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Rares sont les semaines où il ne s’écrit ni ne se dit rien dans les médias québécois sur le Cirque du Soleil, sur Robert Lepage ou sur Céline Dion. Les médias (et les gouvernements québécois successifs par-delà leur allégeance) se sont gonflés à bloc par l’omniprésence d’artistes québécois sur les planches vegassiennes, ville tutélaire de l’hyper-Amérique. Contribuant à un discours de triomphalisme culturel québécois, le triumvirat Cirque-Céline-Lepage représente à lui seul – et ce, dans la ville du fantasme américain assumé, brandi, sinon marqué au fer – le symbole du succès international d’une offre culturelle postnationale, voire postidentitaire. Non pas qu’ils rejettent ce qu’ils ont de québécois, bien au contraire, Céline multipliait ses passages éclairs au Québec en avion privé alors même qu’elle présentait son spectacle permanent à Las Vegas ; Robert Lepage, malgré ses innombrables projets de théâtre et d’opéra à l’étranger, maintient un pied à terre artistique et administratif dans sa ville de Québec ; le Cirque, alors qu’il pouvait faire appel à l’échelle planétaire aux plus grands metteurs en scène du divertissement, choisissait plutôt de recruter dans le milieu québécois du théâtre subventionné les principaux metteurs en scène et concepteurs de ses spectacles permanents. Ainsi furent débauchés momentanément à leur pratique théâtrale « légitime » Dominic Champagne, René Richard Cyr, Robert Lepage et Serge Denoncourt à Las Vegas seulement, pour ne rien dire des contrats de mise en scène également octroyés à Fernand Rainville, François Girard et Gilles Maheu. Ce dernier, on s’en souviendra, avait monté le spectacle musical Notre-Dame de Paris contre lequel une partie du milieu et de la critique s’était insurgée devant l’acte « putatif » d’un des leurs. Très peu, hormis les universitaires, s’insurgent publiquement aujourd’hui devant le fait que tant d’artistes québécois se laissent séduire par le chant des Sirènes désertiques de la multinationale du divertissement.

Le génie créateur de ces artistes québécois a été mis au service de spectacles dont les budgets et la pérennité dépassent l’entendement. Ces spectacles sont financés par le jeu et présentés dans des salles construites sur mesure, jouxtées aux casinos qu’il faut obligatoirement traverser. On ne se rend pas impunément dans ces théâtres sans d’abord emprunter un parcours dédaléen où est évacuée la lumière du jour et où le spectateur est exposé à la tentation des clinquantes machines à sous et autres moult occasions de se départir de son argent. Les spectacles ne sont pas une fin en soi ; ils font partie de l’offre et visent, en partie, à attirer un public qui aurait autrement dédaigné les casinos ou qui en aurait fréquenté d’autres. Chaque casino propose sa gamme de spectacles, de restaurants, de boutiques, de manèges et d’attractions (les lions du MGM Grand, les montagnes russes du New York-New York, les canaux du Venetian) et même, il faut le noter, ses musées d’art. Or Las Vegas, sous l’influence de Steve Wynn, et grâce à ses collaborations avec le Cirque du Soleil et Franco Dragone (qui a signé les spectacles Mystère et O avec le Cirque et Le rêve avec Wynn sans intermédiaire), a vu sa réputation de capitale du jeu et des plaisirs nocturnes s’élargir à celle du divertissement dont l’offre tient compte de tous les segments de la population, les snobs y compris. On peut vivre Vegas sous le signe de l’hypermodernité et longer le Strip en cogitant Gaston Bachelard et Jean-François Lyotard tout en s’assoyant à la table de Daniel Boulud ou celle de Pierre Gagnaire, en visitant des expositions d’art, en jouant au golf au club verdoyant aménagé discrètement entre le désert et le boulevard tout en néon. Les spectacles familiaux et artistiques du Cirque ont peu à peu remplacé un bon nombre de revues d’effeuilleuses, des spectacles d’illusionnistes et de chanteurs sur le déclin. On retrouve, en plus du musée d’art du Bellagio et du musée archéologique égyptien du Luxor, une succursale muséale au Venetian accueillant à la fois les oeuvres du Musée Guggenheim de New York et celles de l’Hermitage de Saint-Pétersbourg. Rien n’est impossible dans cette ville désertique improbable. Tout relève du grand kitsch mercantile qui, par sa nature même, ne néglige aucun touriste, aucun client.

