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Le théâtre de rue apparaît habituellement comme une activité marginale ou passagère dans la carrière d’un auteur dramatique. La piètre acoustique des lieux publics extérieurs favorise les formes théâtrales avec peu de texte écrit ou celles, à tout le moins, dans lesquelles le texte est secondaire. Sur ce point, Olivier Choinière fait figure d’exception. Dans son théâtre de rue, le texte littéraire occupe une place prépondérante. Précisons que Choinière ne se consacre pas qu’aux arts de la rue. Depuis 1998, plusieurs des textes de ce titulaire d’un diplôme en écriture dramatique à l’École nationale de théâtre du Canada (1996) sont joués en salle par des compagnies professionnelles. Il est lui-même le directeur et metteur en scène de l’Activité, auparavant nommée ARGGL[1], compagnie de théâtre associée à la fondation de la salle montréalaise Aux Écuries inaugurée le 3 février 2009. Dans le cadre de cette plateforme de création, Choinière a profité de son statut d’auteur dramatique pour produire des créations dont l’appartenance au théâtre est parfois contestée, parce que, comme le confirme l’auteur, elles « tente[nt] […] de bousculer le théâtre en y faisant entrer des formes qui lui sont traditionnellement étrangères[2] ». La principale forme dramatique élaborée au sein de l’Activité est le déambulatoire audioguidé. C’est une forme de théâtre de rue mobile où les « spect-acteurs[3] » effectuent un parcours dans un espace public avec des écouteurs sur les oreilles. L’espace urbain est le principal enjeu sémique de ces textes. Ascension : pèlerinage sonore sur le mont Royal est une pièce entièrement conçue en fonction d’un site spécifique, soit le parc du Mont-Royal[4]. Bienvenue à (une ville dont vous êtes le touriste), par contre, n’est pas strictement conçu pour un site précis : il a été possible de l’adapter à plusieurs villes[5]. Le texte demeure néanmoins indissociable d’une scénographie de rue. Cet article tentera de montrer que les déambulatoires de Choinière jouent fortement avec les limites qui séparent le théâtre des autres formes d’art, mais aussi avec une autre activité culturelle qui fait appel à la mobilité et se déroule beaucoup à l’extérieur : le tourisme. Pour soutenir cette idée, je me baserai sur les principaux éléments de mon mémoire de maîtrise (Ducharme, 2009a) dans lequel j’analyse les deux déambulatoires susmentionnés, Bienvenue à et Ascension. Le rapport étroit avec le tourisme dans ces oeuvres offre de riches pistes d’interprétation du choix d’inscrire concrètement le texte dramatique dans l’espace urbain.

Description, filiation et classement des déambulatoires audioguidés

Les déambulatoires de Choinière se vivent seul, chaque personne réserve donc une plage horaire différente de quelques minutes. Au point de départ, on reçoit un audioguide[6]. Sur la bande sonore, une ou plusieurs voix donnent des indications précises quant à l’itinéraire à suivre. Pour assurer la synchronisation (ou la désynchronisation volontaire) entre le discours et ses référents dans le décor perçu, la bande sonore demande aux spect-acteurs d’adopter la même vitesse de marche qu’un bruitage de pas. Elle diffuse néanmoins surtout un autre discours, c’est-à-dire, pour l’essentiel, un texte littéraire. La distinction entre les deux types de discours est relativement claire dans Ascension, car les indications sont toujours données par la même voix, qui est plus ou moins celle d’un personnage-fonction. L’audioguide est présenté au participant ou à la participante au moment de l’accueil comme « une machine à voyager dans le temps qui lui permettra d’avoir accès aux prières et aux pensées de personnes qui, avant lui, […] ont fait l’ascension[7] ». L’identité des voix de la trame sonore et leur relation à l’auditeur ou à l’auditrice sont donc assez bien définies. Ces « personnes » interviennent seulement par leur voix dans l’audioguide, chacune pour un seul long monologue. L’allocutaire de leurs monologues intérieurs est leur propre conscience ou encore une personne qu’elles imaginent à leur côté. À l’opposé, dans Bienvenue à, les quatre voix de la bande sonore sont anonymes. Elles s’adressent au personnage principal de la fable qu’elles racontent à la deuxième personne, tout comme elles le font avec le spect-acteur ou la spect-actrice, appelé(e) à se reconnaître comme allocutaire à qui ces consignes sont destinées. Par conséquent, le discours fictionnel semble le (ou la) concerner lui (ou elle) personnellement, alors que l’identité du personnage, bien qu’elle soit plutôt floue – par exemple parce que son genre sexuel n’est jamais révélé par un accord grammatical –, peut de moins en moins coïncider avec celle de l’auditeur ou de l’auditrice à mesure que la fiction progresse.

