les obligent à porter ?

Le reste du spectacle sera une première exploration de ce qui se révèle quand tombent quelques-uns des masques et des costumes millénaires qui cachent le visage et le corps des femmes. Le texte indique que la comédienne Luce (persona de l’auteure, comédienne et metteure en scène de La nef des sorcières) reste en scène à regarder le déroulement du spectacle, comme une spectatrice de tous les autres monologues, mais en étant au sein même de la diégèse. Elle reste ainsi une réceptrice sympathique du spectacle et une participante impliquée, même pendant l’entracte, et elle revient au début de la deuxième partie pour refuser définitivement le rôle d’Agnès et terminer le monologue qu’elle avait amorcé en début de spectacle. Sa situation, à la fin de la deuxième partie de son monologue « sur le balcon » (p. 55), met en évidence la prise de conscience identitaire qui s’est produite, et sa nouvelle situation ambiguë – une situation d’écoute à la frontière de deux espaces symboliques : l’espace symbolique normatif et l’espace symbolique au féminin en train de naître devant ses yeux :

Agnès, quelle nouvelle ?
J’étais sur le balcon
Ni dedans
Ni dehors.
Luce, quelle nouvelle ?

p. 55

Pour sa mise en scène de La nef des sorcières, Luce Guilbeault choisit en outre de laisser en scène toutes les comédiennes durant toute la représentation. En écoutant les monologues des autres personnages, les comédiennes se plaçaient toutes entre la parole et le silence, entre la lumière et la noirceur, entre un état passif (celui de personnage) et un état actif (celui de comédienne). Cette orientation artistique du spectacle soulignait la complicité discrète – mais néanmoins avérée – entre toutes les femmes créatrices, toutes « sur le balcon », même si l’aire de jeu de chacune n’était éclairée qu’au moment où l’actrice proférait son monologue. C’était la représentation visuelle de l’alternance entre l’isolement – « Chacune isolée dans son monologue » (p. 7) – et la solidarité virtuelle entre elles : « J’exhibe pour moi, pour nous, ce qui nous ressemble. J’écris et je ne veux plus faire cela toute seule. Je nous veux. Faire craquer, grincer, grincher l’histoire » (p. 75).

Les écrivaines et les comédiennes de La nef des sorcières osèrent ainsi jouer avec la peur de se lancer dans des espaces sans points de repère symboliques. Par leur énergie pulsionnelle, leurs paroles, leurs expériences personnelles, leur présence matérielle, leurs gestes d’ostentation, leurs façons d’interpeller le public, elles arrivèrent à inventer un jeu percutant et à faire miroiter les fragments d’une mémoire collective. Aussi produisirent-elles de nouveaux signes, de nouveaux langages. Elles traversèrent ensemble le miroir de la théâtralité pour entrer dans le champ de la performance, champ expérimental qui était en pleine éclosion dans les années 1970 :

La performance apparaît ainsi comme une forme d’art dont l’objectif premier est de défaire les « compétences » (théâtrales essentiellement). Ces compétences, elle les réajuste, les redispose dans un déploiement désystématisé. On ne peut éviter de parler ici de « déconstruction » mais au lieu qu’il s’agisse d’un geste « linguistico-théorique », il s’agit là d’un vrai geste, une gestualité déterritorialisée. Comme telle, la performance pose un défi au théâtre et à toute réflexion du théâtre sur lui-même. Cette réflexion, elle la réoriente en la forçant à l’ouverture et en la contraignant à une exploration des marges du théâtre.

Féral, 1985 : 138

On pourrait facilement appliquer l’analyse de la performance (comme nouveau genre scénique) de Féral à l’approche du jeu « déterritorialisé » dans La nef des sorcières. En effet, comme l’avance Jeannie Forte, de nombreuses artistes et actrices féministes ont privilégié, depuis les années 1970, les formes ouvertes et peu codées de la performance pour créer les approches gestuelles et corporelles par lesquelles elles comptent subvertir les conventions et les codes piégés de la théâtralité dominante, non moins que les systèmes de représentation qui la sous-tendent, du fait même qu’ils restent imprégnés de leurs origines patriarcales :

