Corps de l’article

1. Introduction

Le théâtre, comme art public, a joué un rôle d’une grande importance dans l’affirmation de l’identité québécoise au XXe siècle : dans un premier temps à l’intérieur du Québec où l’idée d’un théâtre national populaire, avancée tout d’abord par Gratien Gélinas à la fin des années 40[1], a été relancée avec brio par Les Belles-Soeurs de Michel Tremblay en 1968 ; dans un deuxième temps à l’extérieur du Québec, où l’exportation de la dramaturgie de Tremblay fut le fer de lance du rayonnement de la culture québécoise à l’étranger. Sa pièce, Albertine, en cinq temps, coproduite par le Théâtre français du Centre national des Arts à Ottawa et le Théâtre du Rideau Vert à Montréal en 1984, a voyagé ainsi à Toronto, aux États-Unis, à Paris et au Royaume-Uni, périple comprenant les quatre points d’attache – français, britannique, canadien et états-unien – à partir desquels s’est formée au cours des siècles l’identité québécoise. Impliquant une variété de traducteurs, de metteurs en scène, et de comédiennes, oeuvrant sous différentes conditions d’écoute et selon des horizons d’attente différents, les traductions et les productions de la pièce hors Québec permettent de comparer la réception au pays et la réception étrangère, en mettant ainsi en relief les enjeux exigeants de la transmission culturelle et les défis qu’elle représente pour les valeurs locales et universelles du projet identitaire national.

C’est en parlant non pas le français mais l’anglais, dans la traduction anglo-canadienne de John Van Burek et Bill Glassco, qu’Albertine a tout d’abord franchi les frontières de son pays et de sa communauté, se produisant à plusieurs reprises en terre nord-américaine au cours des années 1980 à Toronto, à Montréal, à Ottawa, et aussi aux États-Unis. La tournée de la production torontoise au Royaume-Uni en 1986 a de plus fait connaître Albertine outre-Atlantique. Par la suite elle s’y est retrouvée de nouveau dans les années 1990, sans équipe québécoise en voyage « non accompagné », avec trois productions en Grande-Bretagne faites par des Britanniques, dont deux à Londres, toujours dans la traduction de Van Burek et Glassco, et l’autre en Écosse, dans une version écossaise de Bill Findlay et Martin Bowman. Les similitudes et les différences de réception dans ces milieux si différents et devant des publics si variés permettent une réflexion très intéressante sur les potentialités de la « partition » théâtrale qu’est Albertine, en cinq temps et sur les facteurs qui favorisent ou qui limitent sa transmission en milieu extérieur ou milieu étranger anglophone.

2. Albertine in Five Times, traduction de John Van Burek et Bill Glassco

La traduction anglo-canadienne de Van Burek et Glassco a été entreprise avant même la création d’Albertine, en cinq temps dans la mise en scène d’André Brassard[2], de sorte qu’Albertine a parlé anglais au Tarragon Theatre de Toronto dans une mise en scène de Glassco dès avril 1985, six mois à peine après la première en français de la pièce au Centre national des Arts à Ottawa en octobre 1984, et trois mois seulement après sa première montréalaise au Théâtre du Rideau Vert en janvier 1985. Reprise pendant quatre semaines au Tarragon à partir du 14 juillet 1986, Albertine in Five Times est partie ensuite en tournée au Royaume-Uni, se produisant au Festival d’Édimbourg, à Birmingham, et au Donmar Warehouse à Londres, avant de repartir au Canada pour une tournée dans l’Ouest canadien (Edmonton, Expo 86 à Vancouver et Saskatoon). Entretemps, la traduction de Van Burek et Glassco a été jouée au Centaur, le principal théâtre anglophone de Montréal, dans une mise en scène de son directeur, Maurice Podbrey ; puis à Ottawa au English Theatre du Centre national des Arts dans la mise en scène originale de Brassard avec la distribution québécoise originale jouant cette fois-ci en anglais[3]; et ensuite au Lincoln Theater de l’Université de Hartford dans le Connecticut avec des comédiennes américaines dans une nouvelle mise en scène, toujours de Brassard.

