Corps de l’article

Il faut attendre 1944 pour que la Belgique francophone cesse d’être une sorte de marché théâtral provincial pour la France. Auparavant, la plupart des directeurs de théâtre, la très grande majorité des troupes ainsi que les auteurs joués sont français. Il ne s’agit pas ici de retracer la longue histoire qui aboutit à l’institutionnalisation d’un Théâtre national[1]. Cet article se focalisera sur un moment fort de cette évolution, soit le dernier quart du XIXe siècle, quand les premières initiatives politiques et culturelles sont lancées pour remettre en question le système établi. J’analyserai plus particulièrement les débats qui agitent les animateurs culturels autour du principal théâtre parlé de Bruxelles, le Théâtre royal du Parc, qu’ils veulent plus accueillant aux dramaturges belges et étrangers.

Le Théâtre royal du Parc

Le Théâtre royal du Parc a été fondé en 1782, bien avant la création de la Belgique en 1830. Si, à l’origine, il est une concession du souverain (en l’occurrence Joseph II, empereur d’Autriche), en 1818, la Ville de Bruxelles en devient la propriétaire. Comme la plupart des municipalités, elle gère son théâtre sous le régime dit des privilèges (appelé « concession » en Belgique) : un contrat qui lie le propriétaire à l’entrepreneur en lui imposant une série de contraintes (conservation des décors, de l’immeuble, qualité du répertoire, etc.) qui sont inventoriées dans un cahier des charges. Jusque dans les années 1840, décennie pendant laquelle les théâtres se multiplient dans toute l’Europe à un rythme effréné[2], le Théâtre royal du Parc est le seul théâtre parlé à Bruxelles. Sa longévité, ses liens de dépendance avec l’administration communale de la capitale et son titre « royal » (reçu en 1817) lui confèrent un prestige symbolique dont il jouit encore aujourd’hui. Dès le XIXe siècle, tant les citoyens bruxellois que la majorité des mandataires municipaux le considèrent comme une « institution publique » dont ils attendent des services : un divertissement de qualité et de l’instruction[3].

Les édiles bruxellois sont très attentifs à préserver ce prestige. Propriétaires de deux théâtres, un lyrique (le Théâtre royal de la Monnaie) et un parlé (le Parc), ils entendent les faire participer au rayonnement de la capitale et les impliquer dans le jeu de concurrence auquel se livrent les grandes villes du XIXe siècle. L’argument sans cesse avancé pour justifier les sommes à fonds perdus allouées à ces deux institutions en appelle à l’attraction touristique et, plus rarement, à l’aide aux arts et aux artistes. La Ville se retrouve dès lors tiraillée entre son désir de voir ses institutions gagner en autonomie financière, démarche qui leur imposerait de privilégier un théâtre commercial, et les soucis artistiques qui animent une partie appréciable des mandataires et des administrés.

Le premier cahier de charges de 1782 insiste déjà sur les devoirs des entrepreneurs de présenter des pièces de qualité quant à leur interprétation. Dans les décennies qui suivent, des débats très houleux divisent les conseillers partisans d’une liberté absolue laissée aux concessionnaires et les conseillers qui souhaitent leur imposer des contraintes quant aux pièces jouées, quitte à dédommager cet effort. À partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, la question d’imposer des oeuvres belges au programme surgit. Cette obligation est votée en 1879. Si les modalités de cette obligation sont un sujet d’insatisfaction pour les dramaturges belges qui se plaignent de son caractère peu normé (résultat : les pièces sont jouées quelques fois en lever de rideau), la décision n’en coïncide pas moins avec le début du long combat de l’intelligentsia pour nationaliser le théâtre.