Force est de constater que l’esthétique de Choinière se distingue foncièrement du théâtre de rue traditionnel. Christian Biet et Christophe Triau désignent le théâtre de rue comme un théâtre des « lieux ouverts », presque forcément gratuit, sauf lorsque des « buskers » invitent à une contribution volontaire avec un récipient placé près d’eux[8]. Ils opposent, d’un point de vue à la fois historique et technique, le « lieu ouvert » (Biet et Triau, 2006 : 94) au « lieu fermé » (idem : 105) pour situer la place du théâtre de rue dans l’histoire du théâtre occidental. Ils entendent par « lieu fermé » non seulement les bâtiments « en dur », mais tout lieu théâtral bénéficiant d’un moyen de clôturer, de limiter l’accès à la représentation. Dans les lieux ouverts, qui correspondent d’abord aux places publiques, aux rues et aux parvis, le spectacle prend place dans un lieu destiné à une autre fonction, soit au déplacement, au commerce ou à d’autres activités sociales. Le principe d’organisation de l’espace le plus simple est « l’incrustation » (idem : 100), c’est-à-dire que la foule s’agglutine en cercle ou en demi-cercle autour des comédiens. Ces derniers tentent de capter et de maintenir l’attention du public qui s’y trouve ou qui passe, mais sans pouvoir le retenir, ni le séparer du reste de la cité. L’autre principe du lieu ouvert est « le principe du défilé » (idem : 95), celui du spectacle mobile où les acteurs se déplacent le long d’un trajet. Les passants ont la possibilité de regarder le défilé au moment où il passe ou encore de le suivre, surtout dans les cas des processions qui prévoient des arrêts temporaires ou définitifs à des « stations » (idem : 96).

L’institutionnalisation du théâtre comme activité économique et artistique autonome n’aurait pas été possible sans la fermeture graduelle du lieu scénique et la marginalisation du théâtre de rue. Il faut clôturer l’espace pour installer un système de billetterie. Cette fermeture trouve son aboutissement dans la scène à l’italienne devenue le modèle dominant. Cette « boîte à illusion » renforce la frontalité et le quatrième mur. Elle favorise donc l’esthétique dramatique propre au drame réaliste, au point que « l’adjectif “dramatique” […] apparaît maintenant comme un synonyme de “théâtral” » (idem : 234). Toutefois, à la fin du XIXe et surtout au XXe siècle, les formes possibles de scénographie sont redécouvertes, réappropriées et recyclées (idem : 157). Ce désir contemporain de rouvrir l’espace scénographique s’explique en partie par la désacralisation du théâtre, qui fait en sorte que le lieu physique restreint de la cérémonie théâtrale n’ouvre plus sur l’infini (idem : 180-185). La diversification des espaces scénographiques, rendue possible par l’atténuation du critère de réalisme, pourrait être une manière de compenser ce désir de transcender la vie ordinaire. Or, si le théâtre de rue permet l’expérience exaltante d’une absence de limite claire entre l’espace du jeu fictionnel et l’espace sans limites du réel, il est difficile de faire payer les passants-spectateurs et donc d’obtenir d’eux une assistance sérieuse et soutenue. Diverses techniques et technologies permettent néanmoins des compromis entre la logique d’autonomie de l’art et celle de son intégration à l’espace social. Choinière travaille dans cet entre-deux esthétique. D’une part, l’audioguide est prêté dans un lieu de départ fermé en échange du paiement et du dépôt d’une pièce d’identité. Aussi, par leur discrétion, les déambulatoires échappent forcément au principe de l’agglutination spontanée. En outre, ils créent virtuellement chez un public restreint un rapport « fermé » à l’espace dramatique, c’est-à-dire qu’une personne qui porte un audioguide a accès à un espace sonore inaccessible pour les autres. D’autre part, l’espace scénique demeure un lieu ouvert, au sens où n’importe quel passant, animal urbain ou intempérie pourraient intervenir[9].

Cette ambigüité de la fermeture scénographique provoque de la confusion entre l’espace dramatique et l’espace scénique de la ville réelle. Cette confusion est un enjeu formel très important des déambulatoires, mais aussi de plusieurs oeuvres dites de performance. Le concept anglophone de « performance » a le mérite de ne pas amalgamer un certain type de lieu (les théâtres) et un certain type d’activité (faire du théâtre). Les principaux éléments de définition de cette notion convergent tous vers un brouillage des frontières entre fiction et réalité. Jan Cohen-Cruz relève dans la performance la possibilité d’éliminer ou de transgresser le quatrième mur, ainsi que celle d’éliminer le texte dramatique ou de s’en écarter, donc d’improviser (Cohen-Cruz, 1998 : 1). David A. Schlossman ajoute qu’il est possible d’y intégrer des acteurs amateurs et d’employer des espaces autres qu’un théâtre (Schlossman, 2002 : 21). De plus, le concept de « cultural performance » peut désigner le théâtre, mais aussi des phénomènes qui ne sont pas de l’art et ne prétendent pas en être, comme les rituels religieux. Cette ouverture permet à Schlossman (2006 : 56) d’établir une théorie d’un continuum gradué à partir du monde de l’art théâtral vers celui du militantisme. Cette théorie lui permet d’expliquer que certaines activités sociales réunissent des membres des milieux artistiques et militants, tout en répondant simultanément à divers degrés aux critères de définition des deux types d’activités. De même, nous pourrions certainement établir un continuum semblable entre l’art théâtral et toute autre activité sociale, notamment le tourisme. Les déambulatoires de Choinière jouent sur cette ambiguïté : ils sont présentés dans leurs didascalies et leurs paratextes comme des « activités » sans adjectif qualificatif et leur compagnie s’appelle elle-même « l’Activité ».

