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La dramaturgie contemporaine : un « désordre organisateur »

Analyser la polyphonie théâtrale dans le cadre d’une esthétique de la divergence, c’est opérer une synesthésie quasi nécessaire et inhérente au théâtre où voir c’est entendre et où le visible et l’audible fonctionnent ensemble pour donner un spectacle multiple. Or, justement, depuis les années 80, la scène québécoise a été gagnée par la multidisciplinarité (une des formes théâtrales du multiple) – dont Chantal Hébert et Irène Perelli-Contos prenaient acte lors d’un colloque en 1994 à Québec au Palais Montcalm – et qui peut se définir par un « éclatement des frontières entre les disciplines artistiques, des emprunts […] faits par des créateurs du théâtre actuel à d’autres cultures, de la mondialisation des médias et de l’expansion rapide des nouvelles technologies » (Hébert et Perelli-Contos, 1997 : 7). Son horizon s’est donc élargi pour quitter une forme de logocentrisme. « Le texte n’est qu’un des éléments dans la polyphonie d[e] spectacle[s] » (Danan, 2010 : 30) et les créateurs jouent sur la multiplicité des points de vue pour échapper à la linéarité.

En tout cas, l’espace du théâtre s’est ouvert à différentes pratiques de l’ordre de la performance, du mélange des disciplines artistiques pour donner à voir des spectacles dont la signification n’est jamais d’emblée donnée, mais se dérobe dans « un monde de significations qui, ayant fait éclater la linéarité du discours, se présente désormais comme un univers de sens en construction et en renégociations constantes, où les noeuds et les liens entre les parties sont multiples et hétérogènes » (Hébert et Perelli-Contos, 1997 : 27).

L’enjeu est alors pour les universitaires, à l’instar des praticiens qui leur ouvrent la voie, de parvenir à une analyse profonde de toutes les couches de sens des spectacles pour redonner au théâtre son caractère polysémique, car la multiplicité des voix présentes sur scène contribue à la diffraction du sens pour le récepteur.

L’unité dramatique a donc volontairement été perdue pour laisser place non à la cacophonie, au chaos, mais à un « désordre organisateur » (Hébert et Perelli-Contos, 1997 : 26). Le spectateur acquiert ainsi « une liberté inhabituelle quant à la manière de recevoir un spectacle et d’en tirer des conclusions, il accède au statut même de créateur. » (Hébert et Perelli-Contos, 1997 : 41). C’est ainsi que le théâtre s’offrant fragmenté, dispersé, démultiplié, hybride et métissé n’a jamais autant questionné son existence et ce qu’est un créateur.

C’est pourquoi nous essaierons dans cet article de montrer à quel point les nouvelles formes dramatiques et scéniques nourries de la présence du multiple, dans tous les sens du terme, et au premier chef au sens de la polyphonie comme multiplicité des voix, offrent de plus en plus une grande autoréflexivité. Et c’est sans doute cet aspect autoréflexif qui sert de lien entre de nombreuses dramaturgies québécoises contemporaines qu’on pourrait penser définitivement éloignées : des écritures dramatiques où le texte, premier, donne lieu à des représentations, et des écritures davantage scéniques, où le matériau textuel peut naître d’expérimentations de plateau et devenir un constituant parmi d’autres du spectacle.

Nous essaierons de montrer à travers deux exemples, celui de Larry Tremblay qui continue à écrire des textes de fiction mis en scène dans un second temps et Daniel Danis qui explore, ces derniers temps, de nouvelles voies plus proches de la performance, mais dans un continuum avec sa pratique d’écrivain, que l’alliance polyphonie-réflexivité est prégnante dans la dramaturgie québécoise contemporaine et que, d’une certaine façon, les problématiques soulevées par des écritures scéniques multidisciplinaires se retrouvent dans le cadre d’écritures dramatiques plus traditionnelles.

Une dramaturgie du multiple : l’infinité des mondes possibles

La multiplicité des couches de sens

La dramaturgie contemporaine joue sur l’aspect multidimensionnel du théâtre : elle redonne une profondeur à l’espace théâtral en le démultipliant tout en exhibant l’illusion théâtrale comme surface et en rejetant une profondeur psychologique des personnages. En effet elle exhibe une profondeur psychologique transmuée en espace où chaque élément rattaché au personnage, nécessairement éphémère, est une couche possible qui peut apparaître ou disparaître, un nouveau possible conçu à chaque fois comme vérité. Les êtres dramatiques à la fois surfaces et palimpsestes, successivement déconstruits et reconstruits, empêchent le spectateur d’adopter un point de vue unique sur eux. En fait, les créateurs contemporains utilisent à plein la spécificité du genre théâtral, qui, contrairement à l’art cinématographique, peut offrir un spectacle où le point de vue, au sens concret, n’est pas donné d’avance mais où c’est le spectateur qui choisit tour à tour les objets de son regard dans la multitude de ce qui lui est donné à voir. Il y a alors plusieurs points de vue possibles et le caractère éphémère des êtres mis en scène suggère que ce que lit ou voit le spectateur est un des mondes possibles et non un monde définitif. Ce monde fictif ne cesse alors jamais d’être en devenir.

