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La tension qui existe entre le monde subjectif du moi et le monde extérieur objectif, entre l’homme et le temps, voilà le problème principal de tout art. Voilà avec quoi doit se battre tout peintre, tout écrivain, tout auteur dramatique et tout faiseur de vers.

Kafka, cité dans Conversations avec Kafka

Le titre de mon article renvoie à un essai que j’avais rédigé il y a plus de vingt ans dans le cadre du cours « Fondements de l’enseignement de l’art dramatique » que donnait alors Hélène Beauchamp. Avec le recul, je constate avec plaisir que j’ai eu l’occasion de réaliser, dans le cadre de mon enseignement aux niveaux élémentaire et secondaire, la plupart des activités reliées au projet éducatif exposé dans ce travail. C’est dire à quel point les principes pédagogiques qui en constituaient la base me tenaient à coeur. Il était question de former les élèves sur tous les plans : le corps, le coeur, l’esprit, grâce à une formation en art dramatique qui s’appuyait sur des référents culturels solides, de même que sur une approche rigoureuse de l’art théâtral, conjuguée à la sensibilisation à certains enjeux sociétaux. À l’heure actuelle, à titre de formateur de formateurs en milieu universitaire, je crois encore plus profondément à la nécessité de saisir le théâtre dans toutes ses dimensions. L’art dramatique en milieu scolaire permettant le passage de l’espace intime à la socialité, il constitue une merveilleuse école d’ouverture à l’autre, qui engage le pédagogue dans une posture spécifique, étroitement liée au champ disciplinaire.

La question de la formation en art dramatique / théâtre nous amène donc à circonscrire en un premier temps ce qui constitue l’essence même de l’objet d’apprentissage. Pour paraphraser Biet et Triau, une première question s’impose : « qu’est-ce que le théâtre? ». À la question première se greffent des sous-questions tout aussi importantes : comment faire comprendre aux jeunes que le théâtre est objet poétique et possède ses propres codes et conventions? Comment leur dire que le théâtre est une métaphore de la vie et que, comme le dit si bien Vitez, « pour représenter le monde entier, sa grandeur, il faut la petitesse du théâtre » (Vitez, cité dans Sarrazac, 1989 : 9). Bref, comment arriver à transposer cet art complexe qu’est le théâtre en contenus à apprendre, comment le rendre accessible tout en ne le banalisant pas?

Voilà des questions majeures qui laissent transparaître la responsabilité qui échoit au formateur en art dramatique oeuvrant auprès des enfants et des adolescents. Elles permettent également de saisir l’importance, pour initier les jeunes au théâtre, du travail de création et d’interprétation en classe, de même que des activités d’appréciation des oeuvres théâtrales – le théâtre étant un art qui se saisit par la pratique. En amenant les jeunes au théâtre et en faisant avec eux du théâtre de qualité, le pédagogue agit alors à titre de passeur culturel et d’éveilleur de conscience. Il les accompagne dans leur découverte d’un langage symbolique, d’un art sensible et sensoriel qui, par la médiation du personnage, touche à tous les aspects de la personne. Comme quoi enseigner le théâtre va au-delà de la transmission verbale des connaissances disciplinaires; l’apprentissage passe en grande partie par les « savoirs expérientiels » (Gosselin, 2006).

La spécificité de l’enseignement de l’art dramatique et le modèle SOMA

Cette particularité de l’enseignement de l’art dramatique est telle que le modèle de la situation pédagogique « SOMA », tel que développé par le didacticien Rénald Legendre dans son Dictionnaire actuel de l’éducation (2005 [1993]), gagne à être réexaminé si l’on veut tenir compte de la nature même de l’Objet, notamment en ce qui concerne les apprentissages en jeu.