En faisant leur traduction, Van Burek et Glassco ont dû faire face à deux grands problèmes. Il leur fallait, dans un premier temps, essayer de trouver une langue qui situe les Albertine dans la spécificité de leur milieu socioéconomique et socioculturel. Mais comment le faire puisqu’on ne retrouve pas au Canada anglais une parole portant des marques sociolinguistiques représentatives d’un rapport de force inégal entre des communautés et des classes différentes et susceptibles ainsi de rendre les nuances joualisantes de la pièce originale ? Puis, deuxième défi, comment capter les rythmes à la fois subtils et puissants par lesquels Tremblay est parvenu à transformer le sociolecte méprisé d’une communauté dévalorisée en une expression si émouvante et si poétique de la rage et de la souffrance, tâche d’autant plus urgente que la résonance locale qui donne une saveur particulière au portrait d’Albertine, risque d’être grandement atténuée en traduction. Dans une entrevue de 1979, Van Burek s’était déjà montré très sensible aux particularités expressives de la langue de Tremblay

His language is tremendously vibrant. […] [Don Rubin : The music […] really is important.] and because it’s so subtle it’s easy to miss […] And I’m not sure that music is even the right word. It’s almost a language of incantation – strong, heightened language like that of a religious ritual. Yet it’s also deceptively simple. That’s the beauty of it[4].

Mais s’il propose, de concert avec Glassco, une version consciencieuse du texte de Tremblay avec peu de vraies bavures[5], cette dernière néglige assez souvent les nuances et les subtilités de l’original et, parfois maladroite dans ses tournures, n’arrive pas à rendre la suggestivité, la musicalité, le rythme, tout le côté incantatoire en somme, du texte québécois. La place manque ici pour un examen détaillé des aspects sociolinguistique, morphologique, syntaxique et lexical de la traduction, mais, à titre d’exemple au niveau du seul lexique, remarquons dès le début de la pièce, l’hésitation symptomatique vis-à-vis le « Tant qu’à ça » d’Albertine, expression si finement analysée dans sa « riche polyvalence » par Jean-Cléo Godin (Godin, 1990-1991 : 111). Utilisée onze fois par Albertine à 70 ans au cours de la pièce, dont trois dans son monologue initial, cette petite phrase, toute québécoise, de sens parfois précis, parfois imprécis, résume à elle seule une gamme large et variée de réflexions ou d’émotions – acceptation, contestation, résignation, regret –, tout en établissant par la répétition une continuité dans la caractérisation d’Albertine à 70 ans qui déborde aussi parfois sur celle de ses moi antérieurs. Van Burek et Glassco semblent peu attentifs cependant à ces nombreuses résonances. Déjà dans la toute première réplique de la pièce, long monologue d’Albertine à 70 ans qui doit établir une base solide et cohérente pour la présentation ultérieure de son moi éclaté, les traducteurs abandonnent aussitôt leur premier choix « Mind you », qui rend plutôt bien l’aspect méditatif de l’expression québécoise, pour des tâtonnements d’une insuffisance croissante, d’abord avec le moins suggestif « actually », à l’origine affirmation d’une vérité contestée mais qui s’affaiblit le plus souvent en simple remplissage, ensuite avec « what the heck », américanisme d’une laideur et d’une brusquerie déplaisantes, avant de revenir de nouveau un peu plus loin à leur choix initial « Mind you ».