C’est clairement ce qui se passe dans Abraham Lincoln va au théâtre de Larry Tremblay qui fonctionne sur un modèle dramatique dynamique et palimpsestique en perpétuel devenir. C’est évidemment, comme nous l’avons déjà suggéré, le personnage qui cristallise ce mouvement puisque « au carrefour des rouages de la forme dramatique (parole, action, incarnation) le personnage est, par voie de conséquence, le point névralgique de toutes leurs perturbations depuis le tournant du XXe » (Ryngaert, 2006 : 7). Ainsi, les personnages de cette pièce, évoluant tous dans le milieu du théâtre, acteurs et metteurs en scène, vont défiler sur scène les uns après les autres pour incarner trois personnages qui seront les seules identités présentées comme stables et donc les seules à figurer dans la liste des personnages : Abraham Lincoln, Laurel et Hardy.

Si l’on suit les analyses de Philippe Hamon dans son article « Pour un statut sémiologique du personnage », qui date déjà de 1977 et correspond à une période critique où la sémiologie et donc l’idée de personnage comme signe prévalaient, il existerait plusieurs catégories de personnages dont celle des personnages référentiels, c’est-à-dire historiques, mythologiques ou sociaux qui ont « un sens plein et fixe, immobilisé par une culture, et dont la lisibilité dépend directement du degré de participation du lecteur à cette culture, cet « ancrage » référentiel » (Hamon, 1977 : 122). Or, il semble qu’au contraire, ces noms, parce qu’ils sont référentiels, permettent déjà à Larry Tremblay d’opérer un déplacement, de programmer une déception (un des pans de la divergence), puisque cet appel culturel au lecteur fonctionne comme une duperie ludique en ce que le nom cache finalement un morphème vide, support de toutes les incarnations possibles. Il n’y aura jamais vraiment sur scène les deux acteurs du cinéma burlesque américain de l’Entre-deux-guerres, ni le seizième président des États-Unis assassiné dans un théâtre en 1865. En cela ils demeureront des noms creux habités par plusieurs corps, des corps d’acteurs.

Il est quasiment impossible de faire un résumé de cette pièce qui joue sur l’imbrication poussée à l’extrême. Mais si l’on voulait tout de même relever le défi, on dirait que le metteur en scène Marc Killman engage les deux acteurs québécois Christian Larochelle et Léonard Brisebois pour jouer des Laurel et Hardy dans une pièce sur le meurtre d’Abraham Lincoln qui s’est passé dans un théâtre, pièce où il jouera lui-même la statue d’Abraham Lincoln. Que Marc Killman meurt. Que Christian Larochelle et Léonard Brisebois engagent Sébastien Johnson pour jouer la statue d’Abraham Lincoln sous laquelle se cacherait Marc Killman. Mais que Christian tue Léonard. Et enfin que Sébastien Johnson engage alors les acteurs Michel Ozouf et Dominique Lux qui devront jouer des Laurel et Hardy sous lesquels se cacheront Christian Larochelle et Léonard Brisebois.

On imagine alors aisément que ce mécanisme mort-remplacement-reconnaissance pourrait continuer toujours et qu’il empêche toute pensée d’une oeuvre close. Les personnages de Tremblay ne pourront pas mourir « de la banalité » (Tremblay, 2008 : 19) – une expression que l’on retrouve à plusieurs reprises dans la bouche des personnages – et les noms référentiels, déjà inscrits dans un mythe, seront éternels et survivront à ceux qui les porteront puisque les noms de Laurel, Hardy et Lincoln persisteront après la mort de Léonard Brisebois et de Marc Killman. Laurel, Hardy et Abraham Lincoln ne cesseront de renaître, portés par de nouveaux corps et de nouvelles identités, mécanisme qui paraît sans fin comme s’il s’agissait pour Tremblay d’exhiber l’infini pouvoir de la création dramatique capable de faire sans cesse advenir de nouveaux êtres.