Le nationalisme belge

Dans le dernier quart du XIXe siècle, les revendications en faveur d’un théâtre national atteignent une intensité inconnue jusqu’alors. La vigueur des doléances correspond à l’affirmation progressive d’un champ culturel de langue française, qui s’accompagne lui-même de la mise en place d’institutions et de moyens littéraires permettant son autonomie[4]. Mais, plus largement, elles résultent aussi de la résurgence du sentiment national qu’on observe à l’époque. Si le nationalisme belge est – au moins – aussi ancien que la Belgique, il connaît un regain d’actualité en cette fin de siècle, à l’heure où le pays s’engage dans la voie du bilinguisme. Une première loi de reconnaissance du flamand, relative à la justice pénale, a été votée en 1873; elle est suivie d’une loi réglant l’usage des langues dans l’enseignement et l’administration (1878, 1883) mais surtout, depuis 1898, le néerlandais est reconnu comme seconde langue nationale et mis désormais sur un pied d’égalité avec le français. La grande bourgeoisie, fermement attachée au système centralisé, craint que le bilinguisme ne creuse une brèche dans les institutions unitaires et elle tente dès lors de mettre un frein aux revendications flamandes. Cherchant à édifier une doctrine qui écarte la langue du fondement national, l’un des penseurs les plus influents de l’époque, Edmond Picard (1836-1924), invente le concept d’âme belge, qu’il définit comme « la convivance des deux races sous une direction gouvernementale » (Picard, 1897a, cité dans Gubin et Stengers, 2002 : 121). Cette théorie est évidemment en congruence avec les débats et réflexions qui agitent à l’époque les pays européens sur le fondement des nations[5].

Ce qui est intéressant pour notre propos, c’est que le maître à penser en la matière en Belgique, Edmond Picard, est, non seulement un éminent juriste, un homme politique engagé dans le socialisme, un esthète et mécène, mais aussi un homme de théâtre[6]. Dans la consolidation de l’« unité belge », il est convaincu que le théâtre peut jouer un rôle fondamental et il s’emploie à le prouver.

Nationaliser les institutions

Notons que les initiatives en faveur d’une nationalisation du théâtre sont menées sur deux fronts. Le premier projet, promis à la réussite la plus rapide et la plus durable, concerne la direction des théâtres. Au XIXe siècle, à Bruxelles, les Français dirigent presque l’intégralité des salles, qu’ils créent pour la plupart (Théâtre de Variétés amusantes, Le Molière, L’Alcazar)[7]. La présence importante de Français à Bruxelles y est pour beaucoup. Le libéralisme qui a présidé à la rédaction de la Constitution transforme le jeune État belge en une terre d’accueil, un asile pour tous les exilés qui ont quitté leur pays en raison de leurs opinions radicales ou anticonformistes. Contrairement à la France, la liberté au théâtre est absolue. Cependant, l’attrait pour la ville est essentiellement économique. Comparée aux autres capitales européennes, Bruxelles se distingue par un coût relativement modéré de la vie et des loyers. Cette présence majoritaire des Français indispose l’intelligentsia locale. Dès les années 1860, certains hommes de lettres se plaignent de la vogue du théâtre français et parlent d’une « influence malfaisante et abrutissante » (Sancho, 1864 : 1). Non seulement les directions dérangent parce qu’elles sont accusées de ne voir dans Bruxelles qu’une province de Paris, mais elles sont assimilées à la politique dangereusement expansionniste de Napoléon III. Il faut savoir que, depuis sa naissance, la Belgique a toujours eu peur de l’invasion française (ce qu’elle a connu à plusieurs reprises avant 1830). Sous l’Empire, cette peur devient omniprésente et le sentiment anti-français déterminant. Ce ne sont pas les visées expansionnistes coloniales ni les alliances extérieures de la IIIe République qui apaiseront ces craintes.

À partir des années 1880, puisque la direction du Parc est nommée par l’Administration communale, certains écrivains tentent de faire pression par ce biais pour déloger les Français. Le ton utilisé est peu équivoque pour les qualifier :

transfuges parisiens pour la plupart, venus ici comme en tournée de province avec la petite valise de l’impresario nomade et que la complaisance un peu endormie du public finissait par invétérer dans une sorte de dictature autoritaire et méprisante, ces entrepreneurs de spectacles semblaient se conformer à la pensée que Bruxelles était un chef-lieu départemental, pour lequel les reliefs de l’office étaient après tout une pâture assez ragoûtante

« La direction du Théâtre du Parc », 1898 : 22

Il faut attendre 1899 pour que la ville élise un directeur belge. Dorénavant, elle ne votera plus autrement.