Nouveau contexte de production et de réception

Nos metteurs en scène de théâtre subventionné québécois sont appelés à monter des spectacles de divertissement dans ce contexte, selon une esthétique circassienne « nouvelle », sans trop dériver de la marque de commerce du Cirque tout en devant « réinventer » constamment les possibilités et combinaisons spectaculaires. Nos metteurs en scène, habitués d’avoir les coudées franches, sont alors jumelés à des directeurs de création, une fonction qui n’existe pas au théâtre. Ces derniers sont responsables de placer les numéros et les artistes-acrobates en réserve tout en encadrant le travail des metteurs en scène et des concepteurs. La fonction traditionnelle du metteur en scène se trouve scindée et certains spectacles souffriront, par ailleurs, du caractère bicéphale et biculturel (alliant les cultures du théâtre et du cirque ; celles de l’art et du divertissement) de leur conception. Ces metteurs en scène verront ensuite leurs efforts inféodés au jugement du « Guide » (c’est son véritable titre), Guy Laliberté, dont le droit de veto sur tous les aspects des spectacles du Cirque est sans appel. Fonctionnant davantage comme un grand studio hollywoodien (et avec les mêmes moyens) que cette mythique troupe d’échassiers et de cracheurs de feu bohémiens de Baie-Saint-Paul du récit des origines du Cirque, il n’est pas étonnant que le Cirque produise de grandiloquents spectacles efficaces, impeccablement rodés, mais assez souvent minces du point de vue de la dramaturgie et confus en ce qui a trait à leur intentionnalité même. La question ne se poserait même pas s’il ne s’agissait que de cirque ou de divertissement comme ceux qu’offrent les autres casinos. Mais le discours du Cirque du Soleil, par son désir avoué de réinventer le cirque (n’était-ce pas le titre d’un de ses premiers spectacles ?) et par son recours systématique, après le départ de Dragone, aux forces vives du milieu théâtral québécois, nous oblige à évaluer ses spectacles selon ses propres critères visant le spectacle total. Sylvain Lavoie, dans un emportement ironique qu’on retrouve dans son article « Le dernier homme, entre cirque et religion », se demande :

Mais quel zouave, de toute façon, oserait remettre en question les qualités de ce Gesamtkunstwerk ? Le succès du Cirque du Soleil, le plus riche ambassadeur en la matière, n’est-il pas garant de sa valeur, de sa raison d’être et de ses qualités supérieures ? Car honneur suprême, c’est sur notre Cirque national que ne cessent de s’aligner les entreprises circassiennes du monde entier.

Lavoie, 2009 : 31-32

Il poursuit en y voyant là une « poétique du divers, celle où, grâce à un art du divers, on va piger dans tous les discours et dans tous les régimes ». (p. 33).

La poétique du divers néanmoins édifiée en système artistique contaminera l’oeuvre de tous les metteurs en scène québécois travaillant à Las Vegas et elle se manifestera jusque dans la mise en scène circassienne que fera Dragone du spectacle de Céline Dion. Pour sa part, la chanteuse, en voulant créer un spectacle « permanent » à Las Vegas, a inversé le rapport traditionnel avec ses spectateurs en leur demandant de se déplacer vers elle plutôt que de poursuivre avec ses tournées. Si le Cirque maintient ses tournées, ses sept spectacles permanents de Las Vegas sont bétonnés à leurs lieux. Il invite également un bon nombre de spectateurs à faire un pèlerinage qu’ils n’auraient autrement jamais envisagé. Il propose, de plus, de nombreux spectacles pour tous les goûts, question d’élargir l’offre quitte à cannibaliser ses autres productions.