La presse culturelle a cependant choisi, sans trop afficher de scepticisme, de présenter ces événements comme des activités théâtrales. Il faut dire que Choinière est précédé de peu par d’autres artistes de théâtre qui ont intégré des comédiens sur un parcours avec audioguide[10]. Mais cette forme de performance peut-elle tout de même être dite théâtrale en l’absence de comédiens en chair et en os ? Il est difficile de soutenir le contraire, alors que Beauté intérieure, le premier déambulatoire de Choinière, dont le seul acteur (Marc Beaupré) n’est présent que sur la trame sonore, a été publié par Dramaturges Éditeurs, qui publient seulement des textes dramatiques. De plus, chez Choinière, le point de départ et l’organe de diffusion des déambulatoires, y compris pour Beauté intérieure, est souvent une salle de théâtre ou un site de festival de théâtre[11]. Étant donné la flexibilité que les diverses avant-gardes ont imposée aux catégories artistiques, l’appartenance organisationnelle et paratextuelle à des appareils de l’institution n’est-elle pas plus décisive que les définitions basées sur la forme ? Bien qu’elles aient beaucoup de points communs avec les oeuvres de Choinière, les « audiowalks » de Janet Cardiff ne sont généralement pas considérées comme du théâtre[12]. Néanmoins, lorsqu’on prend les déambulatoires comme des performances théâtrales même lorsqu’il n’y a pas d’acteurs sur le parcours, cela incite à considérer les spectateurs comme étant aussi des acteurs de leur spectacle. N’effectuent-ils pas une action vivante éphémère et unique dans un lieu et un temps donnés ?

Cette question polémique découle du concept de « spect-acteur », fréquemment employé dans le théâtre d’intervention participatif. En intégrant ce terme à ses écrits, Choinière situe ses pièces en filiation avec l’objectif de « dynamisation du public » d’Augusto Boal ([1966] 1996 : 186). Le théâtre d’intervention se distingue de l’agit-prop par son souci de ne pas soumettre un message donné de manière autoritaire à un public passif. Pour Boal, la position passive du spectateur dans une pièce à contenu révolutionnaire peut purger le désir de révolte plutôt que de le stimuler. Quant à elle, la différence entre le théâtre d’intervention et la catégorie du « théâtre engagé », auquel Choinière s’identifie en émettant un certain nombre de réserves, est surtout organisationnelle, structurelle et institutionnelle[13]. L’Activité reçoit son financement étatique pour son rôle artistique, et non pour sa dimension sociale, mais son discours et les formes qu’elle adopte incitent à des réflexions politiques de manière implicite. La vision négative de la passivité du spectateur est sous-jacente dans le choix du terme « spect-acteur » sans toutefois donner lieu à une charge explicite contre le conservatisme au théâtre, ce que Choinière réserve plutôt à ses essais et textes d’opinion. Cette vision implicite a plutôt pour corollaire d’accoler une connotation négative à la notion de spectacle. Sur ce plan, Choinière semble souscrire aux vues de Guy Debord[14], selon qui les signes séducteurs et aliénants du Spectacle (médiatique, commercial et divertissant) contribueraient à la perte d’authenticité du monde, alors que les arts de la rue pourraient jouer un rôle de résistance plus signifiant (Chaudoir, 2000 : 231). En somme, le concept de « spectacle » souffre de ses connotations péjoratives, car pour plusieurs usages du mot – qui sont d’ailleurs officialisés dans les dictionnaires d’usage courant –, il serait limité à une perception visuelle et superficielle de choses ostensibles, contrairement au mot anglais « performance » (Pavis, 2004 : 336-337). Cet arrière-plan théorique aide à comprendre pourquoi l’enjeu du spectacle chez Choinière se présente surtout sous la forme d’un questionnement, le plus souvent implicite, de l’authenticité de la relation à l’espace social. Selon Philippe Chaudoir (2000), la recrudescence des arts de la rue depuis les années 1960 (surtout en Europe) s’explique d’abord par des politiques de revitalisation d’un espace urbain devenu morne et inesthétique. Toutefois, l’argument progressiste derrière ce financement public a rapidement cédé la place à celui de l’attrait récréotouristique. De même, lorsqu’on rénove et couvre de décorations des lieux pour en faire un décor touristique capable de séduire une population non résidente, ils paraissent artificiels, clinquants, comme s’ils étaient des « pseudo-lieux[15] ». Y a-t-il une véritable revitalisation d’une ville lorsque ses citadins ne sont que des destinataires secondaires de cette revitalisation ? Dans ce contexte, l’instrumentalisation des artistes de rue pour donner à voir une ville bien vivante, donc attrayante pour les touristes, porte à faire soupçonner d’inauthenticité toute tentative de donner une valeur positive à la ville par ces moyens (Tomas, 2003 : 101).