Désinfecter le répertoire théâtral

Le deuxième front qu’attaquent les hommes de lettres menés par Picard est le répertoire. Dans le courant des années 1880, des critiques commencent à poindre de la part des auteurs belges d’expression française contre la « mainmise » du répertoire français et l’omniprésence du vaudeville qui en découle. Ces critiques sont essentiellement le fait de L’art moderne, revue fondamentale dans l’histoire des lettres belges, fondée et dirigée par l’incontournable Edmond Picard. Le mensuel et son fondateur sont au centre d’un système de relations qui concerne tant le monde culturel que politique. Picard est notamment un ami proche de Charles Buls (1837-1914), bourgmestre[8] de Bruxelles de 1891 à 1899, dont il n’hésite pas à faire la publicité électorale dans les colonnes de L’art moderne. L’essentiel de son pouvoir d’influence lui vient cependant de sa fonction de leader au Barreau de Bruxelles et de son entregent dans la vie mondaine, où il occupe une place prépondérante grâce au salon très couru qu’il tient. Pour exercer ce pouvoir, il use évidemment de la presse mais également d’une pétition qu’il envoie à l’administration communale en 1897 (Vanderpelen-Diagre, 2008 : 108 et suivantes).

Edmond Picard s’en prend d’une manière très musclée à « l’importation » quasi exclusive du théâtre français – direction, textes, acteurs – qui a pour résultat que le public belge assimile une culture inadaptée à son « milieu », allogène, qui ne respecte pas le mélange harmonieux de latinité et de germanité qui est le propre de « l’âme belge ». Dans cette optique, il plaide pour une plus grande ouverture aux nouveautés venues de Vienne, Munich et Berlin. Il se lance alors dans une véritable campagne de presse à l’intention du Théâtre royal du Parc, qu’il veut « désinfecter du parisianisme exclusif dont on nous a depuis trop longtemps servi les tranches en vaudevilles, en feuilletons à l’instar des Sainte-Beuve ou des Lemaître, et en coquelinades » (Picard, 1892 : 19) :

Cessons, clame Picard, de nous fournir à ces trousseurs de folies parisiennes, à ces vaudevillistes dont la seule valeur est de plaire aux cocottes ou d’amuser les petites bourgeoises, et tâchons de créer une scène de comédie qui marque et qui attire l’étranger

Picard, 1892 : 19

Le théâtre étranger

Le soutien de Picard représente un potentiel publicitaire suffisant pour inciter le directeur du Théâtre royal du Parc, pourtant méfiant à l’égard de toute nouveauté et de toute infidélité à Dumas et au théâtre conventionnel, à inviter, en janvier 1888, la très novatrice troupe du Théâtre-Libre, fondée un an plus tôt à Paris par André Antoine (1858-1943).

Antoine, de son côté, cherche à fuir le théâtre commercial et officiel parisien. La dissidence littéraire et l’avant-garde théâtrale passent parfois, on le sait, par l’éloignement de la capitale; aussi le metteur en scène, employé du gaz de profession, espère trouver reconnaissance et liberté de création grâce à des tournées[9]. Bien lui en prend : son passage à Bruxelles est un vrai triomphe. D’autant qu’il trouve un accueil chaleureux auprès de l’intelligentsia. Picard le reçoit avec un certain apparat chez lui[10]. En retour, dès 1888, Antoine organise en l’honneur de l’avocat-dramaturge une réception à Paris où se retrouve le gratin littéraire parisien[11].