Neutralité culturelle assumée

La présence simultanée et croisée à Las Vegas du triumvirat nous semblait l’occasion opportune de jeter un regard critique sur la place réelle qu’occupe le Québec à Las Vegas et celle que Las Vegas occupe dorénavant dans l’esprit des Québécois avec tout ce que le succès dans une telle ville révèle du fantasme de la démesure, tout ce qu’elle sublime d’un sentiment d’arrivisme et tout ce qu’elle laisse entrevoir des intentions des créateurs québécois qui s’exilent des mois ou des années durant, pour investir le mirage spectaculaire du désert névadien.

En juin 2007, Erin Hurley, Karen Fricker et moi nous rendions à Las Vegas pour jeter un regard désintéressé et sans complaisance sur la présence de tant d’artistes québécois dans la capitale du jeu. Les cinq spectacles du Cirque du Soleil attiraient alors dix pour cent de tous les touristes de Las Vegas. Le revenu annuel des spectacles permanents du Cirque dans cette seule ville était estimé à 650 $ millions (Fricker, 2008 : 127). Depuis, le Cirque a créé Criss Angel: Believe autour du personnage de l’illusionniste néogothique vegassien et il créait à la fin 2009, Viva Elvis, un spectacle en hommage à Elvis Presley. En parallèle, le spectacle Céline Dion: A New Day… qui a investi le Colosseum du Caesars Palace, a rejoint pas moins de trois millions de spectateurs sur 717 représentations de mars 2003 à décembre 2007. Les revenus ont dépassé la barre des 400 $ millions (p. 128).

Hormis une certaine fierté nationale de voir réussir les siens avec tant d’éclat, on peut se demander en quoi les spectacles du Cirque du Soleil et de Céline Dion à Las Vegas sont québécois. Ces spectacles s’inscrivent-ils dans la démarche créatrice des gens de théâtre québécois ou ces artisans du spectacle se sont-ils plutôt rendus là-bas en simples mercenaires du divertissement, monnayant leur savoir-faire ? De plus, ces artistes ne reviennent pas indemnes de telles expériences. En quoi contribuent-ils dès leur retour au milieu nourricier ? Le Québec est bien présent à Las Vegas, soit, mais il semblerait que seuls les Québécois en aient pleinement conscience. Malgré la domination sur le boulevard Las Vegas, le fameux Strip, du Cirque du Soleil et, pendant quelques années, de Céline Dion, le public américain y voit plutôt une présence polymorphe internationale à saveur exotique, à la limite française. Le Cirque et Céline sont devenus des marques de commerce transnationales dont les origines québécoises sont vantées au Québec mais minimisées à l’étranger ; des marques qui reposent sur une capacité d’intégration et d’assimilation aux marchés qu’ils occupent. Ni tout à fait des produits culturels « canadiens », auxquels on prête généralement une modestie naturelle, un goût pour l’ironie (Hurley, 2008), ni tout à fait des produits nommément « québécois », puisqu’ils ne se désignent pas ainsi, ni ne sont créés dans une langue ou selon un discours culturel qui s’apparente au Québec, le Cirque et Céline à Vegas ont eu le réflexe de s’intégrer et de s’assimiler le plus naturellement (et conventionnellement pour cette ville) : par la démesure et la surenchère, un tape-à-l’oeil étrangement rassurant pour un public américain venu purger son puritanisme. Nous assistons alors à un phénomène de neutralité culturelle assumée. Fricker écrivait « purposeful cultural blankness » (2008 : 130). Blankness – un vide béant dans lequel peuvent se projeter les spectateurs en voyant plonger les acrobates du Cirque dans le vide.

Gilbert David se demande si le Cirque du Soleil « n’est pas devenu, en fin de compte, une franchise qu’il exploite selon une formule qui a fait ses preuves, comme on dit, et qui réclame de ses “collaborateurs” une stricte observance de ses procédés de théâtralisation » (2009 : 17). À l’instar de Lavoie, il estime qu’on « a pris l’habitude au Québec d’une telle vénération aveugle de nos créateurs qu’elle interdit par avance toute interrogation sur les fins et les moyens dont ils sont responsables » (p. 18). David va jusqu’à inciter les gens de théâtre à choisir leur camp, paradoxal ultimatum que le milieu théâtral a souvent lancé à la critique et aux chercheurs qui s’approchaient trop de la pratique.