Un mauvais rêve touristique

Il n’est pas indifférent à cet égard que l’Activité soit présentée au moment de la présentation de Bienvenue à dans le matériel promotionnel et dans les discours de Choinière en entrevue comme une compagnie de « récréotourisme initiatique ». La forme discursive de Bienvenue à s’apparente tout d’abord à celle d’une visite touristique, mais son inadéquation avec l’espace scénique rend cette appellation générique ironique. En outre, le lieu du parcours, le quartier semi-industriel à la limite est du Plateau Mont-Royal, avec ses commerces mal entretenus ou à l’abandon, n’avait rien de très attrayant, en particulier dans l’obscurité, comme il l’était durant les heures où avait lieu son exploration par les marcheurs. Ces derniers partaient de l’avenue Papineau, tournaient vers l’avenue Laurier Est, arpentaient un terrain en friche situé entre le cul-de-sac de Laurier Est et la voie ferrée, continuaient rue Fullum, rue Gilford et rue Franchère, traversaient deux sections du parc Baldwin, puis se rendaient près du parc au coin de Fullum et de Marie-Anne Est dans la cour d’une maison privée, revenaient vers l’ouest sur Marie-Anne avant de remonter une longue ruelle parallèle à l’ouest de la rue Bordeaux[16]. Quant à elle, la fable de la pièce peut se diviser en quatre étapes de l’évolution du personnage principal (l’allocutaire), qui correspondent approximativement à autant de conceptions distinctes de l’espace urbain. L’allocutaire est d’abord une caricature de touriste, c’est-à-dire qu’il entretient une relation de client et d’étranger avec le lieu. Son séjour dans la ville de son voyage tourne rapidement à la « topophobie[17] » – il éprouve de l’étrangeté, du malaise –, puis sa visite du quartier tourne carrément au cauchemar éveillé. À mesure que ses souvenirs reviennent à la surface, l’allocutaire imaginaire se singularise et se découvre être dans sa ville natale, ville qu’il avait rayée de sa mémoire. Celle-ci devient le lieu d’un drame familial refoulé, perçu avec une topophilie intime, mais ambivalente. Ultimement, la fin de la pièce invite plus ou moins ironiquement à concevoir l’espace du déambulatoire comme celui d’un rite initiatique.

