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Sur le site Internet de la Ville de Montréal, la médiation culturelle est définie de cette façon : « Il s’agit d’élargir et d’approfondir l’accès de la population, en particulier des plus démunis, aux moyens de création individuelle et collective, ainsi qu’à l’offre culturelle professionnelle[1] » . On y sous-entend une scission franche entre la population et le milieu culturel. Et la plupart des projets menés dans ce cadre correspondent soit à des projets de vulgarisation – comme des discussions après spectacle et autres leçons d’art contemporain pour novices –, soit à des activités artistiques pour amateurs dont l’expression de soi est l’objectif principal. Dans cette optique, la médiation suppose à la fois une tentative de résolution de conflit et l’implication d’un intermédiaire entre deux partis. Or, est-il possible que l’oeuvre naisse de cette médiation, dans cet espace de rencontre, et ce, sans hiérarchie? Si, au lieu de s’abaisser pour expliquer son art aux mortels, l’artiste cherchait plutôt à tendre l’oreille vers l’autre pour proposer des oeuvres s’ouvrant comme des réseaux sensibles entre des intimités étrangères? Ces questions accompagnent les récents projets que j’ai développés au sein de la compagnie L’eau du bain avec des adolescents et des personnes âgées, avec des non-acteurs.

La belle nonchalance adolescente

L’envie de travailler avec des non-acteurs provient d’abord d’une exigence esthétique. En tant que metteure en scène (et spectatrice), je m’attendrissais de moins en moins devant la présence d’un acteur en scène, comme si je ne le voyais plus autrement qu’en train de calculer l’effet qu’il me ferait. C’est peut-être une question d’inexpérience. Je manquais peut-être d’outils pour l’amener dans des zones d’abandon. C’est alors que, par un heureux hasard, on m’a invitée à donner des ateliers de théâtre performatif à des groupes d’adolescents. J’ai eu envie de travailler avec eux de la même façon qu’avec les acteurs adultes, en adaptant très légèrement les exercices afin de me rapprocher de leur énergie et de leurs préoccupations. J’ai été subjuguée par ce qu’ils proposaient. Je retrouvais chez eux, par moments, l’état de présence que je recherchais chez les acteurs professionnels : une présence beaucoup plus brute. Je les regardais aller dans les explorations et je me souviens d’avoir pensé : « Ils sont parfaits. Il ne leur manque qu’un micro pour qu’on puisse les entendre de la salle. »

C’était en 2011 et ma réflexion a beaucoup cheminé depuis. Ce que je croyais reconnaître de « brut » dans leur présence était probablement dû à une absence de savoir-faire qui rendait impossible le contrôle de la voix, des mouvements, du regard : tout ce que l’acteur apprend à maîtriser afin de masquer ses fragilités et sa vulnérabilité. J’ai alors eu l’idée de rassembler des adolescents et des acteurs professionnels sur un même plateau et de les entraîner dans des explorations communes, autour des rêves qui habitent l’adolescence et des regrets qui teintent l’âge adulte. Je voulais voir comment ils travailleraient ensemble et si l’état de présence des uns et des autres pouvait circuler par contamination. De cette démarche est né le projet Impatience. Je croyais que les ados pourraient en apprendre beaucoup aux acteurs professionnels sur la mise en danger, le dévoilement, l’investissement… Réciproquement, l’expérience (professionnelle comme personnelle) des acteurs pourrait profiter aux plus jeunes. En théorie, l’initiative semble séduisante. Dans la pratique, c’est plus complexe et tant mieux. Parce que si, au départ, l’adolescent n’a pas appris à être acteur, en s’engageant dans un processus de création théâtrale, il aura d’une certaine façon à le devenir. Le spectateur ne le rencontrera pas au premier jour des explorations, alors qu’il confie pour la première fois son histoire, alors que son regard nous cherche et nous fuit en même temps, alors que sa peur masque encore un peu son plaisir d’être là. Il ne s’agit pas d’un tournage de cinéma où une bonne prise suffit. Au théâtre, il faut répéter, c’est-à-dire refaire plusieurs fois, comme si c’était toujours la première. Et, dans ce processus de répétitions, de réitérations, on peut dire adieu à la belle présence « découvrante » de celui qui est curieux de ce qui l’entoure et rapidement déstabilisé. On se retrouve alors face à des acteurs amateurs qui veulent garder le contrôle et maîtriser ce qu’ils dégagent plus ou moins adroitement. Ce n’était pas du tout l’effet recherché.