Qu’on soit « pour » ou « contre » le recrutement de gens de théâtre dans la machine circassienne ou spectaculaire, à Las Vegas ou ailleurs, on ne peut tout de même s’empêcher de constater que ces artistes contribuent véritablement, par leur formation théâtrale et leur pratique de la narrativisation d’une (et de la) parole, à rapprocher le nouveau cirque du théâtre dans ce qu’il a de plus profondément traditionnel : son récit dramatique articulé autour de personnages en situation de déséquilibre. Dans le cas du cirque, ce déséquilibre n’est pas que métonymique.

Narrativisation et américanisation du Cirque du Soleil

Malgré les éléments « tape-à-l’oeil » du Cirque à Las Vegas, on peut constater, au fil de ses sept spectacles permanents, deux phénomènes transformateurs de la facture générale de ses spectacles : d’une part, une « américanisation » du sujet traité et, d’autre part, une « littérarisation » ou, du moins, l’imposition d’une trame narrative dramatique et l’intégration progressive d’une parole. Nous sommes toujours bien loin d’un cirque-théâtre ou même d’une dramaturgie au service du cirque. On prend tout de même conscience d’un désir chez les créateurs du Cirque et chez ses spectateurs de façonner un récit qui dépasse la proverbiale épopée de la « transformation collective » chère au Cirque. L’arrivée de gens de théâtre au sein d’une compagnie qui a toujours revendiqué ses origines foraines et circassiennes y est sans doute pour quelque chose.

Le cirque et le théâtre ont longtemps cohabité au Québec comme partout en Amérique du Nord. Par exemple, au xixe siècle, on y présentait régulièrement de somptueuses pantomimes entre les numéros circassiens traditionnels (à ce sujet, voir Boudreault, 2002 : 22-25 et Burger, 1974 : 305-310). Le « nouveau cirque américain », pendant nord-américain du « nouveau cirque européen », a souvent libéré les animaux de ses numéros, limité l’ampleur de son déploiement gigantesque et il a cherché à rassembler des artistes d’abord afin de proposer un spectacle qui s’adresse aux amateurs d’arts de la scène et non pas un simple divertissement. Or la rencontre du théâtre et du cirque, dans le contexte de Las Vegas, tient de l’osmose de plusieurs traditions : celle du divertissement plus grand que nature, celle du spectacle dont les qualités artistiques sont rigoureusement maintenues et défendues, et celle du théâtre qui provoque la réflexion. Ernest Albrecht a défini le nouveau cirque américain en fonction et en réaction au modèle vieillissant et démodé qu’il a connu après la Seconde Guerre mondiale. Il rappelle la grande époque du cirque américain où tout reposait sur la surenchère :

Le cirque était véritablement devenu le meilleur (et souvent le seul) divertissement disponible, son ubiquité dans l’Amérique nouvellement prospère entre 1870 et 1915 ne sera jamais répliquée. Ses démonstrations de talents et de témérité étaient telles qu’il fallait, en plus des trois pistes habituelles, jusqu’à quatre pistes surélevées. Grandioses spectacles mettant en scène des splendides parades d’artistes de tout ordre défilant sous le chapiteau. La démesure du cirque américain s’arrimait à celle de l’Amérique d’alors et leurs credo respectifs auraient pu être : « Renouvelé cette année. Plus grand, mieux que jamais. » Et si ce slogan tombait dans de sourdes oreilles, les agents promotionnels du cirque se chargeaient de le faire entendre sur toutes les tribunes (Nous traduisons).