Il faut donc voir dans ce type de dramaturgie un objet parfait pour utiliser la théorie des « mondes possibles », issue d’une tradition inaugurée par Leibniz et reprise au XXe siècle par la philosophie analytique anglo-saxonne. « Celle-ci a pour maître mot dans le domaine littéraire le refus de la théorie mimétique, qui apparie au monde une seule représentation idoine » (Gefen, 2008). L’idée est que la littérature est fabricatrice de mondes ou de versions de monde et que cette fonction lui donne la possibilité d’engranger une très grande pluralité d’identités fictionnelles. Ce rôle, de plus en plus reconnu, permet au théâtre, a fortiori parce qu’il est une forme de littérature nécessairement sans fin, d’assumer entièrement l’incomplétude sémantique de ses personnages, l’ouverture de l’histoire à la liberté de pensée du spectateur et le rôle de l’intertextualité comme monde de référence possible. C’est d’ailleurs la richesse de ce dernier élément qui est exploité à plein par Larry Tremblay dans Abraham Lincoln puisqu’il s’agit pour lui de jouer avec les attentes culturelles des spectateurs et d’exploiter les couches de sens inhérentes à la mise en scène d’un personnage dont le nom est Laurel ou Abraham Lincoln.

On voit chez Tremblay se déployer la complexité d’une dramaturgie qui joue sur l’instabilité de l’identité des personnages et sur un devenir sans fin des êtres mis en scène. Les personnages disent même leur identité troublée :

ABRAHAM LINCOLN : Je me présente. Sébastien Johnson. J’ai été engagé par Léonard et Christian pour jouer la statue de cire d’Abraham Lincoln. […] Jouer un personnage de cire, c’est… c’est plutôt inhabituel. Comment l’incarner ? […] Sous la cire, il y avait bien sûr le seizième Président des États-Unis. C’est déjà ça. Et puis, ils m’ont éclairé. Sous le seizième Président des États-Unis, il y avait un autre homme : Marc Killman.

Tremblay, 2008 : 17

La scène devient le lieu de passage d’identités fuyantes qui appartiennent à une multitude de mondes et ne trouvent dans un texte ou un spectacle qu’un pan de leur multiexistence. Mais Tremblay a lui-même beaucoup de distance avec ce processus d’imbrication des identités et ce qu’il donne à voir, c’est surtout le pouvoir ludique d’un théâtre qui peut tout se permettre. Il exprime son auto-ironie dans une réplique qui date d’une version de 2005 d’Abraham Lincoln, réplique qui ne sera pas gardée dans le texte publié mais qui doit nous alerter sur la dose essentielle d’humour présente dans cette pièce :

HARDY : C’est vrai. Parce que Sébastien insistait pour que je me mette dans la tête, au moment où je dirais la célèbre réplique « J’connais pas les manières de la bonne société, hein ? Ben, j’en connais assez pour la la la la la », que je me mette dans la tête que j’étais Léonard Brisebois jouant Oliver Hardy jouant Harry Hawk jouant Asa Trenchard. Tu te souviens, je lui avais répondu : et un coup de pied au cul avec ça ?

En définitive, l’exploitation de l’intertextualité et la création, par l’imbrication d’identités, d’une nouvelle forme d’intertextualité interne au texte de la pièce même nous font, à propos des êtres dramatiques tremblayens, parler de personnages-palimpsestes et ancrent la dramaturgie de cet auteur dans un profond ludisme et un esprit parodique qui redonne au monde théâtral toute sa forme de monde possible parmi d’autres.

L’abolition des frontières

La dramaturgie contemporaine québécoise fait donc mesurer au spectateur, dans une visée esthétique et peut-être didactique, l’infinité des mondes possibles créables dans le cadre d’une fiction théâtrale. Les frontières entre fiction et non-fiction sont floues, ce qui permet, d’une part, de redonner un caractère indéterminé à l’univers de la fiction et de ne pas le séparer clairement du monde réel, et, d’autre part, par contrecoup, de donner à penser au spectateur que le monde qu’il croit réel est peut-être tout aussi infini et remodelable que le monde arbitraire de la fiction théâtrale.

C’est la réflexion que Daniel Danis opère dans son spectacle le plus récent La trilogie des flous. Ce spectacle créé en novembre 2008 à Montréal est désigné par l’artiste lui-même sur le site de sa compagnie comme une « création poético-performentielle ». Cette oeuvre bien que composée de trois textes Je ne, Sommeilet Rouge et Reneiges, qui sont distribués sur papier à chaque spectateur en début de représentation, se présente essentiellement comme une expérience multidisciplinaire avec une danseuse, des actants, des performeurs et des technologues, comme on peut le lire sur le texte distribué. Mais outre le fait qu’il s’agit d’une performance et donc d’une oeuvre qui remette en question le statut du personnage en présentant simplement des actants, c’est-à-dire des personnes qui accomplissent des actes et n’entrent pas dans le mécanisme mimétique d’une représentation, le travail qui est fait est un travail sur l’abolition des frontières spatio-temporelles entre fiction et réalité.