Quand Albertine parle anglais au Tarragon

Ces problèmes de traduction restent pourtant invisibles à ceux qui ne connaissent pas le texte en français, et la réception enthousiaste de la pièce à Toronto, couronnée par l’attribution à Tremblay en janvier 1986 du prix Floyd S. Chalmers pour la meilleure nouvelle pièce de l’année précédente, témoigne, malgré les pertes linguistiques, de la robustesse et de l’adaptabilité d’Albertine en langue anglaise et en milieu anglophone. Sa résistance à « l’épreuve du voisin étranger[6] » peut s’expliquer, il est vrai, en partie du moins, par le long travail de Glassco et du Tarragon pour faire connaître le théâtre de Tremblay au public canadien anglophone[7]. Cependant la familiarité des Torontois avec cette oeuvre semble loin d’être complète, si on se fie au compte rendu de Ray Conlogue, qui ne semble connaître ni En pièces détachées ni les premiers romans des Chroniques du Plateau-Mont-Royal et qui reproche à la pièce de ne pas donner assez de contexte à la rage d’Albertine et de ne pas présenter sur scène le personnage de sa fille (Conlogue, 1985). Les chiffres de l’assistance et les rapports du régisseur conservés au L. W. Connolly Theatre Archive de l’Université de Guelph confirment pourtant l’accueil très chaleureux du public anglophone torontois. La plupart des journalistes de théâtre torontois s’unissent, eux aussi, pour louer « l’énorme humanité » de ce portrait de la femme, la compassion immense avec laquelle la vie tragique d’Albertine est racontée (Pennington, 1985) et la valeur universelle de la rage qui l’habite[8]. La présentation éclatée du personnage a aussi retenu l’attention des critiques, la plupart d’entre eux commentant de façon positive la conception et la structure innovatrices de l’oeuvre, quelques-uns s’interrogeant pourtant sur le manque d’action sur scène et le caractère surtout verbal de la pièce. Conlogue en particulier regrette le « theatrical rough-and-tumble [le chahut théâtral] » des pièces antérieures de Tremblay, critiquant ce qu’il ressent comme la lenteur de la pièce et l’absence d’une structure dramatique efficace[9]. La langue de la pièce, elle, n’a guère suscité de commentaire, sauf – et cela est sans doute significatif – de la part de la critique francophone Marie-Andrée Michaud. Écrivant dans L’Express de Toronto, elle affirme qu’« au-delà d’une mise en scène respectueuse du texte et d’une interprétation splendide de la part des six comédiennes », c’est l’importance prééminente du texte, qui « retient, émeut, et surtout reste avec nous et nous fait réfléchir sur la vie ». À cet égard elle avoue avoir ressenti une certaine distance entre le texte anglais et elle-même, et regrette de ne pas avoir pu « vibrer [aux rythmes et aux mots du] texte original » (Michaud, 1985). C’est un plaisir qu’elle se promet pour la production au Théâtre du P’tit Bonheur, où John Van Burek, dans son rôle cette fois-ci de directeur de théâtre, va monter Albertine, en cinq temps, en version originale[10]. Pour animer ce texte dans sa version anglaise, le jeu des interprètes du Tarragon a été généralement jugé de façon positive, bien qu’attirant des remarques parfois contradictoires sur les prestations individuelles. Quelques critiques s’unissent cependant pour faire une distinction entre le jeu des individus et celui de l’ensemble, jugé, lui, moins réussi, ce qui pose un problème pour la cohérence globale de la pièce[11]. Quant aux spécificités de la dimension québécoise, on ne retrouve dans les comptes rendus de la production au Tarragon aucune référence à la réalité montréalaise d’Albertine, ce qui semble confirmer l’observation de Robert Wallace que les Canadiens anglophones, recevant les pièces québécoises, et notamment les pièces de Tremblay en version anglaise, ont tendance à les accueillir tout simplement comme des pièces canadiennes, évacuant ainsi, sans s’en rendre vraiment compte, les différences linguistiques et culturelles (Wallace, 1988).

Quand Albertine parle anglais en tournée au Royaume-Uni

La tournée de la production du Tarragon au Royaume-Uni a donné lieu à des appréciations assez semblables à celles de Toronto : un accueil très enthousiaste, particulièrement au Festival d’Édimbourg, où les critiques se sont accordés pour louer le « powerful examination of inner rage and torment[12] » ainsi que la force émotionnelle et l’intensité poétique du portrait d’Albertine ; une réception généralement positive de la structure de la pièce où les réserves de quelques-uns, rappelant des remarques déjà faites à Toronto sur le caractère plus descriptif que dramatique du texte[13], ont été contrebalancées par le commentaire pointu d’Irving Wardle, critique du Times, insistant sur le rassemblement de toutes les Albertine hors temps comme moyen des plus efficaces pour que « the memories inside one’s head change into a plot in the present tense[14] ». Cependant, encore une fois on a passé sous silence le contexte québécois, de même que les aspects linguistiques de la pièce, toute cette problématique étant sans doute encore moins parlante pour le public britannique que pour celui de Toronto. En revanche, des critiques, tels Trevor Royle et Joseph Farrell, se montrent très sensibles aux tonalités « musicales » complexes de l’écriture tremblayenne : « Tremblay’s writing has a sweet poetic ring, yet the acid tones are never far away[15] » ; « The language has a haunting poetic quality and the women’s speeches cut into and mingle with each other, forming harmonies or jarring discords in a style more commonly found in music[16]. »