En tant que stratégie déconstructive, l’art de la performance au féminin est un discours de l’Autre transformée préalablement en objet […]. Cette déconstruction provient de la conscience que c’est la « Femme », en tant qu’objet, en tant que catégorie culturellement construite, qui sert de fondement au système occidental de la représentation […]. [C]ette « altérité » est nécessaire à la représentation […]. En effet, puisque c’est ainsi que fonctionne la représentation, les vraies femmes sont transmuées en une absence au sein de la culture dominante. Pour parler, elles sont obligées ou d’assumer un masque […] ou d’entreprendre le démasquage de l’opposition même dans laquelle elles sont l’opposante, l’Autre.

Forte, 1990 : 252[14]

En faisant se poser la question « Quelle nouvelle ? » (Guilbeault et al., 1976 : 16) à l’Actrice en folie, le texte de La nef des sorcières jette automatiquement le discrédit sur la pièce L’école des femmes, et, partant, interroge la faisabilité d’un théâtre au féminin. La puissance performative de la théâtralité reste-t-elle accessible si les règles qui structurent et sémiotisent le lieu scénique – et rendent possible la communication entre les personnages ainsi qu’entre la scène et la salle – tombent à l’eau ? Si les femmes ne jouent plus les rôles traditionnels et stéréotypés, qui sont-elles ? Sont-elles encore des sujets ? Si oui, quels objets de désir sont-elles en mesure de nommer ? Dans quels lieux peuvent-elles se présenter et se représenter comme des êtres humains à part entière ? Y a-t-il, pour elles, des rôles dramatiques autres : des répliques convenables ; des gestes, des actions, des relations et des costumes différents ? Le théâtre, tel qu’on le connaît, est-il inéluctablement phallocentrique du simple fait que les conventions et les structures traditionnelles sont déjà porteuses d’histoires et d’idéologies masculines avant même de les mettre en pratique dans un spectacle spécifique ?

Retour sur une décennie de créations féministes et sur le blocage qui s’en est ensuivi

Les questions que je viens d’évoquer ont été accompagnées par un sentiment de grande urgence dans les années 1970 – une décennie au cours de laquelle plusieurs créations collectives féministes furent créées, pendant que des dramaturges féministes produisirent des pièces d’une grande originalité et que le Théâtre expérimental des femmes fut fondé par Pol Pelletier, Louise Laprade et Nicole Lecavalier. L’engagement des femmes dans la lutte pour l’égalité avec les hommes et la justice fut relayé par des artistes, comme celles de La nef des sorcières, qui revendiquèrent le droit de fantasmer, d’écouter la voix de leur propre désir, de représenter leur corps sous une lumière qu’elles trouvaient convenable et de se faire emporter par la richesse de leur imagination, trop longtemps étouffée : « Je crois à cette liberté […] la liberté d’imaginer. […] Courir le risque d’imaginer. Prendre le risque de l’imaginaire » (Marchessault, 1982 : 107-108). Lynda Burgoyne, à l’égard du théâtre de Jovette Marchessault, fit état d’« une façon différente d’aborder la vie, l’amour, la mort, la littérature ; un nouveau rapport avec l’univers » (1990 : 117). Francine Noël, qui reconnaissait volontiers l’énormité de la tâche, put écrire un « plaidoyer » (1980 : 23) pour transformer la représentation de la femme au théâtre. Sans le « changement de mentalités » (p. 48) qu’elle appelait de tous ses voeux, les spectateurs et les spectatrices ne seront pas en mesure de jouer leur rôle essentiel, celui de reconnaître le « phénomène théâtral », quand il s’agit d’une nouvelle théâtralité au féminin :

[D]es groupes de recherche essaient de trouver un remplacement à la vieille imagerie encore vivace. Il s’agit ni plus ni moins que d’inventer – ou de retrouver – de nouveaux rythmes de travail et de représentation, une organisation spatiale différente, bref, un nouveau discours scénique qui ferait place au féminin. […] Une nouvelle esthétique se dessine donc faisant place à cette part de nous qui a été tue pendant des siècles, domptée, civilisée et affirmant nos droits : droit de rire et de pleurer sans être taxées d’hystériques, droit au repos, droit à la beauté, mais surtout à une redéfinition de la beauté, droit de disposer de nos corps et de nos esprits, droit à l’amour aussi, mais avant tout, droit à un changement des mentalités.