D’abord, il est ironique de montrer comme touristique des lieux inhospitaliers. Ce choix souligne par contraste plusieurs problèmes des lieux urbains montréalais. La criminalité, le manque de souci architectural et patrimonial, la prédominance des automobiles sont quelques-unes des sources de malaise face à l’espace urbain qui sont évoquées. Ces problèmes sont amplifiés par la bifurcation de la fable vers des cauchemars terrifiants vécus parfois sur le mode du rêve éveillé : histoires de fratricide, de cannibalisme et autres formes de sauvagerie. Cet univers surnaturel est absent des lieux scéniques, mais la parole a un pouvoir qui dépasse la perception objective. À preuve, au moment où deux voix de guides narrent une rencontre avec des cannibales, elles reprennent un procédé courant pour engager malgré lui l’auditeur dans une représentation imaginaire désagréable en le prévenant paradoxalement à son endroit : « Si vous ne voulez pas vous souvenir de votre mort, / trop tard. / Vous l’avez cent fois imaginée[18]. » Des images surgissent et s’imposent par la suggestion de ces quelques mots, qui révèlent la vulnérabilité de l’auditeur ou de l’auditrice face au pouvoir de la parole émise par l’audioguide et à l’espace imaginaire effrayant que celle-ci superpose à l’espace réel. Mais avant tout, l’atmosphère angoissante d’une part importante de Bienvenue à n’aurait pas eu autant d’impact si la zone scénique n’avait pas été si inhospitalière. Elle l’est notamment parce qu’elle est désertée des piétons : l’avenue Papineau sert davantage d’axe routier entre Longueuil et Laval que de voie piétonnière. De nos jours, la spécialisation des lieux, notamment avec la « périurbanisation » (Garnier, 1984 : 28), favorise le développement de « cités-dortoirs » qui se vident le jour et, parallèlement, de zones de travail qui sont désertées de nuit. Ce problème des cités-dortoirs est suggéré dès le début de Bienvenue à : le touriste imaginaire n’aurait de cesse d’apercevoir le mot « matelas » dans les enseignes de magasin, « comme si les habitants de cette ville ne faisaient qu’y dormir, / qu’on y venait pour fatalement s’y coucher » ( : 10). Entre deux passages cauchemardesques, la voix de l’audioguide dit explicitement que son allocutaire est étouffé par l’architecture de certaines villes et écrasé par l’absence d’architecture de certaines autres ( : 20-21). La modification de l’économie industrielle et l’accroissement de la mobilité ont contribué à faire du tourisme une activité cruciale pour la revitalisation des villes comme Montréal. Or, en architecture, lorsque la valorisation du patrimoine tend à avoir pour premiers destinataires les touristes plutôt que les résidents (Berger et Nouhaud, 2004 : 84), elle risque de paraître inauthentique, artificielle et oublieuse de certaines zones périphériques. D’ailleurs, l’ironie de Choinière cible aussi l’industrie du tourisme. Comme beaucoup de touristes, tel que l’explique Jean-Didier Urbain dans son ouvrage sur la figure du touriste (1991), le personnage est complexé par son statut honteux : il nie aimer qu’on planifie tout pour lui et se questionne (trop tard) sur son choix de forfait ( : 9). Il est aussi confronté à la médiocrité fréquente dans le tourisme de masse. Par exemple, la chambre d’hôtel est censée donner sur une piscine, une commodité certes agréable, mais aucunement spécifique à ce lieu. Pire, celle-ci se révèle n’être en fait qu’une vue sur la photo de la piscine ( : 13).

Une abondante documentation en sciences sociales dénonce le rôle négatif de l’industrie touristique qui, comme toute industrie, fait primer la logique du profit avant tout autre objectif, y compris la préservation du sens des lieux. Mais qu’en est-il du touriste, ce rôle que le sous-titre « (une ville dont vous êtes le touriste) » impose d’emblée ? Comme l’explique Jean-Didier Urbain, l’usage péjoratif du mot touriste n’est pas nouveau, il a commencé quelques années seulement après son passage dans la langue française. Le touriste serait possessif, indiscret, obsédé par le confort physique et psychologique, passif, grégaire, superficiel et très naïf (Urbain, 1991 : 16, 25, 82, 115 et 200). De nombreux facteurs expliquent cette péjoration, notamment la massification des voyages devenus banals et beaucoup plus sécuritaires. Or, du moment que quelqu’un visite un lieu par plaisir ou pour sa culture, il « ne peut pas ne pas être touriste, du moins peut-il essayer de l’être moins que d’autres… » (idem : 221) L’industrie touristique fonctionne ainsi comme une « Église » oecuménique qui, tôt ou tard, finit par récupérer les formes dissidentes, hérétiques, marginales. Le « tourisme expérimental » sacralise des lieux méconnus ou des pratiques inhabituelles de ceux-ci en les considérant comme plus authentiques, mais cette préférence peut provoquer un engouement ainsi que, par conséquent, une falsification et un élargissement de l’univers touristique[19]. Ce problème n’est pas étranger aux arts. Il ressemble à la dynamique qui fait passer certaines formes d’avant-garde vers le champ culturel de production de masse. La proposition artistique de Bienvenue à d’attribuer à un quartier urbain un imaginaire déroutant peut donc être considérée, sans ironie, comme une activité de « récréotourisme initiatique », c’est-à-dire un tourisme inusité.

Écotourisme et effondrement du sens coutumier du pèlerinage

Un an après la version montréalaise de Bienvenue à, Choinière situe son déambulatoire audioguidé suivant dans une atmosphère beaucoup plus sereine : le parc du Mont-Royal, un après-midi d’automne. L’allocutaire d’Ascension : pèlerinage sonore sur le mont Royal est identifié comme un pèlerin chrétien. Or, d’un point de vue ethnologique, les pèlerins contemporains sont davantage des touristes s’identifiant à la figure révolue du pèlerin. On oublie à quel point le pèlerin n’était pas libre, que la lenteur et la durée de la marche, l’inconfort, l’insalubrité, le danger et l’incertitude n’étaient aucunement des choix, mais d’« inévitables servitudes » (Urbain, 1991 : 123). La conception contemporaine du pèlerinage d’autrefois est faussée par la projection sur celui-ci de l’idée de la contemplation des paysages. Or, la sensibilité nécessaire à cette contemplation est un phénomène de société très récent, étroitement lié à l’évolution du tourisme (idem : 136). Autrefois, la valeur sacrée reposait plutôt sur la mortification corporelle que s’imposaient les pèlerins, dans une logique de martyre et de pénitence christique, qui n’a aucune commune mesure avec le confort des marcheurs d’aujourd’hui (Le Breton, 2000 : 69). Néanmoins, il n’est pas antinomique de considérer le pèlerinage d’aujourd’hui comme un tourisme, puisque ce dernier n’est pas incompatible avec le sacré, bien au contraire. C’est sa forme la plus industrielle qui lui confère un aspect profane, voire profanatoire.