Le texte fondé sur l’indicible, le trou, la suspension, suggère un implicite et l’énonciation se rapproche d’une profération sans cesse reprise en épanorthose. Il s’agit de faire sans fin renaître les mots, de jouer sur l’inattendu sonore. Le champ des possibles s’ouvre donc dans les points de suspension entre les mots et l’onirisme emplit la création tout entière. Danis dit s’inspirer de ses rêves pour créer et l’on a l’impression d’assister avec ce spectacle non seulement à des récits de rêves mais aux rêves eux-mêmes.

D’ailleurs, le travail sur le brouillage entre intérieur et extérieur est technologiquement assisté. En effet, Danis, équipé d’un micro qui déforme et transforme sa voix, peut faire sortir de lui des sons qui ne sont pas de l’ordre des capacités humaines mais appartiennent pour le spectacle à du dépassement de soi, du « devenir-animal » :

Devenir n’est pas progresser ni régresser suivant une série. […] les devenirs-animaux ne sont pas des rêves ni des fantasmes. Ils sont parfaitement réels. [... ] Car si devenir animal ne consiste pas à faire l’animal ou à l’imiter, il est évident aussi que l’homme ne devient pas « réellement » animal, pas plus que l’animal ne devient « réellement » autre chose. Le devenir ne produit pas autre chose que lui-même .

Deleuze et Guattari, 1980 : 291

En effet, l’être dramatique n’est plus véritablement humain, il n’est pas non plus animal, il n’appartient pas non plus à une surréalité. Il est simplement dans un univers entre tous ceux-là, celui d’un devenir possible qui pourrait le faire entrer dans l’une ou l’autre des catégories (homme, animal, créature fantastique). C’est sur cette tension que joue Danis.

À cette tension, s’ajoute encore, dans le but de semer le trouble chez le spectateur, une perpétuelle distance à soi. Cette distance est donc créée par le microphone, comme nous l’avons vu, puisque cet élément fait advenir une voix étrange et étrangère à son émetteur, dont la véritable source et, par conséquent le sens, reste obscur et mystérieux. À ce flou sonore, s’ajoute un flou visuel puisque Danis filme ses co-actants pendant la représentation et que cette vidéo est projetée en temps réel sur deux éléments de décor qui diffractent encore les images : un écran circulaire qui fait face aux actants et un écran cylindrique. L’équipe de Danis utilise un logiciel qui permet d’adapter les vidéos à l’élément sur lequel elles sont projetées. Danis joue donc ici sur le rapport entre des actions réelles et leur saisie par un médium technologique qui les transforme alors en représentation mais filmique et déformée, car dispersée et adaptée à de nouveaux espaces. Il s’agit alors clairement de faire jouer la performance sur le multidimensionnel (Danis travaille d’ailleurs avec un laboratoire qui s’appelle 3D) et de mettre en scène simultanément plusieurs points de vue pour renvoyer au spectateur en miroir toutes les possibilités de regard qu’il a sur un spectacle multidisciplinaire mais aussi sur tout type de spectacle théâtral.

Ce qui est intéressant, c’est que la question du multiple et des mondes possibles s’articule souvent dans cette dramaturgie québécoise contemporaine avec la problématique du personnage et de son identité, qui ont été les thèmes de prédilection de toute une dramaturgie québécoise des années 1960 et 1970 dans le cadre d’affirmations identitaires diverses et des années 1980 et 1990 avec un retour sur des formes d’intimité et d’individualité. Les années 2000, elles, traiteraient alors l’identité sur un mode véritablement spatial, c’est-à-dire profondément théâtral. Il s’agirait de montrer des êtres en tension dans un devenir perpétuel, des identités instables. Tremblay le fait par le biais d’une dramaturgie de l’emboîtement d’identités assortie de création d’intertextualités, de couches de sens. Danis le fait, dans ses productions récentes, par l’absence d’une identité fictive comme médium entre l’auteur et l’acteur et entre l’acteur et le spectateur, et cette béance est comblée par de nouveaux médias qui créent aussi une distance nécessaire en même temps qu’un liant entre les différents acteurs de la représentation qui sont tous actants, en ce qu’ils se contentent d’accomplir des actes.

Ces spectacles sont alors profondément polysémiques parce que polyphoniques et la production de synesthésie entre en jeu ici, car s’ils donnent à entendre plusieurs voix, c’est pour mieux atteindre un idéal de réflexivité du spectacle. Nous faisons ici l’hypothèse que la polyphonie d’un spectacle conduirait, dans bien des cas, à son auto-questionnement et donc à son caractère autoréflexif.