1995 : 1

Ce passage n’est pas sans rappeler le mouvement inéluctable du Cirque du Soleil vers une spectacularisation démesurée, peut-être même icarienne, non seulement de ses productions mais des audaces commerciales. Un seul spectacle permanent dans la capitale du jeu ne suffit plus, cinq non plus. Las Vegas n’a pas moins de sept spectacles permanents du Cirque. Sans compter les autres à Orlando, à New York, à Macau, à Tokyo et, bientôt, au Kodak Theatre de Los Angeles. Tout en étant résolument des produits empreints de la marque du Cirque (clowns en lever de rideau, succession de numéros d’acrobaties, costumes et maquillages androgynes, omniprésence de la musique, démesure des décors et de l’habillage scénique, surenchère pour ce qui est du nombre d’artistes sur scène), chacun de ces spectacles renvoie néanmoins à un genre artistique nourricier. Mystère demeure le spectacle-synthèse des années Dragone, l’image de marque qui établira l’esthétique et la réputation du Cirque du Soleil. O, en faisant ressurgir de l’oubli la tradition du cirque aquatique[1], renouvelle l’esthétique circassienne et constitue, à mon avis, le point culminant de la collaboration Cirque du Soleil-Franco Dragone-Steve Wynn (Vegas). Le cabaret érotique Zumanity permet au Cirque de se montrer audacieux et « adulte » en intégrant des artistes de théâtre se jouant du cabaret allemand de l’entre-guerre. , mis en scène par l’intrépide Lepage, qui a tous les dons, en particulier celui d’ubiquité, puise à plusieurs sources disparates : ballet dramatique pour l’argument, proposition épique pour la construction de l’intrigue, images d’inspiration asiatique et enveloppe visuelle cinématographique. Love est la plus populaire de toutes les propositions du Cirque. L’habile montage de séquences carnavalesques sur des musiques et paroles des Beatles renvoie à la fois au clip vidéo et à la danse populaire qui s’intéresse d’abord aux mouvements de groupes synchronisés. Believe, le dernier-né des spectacles vegassiens du Cirque, met en scène l’illusionniste Criss Angel sur le mode autobiographique hypermédiatique. Spectacle de soi plutôt que sur soi, Believe reprend des segments de l’émission télévisuelle Mindfreak où ils côtoient des numéros plus typiques du Cirque.

Mystère, écriture et mise en scène de Franco Dragone ; costumes de Dominique Lemieux.

Photographie de Tomasz Rossa. © Cirque du Soleil Inc., 2007

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Trois axes se dessinent déjà. Un premier pôle d’inspiration européenne rassemblant Mystère et O s’articule autour d’une esthétique baroque aux références théâtrales et artistiques explicites. La démarche est celle d’une troupe qui est arrivée à ces résultats collectivement. Ces spectacles sont issus de ce nouveau cirque des philosophes soixante-huitards. L’autre pôle sera résolument américain et individualiste avec son exploration d’icônes culturelles américaines, soit Elvis au City Center et le magicien gothique populaire Criss Angel au Luxor. Le Cirque du Soleil développe par ailleurs actuellement un nouveau spectacle autour d’une autre figure emblématique populaire américaine, Michael Jackson. Le spectacle du Cirque sur Jackson est prévu pour 2012 à Las Vegas après une première année de tournée américaine. Le passage d’un pôle à l’autre se fait grâce à Zumanity et Love qui maintiennent leurs origines européennes tout en succombant à un traitement esthétique et à une morale tout américaine. L’auteur latin Juvénal n’écrivait-il pas dans ses Satires : « Le Peuple qui distribuait autrefois le pouvoir, les faisceaux, les légions, enfin tout, ne rêvant plus, de ses jours, que de chars et de courses en était arrivé à ne souhaiter que deux choses… panem et circenses, du pain et les jeux du cirque » (cité dans Lyonnet, 1931 : 199).

Le passage de l’esthétique théâtrale et collectiviste de Mystère vers celle de spectacles dédiés au culte de la personnalité vegassienne – Criss Angel et feu Elvis Presley – a de quoi laisser songeur. Que propose le spectacle de Angel, mis en scène par Serge Denoncourt pour le Cirque du Soleil ? Une magnifique tribune « artistique » pour un illusionniste télévisuel imbu de sa personnalité et insistant sur l’importance de la persévérance et de croire en ses talents. Toujours ce thème récurrent du self-made man, sauf qu’à l’origine, les spectacles sans vedettes autrement que le spectacle lui-même proposaient une transformation collective. En misant plutôt sur des figures comme Angel, une vedette que le vedettariat préoccupe plus que tout et qui se met en scène tantôt en figure christique surréelle, tantôt en arroseur arrosé victime de l’illusion du proverbial corps scié en deux par un magicien (ici, c’est la maléfique ex-amoureuse du magicien qui départit la vedette de la moitié de son corps), nous assistons, avec son autohagiographie, à une triste parodie de la transsubstantiation individuelle et, surtout, mercantile. On peut se demander ce que sont venus faire le Cirque du Soleil, Denoncourt et tant d’autres créateurs québécois dans cette triste aventure.