Trois des voix d’Ascension sont des personnalités historiques qui ont gravi la montagne, conformément au principe d’identification des pèlerins à des personnalités mythiques qui ont marché dans le même chemin (L’Allier, 2004 : 22). Néanmoins, Ascension met graduellement en doute ce sacré, le problématise et mène ultimement à un effondrement de la signification noble et religieuse attachée traditionnellement au mont Royal, notamment avec les propos agnostiques d’un jeune suicidaire. À bien des égards, le texte de Choinière détourne le contenu conventionnel de l’Histoire pour lui faire servir un tout autre propos. Par exemple, il aurait été de circonstance de parler de George Étienne Cartier lorsqu’on passe devant son monument, composé de plusieurs statues. Mais le texte attire notre attention uniquement sur une femme ailée qui trône à son sommet avec une couronne de Laurier à la main, personnifiant la « Renommée ». La guide affirme même que c’est à l’allocutaire que la Renommée tend sa couronne. L’élévation de la montagne apparaît également, selon plusieurs personnages de la trame sonore, comme un symbole de domination, de prestige pour le marcheur ou la marcheuse qui monte au sommet, mais elle n’est pas un gage de l’appropriation littérale de ces valeurs. Ainsi, le panorama est un attrait touristique populaire parce qu’il offre un sentiment de puissance (Urbain, 1991 : 139). Or, ce point de vue est absent au sommet du mont Royal, parce qu’il est davantage un plateau boisé qu’un pic dégagé[20]. De plus, le dernier monologue est tenu par Choinière 33, c’est-à-dire la voix de l’auteur lui-même à l’âge christique où il écrivait la pièce. Ce décrochage vient gâcher toute possibilité d’un apogée cathartique à la vue de la croix qui, selon le personnage-auteur, a l’air d’« une tour Eiffel ratée. […] Il faut faire de grands monuments pour donner courage aux désespérés. / Tu te jettes en bas de ça pis t’es même pas sûr de mourir. » (AS : 58)

Certes, Ascension présente un effondrement de la vision chrétienne du monde, mais la nature semble être une valeur refuge. La nature est valorisée par plusieurs passages de la performance d’un point de vue écologique, préchrétien, affectif, récréatif et artistique. Ces rapports à l’espace permettent autant d’avenues parallèles au tourisme coutumier, notamment celle de se concevoir comme un écotouriste, lequel peut être qualifié de « touriste de l’intime » (Breton, 2004 : 77) tant sa relation à l’espace se veut discrète et tout à fait à l’opposé d’un tourisme bruyant et tape-à-l’oeil. Toutefois, ces significations et ces usages de l’espace comportent une part d’ambivalence dans la pièce de Choinière. Le monologue de Frederick Law Olmsted, l’architecte qui a conçu l’aménagement du parc, attire notre attention sur l’insuffisance de la préservation naturelle du lieu, qui a été fortement domestiqué et remodelé. Sa voix fantôme déplore aussi les nombreux cas où on a dérogé à cet objectif de préservation, en faisant allusion à la vaste coupe à blanc de 1954 (en nous invitant à constater la jeunesse de la plupart des arbres qui nous entourent) ou à celles sur le reste de la montagne[21], voire le reste de l’île. Aussi, avant d’arriver au parc, le voyage réel en métro est jumelé à une remontée temporelle imaginaire de quatre siècles. Durant le trajet, le bruitage d’ambiance de la bande sonore passe du bruit d’un métro actuel à celui d’un tramway électrique des années 1920, puis à celui d’un tramway à chevaux des années 1850. Au moment de revenir à la surface, au XVIIe siècle, la station de métro Parc est représentée sur le plan sonore comme s’il s’agissait d’une grotte souterraine en pleine forêt vierge (AS : 10-11). Cette ambiance sonore de chute d’eau, de rivière, d’animaux et de feuillage produit un contraste critique avec l’absence presque totale de végétation et de cours d’eau dans ces mêmes lieux au moment de la déambulation.