On sait que ce modèle se fonde sur quatre composantes interreliées : le Sujet (l’apprenant), l’Agent (l’enseignant), l’Objet (l’objet d’apprentissage) et enfin, le Milieu. Or, si dans la plupart des apprentissages en milieu scolaire, l’Objet se retrouve à l’« extérieur » de l’élève – comme c’est le cas en sciences et en mathématiques, par exemple –, il est essentiel de prendre en compte qu’en atelier d’art dramatique, l’objet d’apprentissage, soit le personnage créé et interprété par l’élève, fait partie intégrante de ce dernier. Ainsi, dans les activités de jeu qui ne font pas appel au théâtre de l’objet ou encore à la marionnette, le corps de l’élève, avec ses forces et ses zones de lumière, tout autant qu’avec ses zones de tension et de vulnérabilité, demeure l’instrument clé de l’expression. Voilà une vérité fondamentale que l’on est malheureusement trop souvent porté à occulter.

Autre particularité : le corps de l’élève en art dramatique n’est pas une page blanche sur laquelle le créateur ou l’interprète n’aurait qu’à rendre lisible telle ou telle émotion, pas plus qu’il n’est une glaise qui se laisserait modeler aisément; le corps n’est pas neutre et il ne le sera jamais. Le corps de l’élève est un condensé de son histoire intime; il témoigne de sa capacité de résilience (Cyrulnik, 1999), tout autant que de sa puissance d’imagination, qui transparaît à travers les personnages qui sont créés. Dans l’aire de jeu de la classe, la personne et le personnage cohabitent; l’un ne va pas sans l’autre. Et si, la plupart du temps, le personnage révèle la personne dans toute sa sensibilité, dans tous les cas cependant, par la force des choses, c’est bien la personne qui permet le personnage et qui lui donne vie, le temps d’une incarnation.

D’où le soin attentif que l’enseignant se doit d’avoir auprès de la personne de l’élève ou de l’étudiant universitaire au cours de ses apprentissages. Ma pratique de formateur de formateurs en art dramatique est fondée sur une approche qui fait place au dialogue dialectique ainsi qu’à un travail d’expérimentation en classe qui a pour but d’accompagner l’étudiant dans sa découverte du théâtre, tout autant que dans l’analyse critique de diverses méthodes en pédagogie. Accompagner voulant dire, selon Le petit Robert, « se joindre à quelqu’un pour aller où il va en même temps que lui; aller de compagnie avec », cela sous-tend une qualité de présence à l’autre, tout autant qu’une complicité dans le désir d’explorer de nouveaux territoires. La transmission du savoir s’appuie donc sur une qualité d’accompagnement dans laquelle la dimension affective revêt une grande importance. Si ce constat est vrai pour toute situation pédagogique, il l’est encore plus pour ce qui est de la formation en art dramatique, car l’enseignant s’engage intellectuellement, physiquement et émotionnellement dans sa relation à l’autre.

C’est ce qui explique que la qualité de présence à l’autre du pédagogue doive être décuplée lorsque l’élève fait face à des personnages qui ne se laissent pas si facilement appréhender. La classe d’art dramatique devient alors un carrefour de rencontres où, à la trentaine d’élèves du début de l’année, viendront se joindre, tout au cours du semestre, une multitude de personnages, dont plusieurs seront marquants, parce que sources d’étonnement. Sur la scène professionnelle, c’est ce qui pousse Georges Banu à faire ce constat :

La mémoire de l’acteur est peuplée d’êtres fictifs qui ont pris corps. « Si je veux, je peux les voir sous formes de spectres. Je sais d’eux qu’ils ont existé. Ce ne sont pas des morts, ce n’est pas un poids non plus, ni des obligations… je suis une espèce de marchand d’âmes », dit Minetti, l’acteur

Banu, 2012 : 150

L’élève qui joue « à faire comme si » (Page, 1992 : 21) abandonne temporairement ce qu’il est pour accueillir le personnage en lui. Souvent, il est étonné de se découvrir autre, avec cette multitude de personnages; il se surprend lui-même par ses capacités de travestissement, car il ne se savait pas si nombreux. Par le biais de cette ouverture à l’altérité, il découvre son identité tout autant que celle de l’autre. Il apprend donc à vivre avec, à dépasser sa propre expérience. Très souvent, d’ailleurs, l’élève se retrouve transformé par son périple. Comme quoi l’espace fictionnel de la rencontre favorise l’émergence de la prise de conscience de soi et des autres.