Le spectacle phare joué par Antoine est Ténèbres, de Tolstoï. On ne peut pas dire que la représentation soit un succès. Certes, beaucoup d’éléments de la pièce plaisent : la traduction et la représentation se ressentent des stéréotypes occidentaux à l’égard de la Russie (barbarie, paganisme, etc.), confirmant en cela le public dans ses codes et valeurs. Mais l’intrigue ne manque toutefois pas de l’indisposer. Au lieu d’assister à des discussions de salon, le voilà projeté au coeur des campagnes russes, confronté à un infanticide et à un drame moral entre paysans[12]! Surtout, pour la première fois, un auteur étranger est joué au Parc en version française (hors des grandes tournées étrangères qui jouent dans leur langue originale pendant un ou deux soirs à destination de leurs homologues étrangers). C’est un événement!

Un an plus tard, les habitués de la salle sont plus secoués encore lors de la première de Maison de poupée d’Ibsen (1828-1906). Cette fois, l’événement est mondial puisqu’il s’agit de la première représentation en langue française d’une oeuvre du dramaturge norvégien. De manière étonnante, l’adaptation en a été réalisée par un homme peu reconnu par le monde des lettres : l’historien Léon Vanderkindere (1842-1906), professeur à l’Université libre de Bruxelles, militant libéral progressiste dans sa jeunesse, ex-député et, depuis 1888, échevin de l’Instruction publique à la commune (municipalité) d’Uccle. Convaincu que les « races » germaniques sont supérieures aux « races » latines, Vanderkindere se fait volontiers le passeur en Belgique des cultures qu’il prône. Plus particulièrement, il voit en Ibsen le chantre d’un réalisme et d’une moralité affranchie des conventions hypocrites – soit la morale catholique – qu’il combat[13].

Le théâtre belge… enfin

Dans les années qui suivent, Ibsen est très régulièrement joué, ainsi que l’Allemand Gerhart Haupmann (1862-1946). On assiste donc à une réelle modification du répertoire. Et, événement très intéressant, cette modification s’accompagne d’une présence accrue des auteurs belges, qui ne sont plus programmés seulement en « matinées », comme c’était le cas avant. Maeterlinck est joué pour la première fois en Belgique, au Théâtre royal du Parc, en mars 1892. Il s’agit de la mise en scène de L’Intruse, écrite en 1890 et dédiée à Edmond Picard, dont il était le stagiaire. Le spectacle, créé par le Théâtre d’art de Paul Fort pour le Vaudeville à Paris, est déjà passé par Londres, Paris et Copenhague. La presse attend avec curiosité les réactions du public belge face à un jeu théâtral totalement neuf, où les dialogues traditionnels sont remplacés par des dialogues juxtaposés, entrecroisés de silences et de signes qui figurent les forces invisibles qui conduisent les hommes dans un univers dont ils ne peuvent appréhender toute la complexité. De timides tentatives de protestation fusent mais elles sont rapidement étouffées par les applaudissements frénétiques des amis du poète gantois.

Un an plus tard, la représentation de Pelléas et Mélisande est nettement plus controversée, si l’on en croit la presse et les souvenirs des témoins. Il faut dire que Maeterlinck y a accentué la dimension symbolique. La représentation est de plus un événement « historique » puisqu’elle inaugure, en quelque sorte, la fondation du Théâtre de l’Œuvre, compagnie fondée par Lugné-Poe (1869-1940) et dédiée au théâtre symbolique en réaction à ce qu’il estime être les excès du naturalisme. Pour ce spectacle, Lugné-Poe a eu toute liberté de création. Si le public se montre relativement silencieux, certains journalistes se déchaînent, la Réforme (libérale progressiste) allant jusqu’à parler de « turlututu rachitique » (« Document à conserver », 1893 : 188). Inversement, les partisans du dramaturge sont enchantés, mais ils regrettent toutefois que les décors du peintre Paul Vogler (1852-1904), présentés aux Bouffes parisiens quelques jours auparavant, n’aient pas été transportés à Bruxelles. La polémique qui entoure le spectacle lui est évidemment bénéfique : comme Antoine, Lugné-Poe se réjouit d’une réussite commerciale. Comme lui, il viendra souvent, par la suite, refaire les coffres de sa troupe à Bruxelles[14].