Toutefois, même la valorisation de l’écologie est noyée par le pessimisme radical des derniers monologues. Le personnage-auteur se montre incertain qu’il vaille la peine de valoriser de quelque façon que ce soit le mont Royal. À l’effondrement de la croyance en la valeur signifiante du lieu, ce monologue ajoute l’effritement de la confiance en l’art comme moyen de recréer du sens. En s’attaquant de l’intérieur à sa propre oeuvre, Choinière porte atteinte non seulement au pacte de fiction nécessaire au plaisir de la rêverie, mais aussi à la légitimité de la pièce. Plutôt que d’adhérer à cette autocritique mise en abyme, je préfère interpréter ce décrochage métathéâtral comme un moyen supplémentaire de provoquer, d’inciter le promeneur ou la promeneuse à trouver lui-même ou elle-même une signification à son parcours, en évitant d’en offrir une interprétation qui fasse office de « message », de solution claire au problème du lieu. En outre, la succession de monologues de personnages très différents en termes d’époque, de préoccupations et de mentalités, qui entretiennent entre eux – à part l’activité commune de monter la montagne – des liens particulièrement ténus, contribue à donner des représentations divergentes et irréconciliables du monde. Ce dialogisme particulièrement ouvert, jumelé à la nécessité pour le spectateur d’être actif et de se faire sa propre interprétation du sens des lieux traversés et de l’objectif de son « pèlerinage », me semblent faire d’Ascension une oeuvre représentative de l’esthétique de la divergence dont il est question dans ce dossier.

Déambulatoires audioguidés et altérité

Quoiqu’il en soit, Ascension – tout comme Bienvenue à et les autres déambulatoires de Choinière – participe positivement à l’enrichissement de l’imaginaire des lieux en proposant un supplément de sens au travers d’anecdotes, de récits, de pensées et de fragments historiques plus ou moins près du réel et parfois complètement fantaisistes. Même les trois personnages d’Ascension qui sont des personnalités historiques se font prêter des pensées non vérifiables sur leur passé personnel, qui s’écartent de l’idée d’une grande signification des faits historiques. Le fait de s’identifier à un personnage situé dans un autre temps et parlant d’un temps antérieur oblige l’auditeur à procéder à des doubles retours en arrière : concevoir à la fois le lieu perçu au moment présent (en 2006), à l’époque de l’énonciation et à celle du propos énoncé. Cette superposition de trois temps fait paraître le mont Royal hétérotopique ou plutôt « hétérochronique » (Foucault, 1994 [1984] : 759). La fabrication d’hétérotopies ou d’hétérochronies consiste principalement en la projection d’espaces imaginaires différents sur un espace réel qui viennent ainsi l’enrichir, voire incitent à le transformer[22].

De manière plus ciblée, Foucault désigne notamment comme hétérotopiques les bibliothèques et les théâtres, en tant qu’ils sont à la fois des lieux concrets, mais qu’ils ouvrent simultanément sur une multitude d’espaces de mémoire et d’imaginaire (Foucault, 1994 : 758-759). Les déambulatoires audioguidés procèdent de manière comparable, mis à part que les lieux réels empruntés ne sont pas neutres ni officiellement prévus à cette fin, une neutralité et un caractère conventionnel qui permettent normalement d’oublier l’espace de la salle théâtrale. De même, les parcours touristiques conventionnels superposent un discours documentaire et souvent légendaire sur les rues, mais sans procéder à la défamiliarisation qu’apporte le caractère littéraire et artistique des oeuvres de Choinière. Plutôt que de chercher à harmoniser ou à gommer la divergence inévitable entre le discours et l’espace appréhendé, tout à l’opposé, Choinière base son esthétique sur leur inadéquation. Plusieurs passages, surtout dans Bienvenue à où l’identité de l’allocutaire est problématique, provoquent un fort effet de friction entre l’espace scénique (la ville réelle) et l’espace dramatique (la ville imaginaire ou fictionnalisée par la bande sonore). Le personnage désigné comme allocutaire du discours semble halluciner une autre ville dans celle qu’il visite, mais la totalité des éléments de la fable ne demeurent pas invisibles au promeneur ou à la promeneuse, puisque plusieurs référents sont bien présents comme éléments de décor ou comme figurants. De plus, l’espace-temps appréhendé est tangible, l’action de la marche est concrète et cela, même si on peut avoir l’impression de suivre automatiquement les indications d’itinéraire.