On comprend dès lors que la pédagogie du théâtre commande que le formateur jouisse de qualités pédagogiques intrinsèquement liées à la pratique artistique, dont certaines devraient être en lien avec ce que je désigne comme étant une « gymnastique d’ouverture à l’autre », un mode d’ouverture qui constitue une condition sine qua non pour qu’émerge le jeu. Le personnage de théâtre ne peut émerger que dans cette ouverture à l’altérité, dans ce lieu des possibles que l’enseignant se doit de mettre en place en créant dès le départ, au sein même de la situation pédagogique, un espace d’accueil et de rencontre de la personne, susceptible de favoriser à son tour la rencontre avec le personnage fictif.

La posture de l’artiste-pédagogue

Le but de l’instruction est la fin de l’instruction, c’est-à-dire l’invention. […]

Celui qui n’invente pas travaille ailleurs que dans l’intelligence.

Michel Serres, Le tiers-instruit

Par cet espace autre qui est créé, la posture de l’artiste-pédagogue en art dramatique peut parfois être ambiguë, car celui-ci est à la fois ancré dans le réel de la vie scolaire, et en même temps loge en paratopie (Maingueneau, 2004), son travail l’amenant à faire un pas dans la marge afin d’accéder avec ses élèves à un espace fictionnel. De la même manière, l’oeuvre créée avec le groupe d’élèves se situe dans le monde, et en même temps lui échappe, étant le fruit d’une intériorisation tout autant que d’une distanciation. En définitive, le pédagogue en art dramatique est bien enraciné dans la classe, tout en étant conscient qu’il a la responsabilité de faciliter le passage vers l’espace fictionnel et d’agir en tant que catalyseur de l’imaginaire.

Pour aider l’élève à faire ce « pas de côté » (Sarrazac, 2002 : 22), par un curieux paradoxe inhérent à l’engagement créatif, le spécialiste en art dramatique doit lui procurer un filet de sécurité, tout autant que lui donner la possibilité de pouvoir transgresser les codes, afin de laisser place à l’audace et à l’invention. Sans cet espace de transgression, il n’y aurait pas de réelle création, tout au plus des élans de créativité somme toute superficiels par rapport aux réels enjeux de l’apprentissage du théâtre en milieu scolaire. Dans un entretien avec Georges Banu, Patrice Chéreau souligne d’ailleurs que cet aspect transgressif est central :

Il me semble que dans tout ce que l’on fait et l’on cherche – je dis « on » parce que je crois pouvoir parler de tous les metteurs en scène –, il s’agit à la fois de casser les codes, les conventions pour en fabriquer d’autres. On ne peut pas s’en passer. Ce qui compte, c’est le renouvellement continu de ce que j’appellerais le « fonds commun » de chacun

Chéreau, 2009 : 23

Pour faciliter le passage vers cet espace de création, je propose quelques pistes d’accompagnement qui font partie intrinsèque de certains modes de transmission en art dramatique et qui s’inscrivent dans la création d’une ambiance qui favorise l’apprentissage.

La création du climat d’apprentissage

L’enseignement de l’art dramatique commande un travail sur le climat, tout autant qu’un travail d’entraîneur, tel que l’avait proposé à bon escient Eugenio Barba. Pour faciliter le passage de la personne au personnage, le formateur doit à la fois soutenir l’élève et le mettre à l’épreuve. Pour ce faire, il doit être mû par un désir de transmettre l’expérience de jeu. Et ce désir doit rayonner, car l’enseignant transmet ses connaissances non seulement par la parole, mais aussi au-delà des mots; il communique par son langage non verbal sa vision du théâtre de même que sa relation au monde, une relation que les élèves, surtout les plus jeunes, ont tôt fait de saisir. Il s’agit de modes d’accompagnement qui sont imbriqués de façon subtile aux modes de transmission.