Le nationalisme passe par le cosmopolitisme

On le voit, la nationalisation du répertoire théâtral passe par le cosmopolitisme. Cette dernière tendance est évidemment dans l’air du temps. L’augmentation et la perfection des moyens de transport et des technologies favorisent la circulation des idées et des personnes. La Belgique, voulant cultiver son image de nation industrielle, se lance avec succès dans la compétition : elle investit massivement dans le rail et organise de nombreuses expositions universelles, événements remarquables où les nations se mesurent en même temps qu’elles prêchent pour des échanges.

Le mouvement d’ouverture vers l’étranger est particulièrement bien accueilli en Belgique puisqu’il correspond à un désir d’autonomie par rapport à l’hégémonie française. De nombreux hommes de lettres participent à cette dynamique. Se faisant fort d’ériger leur pays en plaque tournante du libre échange culturel, ils s’adonnent volontiers à la critique internationale et à la traduction. Leurs efforts se fédèrent en 1884 dans La société nouvelle, revue qui se veut internationale, conformément aux idéaux politiques de ses animateurs, essentiellement des socialistes et des anarchistes. Dans cette initiative se décèle le désir de se distinguer de la France en affichant clairement la position d’un pays multilingue, situé au carrefour des cultures. Si beaucoup de « nouveautés étrangères » transitent par Paris, elles trouvent en Belgique un accueil souvent plus que favorable.

Se tourner vers les pays nordiques représente pour l’élite intellectuelle l’occasion de s’éloigner de l’orbite française et, nous l’avons vu, de se « distinguer » pour gagner en autonomie. D’un point de vue plus politique, les pays protestants sont perçus comme un contrepoids à la culture latine, que les libéraux anticléricaux jugent trop catholique tandis que les catholiques l’estiment trop marquée par l’influence pernicieuse de la République laïque. Beaucoup d’écrivains belges éprouvent une véritable fascination pour les pays nordiques, mouvement qu’on a souvent qualifié de « nordomanie ». Le courant concerne particulièrement l’Allemagne et l’Autriche, pays avec lesquels la Belgique entretient des échanges culturels à partir de la dernière décennie du XIXe siècle. Des écrivains tels que Maeterlinck, Mockel, Verhaeren ou Eekhoud témoignent d’une réelle « germanophilie », certains apprennent l’allemand et n’hésitent pas à accomplir de nombreux voyages dans la patrie de Goethe. De leur côté, l’Allemagne et l’Autriche se montrent très intéressées par l’art belge. Maeterlinck et Verhaeren y jouissent d’une renommée incontestable, ce dernier grâce à l’intervention de Stefan Zweig, son fidèle traducteur[15].

La psychologie des nations au théâtre

Tout ce mouvement intellectuel devrait, selon Edmond Picard, être transcrit par la dramaturgie. Le théoricien ne se contente pas, en effet, de voir jouer du belge. Il voudrait que les Belges jouent du belge. Cette préoccupation date de son entrée en politique en 1893, quand il pose sa candidature de sénateur socialiste. Devenu militant, il s’agit pour lui d’élargir la base du parti et de lui assurer de nouveaux cadres intellectuels, chargés de travailler à la propagande politique. Désormais obsédé par la diffusion et la transmission des idées, il choisit de privilégier deux médias : la presse (en 1893 il accepte d’assumer une chronique quotidienne dans Le peuple) et le théâtre.

Tout à la recherche des moyens de mener les foules, Picard découvre les ouvrages de Gustave Lebon, à qui il adresse quelques lettres pleines d’admiration[16]. Il est le premier à lui consacrer une biographie, moyen de lui témoigner « le sentiment profond et ému de l’influence que [ses] livres eurent sur [son] avancement scientifique et moral » (Picard, 1909 : 32)[17]. Il trouve chez l’auteur des Lois psychologiques de l’évolution des peuples (1894) des arguments pour accréditer ses thèses racistes et surtout antisémites[18]. Il est possible que ce soit à ces thèses qu’il doive le fameux concept de l’âme belge. Pour le savant français, la formation de la foule entraîne l’effacement des personnalités en son sein, elle aliène l’individu. Cette transformation produit une « âme collective ». L’âme désigne ici un principe, une énergie, qui régit l’activité du groupe dans tous ses registres comportementaux et qui le met en mouvement. Sa conception de la foule se base donc sur un système de références biologiques, auxquelles Picard est d’ailleurs très sensible (la nature). Dans la foule, l’individu perd sa personnalité : « Celle-ci laisse place à un inconscient collectif que Le Bon décrit comme héréditaire et auquel il associe la notion de race » (Marpeau, 2001 : 102).