Albertine en visite aux États-Unis

Le manque de connaissances concernant le contexte québécois semble caractériser de la même façon, sinon plus, la réception d’Albertine in Five Times, au Lincoln Theater de l’Université de Hartford, dans le Connecticut, en 1986, et ce malgré le fait que c’était la deuxième pièce de Tremblay à y être montée[17]. André Brassard, dans une longue entrevue avec Markland Taylor dans le New Haven Register du 5 octobre 1986, a fait de son mieux pour sensibiliser le public états-unien aux particularités socioculturelles du Québec et à leurs répercussions dans l‘oeuvre de Tremblay en général et dans Albertine en particulier, mais d’après le petit nombre de pré-papiers et de comptes rendus conservés à l’Agence Goodwin, il semble y avoir eu peu de vraie compréhension des enjeux du texte, les critiques mettant surtout en relief la participation de la comédienne Tammy Grimes dans le rôle d’Albertine à 60 ans[18]. Seule exception, le compte rendu de Malcolm L. Johnson dans le Hartford Journal du 10 octobre 1986 qui, complétant son pré-papier du 8 octobre dans le Hartford Courant, offre une appréciation très enthousiaste d’une pièce qu’il qualifie de « moving, forceful, and superbly crafted [émouvante, puissante, et savamment construite] », accompagnée de quelques remarques bien senties sur les personnages, le jeu des comédiennes, l’éclairage et la scénographie. Il semble néanmoins qu’une production envisagée à New York n’ait pas abouti, en partie à cause de ce qu’on a vu comme l’éventuelle difficulté de retrouver cinq comédiennes ayant une certaine ressemblance physique entre elles, mais surtout parce qu’on aurait voulu plus de motivation pour la rage d’Albertine et quelque chose de plus décisif comme dénouement[19].

Quand Albertine parle anglais à Montréal

Tout à l’opposé de cette ignorance des spécificités socioculturelles de la pièce, la mise en scène de la traduction de Van Burek et Glassco au Centaur Theatre à Montréal a été présentée à un public local comprenant certains spectateurs bilingues ou du moins capables de faire des comparaisons entre la langue originale de la pièce et l’anglais de la traduction. Deux grands articles parus dans The Gazette et signés par la critique de théâtre Marianne Ackermann évoquent ainsi d’un côté les préparatifs du spectacle et, de l’autre, la représentation elle-même. Dans le premier article, Ackermann se concentre d’abord sur la rencontre qui a eu lieu entre les comédiennes et le dramaturge à mi-chemin des répétitions pour les sensibiliser au milieu familial d’Albertine dans le quartier du Plateau Mont-Royal. Par la suite, par le biais de quelques questions sur l’art de la traduction tel que pratiqué par Tremblay lui-même, elle en vient à des réflexions sur l’effet amoindrissant de la traduction en anglais des pièces tremblayennes (« With or without Quebec accents, Tremblay in English has often seemed smaller, flatter[20] »), sur le défi compensatoire ainsi posé au directeur Maurice Podbrey et sur le besoin ressenti par celui-ci d’adapter la traduction de Van Burek et Glassco au contexte montréalais[21]. Dans le deuxième article, Ackermann reconnaît l’intérêt thématique et formel d’Albertine, mais s’avoue quand même déçue par la production anglophone du Centaur, déception tenant en grande partie aux faiblesses de la traduction. Selon elle, les traducteurs ont manqué leur coup et ne sont pas arrivés à capter ni le quotidien montréalais spécifique aux protagonistes[22], ni le dépassement lyrique qui transforme Albertine, femme quelconque, en personnage majestueux et tragique. De plus, l’interprétation n’a rien apporté pour sauver la situation, le jeu inégal des comédiennes anglophones et la diversité de leurs accents engendrant plutôt une difficulté de plus[23].