L’enseignant spécialiste en art dramatique doit instaurer un climat qui permette à l’élève de plonger, d’essayer, de se tromper et de se dépasser, tout en éprouvant du plaisir malgré l’angoisse que l’expérimentation procure, voire de l’anxiété, si l’on tient compte des travaux de Didier Anzieu (1981). L’enseignant tempère les moments de doute par le climat de confiance et de plaisir qu’il se doit de maintenir tout au long des apprentissages ou, s’il y a lieu, de reconstruire au fil des cours, car dans la relation pédagogique, rien n’est jamais acquis. Pour y arriver, il doit donc s’investir lui-même dans une démarche d’accompagnement authentique à l’intérieur de laquelle il doit travailler sa qualité de présence à l’autre. D’après le metteur en scène Ghyslain Filion[1], l’enseignant de théâtre a la responsabilité éthique de se connaître, d’être capable de nommer ce qui se passe en lui pour être attentif à l’autre.

Lors de sa démarche de formation, le futur enseignant en art dramatique doit être à même d’analyser ses propres résistances par rapport au jeu. Dans une recherche menée par Diane Saint-Jacques à propos de l’engagement créatif, celle-ci souligne que « le futur enseignant sera d’autant plus capable de stimuler la démarche créative de ses élèves, dans une pratique pédagogique cohérente, qu’il aura acquis des savoirs tant implicites qu’explicites sur le processus créatif, à travers une pratique personnelle réfléchie » (Saint-Jacques, 1994 : 31-32). Son étude cible les facteurs constituant des obstacles ou des aides à l’expression créative en art dramatique : ceux-ci sont internes, liés à la personne plus qu’au contexte extérieur, relevant de facteurs socio-affectifs plus que de facteurs cognitifs ou d’habiletés. Elle conclut que les principaux obstacles à l’engagement créatif sont la peur et la contrainte, alors que les éléments facilitateurs sont la sécurité, la liberté et le désir (Saint-Jacques, 1994 : 36-41).

Pour éviter cette anxiété face à la performance, la pédagogie du jeu dramatique, centrée sur l’expérimentation du jeu en collectif, met en place des conditions d’apprentissage qui créent un climat de sécurité et facilitent l’apprivoisement du théâtre. Cette approche se situe donc à mille lieues de la performance théâtrale en solo où tous les projecteurs sont braqués sur l’élève, un contexte d’apprentissage qu’on ne devrait prévoir qu’en toute fin de parcours, au moment où l’élève a apprivoisé le médium. D’ailleurs, Diane Saint-Jacques mentionne à bon escient que le fait que le futur enseignant puisse connaître d’expérience ce qui peut constituer un obstacle ou une aide à l’expression créative en art dramatique lui permet de développer « une sensibilité qui lui permettra d’orienter plus pertinemment son intervention pédagogique auprès d’élèves » (Saint-Jacques, 1994 : 43).

L’ouverture à l’Autre

Le théâtre à l’école constitue un outil éducatif qui donne à lire la société. Il en est un miroir plus ou moins opacifié, selon les esthétiques et les contextes sociopolitiques, car quels que soient les choix esthétiques qui colorent la représentation théâtrale, celle-ci traite toujours de la vie et de ce qui constitue le propre de la nature humaine. Le théâtre parle aux vivants, des vivants et des morts. Il constitue un palimpseste –  selon l’expression de Gérard Genette (1982) – qui contient l’ensemble des textes, un auteur étant toujours habité par les textes des autres, et chacun de ces textes renvoyant à un texte antérieur grâce auquel l’auteur aura été formé. Le texte devient ainsi un « lieu de mémoire » pour paraphraser Pierre Nora (1997).