Picard transpose en quelque sorte ces théories organicistes du social dans l’acte théâtral, qu’il voit comme une réalisation parfaite d’un phénomène d’agrégation dont il peut tirer profit. Il s’inspire dès lors du père de la psychologie sociale pour élaborer ses théories dramaturgiques. Dans la Psychologie des foules (1895), l’anthropologue explique en effet que « les représentations théâtrales, qui donnent l’image sous sa forme la plus nette, ont toujours une énorme influence sur les foules » (Le Bon, 1895 : 78, cité dans Marpeau, 2001 : 114). Picard embraye : il faut revenir à cet art « qui a ce prodigieux avantage d’agir sur des encéphales rassemblés, SUR UNE FOULE, et qui bénéficie des réactions spéciales que la pensée remuée dégage dans les foules » (Picard, 1897 : 44-45). Il préconise dès lors de réactualiser les choeurs des tragédies grecques :

Le théâtre est indiqué pour reprendre cette propagande des hautes et directoires idées, des Idées-forces. Sa destination dominante est l’apostolat des foules. Ce qu’ont fait si éloquemment et avec une portée si dominatrice les tragiques grecs, les tragiques contemporains, leurs vrais descendants, peuvent le refaire en l’adaptant à nos nouvelles conceptions du monde, de l’âme et de la vie

Picard, 1897 : 62; souligné dans le texte original

Quant aux textes, il convient de les débarrasser des habitudes bourgeoises françaises, celles du confinement individuel, de l’anecdote et du vaudeville et de s’inspirer des textes nordiques :

L’historique et inépuisable agitation de l’Humanité turbulente et souffrante ne se manifeste pas seulement dans les individus, dépositaires transitoires de ses mystères passionnels, réceptacles étranges et conscients de ses forces inconscientes; dans les individus où, matérielles et aveugles, elles prennent tout à coup cette beauté de se muer en sentiments animés projetant des joies et des douleurs, tragique miracle de transformation, cent fois plus émouvant et plus ténébreux en son mécanisme que celui du mouvement en chaleur avec rétraction de la chaleur en mouvement. IL Y A LES GROUPES! Il y a l’être d’ensemble, l’agrégat d’humains, obéissant à une seule poussée, se mouvant sous l’influence d’une seule direction, concrétisant les mêmes désirs, les mêmes besoins, les mêmes appels de l’inconnu, et de cet inconnu suprême : l’Avenir; fondant en un seul magma les individus, les enrégimentant pour une oeuvre commune, leur enlevant leur spécialité pour les reprendre à l’état de cellules enchâssées dans un tout, et donnant alors le spectacle de groupement agissant, combattant, pensant, jouissant, peinant, travaillant comme un être à part, très visible, très inquiétant, très curieux, très dramatique

Picard, 1897 : 51

L’idéal de l’âme collective transmuée en intrigue dramatique se réalise, selon Picard, dans Les tisserands (1892) d’Hauptmann.

Pour l’avocat, seule cette démarche, qu’il appelle le théâtre synthétique ou d’idée, peut « contribuer à faire épanouir en Belgique une Littérature dramatique qui nous fut propre, dépeignant notre Milieu, révélant notre Mentalité, employant nos formes spéciales de Langage » (Picard, 1907 : III).