3. Quand Albertine parle anglais au Royaume-Uni dans des productions britanniques

L’appréciation du théâtre de Tremblay au Royaume-Uni doit énormément au travail des traducteurs Martin Bowman et Bill Findlay. The Guid Sisters, leur traduction en écossais des Belles-Soeurs qui a fait l’objet d’une lecture à l’Université de Stirling en 1988 avant d’être mise en scène par Michael Boyd en 1989, a beaucoup contribué à la renommée britannique du dramaturge québécois, en provoquant un intérêt grandissant pour son oeuvre non seulement en Écosse mais aussi à Londres. C’est dans ce contexte qu’Albertine in Five Times a connu à Londres au cours des années 1990 (dans la traduction pourtant de Van Burek et Glassco) deux productions, dont une professionnelle et l’autre quasi professionnelle. En 1995 la troupe d’orientation féministe Zenana Theatre a monté la pièce au Bridewell sous la direction de Madeleine Wynn. Cependant, malgré ou, peut-être, à cause de cet encadrement perçu comme trop doctrinaire, la production n’a suscité que des appréciations mitigées. Des quatre comptes rendus retrouvés, un seul, celui de Naomi Conran, est généralement positif[24]. Kate Kellaway, par contre, dans un très court commentaire paru dans l’Observer, a vite réglé le compte de ce qu’elle appelle une « loathsome play [une pièce détestable] » (Kellaway, 1995), tandis que Robert Lloyd Parry, comme Ray Conlogue l’avait fait dix ans plus tôt à Toronto, relève ce qu’il perçoit comme une absence de motivation chez la protagoniste[25]. Kate Bassett, pour sa part, reconnaît l’intérêt de la structure de la pièce, mais trouve que la narration reste quand même essentiellement linéaire et la présence organisatrice du dramaturge trop visible. Elle critique de plus le langage de la pièce qu’elle trouve, tout comme Robert Lloyd Parry, trop sentimental et trop sentencieux, du moins dans sa version traduite[26]. Tous les quatre s’accordent cependant pour louer l’excellence des comédiennes et de la direction[27], excellence qui, dans les mots de Parry, « almost overcomes the play’s deficiencies [en vient presque à combler les défauts de la pièce] » (Parry, 1995).

En 1997, la mise en scène d’Albertine in Five Times par Jeremy Kingston, journaliste de théâtre du Times, constitue un cas spécial, d’un intérêt tout particulier, car elle a eu lieu dans le cadre de l’événement The Critics - Up for Review, organisé au Battersea Arts Centre de Londres, où critiques de théâtre et metteurs en scène ont fait le pari, le temps d’une mise en scène, d’échanger leurs rôles. Le choix de la pièce par Kingston offre déjà à lui seul une preuve de l’intérêt porté à la dramaturgie de Tremblay au sein du milieu théâtral de Londres, même si le compte rendu pourtant très positif de Louise Doughty dans le Evening Standard indique de façon claire combien de chemin il restait encore à parcourir : « Canadian playwright Michel Tremblay is shockingly unheard of this side of the Atlantic – but “Albertine in Five Times” confirms him as a talent deserving of much greater exposure[28]. » Les cinq autres comptes rendus recueillis dans le Theatre Record ne sont pas tous aussi globalement favorables dans leurs appréciations. On y retrouve les mêmes réserves en ce qui concerne la vision stéréotypée de la femme victime[29], le manque d’action sur scène[30], l’absence d’une motivation convaincante pour la rage d’Albertine[31]. Cette fois-ci, cependant, ce qui contraste avec les comptes rendus de la production du Zenana Theatre en 1995, personne ne parle du langage des personnages et personne ne semble se rendre compte qu’il s’agit d’une pièce en traduction. En fait, le contexte québécois de la pièce, déjà à peine perceptible en 1995, est maintenant complètement occulté, Tremblay étant qualifié partout de « Canadian ». L’échange de rôles entre critiques et metteurs en scène mène inévitablement à des réflexions variables sur le travail de mise en scène de Kingston : par exemple, si Peter Hall se montre particulièrement féroce et pour le choix de texte et pour la mise en scène, Sam Marlowe, par contre, parle d’une « remarkably complex study of a life », d’une lutte « [which] makes uncomfortably compelling viewing » et d’une « production which has the feel of a sharp intelligence behind it, engaged with the clear-sighted elegance of the text. […] It is also totally, genuinely human in a way that so much theatre fails to be. It grapples with emotional and intellectual intricacy without sacrificing theatrical clarity and focus. Any director could feel proud of such work[32]. »

Albertine in Five Times en écossais : la traduction de Martin Bowman et Bill Findlay

Dans la discussion portant sur les productions londoniennes, j’ai jusqu’ici fait exprès de ne rappeler qu’en passant que la traduction utilisée a été celle de Van Burek et Glassco. Il faut d’abord noter que les traductions en écossais de l’oeuvre de Tremblay n’ont été produites à Londres que dans le cadre d’un festival, tel BITE du Barbican[33], car les théâtres commerciaux semblent craindre qu’un dialogue en écossais ne rebute leur public et, par conséquent, ne nuise à la vente de billets. En Écosse, par contre, le projet linguistique et socioculturel de Tremblay a toujours semblé correspondre parfaitement à la tentative de Bowman et de Findlay de faire accepter l’écossais comme langue de culture au théâtre[34] et au désir du public écossais de retrouver au théâtre les préoccupations et les rêves qui lui sont propres. Leur traduction d’Albertine, en cinq temps, comme toutes leurs autres traductions des pièces de Tremblay, est remarquable par la transformation de la langue familière des personnages en composition musicalisée, par un jeu de correspondances en dialecte écossais de toutes les nuances expressives du texte tremblayen d’une façon qui s’adapte finement à la technique de l’original[35].