L’enseignement du théâtre en milieu scolaire permet donc de cerner le social et l’historique dans le texte. Mais aussi, et surtout, le travail de l’esthétisation. Car si le texte est porteur de sens, il cultive aussi l’ambivalence, le doute, ce qui explique, par exemple, qu’en période de conflit où sévit la censure, on fasse appel au théâtre plus qu’aux autres formes de littérature, le théâtre permettant de créer un discours polyphonique qui vient brouiller l’intention de l’auteur. Enseigner une gymnastique d’ouverture à l’autre implique donc également d’ouvrir l’élève à la dimension sociale du théâtre et aux enjeux sociétaux. En résonance avec le théâtre du passé et celui à venir, l’acte pédagogique occupe, tout comme le théâtre contemporain, un temps présent façonné par le tâtonnement, les savoirs expérientiels et théoriques, et la nécessaire quête de sens qui est intrinsèque à l’objet d’apprentissage.

La mise en fiction

Le travail que fait l’enseignant dans sa classe est donc très spécifique : il oeuvre, en collectif, à la mise en fiction du réel, favorisant à la fois l’apprentissage des notions théâtrales, tout autant que le développement de la personne. L’apprentissage du jeu amène d’ailleurs un climat de classe particulier : par le principe appelé « feintise partagée » (Schaeffer, 1999), nous savons que ce qui se passe au théâtre n’est pas vrai, mais nous prenons plaisir à croire que si. De plus, comme, d’après Jean-Marie Schaeffer, le plaisir de la mimèsis serait celui de la satisfaction esthétique, on ne saurait trop insister sur la nécessité de faire avec les élèves du théâtre de qualité. Sans quoi nous risquerions de passer à côté de l’essentiel, car il ne peut y avoir d’apprentissage du théâtre en dehors de la dimension esthétique : « C’est dans l’expérience esthétique elle-même qu’il faut sans doute chercher, sinon la raison, du moins le fondement intellectuel et émotionnel de l’espérance éducative investie aujourd’hui dans le domaine de l’art » (Kerlan, 2004). D’où le nécessaire travail sur la forme.

L’espace cognitif de la fiction, qui laisse une place centrale à la subjectivité, constitue un lieu d’apprentissage unique au sein même de l’école. Ce temps suspendu hors du réel, qui apparaît bien souvent comme une oasis pour les jeunes, s’avère un lieu précieux, car il donne à l’élève une distance nécessaire pour appréhender la vie, se connecter à ses émotions et se définir. D’après Dorrit Cohn, la fiction « est le lieu où l’on peut accéder à la “transparence intérieure”, le lieu qui permet de rendre compte d’une expérience qui ne peut être évoquée sous aucune forme et en aucune façon par le discours “naturel” » (Cohn, 1981 : 40). De son côté, Thomas Pavel (1988) va jusqu’à affirmer que la fiction s’avère nécessaire à la construction identitaire. Voilà des arguments qui nous permettent de dire, une fois de plus, l’importance que devrait avoir le théâtre à l’école. Si la littérature donne accès à un espace fictionnel, il reste que c’est au théâtre que se vit l’incarnation du personnage. Cette expérience de jeu a la particularité de laisser des traces chez la personne de l’élève, car le personnage fictif est corporalisé, et donc, intériorisé.

L’incorporation du personnage

En théâtre, la construction identitaire se fait en grande partie par l’incorporation du personnage, par l’incarnation de ses émotions, de son ressenti et de ses valeurs, qui traduisent une façon unique d’être au monde. Si les sciences humaines nous donnent accès à la compréhension de la vie en société, il reste que seul le passage par la fiction peut laisser entrevoir ce qu’il y a de plus intime dans l’Homme, cette part de l’humain qui, étant transposée par le langage symbolique, donne accès à ce qui constitue son essence la plus profonde : « Le langage direct du théâtre, c’est la métaphore et la métaphore, c’est le biais pour décrire la réalité, qui n’a rien à voir avec la manière hâtive des journalistes ». Toujours d’après Otomar Krejca : « La vraie force de l’art théâtral […] réside dans le détour par lequel de la réalité il retourne à la réalité » (Krejca, cité dans Sarrazac, 2002 : 24).