p. 46 et 48

Pol Pelletier, une femme de théâtre extraordinaire, a déjà consacré plus de trois décennies à inventer ce « remplacement à la vieille imagerie encore vivace ». Son travail artistique a porté à la fois sur le corps et la psyché, afin de régénérer l’imaginaire féminin et, plus largement, celui de la culture occidentale en crise. Sa trilogie – composée de Joie, Or, et Océan[15] – est représentative de la passion qui l’a motivée depuis l’époque de La nef des sorcières, mais aussi de la difficulté – peut-être insurmontable – qui se présente lorsqu’il est question de changer le jeu et les conditions de production déterminant les cadres actuels de la théâtralité.

Malgré toutes les indications encourageantes attestant l’émergence d’un « [t]héâtre-femmes » (Barrette et al., 1980) et d’une dramaturgie au féminin au cours des années 1970 au Québec, ce corpus demeure aujourd’hui marginal et dans un état précaire[16]. Bien qu’il ait exercé une influence importante sur les pratiques scéniques et dramaturgiques, les pièces féministes ne sont toujours pas parvenues à prendre leur place dans le mainstream du théâtre contemporain ni dans le volet expérimental. Elles n’ont pas, non plus, débouché sur une transformation majeure des codes, des conventions et des valeurs prônées par les militantes dans les années 1970 et 1980[17].

Il semblerait que, de nos jours, on soit capable d’accepter que les femmes-dramaturges, les comédiennes et les metteures en scène parlent en leur nom propre, mais à condition qu’elles ne sortent pas des chemins battus, qu’elles ne s’organisent pas entre elles et qu’elles ne prétendent surtout pas à une expérimentation scénique au féminin. Le public actuel a rarement vu les spectacles du théâtre-femmes depuis 1970, et il ne sait donc pas quels sont les enjeux de l’expérimentation théâtrale au féminin. Encore aujourd’hui, les pièces et les spectacles de femmes sont classés à part par les experts du théâtre, comme si cela allait de soi, en présupposant que le féminisme impose une obédience qui rend impossible la pleine liberté artistique.

Dès les années 1980, Josette Féral et Lucie Robert analysèrent, dans une perspective dramaturgique, la question d’une critique (journalistique et universitaire) faisant l’impasse sur les expériences et la voix des femmes (Féral, 1982 ; Robert, 1983, 1997, 2000). Elles se penchèrent en l’occurrence sur la même problématique qui a traversé La nef des sorcières : l’interaction de la parole, du jeu et de l’écriture. Qu’il s’agisse des auteures et des comédiennes de La nef des sorcières ou même des critiques féministes, il n’est pas difficile de relever les exemples des obstacles qui se sont dressés face à la représentation des expériences et des imaginaires des femmes. Mais la tâche de surmonter ces éléments problématiques est énorme. Comme l’Actrice en folie, en attente dans sa loge, le défi de re-sémiotiser la scène, de remplir le vide conceptuel de la boîte noire produit par l’évacuation de tout un système symbolique, de trouver ou d’inventer de nouveaux jeux, s’avère intimidant et, pour le moins, exigeant (et cela, surtout dans un contexte économique qui ne favorise pas l’expérimentation).

Féral, à cet égard, insiste sur la nécessité que l’écriture dramaturgique et scénique au féminin poursuive ses recherches, sous peine d’avoir affaire à une

[…] écriture toujours au masculin si elle ne fait pas éclater le discours établi […] mais il nous manque encore les instruments critiques pour juger cette « différence » sinon pour la penser, pour déterminer où et comment elle se joue, pour savoir même si dans l’état actuel de la critique féministe, elle peut même déterminer quelles seraient les voies qu’elle pourrait suivre. Recherche qui repousse toute normativité et se propose d’explorer les orientations possibles d’une nouvelle écriture propre aux femmes.