À partir de ce constat, avec Thomas Sinou, concepteur sonore, cofondateur de L’eau du bain et cocréateur de tous les spectacles de la compagnie, nous avons cherché des stratégies de création qui permettraient de maintenir l’écriture scénique en cours jusque dans la représentation, d’éviter autant que possible de refaire les mêmes choses, afin que les acteurs (professionnels ou non) se tiennent aux aguets et dans une action de construction qui garde la présence vivante et vulnérable. Si l’état de présence peut sembler mystique ou vaporeux, j’essaie de l’envisager de façon pragmatique. Être présent, selon moi, consiste déjà à être présent au monde extérieur. J’encourage donc à regarder et à écouter, à être dans une curiosité exacerbée de son environnement immédiat. Je considère que, pour favoriser une présence ouverte chez l’acteur, je peux agir sur ce qu’il voit et, surtout, sur ce qu’il entend. Thomas Sinou a alors développé un dispositif d’écouteurs sans fil pour guider les acteurs et les accompagner de l’intérieur. Dans notre processus, cet outil permet principalement deux choses : donner des indications techniques afin que l’acteur n’ait pas à emmagasiner trop d’indications sur les déplacements et nourrir son imaginaire par des ambiances musicales (figure 4).

Quelqu’un qui écoute, je ne sais pas si ça se voit ou si ça s’entend. Je crois, du moins, que ça se ressent d’une façon ou d’une autre. Dans la vie de tous les jours ou comme performeuse, je constate que, lorsque j’ai du son dans mes oreilles, je me sens moins seule face aux autres et j’oublie un tant soit peu qu’on me regarde. Ainsi, l’acteur se demande moins ce qu’il doit faire ou ce qu’il projette; il écoute le plus activement possible. De cette action simple et concrète se déclinent différents jeux d’autofictions, de récits et de confessions. Ces jeux sont utilisés en processus de création et restent présents dans les représentations. Il peut s’agir d’évoquer un souvenir éveillé par la musique que nous entendons, de confier un rêve alors que nous sommes perturbés par notre propre voix qui nous est envoyée avec un délai ou de répéter ce qu’un partenaire nous souffle comme si cela venait de nous. Ces jeux sont ensuite agencés afin de former une trame instable qui, toujours, laisse de la place à l’erreur, à la perte et à la fuite. Comme ce qui est dit n’est pas écrit, certaines histoires finiront en queue de poisson : il y aura des trous, des hésitations, une maladresse sincère. Au contraire d’une oeuvre spectaculaire qui met de l’avant le savoir-faire de l’acteur, Impatience met en scène des êtres humains qui, comme nous spectateurs, et peu importe leur âge, cherchent comment se présenter et apparaître devant l’autre et qui ne font pas semblant que cela est facile.

L’oubli et la fiction

Impatience a été présenté à l’Usine C et au Théâtre Aux Écuries dans le cadre des Coups de théâtre. Suite à cette expérience, l’Usine C nous a proposé de coproduire une nouvelle oeuvre avec un nouveau groupe d’individus de leur communauté. Afin d’aller vers une énergie différente de celle des adolescents, nous avons entrepris le projet Nous voilà rendus avec des personnes âgées du quartier. Dans un premier temps, nous sommes allés donner des ateliers au Centre hospitalier de soins de longue durée Saint-Georges. Une fois par semaine, nous débarquions, fébriles, avec nos écouteurs et notre micro pour une heure de ce que la technicienne en loisirs avait annoncé comme des séances de « Théâtre et conversation ». Il s’agissait surtout d’écouter les résidents sans chercher quoi que ce soit de particulier pour ne pas imposer un angle, pour laisser de la place à la rencontre. Nous voulions partir d’eux et de l’effet qu’ils nous feraient. C’était primordial aussi de nous déplacer, de passer du temps dans cet endroit fascinant et déstabilisant qu’est le CHSLD. Si nous voulons travailler avec des non-acteurs appartenant à d’autres générations, c’est aussi pour sortir de notre zone de confort, pour entrer dans une relation inédite avec l’Autre d’où pourra naître l’oeuvre. Le mouvement que je fais vers un inconnu en tendant l’oreille, je chercherai à l’éveiller chez le spectateur par la mise en scène, sans trop m’interposer entre la personne sur scène et lui (figure 5).

Comment attiser chez le spectateur cette curiosité exacerbée de l’autre, cette « écoute désirante » (Deshays, 2001)? Je cherche surtout à créer une atmosphère favorable à l’abandon tout en préservant du mystère et de l’innommable. En ce sens, le son et la lumière participent de ces parts d’ombres, « des interstices pour projeter ses propre peurs » (Saint-Pierre, 2016). En cela, le spectacle ne relève pas du théâtre documentaire parce que nous ne cherchons pas à traduire l’autre, à l’interpréter ou à le représenter. Le documentaire s’oppose à la fiction et veut décrire une réalité. Nous voilà rendus ne témoigne pas de la réalité de la vie des participants même s’ils ne jouent pas de personnages. On les nomme non-acteurs parce qu’ils n’ont pas de formation d’acteurs et qu’on ne leur demande pas de jouer un rôle ou de représenter une histoire. Ceci dit, ils deviennent des acteurs. Des acteurs qui n’ont pas appris un texte par coeur et qui, s’ils parlent d’eux, ont aussi toujours la liberté de mentir, de se réinventer, puisque ce qui se dit est moins important que la manière dont ça se dit.