Du micro au miroir, d’Écho à Narcisse : polyphonie et réflexivité

Mise en scène du processus de création

Le dramaturge semble en effet bien être, depuis quelque temps, un véritable rhapsode au sens où Jean-Pierre Sarrazac l’a employé dans L’avenir du drame, c’est-à-dire qu’il coud ensemble les différentes voix de la scène en des strates superposées et diffuse sa parole dans des entités dramatiques porte-parole bigarrées, toutes réfléchissant une voix unique et mystérieuse : une source énonciatrice. Le dramaturge-rhapsode devient ainsi le chef d’orchestre d’une polyphonie de voix empruntées.

Or cette polyphonie est une ouverture possible vers un questionnement métathéâtral. En effet, l’affrontement de plusieurs voix, c’est l’image d’un théâtre en débat. Le problème de la provenance de ces voix pose la question de la voix de la création, de la source créatrice. La voix de l’auteur est distribuée dans des voix d’acteurs jouant des personnages ou de multiples voix d’actants. Ce questionnement concerne justement des formes aussi différentes que la performance multimédia chez Daniel Danis et les pièces-poupées russes de Tremblay. Lorsque la source énonciatrice disparaît, le propos est fragmenté et demeure alors un questionnement sur le théâtre même et sur sa forme. Les zones d’ombres des oeuvres sont assumées et exhibées comme mise en scène de la création du spectacle. C’est alors que la polyphonie sert une réflexivité dans le sens où elle exhibe le chaos de la création et le processus plutôt que le produit de cette création.

Danis insistait, dans une rencontre après la première représentation de La trilogie des flous, sur l’idée que ce spectacle était une première phase de travail, une performance qui tâtonnait encore, en train de se construire et ainsi il insistait sur le fait que le spectacle se fabrique sous les yeux du spectateur. La multiplicité des actants présents sur scène et des disciplines dont ils sont issus (danse, cuisine, informatique) sont autant d’éléments dialogiques qui interrogent l’unicité de la voix auctoriale, la relativise. Pourtant – et c’est peut-être le riche paradoxe des spectacles contemporains – la seule voix qui demeure une fois que cette polyphonie est terminée est une voix créatrice, celle d’un auteur au sens du garant du spectacle, celle de Danis le créateur polyvalent. Il est donc intéressant de voir que, d’une certaine façon, sous une polyphonie qui paraîtrait démarche participative, demeure un fil rouge, la mise en scène du processus créateur de l’écrivain. Le texte comme profération à trous est ici symbolique de la difficulté d’écrire pour le théâtre et le monde des possibles exhibé est celui que le dramaturge a face à lui lorsqu’il entre dans l’écriture d’un projet.

Polyphonie et ventriloquie

Or c’est cette même mise en scène de l’acte créateur que l’on trouve chez Tremblay. Si l’on suit les analyses d’Yves Jubinville dans son article « Le partage des voix : approche génétique de la langue dans les dramaturgies contemporaines », on peut dire que toute écriture dramatique, contrairement à l’écriture romanesque qui peut jouer sur la voix du narrateur et celle de l’écrivain, suppose l’abandon par l’auteur de sa voix au profit d’autres voix, celles des personnages. D’une certaine façon, ces personnages vont être des protecteurs autant que des porte-parole du dramaturge mais tout cela, en parlant et en agissant, en somme, en étant des « entreparleurs » (Jubinville, 2007 : 101). En effet, se pose alors pour l’auteur la délicate question de sa présence dans le texte et sur scène : doit-il s’effacer devant les voix des êtres qu’il a créés ou être l’omniprésence implicite derrière chaque personnage ? Les êtres dramatiques doivent-il être réduits à ne porter chacun qu’une partie du discours de l’auteur, tel un monologue diffracté en polyphonie ou doivent-ils être porteurs de contrepoints possibles à la pensée profonde du dramaturge pour créer de l’agôn propice au théâtre ? En tout cas, pour le dramaturge, surgit clairement la question d’une séparation entre sa parole qui sera portée par des corps en scène (les acteurs) et son véritable corps qui sera ou non (et c’est là qu’on peut voir une volonté d’omniprésence dans le processus de création chez Tremblay et Danis) présent sur scène.

Et une fois que ces questions sont réglées, leur cheminement ne laisse-t-il pas des traces dans le spectacle final, qui, comme nous l’avons vu, a vocation à échapper désormais à toute idée de finitude et de finalité ? En tout cas, Tremblay, tout comme Danis, mettent en scène une multitude de figures de créateurs et même d’écrivains qui, par réflexivité, leur permettent d’être présents comme sujets écrivants à l’intérieur de leur texte sans en circonscrire le point de vue.