1982 : 281

Par l’attention qu’elle prête notamment au travail de Pol Pelletier, Féral souligne l’importance incontournable du jeu dans tout projet de transformation d’un théâtre qui perpétue ses traditions patriarcales, telles qu’elles se manifestent dans la dramaturgie, l’enseignement, la critique, le discours critique et la culture ambiante :

[J]e demeure […] convaincue que la pratique du jeu, et la formation de l’actrice (ou de l’acteur) qui y est liée, sont nécessairement influencées par le sexe et le genre de l’artiste, non que ce déterminisme soit toujours conscient, mais il tient à un réseau de raisons multiples qui relèvent autant de la biologie de l’individu que de la société, de l’époque que de l’expérience de vie que chacun peut avoir.

1997 : 112

Insister sur le jeu, c’est insister avant tout sur le corps en action, sur les rapports entre le corps et le mental, sur la performance de l’artiste :

Pol Pelletier réclamait un corps d’action où le corps est occupé non à se laisser regarder mais à faire quelque chose.

[…]

Ce qui est donné ici dans cette première constatation [...] c’est d’une part l’importance d’orienter le regard de l’autre non vers soi comme objet mais vers l’action qu’on performe, d’autre part l’importance primordiale du corps qui l’accomplit.

p. 113

C’est ce qu’avaient déjà mis en évidence les monologues de La nef des sorcières. Quand le « blanc » (Guilbeault et al., 1976 : 16) se produit, l’Actrice en folie et les autres personnages à sa suite rejettent, par leur parole critique et leur dévoilement ontologique, perruques et costumes contraignants. Elles parlent et, dès lors, font montre de leur corps désirant, prêt pour l’action, qui n’a rien à voir avec le mythe de la beauté féminine. Le texte publié de La nef des sorcières ne donne toutefois que peu d’indications précises sur de nouveaux jeux à inventer. La captation vidéo de la pièce montre, en revanche, l’importance du faire, c’est-à-dire la place accordée au corps et à l’action scénique, selon une approche que la metteure en scène et les comédiennes ont cherché à imprimer aux mots de l’écriture. Le moment, par exemple, où Louisette Dussault – dans le rôle de la fille – mit spontanément à nu son corps et le regarda comme si c’était la première fois qu’elle l’avait vraiment vu, est particulièrement émouvant et révélateur.

Dans les années 1970, Pol Pelletier avait déjà théorisé – et de façon brillante – la transformation du jeu théâtral des femmes, ce qu’elle développa et mit en pratique avec d’autres femmes au Théâtre expérimental de Montréal et au Théâtre expérimental des femmes. Ses conceptions comportaient aussi des critiques sur la formation professionnelle des comédiennes, qui mine leur corps et leur esprit, bloque leur énergie vitale, censure leurs forces pulsionnelles, et les prive d’une prise de possession de l’espace matériel et sémiotisé qui les entoure :

La préoccupation première de la comédienne ne doit pas être « on me regarde », mais d’abord : « je regarde ce que je fais, je suis toute entière rassemblée autour de ce que je fais »… c’est parce qu’il y a une concentration, une telle présence dirigée sur l’action à faire que le public est captivé par la comédienne.

Pelletier, 1982 : 12

Il n’est pas suffisant de « nettoyer » le corps des femmes. Il faut informer la chair avec d’autres références, d’autres modes de rapport avec soi et avec le monde extérieur… Il faut… une culture de femmes. Passer d’un univers symbolique où la femme est un être de second ordre, toujours « au service de », à un univers symbolique où la femme est en pleine lumière et en pleine puissance.

p. 15

Pour amener le corps des femmes à une espèce de neutralité, de vide tout-puissant, il faut l’entraîner à la puissance. […] Pour changer le corps il faut changer la tête.

p. 16

Un deuxième élément que je veux développer : ce que j’appelle « l’imaginaire du corps ». Lorsqu’on retrouve l’état sauvage, lorsqu’on se libère de la peur, le corps manifeste de très grandes capacités d’invention.

p. 19-20

Il me semble possible d’affirmer que La nef des sorcières, par les questions qu’elle a soulevées, a servi de tremplin à l’approfondissement des réflexions de Pol Pelletier sur le devenir du théâtre au féminin. Ce spectacle a permis la concrétisation d’avancées cruciales, tant en ce qui concerne le jeu théâtral des femmes qu’en ce qui touche au vaste champ d’une nouvelle théâtralité au féminin. Dans une telle perspective, La nef des sorcières constitue sans nul doute une manifestation remarquable en termes d’expérimentation théâtrale, une fois admis que cette production ne pouvait résoudre toutes les contradictions dont elle était porteuse.