Deux ou trois exemples, tirés du monologue initial d’Albertine à 70 ans et du grand morceau choral du « concert des odeurs »seront comparés à la version anglo-canadienne et serviront à mettre en relief le doigté de la traduction écossaise. La toute petite phrase « Je reviens de ben loin » (Tremblay, 1984 : 17) qui met d’emblée en situation Albertine à 70 ans, ressuscitée de force à l’hôpital et maintenant logée dans le lieu liminaire de la maison de retraite, dans un état de quasi-fantôme, devient chez Van Burek et Glassco : « I’ve come back from a long way off » (Tremblay, 1991 : 106). Cette version ignore le lien étymologique entre « revenir » et « revenant », ainsi que la concision verbale et l’équilibre rythmique du français (un véritable hémistiche d’alexandrin, en l’occurrence[36]) qui se désagrègent dans la traduction anglaise en une phrase traînante de huit syllabes dépourvue d’accentuation rythmique. En revanche , la solution de Bowman et de Findlay : « I’m back in the land of the living » a tous les atouts, remplaçant l’association « revenir / revenant » par « land of the living », créée et consacrée par l’accentuation allitérative, et fort de ses trois accents toniques, gardant pour l’ensemble de la phrase la concision et la bonne accentuation rythmique de l’original. Notons en plus, à la fin du même monologue, une autre trouvaille de la version écossaise. Là où Tremblay écrit : « C’est vrai qu’après ma deuxième mort j’s’rai peut-être pas là pour le conter non plus » (Tremblay, 1984: 17), Bowman et Findlay reprennent : « Second time roond ah doot ah’ ll be back here tae tell the tale », version qui emploie de nouveau des tournures familières « second time roond » et « tae tell the tale » qui forment ensemble une phrase énergique, concise et bien rythmée[37].

Albertine in Five Times de Michel Tremblay, traduction de Martin Bowman et Bill Findlay, mise en scène de John Binnie, production du Clyde Unity Theatre (1998). De gauche à droite : Deirdre Davis (Albertine à 30 ans) ; Katherine Connolly (Madeleine) ; Alison Peebles (Albertine à 40 ans) ; Una McLean (Albertine à 70 ans) ; Hope Ross (Albertine à 50 ans).

Photo : Alan Crumlish

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Plus loin, on peut relever deux autres exemples tirés du « concert des odeurs ». La première réplique, celle de Madeleine sur les odeurs rafraîchissantes et naturelles de la campagne, se termine par la petite phrase, toute simple en apparence, mais portée et soutenue par l’accentuation finale caractéristique du français : « Ça sent la vie » (Tremblay, 1984 : 33). Glassco et van Burek traduisent platement : « It smells of life » (Tremblay, 1991 : 113). Bowman et Findlay, par contre, choisissent de renchérir : « It smells of life itsel », en compensant par la répétition du pronom personnel le manque d’accentuation finale de la version anglaise, ce qui donne ainsi aux mots de Madeleine une intonation équivalente à celle du texte original. De même, à la page suivante, la réplique d’Albertine à 70 ans concernant l’odeur fade de la chambre au centre d’accueil pour vieillards : « Mais j’suppose qu’à force de rester dedans, j’le sentirai pus ! » (Tremblay, 1984 : 34) est traduite ainsi par Van Burek et Glassco : « I guess after I’ve lived with it for a while, I won’t notice it any more » (Tremblay, 1991: 114). Pour leur part, Bowman et Findlay imaginent l’équilibre allitératif entre deux adverbes de comparaison, créant ainsi une formulation remarquable par sa concision et l’efficacité de son accentuation, qui rend avec force la résignation poignante d’Albertine : « Ah suppose the langer ah’m here, the less ah’ll notice it. »