On peut tout d’abord prendre l’exemple de Gaby, personnage principal du Ventriloque, si l’on parvient à faire une hiérarchie des personnages de cette pièce, qui s’inscrit doublement dans le paradigme de la ventriloquie en étant toujours créature et créateur. Gaby est bien une figure d’écrivain dans la pièce mais ce qui est vertigineux c’est qu’elle décrit le processus de l’écriture comme une ventriloquie lorsqu’elle dit : « Mes personnages me brûlent le ventre » (Tremblay, 2003 : 35).

Ainsi, les créatures qu’elle couche par écrit surgissent d’abord dans une partie précise de son corps, ce qui est totalement en accord avec la théorie de l’anatomie ludique développée par Tremblay (1993) et applicable à sa propre pratique d’écrivain. La relation ventriloque/poupée utilisée dans tous les sens durant la pièce est aussi celle qui unit l’auteur à son personnage, chacun disposant d’une certaine autonomie mais jamais d’une totale indépendance.

On peut d’ailleurs voir ce renversement perpétuel dans le passage suivant où Gaby décrit ce qu’elle vient d’écrire et où le personnage créé par Gaby est assimilable au personnage de Gaby lui-même, mise en abîme qui brouille définitivement la chaîne logique menant de l’écriture à la créature :

GABY : Très simple. Vous ne devinez pas ? Il suffit que j’écrive une autre histoire. Il était une fois une jeune fille. Le jour de ses seize ans, elle…
DOCTEUR LIMESTONE : Oui, oui, je commence à la connaître… […].
GABY : Elle sent en elle s’installer une puissante modification. Elle ne peut plus se permettre de jouer à n’être qu’une fillette enrobée de coton fleuri. Elle ouvre un cahier et écrit, sans jamais biffer ou gommer…
DOCTEUR LIMESTONE : … le plus beau roman du monde. […].
GABY : […] Dès que je termine d’écrire cette histoire […]. La modification s’installe. Je m’empare de nouveau du Parker et, comme je viens à peine de l’écrire…je commence à écrire le plus beau roman du monde.

Tremblay, 2003 : 27

On note ici l’entrelacement de la figure de la créatrice et de celle de la créature. En effet, Tremblay tisse un lien explicite entre Gaby, sujet écrivant, et sa créature identique à elle et capable de se muer en sujet écrivant à son tour. Ainsi la répétition des expressions « modification » et « le plus beau roman du monde » assimile entièrement Gaby à sa créature.

En outre, cette mise en abîme ne s’arrête pas là, car le lecteur-spectateur peut reconnaître dans la scène écrite par Gaby la première scène de la pièce du Ventriloque où la poupée raconte son seizième anniversaire au ventriloque, seul moment de la pièce – mais moment crucial car liminaire et programmatique – où sont présents en scène la poupée et le ventriloque. Or, cette répétition de la scène initiale élabore une énonciation complexe et labyrinthique où Gaby s’apparenterait à la fois à la poupée et au ventriloque de la première scène sans qu’il soit possible d’arrêter clairement son identité à l’un des deux en particulier.

De fait, la multiplicité de voix dont la source est incertaine ramène le lecteur-spectateur vers la seule voix identifiable, implicite, mais omniprésente et omnipotente, celle du dramaturge qui apparaît en filigrane derrière chaque figure, en particulier les figures d’écrivain, présentes partout dans la dramaturgie de Tremblay. Le ventriloque derrière chaque personnage-poupée serait l’auteur Tremblay qui s’amuserait à exhiber sa toute-puissance, tandis que le ludisme de sa création empêcherait le lecteur-spectateur de comprendre d’où proviennent les mots qu’il lit ou entend. La voix poétique, celle de l’auteur dont on « lit » la façon de parler et dont on « entend » le rythme, demeure présente dans les traces qu’elle laisse d’un souffle disparu. Le problème de la voix dépasse celui de l’identité des personnages et au milieu de l’aléatoire créé par une abondance de ventriloques-poupées, le lecteur remonte aux sources de la parole poétique, à l’émergence de l’écriture sans cesse désignée comme seule mère possible de toutes les paroles déléguées.

Ce commerce de la voix finit par faire apparaître, derrière la multiplicité de ses faces, une seule et même entité redite et questionnée : celle du créateur. Le texte du Ventriloque fonctionne alors comme « un miroir réfléchissant sa propre genèse » (Jubinville, 2009 : 105) et laissant l’empreinte du travail de l’auteur. La figure ultime du créateur Larry Tremblay pourrait tout aussi bien être décelable dans le personnage d’Aurélien, dans Le Ventriloque, une autre figure du créateur, absente de l’énonciation, mais présente dans toutes les paroles et traversant chaque personnage.