Remarques conclusives

Il est maintenant nécessaire de revenir sur la réception critique faite au texte et au spectacle, réception qui ne classa pas la pièce dans le champ du théâtre expérimental et qui, à de nombreuses reprises, refusa même de l’inclure dans la catégorie du théâtre. Il est évident que beaucoup de spectateurs, et même des spectatrices, ne reconnurent pas sur-le-champ le « phénomène théâtral » auquel on les invitait à participer, ni ne le saisirent comme processus artistique. Comment expliquer le peu d’intérêt manifesté à l’égard des qualités théâtrales de La nef des sorcières et de sa subversion des conventions et du répertoire théâtraux ?

En guise de réponse hypothétique à cette question, il est utile de réfléchir au rôle du spectateur discuté par Josette Féral dans son « Foreword » du numéro spécial consacré à la Theatricality, et que j’ai mentionné plus haut. Ce numéro porte non seulement sur la théâtralité, mais aussi sur « la notion de théâtralité dans sa relation avec le concept de performativité » (Féral, 2002 : [1]). Féral réunit les réflexions de nombreux théoriciens selon lesquels la théâtralité – qui « inscrit la scène dans une sémiologie signifiante » (p. [2]) – est « liée à des structures pré-déterminées » (p. [5]), et relève « de signes, de codes, de processus, de rhétorique, qu’identifie ensuite le spectateur » (p. [6]). Pour sa part, la performativité « inscrirait [le spectacle] dans les réseaux pulsionnels » (p. [2-3]). Suivant cette conception, on pourrait dire que les auteures et les comédiennes de La nef des sorcières furent amenées à affranchir leurs personnages des structures reçues de la théâtralité normative pour que leurs figures féminines entrent dans des réseaux pulsionnels où, par leurs performances, elles trouvèrent leur identité. Dès lors, ce fut par le performance art qu’elles ré-inventèrent ce que Féral appelle le « phénomène théâtral ».

Ce fut par la performativité, c’est-à-dire par une énergie pulsionnelle, que les créatrices de La nef des sorcières ouvrirent un espace nouvellement sémiotisé et donc théâtralisé. Or la définition – donnée par Féral – de la théâtralité et de ses structures constitutives insiste sur le fait que le théâtre n’est pas une simple question de codes, mais – au contraire – qu’il doit ses qualités esthétiques à la performativité, qui en est une modalité essentielle : « la notion de théâtralité n’est viable que si le concept intègre la notion de performativité dans son fonctionnement comme une de ses dimensions » (p. [6]).

Féral termine son texte en traitant de l’existence de trois « clivages » (p. [8-10]) au théâtre, clivages essentiels qui expliquent le processus de perception particulier du spectateur théâtral et le plaisir de celui-ci quand il joue un rôle actif et participatoire : « le rôle du spectateur est indispensable à une définition adéquate de la notion de théâtralité, puisque le phénomène théâtral est reconnu et mis en pratique uniquement par la présence de celui-ci » (p. [5]). Ces clivages portent tous sur la dualité fondamentale de l’expérience théâtrale, entre l’espace du quotidien et l’espace de la représentation, entre la réalité et la fiction, puis entre le symbolique et l’instinctif. Ce troisième clivage entre le symbolique et l’instinctif « touche particulièrement l’acteur » que le spectateur voit « à la fois [comme] le sujet qu’il est et la fiction qu’il incarne » (p. [9]). C’est une telle contradiction entre la subjectivité et la fiction qui stimule le plaisir du spectateur, puisqu’il arrive ainsi à saisir « l’altérité de l’acteur – l’acteur comme même et comme autre tout à la fois. Le spectateur saisit les codes et les flux évidents qui traversent l’acteur – les forces symboliques et les pulsions chaotiques » (p. [10]).