Le Québec contribue à alimenter ces jeux – aujourd’hui américains – avec les nombreux spectacles du Cirque du Soleil, en sol américain. Si bien que le Cirque du Soleil s’inscrit dorénavant dans une logique transnationale (performeurs de tous les pays, performances qui oscillent le monde) qui lui permet d’investir son propre espace idéologique, une nation à la fois créative et corporative que Jennifer Harvie et Erin Hurley nommeront « imagi-nation » (1999 : 309)[2].

Que le Cirque ait tant puisé au bassin théâtral québécois ne sera pas sans affecter la pratique théâtrale au retour au pays de ses metteurs en scène et créateurs. Surtout, nos créateurs voient leurs habitudes bousculées et – du jour au lendemain, dans certains cas – ils voient leur espace de jeu, leurs rapports avec leur milieu et avec autrui complètement transformés. Le théâtre québécois ne se limite plus aux quelques salles institutionnelles que nous connaissons, ni aux textes consacrés par les collections théâtrales nec plus ultra. Il est hybride et multiple et se greffe tantôt à la danse (pensons aux projets de Jerry Snell avec les compagnies de danse asiatiques et la troupe New Circus Asia), tantôt à la comédie musicale (notamment avec Cyr et Maheu), tantôt au cirque (Champagne, Lepage, Rainville). Quiconque s’intéresse aujourd’hui à la pratique théâtrale québécoise contemporaine ne peut plus lever le nez sur les liens qui unissent dès lors le théâtre et le cirque tant par son esthétique, ses moyens que par le va-et-vient de ses créateurs.

Québec-en-Vegas

Le Québec à New York ou le Québec à Paris auraient tous deux donné d’intéressants dossiers sur une présence sporadique et timide de gens de théâtre québécois dans les capitales de la culture, mais c’est par son invraisemblable domination de l’hyper-Amérique, grâce aux talents mercenaires ou réaffectés de nos créateurs, que le Québec à Las Vegas provoque l’imaginaire (ou l’indignation, c’est selon).

Hurley propose dans « Céline Dion à Las Vegas ou les affects de la simulation » une étude de l’utilisation performative des affects liés à la proximité et à la simulation. Les jeux de connivences et les postures issues de simulacres de sincérité seraient au coeur même de la prestance scénique de Céline Dion et de la conception de la mise en scène de Dragone. C’est précisément l’acceptation chez les spectateurs de ce mentir-vrai lié à l’humilité stylisée de la star qui contribuera à rendre authentique l’expérience spectatrice lors de son spectacle. La réflexion de Hurley, s’inscrit dans le cadre de son projet sur la performativité nationale québécoise[3] et elle précédait son actuel projet de recherche subventionné sur l’affect au théâtre.

Fricker, dans son article « Le goût du risque : de Robert Lepage et du Cirque du Soleil », trace le parcours menant à la création spectaculaire sur les plans visuel et technologique tout en s’interrogeant sur les défis de la cohabitation des genres, de l’esthétique et des finalités improbables d’un tel spectacle. Spécialiste au Royaume-Uni de Lepage, Fricker poursuit sa réflexion sur l’oeuvre de Lepage, réflexion qu’elle avait déjà amorcée dans sa thèse de doctorat (Fricker, 2005).