Voulant joindre l’action à la parole, Picard se lance lui-même dans l’écriture dramatique et, entre 1902 et 1907, écrit neuf pièces. Effectivement, chacune d’elles se penche sur un « milieu » : les Juifs avec Jéricho, les vieux avec Fatigue de vivre (1903), la bourgeoisie mondaine avec Psukè (1903), les avocats avec Le juré (1904), les journalistes avec Ambidextre journaliste (1904), les hommes de science avec Désespérance de Faust (1904), les héros de l’histoire de Belgique avec Le téméraire (1905), les petits bourgeois avec Trimouillat et Méliodon (1906) et les handicapés avec Le mutilé (1907).

Aucune de ces pièces ne rencontrera de succès, sauf un succès d’estime pour Ambidextre journaliste, représenté au Théâtre royal d’Ostende le 19 août 1905 avec, dans le rôle principal, le déjà célèbre Firmin Gémier (1869-1933). Néanmoins, cette production et le discours critique qui l’accompagne participent à une émulation dans le champ belge de l'écriture et de la représentation dramatiques. Alors que, de 1892 à 1898, seulement 7% des auteurs joués au Parc étaient belges, après 1899, ils sont près du double, soit 13%. Par ailleurs, si entre 1892 et 1899, les 15 auteurs les plus joués dans le même théâtre sont français, entre 1899 et 1925, Henrik Ibsen fait désormais partie du peloton de tête, au même titre que Maurice Donnay et Edouard Pailleron[19].

De ce bref tour d’horizon de l’évolution du répertoire de la principale scène de théâtre parlé bruxelloise il ressort clairement que le nationalisme ne va pas sans le cosmopolitisme. Ce paradoxe apparent a été admirablement formulé par Anne-Marie Thiesse, qui a montré qu’il n’y a « pas de nationalisme patriotique sans cosmopolitisme intellectuel » (Thiesse, 2001 : 66). Pour examiner un terme, on est bien obligé de le mettre à distance, d’établir une typologie. Pour prendre conscience d’elle-même, la nation a besoin de se comparer constamment avec les autres, ce qui produit d’incessants transferts culturels entre nations. Il s’agit d’exhumer chaque mythe national, de retrouver l’âme des nations. Il n’est pas étonnant de voir que le théâtre ait été au coeur de cette tension puisque, durant tout le XIXe siècle, il est un des hauts lieux de l’expression politique en faveur de l’État-Nation. L’histoire de l’indépendance belge débute d’ailleurs au Théâtre royal de la Monnaie, quand, le 27 août 1830, les spectateurs entonnent l’air d’opéra de La muette de Portici (de Daniel François Auber, sur un livret de Scribe et Delavigne) en choeur avec le ténor. Les Belges identifient l’oppression qu’ils subissent de la part des Hollandais à celle endurée par les Napolitains de la part des Espagnols.

Aussi, ce n’est certainement pas un hasard si l’un des principaux théoriciens du nationalisme belge, Edmond Picard, s’investit conjointement dans l’élaboration d’une théorie nationalitaire, dans l’écriture théâtrale et dans le lobbying pour influencer le répertoire théâtral de la principale scène de théâtre parlé de la capitale. Se voulant un héraut du socialisme, il renoue avec l’un des premiers combats de la démocratie républicaine : le nationalisme[20]. Originellement, le nationalisme européen est « de gauche » puisqu’il s’enracine dans l’événement fondateur de l’épopée révolutionnaire qui se rassemble autour du célèbre « Vive la nation[21] » clamé par la France puis imité par les autres États-Nations en devenir ou déjà célébrés. Au fil du temps, s’arrime à cet élan une charge xénophobe, qui dégénère au cours du XIXe siècle en antisémitisme, ce qu’atteste le théâtre de Picard. Ce dernier est fasciné par l’homologie entre la foule qui se rassemble pour assister aux prouesses des acteurs et celle qui se réunit aux cris de « Vive la nation ». Toute la question est de trouver la manière de dompter « l’âme collective », à laquelle il ne peut s’adresser en oubliant qu’il s’agit d’un ensemble d’individus venus voir les aventures représentées par d’autres individus. Entre le collectif et l’individuel, il est difficile de manoeuvrer, tout comme entre le nationalisme et l’internationalisme; soit les grandes contradictions dans lesquelles les intellectuels s’engluent durant tout le XXe siècle.