Dans Abraham Lincoln va au théâtre, l’enjeu métathéâtral est, cette fois, explicite dans le choix du titre, et le questionnement sur le genre théâtral est omniprésent. Dès le début de la pièce, l’enjeu semble être la mise au monde de deux acteurs par un metteur en scène. Le metteur en scène est présenté dans une figure anonyme, toute-puissante et créatrice. Il est celui qui fait advenir le monde par sa seule parole, ce qui est une image du dramaturge qui donne lui aussi naissance à un monde et aux êtres qui vont l’habiter. De plus, cet être créateur, metteur en scène/démiurge est présenté d’emblée comme un être indéfinissable, hybride, entouré de mystère et qui provoque peur et fascination :

LAUREL : Il a dit : « Je vais vous demander l’impossible » [...].
HARDY : « [ …] rentrer chez vous vous coucher pour oublier le monstre que je suis. » […].
LAUREL : […]. Il possédait aussi la science des silences…
HARDY : … et le pouvoir de vous ignorer totalement…
LAUREL : … pour vous découvrir une seconde plus tard comme s’il vous donnait naissance.

Tremblay, 2008 : 7-8

Une dramaturgie de la réflexion

La polyphonie des spectacles contemporains, leur caractère multidisciplinaire, serait donc aussi spéculaire. La multiplicité des voix, dont la véritable source reste inconnue pour le spectateur, peut en effet être conçue comme l’avènement de la réflexivité de sorte que le micro et le miroir s’unissent comme Narcisse et Écho ont pu s’aimer d’un amour fusionnel et dangereux.

On peut alors parler d’une dramaturgie de la réflexion en évoquant la richesse polysémique du mot même de réflexion qui s’appliquerait aux nouvelles scènes québécoises. Ce mot, provenant du latin reflexio qui est l’action de se retourner, de repartir en arrière, conserve dans toutes ses acceptions (que nous allons ici passer en revue en suivant les entrées classiques du dictionnaire) le sens de retour sur soi. En mathématiques – et le théâtre utilise bien cette spatialité du terme –, il s’agit d’une transformation du plan, c’est-à-dire de la perspective et du point de vue. Or les nouvelles scènes polyphoniques jouent sans cesse sur des déformations d’optique, d’où l’idée de ce dossier sur une « esthétique de la divergence ». En physique, le mot « réflexion » désigne un changement de direction d’une onde en contact avec des milieux différents ; on parlera alors de la réflexion optique et de la réflexion acoustique. Or ce type de réflexion est justement au centre des procédés technologiques utilisés par la nouvelle scène québécoise et en particulier par les concepteurs de la compagnie de Danis qui diffractent des sons et des images sur des surfaces diverses et étranges. Dans le cadre de l’informatique, le terme de réflexion – et ça peut clairement surprendre – est justement la capacité d’un programme à s’auto-représenter. Enfin, dans son sens le plus philosophique, il s’agit bien d’un retour de la pensée sur elle-même.

On peut donc tracer un trajet des nouvelles scènes contemporaines comme scènes de la réflexion, dans tous les sens du terme. La dramaturgie contemporaine travaille sur de perpétuels changements de perspectives et points de vue à l’aide de la démultiplication des acteurs du spectacle. Il s’agit de se servir des technologies pour diffuser, multiplier et diffracter le sens en le distordant par le biais d’une distanciation, d’une médiation technologique. Cette diffraction opère pour le récepteur un perpétuel changement de plan et donc une ouverture des points de vue sur ce qui est dit et montré. Ce changement de plan devient alors, pour les créateurs, une façon de s’auto-représenter. Et c’est là un des points-clefs de la dramaturgie québécoise contemporaine. Il ne s’agit plus de représenter une fable dans une démarche mimétique mais bien de présenter un spectacle dans lequel la fable entre comme élément constituant au même titre que les vidéos, les effets sonores.

Mais ce qui demeure d’une re-présentation, c’est une auto-représentation des auteurs-acteurs qui donne à voir la mise en scène de leur propre pratique. Il n’y a donc pas perte d’un double niveau du spectacle, comme le laisserait croire Danis lorsqu’il nous dit qu’il s’agit de faire et non de représenter, puisque les actants font et ne peuvent pas ne pas montrer qu’ils sont en train de faire. Et même Larry Tremblay – qui affirme ne pas s’intéresser à l’autofiction et vouloir demeurer du côté de la fable – écrit ces dernières années des pièces jouant sur l’auto-représentation. Là où il dit vrai, c’est qu’il ne s’exhibe pas en tant qu’individu, il ne se sert pas de sa vie personnelle pour en faire le sujet d’une auto-fiction, mais il est bien présent dans ses pièces en tant que sujet écrivant et il nous dit quelque chose de ce que c’est, pour lui, qu’être un créateur. On voit nos deux auteurs célébrer, au-delà de la théâtralité du spectacle qu’il nous donne à voir, une théâtralité plus primitive, essentielle, un ludisme fécond qui présiderait à toute écriture de spectacle. On peut clairement parler avec Marc Klein d’une « poïétique du palimpseste » dans le cadre de laquelle il s’agit de « déjouer la lisibilité du texte pour en en rendre visible le jeu d’écriture, c’est-à-dire la théâtralité première » (Klein, 1990 : 19).