Le passage vers l’espace fictionnel doit être amené par un enseignement qui laisse la place à l’analyse des codes et conventions du théâtre, de même qu’à un approfondissement des techniques du jeu et autres techniques théâtrales. Travailler à interpréter un personnage fictif fait appel à des savoir-faire spécifiques, car le personnage (ou persona : masque) demeure une construction, il n’est pas l’hypostase d’une personne, ou encore quelque chose qui lui supplée. Le langage symbolique du théâtre donne accès à une tout autre dimension de la socialité. En milieu scolaire, le travail de socialisation de l’élève ne saurait donc être réduit à certains autres aspects de la socialité qui sont développés, par exemple, lors du travail d’équipe.

Le personnage est, tout comme le masque, une esthétisation d’une forme d’humanité. C’est pourquoi même ses défauts sont séduisants. On n’a qu’à penser à Pantalon et au plaisir que les jeunes éprouvent à le jouer malgré sa laideur. La laideur de Pantalon est belle; elle est esthétique. La fonction immanente de la fiction étant de plaire (Schaeffer), ce passage par l’esthétisation du monde met à jour un monde de possibles. C’est d’ailleurs cette ambivalence du vrai et du faux qui rend le théâtre si séduisant et si complexe à la fois, travaillant à la fois sur la mimèsis et la dénégation.

Pour aider l’élève à transiter vers l’espace fictionnel, outre la préparation du climat qui facilite la création ou l’interprétation du personnage, l’enseignant d’art dramatique gagne à faire usage d’une langue vivante et imagée afin d’aller au-delà du langage direct de la communication pédagogique. À cet effet, certaines formes littéraires peuvent favoriser le passage vers le langage symbolique du théâtre.

Les formes littéraires en tant qu’outils didactiques de médiation

À l’ère des nouvelles technologies de l’information, penser une pédagogie axée sur les formes orales de la littérature a des accents quasi subversifs. Celles-ci peuvent constituer des outils didactiques essentiels à l’apprentissage en tant qu’objets mémorables, car mieux encore que le langage de tous les jours, elles laissent des traces, marquent la mémoire, étant donné leur qualité intrinsèque.

L’enseignant en art dramatique peut faire une place de choix au langage symbolique comme espace de médiation entre le Je et l’Autre. Il peut recourir, au cours des jeux d’échauffement et des jeux dramatiques qu’il anime, à une langue précise et imagée, les métaphores et allégories ayant pour but de stimuler l’imaginaire, au même titre que les verbes d’action. Très souvent d’ailleurs, dans le milieu professionnel, les figures de style telles que la métonymie et la métaphore deviennent des supports à la création. Dans leur travail de direction d’acteurs, un grand nombre de metteurs en scène utilisent une langue poétique pour imager leur propos et aider l’acteur à comprendre leur vision sans avoir recours à un mode de langage trop cérébral. Au Québec, André Brassard, par sa langue vive et colorée, constitue un modèle d’originalité et d’efficacité dans le genre. Martine Beaulne mentionne également l’importance de la qualité de la parole dans son travail de direction d’acteurs :

Je me dois de trouver l’espace de sensibilité et de fragilité de l’artiste, le couloir par lequel ma parole suscitera une résonance. La résonance qui fera écho à un saisissement, à une connaissance. La porte d’entrée pour accéder à la créativité de l’acteur peut être différente pour chaque interprète. Certaines portes s’ouvrent grâce à la sensibilité et à la parole du corps, d’autres par la compréhension intellectuelle et la force du sens, d’autres encore par l’instinct