Cette agentivité du spect-acteur ou de la spect-actrice est mise en évidence surtout à un moment de Bienvenue à. Sur un banc, dans le parc Baldwin, on rencontre « l’homme avec un chien », qui serait le père du personnage. À ce moment décisif, il faut interrompre l’audioguide et écouter l’homme raconter l’histoire du parc Baldwin. Sans écouteurs, le temps de la pièce n’est plus régi par les durées invariables des plages de la trame sonore. Le dialogue et une interaction improvisée avec cet homme sont possibles. De surcroît, le lieu du spectacle n’est plus du tout « fermé », c’est-à-dire que le privilège d’assister à la performance de l’acteur peut être partagé avec n’importe quel passant. La coïncidence entre les indications et l’environnement perçu produit à la longue l’impression que le temps est rigoureusement contrôlé par la production. Or, cet épisode permet une certaine liberté d’action quant à la durée de l’activité. L’homme au chien indique de reprendre l’écoute de la trame sonore seulement après s’être rendu au 4344, rue Fullum. À cet endroit, la bande-sonore indique de s’approcher près de la fenêtre du salon de la maison située à cette adresse. Cette action solitaire incite le promeneur à franchir la limite de l’espace public, le pousse à empiéter et épier là où il sait que des personnes bien réelles habitent. En l’absence de la voix liée au déroulement de la fiction, il paraît engagé malgré lui dans un rêve bien trop réel. Bref, les procédés scéniques mentionnés précédemment provoquent une confusion entre réel et fiction, mais aussi entre soi et l’autre, puisque les actions du personnage principal sont à la fois décrites et commandées à la deuxième personne. Une proximité comparable est recherchée dans Ascension : les allocutaires sont des confidents imaginaires des pensées des personnages, ce qui donne à la relation que l’auditeur ou l’auditrice entretient avec eux un aspect télépathique.

Cet accès intime à la voix de l’autre, transmise au plus près de l’oreille, peut être vue comme une manière de réagir à l’une des caractéristiques fondamentales de l’urbanité, c’est-à-dire l’altérité. Notamment pour Yves Chalas, ce qui est urbain, c’est toujours l’Autre (2000 : 36) : il semble toujours y avoir des villes ou des quartiers plus urbains que les siens, toujours quelqu’un de plus urbain que soi. On ne s’approprie jamais totalement la ville qu’on habite, surtout ses lieux d’affluence, car ils ne peuvent appartenir à personne (Chalas, 2000 : 68). La ville, surtout si elle est grande, comporte des lieux d’altérité nombreux et inévitables. Selon Louis Wirth ([1938] 1990), cette altérité est généralement associée aux critères du nombre et de la densité. Or, une population nombreuse dans un espace restreint n’est atteignable que par l’immigration interurbaine ou internationale et par l’exode rural, ce qui produit une société diversifiée et cosmopolite, phénomène encore plus vrai en Amérique du Nord et de nos jours. Cette hétérogénéité est amplifiée, sous un autre aspect, par la plus grande diversité d’emplois et d’activités qu’offrent normalement les villes. En somme, la ville se définit par la cohabitation d’individus inconnus les uns aux autres et différents les uns des autres. C’est selon ce principe que la mise en valeur de la pluralité des points de vue personnels sur l’espace, dont aucun ne possède le monopole de sa signification, incite le spect-acteur à percevoir le lieu sous quantité de facettes imaginaires. Ce point de vue pluriel est cohérent avec la logique de la foule, c’est-à-dire avec le fait que l’espace public urbain soit partagé par une multitude de passants qui ne se connaissent pas. Bref, non seulement ces performances semblent adopter une esthétique de la divergence, mais elles révèlent le caractère foncièrement urbain de cette esthétique.

En conclusion, si Bienvenue à et Ascension déconstruisent le sens et la valeur de l’espace urbain, c’est pour mieux nous inviter à les rebâtir par nous-mêmes sur de meilleures fondations. Cet appel à la réflexion est encouragé par le jeu transgressif avec les conventions théâtrales et la frontière de la fiction. Cette transgression se résume surtout en un statut ambigu par rapport à deux catégories d’activités culturelles : les déambulatoires audioguidés de Choinière sont à la fois de la performance théâtrale et du tourisme. Cette forme de performance non exclusivement théâtrale provoque une perte de repères incomparable avec ce qu’une pièce frontale, présentée dans une salle, peut provoquer. C’est donc avec une défamiliarisation radicale que ces pièces montrent que Montréal est l’une de ces villes dont les lieux peuvent, qu’ils soient trop fréquentés par les touristes ou au contraire totalement délaissés par eux, se prêter à de riches fabulations. Tout comme elles comportent une part autoréflexive quant à leur art, ces performances participent de l’intérieur à la critique du tourisme en tournant en dérision ses valeurs commerciales et conservatrices. Mais comme toute critique interne, elle prend le risque d’une certaine collaboration avec le système qu’elle tente de réformer. Ce tourisme expérimental pourrait n’être qu’une étape de l’élargissement du tourisme mercantile, ou encore demeurer une fausse piste financée temporairement dans le but de découvrir de nouvelles formes d’activités culturelles lucratives, comme un « show en état d’apesanteur diffusé d’une navette spatiale » (AS : 55), ironise Choinière en mise en abyme. Résolument complexes, les déambulatoires audioguidés d’Olivier Choinière font ressentir, par le malaise ou l’ironie, la difficulté d’établir une relation durable et significative aux espaces urbains contemporains.