Or, on peut rappeler ici, que le lien entre polyphonie et métathéâtralité autour de l’auto-représentation n’a pas surgi de nulle part dans la dramaturgie québécoise contemporaine. D’une certaine façon, la dramaturgie québécoise qui n’a cessé de renaître et n’a cessé de placer des problématiques identitaires au centre de ses préoccupations a toujours joué de l’auto-représentation.

La pièce qui est fondatrice de ce point de vue-là et annonçait déjà, d’une certaine façon, toute la scène québécoise contemporaine, par sa complexité et son autoréflexivité, est sans doute Provincetown Playhouse, juillet 1919, j’avais 19 ans que Normand Chaurette a publiée en 1981 et qui donnait à lire un vertige d’imbrications gravitant toutes autour de l’écriture et de la représentation d’une pièce par un esprit plus ou moins malade, Charles Charles, dont le nom portait en lui, à la manière du « dire-dire » de Danis, la problématique du dédoublement et du miroir. On peut d’ailleurs noter que la reprise de la mise en scène qu’en a donnée Carole Nadeau en janvier 2009 au Théâtre d’Aujourd’hui a joué sur la question de la spécularité en fondant son dispositif scénique sur les reflets. Pour cela, elle a employé un décor en plexiglas permettant des jeux de transparence et de réflexivité et a ajouté à cela des vidéos projetées sur un des murs de la scène et donc de la chambre de Charles Charles dans l’hôpital psychiatrique où il est censé se trouver. On voit donc bien à quel point cette pièce de 1981 ouvre la voie au caractère polyphonique, multidisciplinaire et donc autoréflexif des nouvelles scènes québécoises.

Pour conclure, on peut donc dire que le rapport entre polyphonie et autoréflexivité est bien prégnant dans la dramaturgie québécoise contemporaine et ce, dans des dramaturgies aussi différentes que le texte dramatique pour Larry Tremblay et la recherche expérimentale et multimédia pour Daniel Danis. Ces dramaturgies sont, de ce point de vue, les dignes filles de toute la dramaturgie québécoise qui n’a pas cessé de questionner l’identité et, partant, le rapport entre l’un et le multiple, l’individu et la collectivité et, au fond, la question de la place de l’artiste dans la société.

Pour ces deux créateurs, il s’agit de faire entendre un théâtre démultiplié, diffracté, où le sens n’est pas évident, mais au contraire toujours remis en question par la présence de la pluralité des points de vue. La synesthésie que nous avions mise en exergue en début de cette réflexion est bien présente chez les deux créateurs puisque, pour les deux, c’est une forme de polyphonie qui crée la réflexivité. Cependant, si chez Danis, il s’agit bien d’une multiplication des couches sensorielles, pour Tremblay, on pourrait plutôt parler de couches sémantiques. Ce dernier offre donc des palimpsestes de sens (significations, interprétations possibles) et le premier une multiexpérience des sens (la vue, l’ouïe et l’odorat surtout).

Mais le mécanisme des poupées russes utilisé par Tremblay et la recherche technologique de Danis vont dans un même sens : sans cesse remettre en cause les frontières de la création théâtrale. Ce qui est intéressant alors, c’est qu’ils mettent en scène la tension entre l’unité du moi créateur et sa désintégration. La voix créatrice éclatée en mille morceaux est alors célébrée à plein pour son ambiguïté et la polyphonie du spectacle rend compte aussi d’une boulimie créatrice des auteurs-acteurs Danis et Tremblay qui, d’une certaine façon, tout en exhibant le caractère arbitraire de toute création théâtrale, mettent en scène leur omnipuissance ludique et donc une théâtralité première, en soi. Ils sont partout, à toutes les étapes de la création et même s’ils s’entourent d’autres praticiens pour Danis et d’une démultiplication des personnages pour Tremblay, la question qui reste posée est celle d’être un créateur et en particulier un auteur-acteur dont la schizophrénie propose déjà une polyphonie intérieure. Tous les mondes sont possibles certes, mais ils naissent tous d’une voix créatrice double qui, même diffractée par une dramaturgie prismatique, reste celle des auteurs-acteurs ou acteurs-auteurs Daniel Danis et Larry Tremblay. Les rebonds de la voix d’Écho sont peut-être indissociables de l’amour de Narcisse pour son reflet.