Beaulne, 2012 : 21

Le fait d’être concis et de chercher à trouver l’expression juste, de choisir des mots qui font image et de mettre en mouvement la parole, stimule la création. Ce souci devrait être une responsabilité partagée par tous les pédagogues, quelle que soit la discipline enseignée. D’ailleurs, les élèves savent reconnaître l’impact d’un enseignant qui est un bon conteur; sa vivacité d’esprit et son langage imagé marquent leur mémoire. On connaît bien l’importance, dans les classes d’art dramatique, d’énoncer des consignes qui présentent un fin dosage d’ouverture et de clôture :

Une bonne consigne permet aux joueurs d’opter entre plusieurs solutions, d’inventer une gamme de réponses. Une consigne trop étroite ne donne pas de jeu, elle suggère qu’il existe une « bonne réponse » prévue à l’avance. Elle donne LA solution au moment même où la consigne est formulée. Une consigne trop large ne crée pas assez de contraintes et d’inductions qui aident le joueur à produire, elle le maintient dans une zone floue

Ryngaert, 2010  [1985] : 27

Entre autres exemples d’utilisation des formes littéraires, mentionnons, pour le niveau primaire, la stimulation de l’imaginaire par des jeux de mots (Rodari, 2007  [1973]). L’enseignant en art dramatique peut également faire appel à son talent de conteur lors d’animations de jeux d’échauffement et de jeux dramatiques. L’utilisation du conte et de la poésie vient faciliter le passage du réel de la classe au langage symbolique du théâtre. De même, l’usage de la forme lyrique et de la narration (forme épique) peut permettre aux élèves du secondaire de faire un pas vers la forme dramatique, le recours à la narration refaisant maintenant surface dans le théâtre néo-dramatique. Les élèves peuvent ainsi créer des formes d’écriture contemporaines à mi-chemin entre le réel et le fictif. L’enseignant peut aussi utiliser les comptines et les chansons, la répétition de sonorités verbales similaires (telles la rime, l’allitération, l’homophonie et la structure du refrain) favorisant la mémorisation, car elles « exploitent deux sources de plaisir en relations étroites, celles de reconnaître et celles de se remémorer » (Freud, 1988 : 230). Ces formes laissent des traces chez l’auditeur, tant sur le plan rythmique (par leurs échos sonores) que visuel (par leur langage imagé). Au moment où l’on assiste à la monopolisation des outils didactiques centrés sur le visuel, il tombe à point de souligner l’efficacité des formes brèves issues de la littérature orale.

La préparation du corps 

Le théâtre étant un art de l’acteur, on ne peut concevoir un enseignement basé sur une «  gymnastique d’ouverture à l’autre » sans traiter de l’importance de l’échauffement corporel. La préparation aux divers apprentissages doit prendre en compte l’échauffement de l’imaginaire et du corps, à partir de jeux dramatiques simples, pour amener dès le départ chez l’élève une attitude d’ouverture. Par un échauffement corporel adéquat, l’enseignant prépare l’élève à accueillir l’Autre, à aller vers ce qu’Eugenio Barba désigne comme étant l’extra-quotidien. Tant pour les niveaux élémentaire que secondaire, il est souhaitable que l’échauffement fasse partie de la routine d’accueil afin qu’il soit compris comme étant un rituel de départ qui prépare aux jeux dramatiques et aux jeux de théâtralisation. Plus les enfants sont jeunes, plus l’échauffement gagne à être ludique.

Pour les tout-petits, les exercices de prise de conscience du schéma corporel et de motricité sont primordiaux. En fonction des besoins des élèves et des apprentissages planifiés, les jeux d’échauffement pourront travailler la tonicité, la flexibilité, le rythme, la respiration et l’articulation. Accompagné de la narration d’une fable avec actions et personnages, l’échauffement pour les jeunes élèves doit être à la fois ludique et précis afin de favoriser le développement d’habiletés qui auront été ciblées au préalable. Le « binôme imaginatif » conçu par Gianni Rodari  (2007 [1973]  :  32) permet, par un jeu d’exercices contrastés, d’aider les enfants à prendre conscience de leur corps.