Quand Albertine parle écossais

La réputation et l’appréciation des pièces de Tremblay, bien établies en Écosse depuis le début des années 1990, viennent non seulement d’en haut, des gens du métier, mais aussi d’en bas, d’un public et d’un peuple écossais qui se sentent placés dans un rapport à la culture et aux institutions anglaises analogue à celui du Québec face au Canada anglophone. À l’encontre des productions londoniennes, Albertine, dans la version écossaise, s’est ainsi trouvée en Écosse en territoire connu et quasi familial. Clydeside Unity Theatre a donc monté la pièce non seulement au Tron Theatre de Glasgow, mais aussi, d’une façon qui rappelle les tournées de la pièce au Québec[38], en tournée dans sept autres villes de l’Écosse. La réception critique, qui n’a pas manqué de souligner la peinture de la vie féminine (« a terrific portrait of twentieth-century womanhood[39] »), se différenciait pourtant de la critique torontoise et londonienne en faisant surtout état de la vieillesse du personnage (« a closely observed study of a 70-year old widow waiting for death in what is euphemistically described as a “retirement home[40] ») et des processus mémoriels (« a tale of confession, redemption and transgression […] that examines the processes of memory[41] ») — la thématique du souvenir s’avérant, soulignons-le, aussi populaire en Écosse qu’au Québec. En effet, partout dans les comptes rendus on retrouve l’insistance mise sur les similitudes entre culture écossaise et culture québécoise. Colin Donald, dans le Scotsman, évoque sans sans ambages : « Bill Findlay and Martin Bowman’s uncanny ability to relocate Tremblay’s aching hymns to the working class families of Quebec to West Coast Scotland. […] Tremblay is contemporary theatre’s great melancholy realist ; he fits Scotland like a glove, and it was a stroke of luck that we had the translators with the vision to see this[42]. » Dans cette perspective, on ne manque pas non plus de pointer l’importance des équivalences linguistiques, si bien maîtrisées par Bowman et Findlay. Selon Neil Cooper, dans Scotland on Sunday : « […] there’s a sinewy muscular feel to the words, seemingly unique to Québécois writers, that’s sensitive without being wet, but also able to explode into verbal violence. Translators Martin Bowman and Bill Findlay have captured this essence in all its gritty contradiction[43]». Ces convergences interculturelles de goût et d’expression expliquent sans doute aussi la réaction très positive en Écosse à la structure de la pièce, telle que formulée par Cathryn O’Neill : « This is not an easy play to watch and Albertine is often a difficult character to like, yet the structure is so ingenious and the idea behind it so rich with both dramatic and philosophical possibilities that we are inevitably drawn into a life story that is both painful and hopeless[44]. » À l’encontre des autres auditoires anglophones, le public écossais s’accommode bien, semble-t-il, d’un théâtre d’introspection où les actes de pensée prennent corps et s’affrontent en une représentation dynamique.

3. Conclusion

La rapidité de la diffusion de la pièce, dans sa version anglaise, auprès des publics de Toronto, de Montréal et d’Ottawa, diffusion suivant de près, et bientôt accompagnant la diffusion de la pièce dans les milieux francophones hors d’Ottawa et de Montréal, fournit une indication claire du statut de Tremblay comme écrivain et dramaturge bien connu au Canada, au-delà des confins immédiats du Québec et du public québécois. À l’extérieur du Canada, il est également intéressant de constater que la pièce a atteint un public international d’abord par l’anglais, la tournée du Tarragon précédant de deux ans la création à Paris par le Studio du Théâtre des Champs-Elysées[45]. Cependant, il faut admettre qu’il y a quatre éléments de toute première importance dont on aurait parfois manqué de tenir suffisamment compte dans les productions anglophones discutées, ce qui a entravé le rayonnement de la pièce à l’extérieur du Québec.

Le point de départ pour un voyage réussi d’Albertine en terres anglo-saxonnes (et partout en fait à l’étranger) est bien évidemment une traduction qui réunit autant que possible à parts égales, à l’instar du texte tremblayen lui-même, un parler familier et une parole poétique, de sorte que cette langue savamment théâtralisée soit perçue comme naturelle par des spectateurs qui, dès lors, l’acceptent sans problème dans sa double composante réaliste et lyrique. C’est Bowman et Findlay qui semblent le mieux avoir relevé ce défi. Cependant, force est d’admettre que l’utilisation d’un parler populaire, que ce soit celui du Québec ou de l’Écosse, risque de limiter l’accès à la pièce de bien des publics non indigènes – ce qui rend certainement frileux les producteurs commerciaux[46]. Dans cette perspective pragmatique, la version américanisée des Anglo-Canadiens Van Burek et Glassco, malgré son aspect plus prosaïque, offre l’avantage d’être universellement comprise en milieu anglophone et peut représenter pour les producteurs de théâtre hors Québec une promesse de rentabilité beaucoup plus sûre.