Or, cette notion de forces opposées – entre le réel et le fictif, entre le symbolique et l’instinctif, entre les codes du théâtral et les pulsions du performatif – s’applique très bien au fonctionnement de La nef des sorcières en tant que forme expérimentale. J’ajouterais tout de suite, cependant, que ces mêmes tensions – qui, pour Féral, constituent le fondement du plaisir théâtral et de la théâtralité elle-même – sont perçues par le spectateur comme normales et naturelles dans le jeu du comédien, mais rarement dans le jeu de la comédienne. La dualité et la profondeur qu’elles impliquent chez le comédien – le masque et le visage, cette maîtrise et cette altérité interne – suggèrent une complexité que l’on attribue sans difficulté aux hommes dans notre société, mais presque jamais aux femmes. Les systèmes de représentation de nos sociétés offrent des stéréotypes de figures féminines sans profondeur, sans tension, sans complexité, sans pulsions intéressantes – donc sans maîtrise, ni altérité, ni « agentivité », ni même subjectivité. Selon ces stéréotypes, ce sont d’abord et seulement les apparences qui comptent dans le cas des femmes. Et, derrière ces apparences, on ne perçoit rien, le plus souvent. La nature du plaisir des spectateurs devant la beauté du jeu dépend donc essentiellement du sexe du comédien ou de la comédienne. Dans le cas du comédien, c’est le plaisir d’entrer dans la tension dramatique, de partager la maîtrise de l’art théâtral, et d’explorer la riche altérité interne du personnage-acteur – et cela, même quand le personnage est un vaincu. Dans le cas de la comédienne – le plus souvent objet passif du désir de l’autre ou son adjuvante –, les apparences semblent naturelles. Derrière ces apparences, les spectateurs semblent rarement éprouver l’existence de la puissance ou de la complexité d’un être humain autonome. Ils trouvent normal que les performances d’une comédienne soient déterminées par d’autres personnages, comédiens ou metteurs en scène. C’est là le problème central de la lecture et de la réception de La nef des sorcières.

Luce Guilbeault, les auteures, les comédiennes, la scénographe et toutes les autres conceptrices du spectacle voulurent relever le défi de faire exister les formes d’une nouvelle théâtralité au féminin. À ce moment-là, le choix du monologue semble s’être imposé comme une évidence. Cependant, le recours à un fil narratif ayant pour but de faire évoluer une action dramatique présuppose l’accès à un corpus d’histoires composé de discours et de figures reconnaissables : personnages, actions, langages corporels et situations. Le choix – si fréquent depuis plusieurs décennies dans le théâtre des femmes – du monologue ou de la performance solo laisse penser que le répertoire au féminin reste encore aujourd’hui plutôt mal outillé à cet égard, comme si les modèles dramaturgiques de filles et de femmes (communiquant entre elles au sujet de leurs désirs, du regard des autres sur elles, et de leur rôle dans la société) s’avéraient encore difficiles d’accès :

Chacune isolée dans son monologue, comme elle l’est dans sa maison, dans son couple, incapable de communiquer du projet à d’autres femmes, inapte encore à tisser les liens d’une solidarité qui rendrait crédible et évidente l’oppression qu’elles subissent et qui les fissure sur toute la surface de leur corps. Du dedans, du dehors.

Guilbeault et al., 1976 : 7

La nef des sorcières représente donc un des premiers textes dramatiques à avoir oeuvré sur le plan symbolique dans le but avoué de changer les mentalités au sujet de la condition des femmes et au sujet des codes théâtraux en place. Je ne dirais pas que cette pièce a atteint pleinement tous ses objectifs. Elle ouvrit néanmoins des sentiers fertiles. L’histoire des trente dernières années et la situation actuelle du théâtre montrent, encore aujourd’hui, tous les obstacles qui se dressent face à la libération des corps et des visages des femmes dans le jeu théâtral et face à la mise en place d’une nouvelle théâtralité au féminin. Transformer la culture, refaire le théâtre, changer les mentalités, c’est sans aucun doute, comme le suggéra Josette Féral, revisiter « les archétypes existants qui sont essentiellement masculins [et] créer de nouveaux archétypes comme tente de le faire toute la pratique artistique féministe actuelle » (p. 115).