S’appuyant sur l’hypothèse selon laquelle « le corps [a] besoin d’un entraînement afin de développer les états psychophysiques liés aux comportements scéniques de l’acteur qui est en situation de représentation » (2010 : 10), Lucie Tremblay a conçu un entraînement spécifique pour les élèves-adolescents, fortement inspiré par les travaux d’Eugenio Barba et d’Étienne Decroux. Elle propose des activités d’échauffement qui ont pour but de leur faire acquérir un comportement scénique; celles-ci ont la qualité d’être à la fois justes et accessibles, parce qu’en lien avec la gestuelle des adolescents. Sur le plan de la recherche en pédagogie de l’art dramatique, voilà un bel exemple de rapprochement entre la formation en milieu scolaire et celle du milieu professionnel. Ne reste qu’à souhaiter qu’elle fera des émules, le travail des artistes constituant une source d’inspiration privilégiée pour les pédagogues de l’art dramatique.

Défis actuels

Les diverses pistes de formation que j’ai exposées en regard de la préparation à une « gymnastique d’ouverture à l’autre » demeurent des propositions qui visent à stimuler la réflexion quant aux approches en pédagogie de l’art dramatique. Elles ont été abordées ici de façon très succincte et ne prétendent pas à l’exhaustivité. Bien que certaines puissent sembler aller de soi, je conclurai en mentionnant que le défi d’initier l’élève du milieu scolaire à une éducation théâtrale de qualité demeure toujours aussi actuel, étant donné que les deux pôles des fonctions de l’artiste-pédagogue sont constamment soumis à des tensions liées aux divers contextes d’enseignement.

D’ailleurs, malgré la nette amélioration du dernier programme de formation en art dramatique sur le plan des contenus, on ne peut que déplorer le fait qu’il y ait eu en amont une uniformisation du discours : le cadre conceptuel du Programme de formation de l’école québécoise (PFÉQ) laisse transparaître une méconnaissance des objectifs éducatifs de la formation artistique, car pour la première fois, les intentions éducatives sont totalement séparées des intentions pédagogiques liées à la discipline de l’art dramatique, étant même parfois déconnectées de son essence.

De plus, en subordonnant la formation artistique à cinq « domaines généraux de formation » (DGF) – dont les titres sont aussi éloquents que « orientation et entrepreneuriat », pour ne nommer que ce dernier –, le Programme de formation de l’école québécoise actuel ne se contente pas d’amputer la discipline de l’art dramatique d’une partie de sa portée éducative – sur le plan théorique, du moins –, il tente également de l’instrumentaliser.

Devant ce fait, l’un des défis actuels relatifs à la pédagogie de l’art dramatique consiste à préciser les fondements de l’enseignement de l’art dramatique et à en cerner les enjeux artistiques et éducatifs. Il importe également de faire connaître la spécificité de notre discipline artistique dans les milieux scolaire et extra-scolaire ainsi que sa force d’impact auprès des jeunes.

Pour Peter Brook, le théâtre constitue « un outil fantastique pour l’éducation », le théâtre étant pour celui qui le pratique « un exercice permanent »  :

[L]’élève qui « joue », au sens théâtral du jeu, est mis dans des conditions où il est à la fois lui-même et, en même temps, face à la demande du théâtre, obligé d’être lui-même en « mieux ». Il doit être plus dynamique, plus concentré, plus vigilant, plus compréhensif, plus sensible

Brook, 1995 : 18

Des quatre disciplines qui font partie du « domaine des arts », le théâtre est le seul art qui est en lien avec la littérature et qui, de ce fait, donne un espace de parole aux jeunes. Mes années d’enseignement en milieu scolaire m’ont démontré que cette prise de parole, qui se fait dans un processus d’esthétisation, en résonance avec le monde intérieur des élèves et le monde qui les entoure, ne peut être que le gage d’une transformation. Voilà une réalité inéluctable avec laquelle le Programme de formation de l’école québécoise devra tôt ou tard composer.