En deuxième lieu, la transposition d’Albertine dans des milieux extérieurs exige plus que jamais du metteur en scène la capacité de bien prendre en compte non seulement toutes les subtilités thématiques de la pièce mais surtout les multiples dynamiques de sa structure formelle. Cela revêt une importance particulière pour les productions dans des milieux anglophones où l’auditoire tend à moins valoriser les pièces où le dialogue semble prévaloir sur l’action. Soulignons ici la réserve exprimée par des journalistes de théâtre torontois et londoniens quant au manque d’action de la pièce – dimension nullement ressentie par la critique et le public québécois lors des mises en scène de la pièce au pays, ni par la critique et le public écossais qui semblent en accepter sans problème le mode plus introspectif et plus lyrique, caractéristique de la tradition française et francophone.

Le troisième élément indispensable pour assurer la réussite d’Albertine est celui de l’excellence des comédiennes, toutes ayant un rôle d’une importance égale dans la représentation à la fois éclatée et unitaire de l’héroïne. Cette excellence est d’autant plus nécessaire quand la pièce se joue en traduction, car c’est aux interprètes qu’il revient à ce moment-là de compenser les pertes linguistiques inévitables et d’ancrer les résonances de l’oeuvre tant réalistes que poétiques dans la corporalité théâtrale de leur présence scénique et l’expressivité de leur jeu verbal et gestuel. D’après les comptes rendus des diverses mises en scène anglophones, la production de la pièce au Centaur semble bien exemplifier les difficultés considérables rencontrées par Albertine en traduction quand la distribution n’est pas à la hauteur. En revanche, au Tarragon Theatre de Toronto, et encore plus en Écosse, l’apport important des comédiennes au succès de la pièce ressort clairement des comptes rendus des critiques de théâtre.

Le quatrième facteur qu’on a trop souvent tendance à négliger, mais sans lequel Albertine serait restée chez elle, concerne les aspects financiers et commerciaux des productions théâtrales et la nécessité d’un bon encadrement gestionnaire et administratif. Pour qu’Albertine parle anglais et pour qu’elle se produise en terres anglo-saxonnes, il faut un effort d’autant plus grand que le milieu anglophone en question est éloigné du milieu québécois et sur le plan de la distance physique et sur celui, pas nécessairement le même, de la distance culturelle. Laissant de côté toutes les complexités de la sponsorisation et des subventions, relevons tout simplement à cet égard l’importance indiscutable d’une bonne préparation publicitaire. Parmi les productions discutées, celle du Tarragon à Toronto et celle du Clydeside Unity Theatre en Écosse ont bénéficié toutes les deux de publics qui, chacun à sa façon, connaissaient déjà bien l’oeuvre de Tremblay[47]. De plus, en Écosse en particulier, de même que pour la création originale au Québec en 1984 ou pour la mise en scène acclamée de Martine Beaulne à l’Espace GO en 1995, Albertine a pu bénéficier du « star system » local : ainsi, les comédiennes, en tant que visages et présences bien connus du public non seulement au théâtre mais surtout à la télévision, ont-elles joué un rôle clé dans la diffusion. Là où ces conditions n’existent pas, l’effort publicitaire est d’autant plus indispensable et d’autant plus périlleux. Ainsi aux États-Unis, la présence d’une comédienne bien connue n’a pas pu à elle seule attirer le public pour assurer le succès de la pièce québécoise, et en Grande-Bretagne, il a fallu un détour par les « cousins » de l’Écosse pour consolider la réputation de Tremblay auprès du monde théâtral londonien. Il faut noter de plus qu’en terre britannique, malgré une réception somme toute positive, la bataille est loin d’être complètement gagnée. Fait symptomatique à cet égard, la traduction en écossais d’Albertine in Five Times, si réussie qu’ait été sa production en Écosse, n’a pas encore été jouée à Londres et reste encore à ce jour inédite[48].