À certains moments du spectacle, ils vont chanter tout simplement, accompagnant ce qu’ils sont les seuls à entendre dans leurs écouteurs. À d’autres moments, les chansons leur sont envoyées pour éveiller des souvenirs, qu’ils nous racontent comme ils se présentent à leur conscience. Grâce à ces jeux simples et invisibles, à la musique qui les accompagne de façon souterraine, nous éveillons chez eux un état de présence qui étonne, car ils sont, en quelque sorte, habités par l’écoute : « Ils sont tous d’un naturel stupéfiant, comme s’ils avaient fait cela toute leur vie, virevoltant en chaise roulante, chantant ou dansant, racontant des moments de leur existence » (Girard, 2016). S’ils ont l’air si naturel, c’est que nous trouvons des stratégies pour qu’ils restent dans l’action plutôt que dans la représentation. Grâce à ses écouteurs, la personne entend autre chose que le spectateur. Elle s’entend moins, ce qui amenuise sa vigilance par rapport à ce qu’elle dit et diminue sa conscience des gens qui l’écoutent. Elle peut se sentir protégée, dans une bulle sonore (figure 6). Les écouteurs nous permettent aussi de guider les participants en cas de besoin. Ainsi, ils n’ont pas à mémoriser l’ordre des scènes et ce qu’ils ont à faire; ils peuvent s’abandonner au jeu et au moment présent.

J’ai choisi de rester sur le plateau durant le spectacle, en bordure de la scène, face aux participants, afin d’être là pour les guider en cas de besoin. Je m’adresse aux spectateurs pour raconter d’où vient ce projet. Je parle de mon oncle Luigi, atteint d’alzheimer avancé qui m’a amenée à passer beaucoup de temps dans un CHSLD et à découvrir cet univers terrifiant mais parfois si chaleureux. Ma présence a été pensée pour « dédramatiser » le spectacle et mettre la table, pour dire d’où part l’expérience, pour parler aussi des participants aux ateliers qui n’ont pas pu être sur scène, certains décédés ou d’autres trop malades, mettant en lumière ce que cela représente de s’investir dans une création théâtrale à leur âge. J’interviens aussi en posant des questions aux participants. Ainsi, la rencontre se poursuit jusque dans l’oeuvre. Je ne rejoue pas la curiosité que j’ai eue d’eux, je la prolonge afin d’offrir un espace de partage où le sens est à construire et la relation, à désirer. C’est en ce sens que la médiation et l’oeuvre peuvent se fondre l’une dans l’autre.

Éthique et esthétique

La question de l’éthique m’a taraudée durant la création d’Impatience et, de façon plus aiguë, de Nous voilà rendus. J’étais terrorisée. Je ne voulais surtout pas infantiliser les participants, provoquer de la pitié, être soupçonnée de les instrumentaliser. Je voulais les magnifier, mettre en valeur les traces que leur vie a laissées sur eux afin de créer une ode à ceux qui nous précèdent et à ce qui nous attend. La seule chose que je pouvais faire était de m’assurer de leur envie d’être là tout au long du processus, de leur expliquer autant que possible ce que nous cherchions, même si ce n’était pas toujours clair. Surtout, il était important d’agir sur la forme de l’oeuvre à laquelle ils participaient. Nous n’étions pas dans un sous-sol d’église. Les concepteurs sonores et lumières étaient impliqués dans l’écriture scénique depuis le tout début. Ainsi tout se construit ensemble. Par exemple, les thèmes de la disparition et de l’oubli qui ressortent fortement de nos discussions avec les personnes âgées se retrouvent comme thématiques de création formelle pour l’univers scénique. Un fauteuil vide apparaît et disparaît lentement dans la pénombre, puis une pulsation de lumière dévoile le corps qui y est assis. À travers un rythme lancinant, on perçoit l’ambiance sonore d’un CHSLD et une lointaine chanson d’Édith Piaf. Les participants sont amplifiés grâce à de petits microphones très sensibles qui permettent d’aller chercher la voix dans son émergence et son retrait. L’amplification vocale peut nous rapprocher et nous éloigner d’eux. Le concepteur sonore nous fait passer du murmure au brouhaha. Dans la même veine, l’éclairage, soutenu en grande partie par des vidéoprojecteurs, diffuse une lumière mouvante qui balaie et se disperse. La parole naît et agonise.

Comment garder actif le mystère inhérent à la rencontre? L’univers brumeux et onirique dans lequel les participants évoluent veut ouvrir une « mise en résonance » (Nancy, 2002 : 15) ou une mise en suspens afin de susciter chez le spectateur un mouvement vers la scène, un désir de rencontre qui pourra se prolonger hors l’enceinte du théâtre. Sans vouloir appuyer sur le message, il y a un geste politique naïf à la base de l’oeuvre. Les vieux, dans notre société, on les cache plus qu’on les montre. Juste le mot est tabou. Leurs corps, ici mis en scène, sont loin de ceux des acteurs qui foulent majoritairement nos planches. Or, le fait de ne pas trop les révéler, de maintenir informe le dessin de ces portraits d’individus vieillissants, pourra amener le spectateur à s’interroger sur son rapport à la vieillesse, la sienne comme celle de ceux qui habitent le monde avec lui.