Ma propre réaction au cabaret érotique Zumanity s’est inscrite dans la foulée d’une réflexion amorcée sur la spectacularisation de l’intime alors que je terminais ma thèse sur l’autoreprésentation dans le théâtre québécois (Leroux, 2009). « Zumanity : la spectacularisation de l’intime ou le pari impossible d’authenticité au Cirque » interroge les discours à la fois métathéâtral et métacircassienne qui émergent d’un spectacle qui dévoile le désir du Cirque du Soleil de révéler ses atouts sans gêne ni honte. Le spectacle se targue d’en être un sur l’intime – l’intimité du sexe, le dévoilement de ses désirs, de ses perversions et de ses préférences. En réalité, c’est le Cirque qui s’exhibe, qui révèle son désir de faire américain, d’être vu par et avec ceux qui comptent, de défrayer la chronique mondaine, de souligner sa propre audace.

Le dossier se referme sur le ratage d’un projet vegassien au Québec. Simon Harel, dans son texte « Un Las Vegas du Nord ? Le brutalisme architectural du Cirque du Soleil », s’inspirera de l’échec de l’important projet récréotouristique du bassin Peel à Montréal où le Cirque du Soleil et le Casino Montréal proposaient ni plus ni moins la création d’un « Las Vegas du Nord ». Le récit culturel proposé tant par ses formes architecturales que sociales n’a pas su convaincre la population montréalaise. Harel s’interroge sur le brutalisme architectural, mais peut-être aussi social du Cirque avec un projet qui, bien que conforme aux modèles d’affaires de casinos américains, ne correspondait en rien au milieu d’accueil, pourtant celui des origines de la multinationale. La réflexion de Harel s’inscrit dans un projet plus vaste portant sur les espaces en perdition qu’il nomme lieux précaires (Harel, 2007 et 2009).

Ce dossier du « Québec à Las Vegas » paraît au lendemain du vingt-cinquième anniversaire de la fondation du Cirque du Soleil et, publication savante oblige, en aval des dossiers sur le cirque au Québec dans les revues Cap-aux-Diamants et Spirale. Le McGill Institute for the Study of Canada, lors de sa conférence annuelle en 2008, posait la question « Are We American ? » aux conférenciers qui ont exploré la québécité de la présence du Cirque et de Céline à Las Vegas. Trois articles en anglais ont émergé de la conférence et ont paru dans la Revista mexicana de estudios canadienses dans son dossier « Exporting Popular Culture » (Fricker, 2008 ; Hurley, 2008 ; Leroux, 2008). Ces articles, tout comme les échanges avec mes collègues, ont beaucoup nourri cette introduction. Le présent dossier déborde également du cadre de L’Annuaire théâtral puisqu’un autre texte qui paraissait cet hiver dans Québec Studies (Leroux, 2009-2010) explore, sur le mode de l’essai, les « coulisses » du projet de recherche. Les chercheurs de diverses disciplines sont de plus en plus nombreux à s’intéresser aux phénomènes de culture populaire, notamment la présence au niveau international du Cirque du Soleil, de Dion, de Lepage et d’autres artistes québécois. Nous espérons, avec ce dossier, contribuer à poser un regard sans complaisance sur les tensions réelles qui émergent, au moment de la rencontre, des pratiques théâtrale, circassienne et performative.

La présence à Las Vegas de nos artistes impressionne, toujours avec raison, les médias, les politiciens et la population. Cela ne nous empêche pas de poser des questions sur la portée, l’intention et les effets éventuels de cet exil créateur sur le théâtre qui se pratique toujours au Québec. En quoi cela a-t-il affecté ou affectera-t-il la conception de l’espace culturel à investir ? En quoi cela contribuera-t-il à une soif de gigantisme ou, au contraire, à une vive réaction contre les excès du divers spectacularisé ? Les mises en scène des trois prochains projets permanents du Cirque du Soleil seront assumées par deux Américains et un Français. Il n’est plus question de la mise en scène que devait signer René Simard pour un deuxième spectacle du Cirque à Macau. En 2009, la mise en scène d’Ovo, un spectacle de tournée, était confiée à une chorégraphe brésilienne. La présence manifeste de tant de gens de théâtre québécois à Las Vegas s’avérera-t-elle un moment historique isolé de tourisme culturel, voire une incursion momentanée, ou se traduira-t-elle en véritable ouverture de – et sur – l’Amérique pour nos créateurs ?