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Bénédicte Boisson – Pourriez-vous revenir sur votre parcours avant votre nomination à la direction du Théâtre du Peuple ?

Pierre Guillois – J’ai déposé ma candidature en 2004, pour une nomination en 2005, à un moment où n’avaient postulé que très peu de candidats d’envergure nationale, susceptibles de prendre la direction d’un centre dramatique. Pour ma part, j’étais alors relativement en dehors du système, mais, peu auparavant, j’avais été artiste associé à l’Atelier du Rhin de Colmar[1] où j’avais découvert le travail avec les amateurs. C’était un travail très particulier parce qu’il s’agissait de s’adresser non pas à des gens qui aiment le théâtre et qui ont décidé de ne pas en faire leur métier, mais à des personnes qui ne connaissaient rien à cet art pour leur proposer de le pratiquer. Pendant trois ans, avec Guy Bénisty[2] qui m’a vraiment initié à cela, nous avons mené une démarche d’action culturelle assez exceptionnelle dans un quartier pauvre de Colmar. Avant cette expérience à Colmar, mon parcours s’est principalement situé en dehors de l’institution, plutôt par maladresse à vrai dire. J’ai développé un théâtre dit alternatif, dans des squats par exemple. J’ai fait de l’assistanat à la mise en scène, ce qui m’a permis de comprendre comment fonctionnait le métier, et j’ai eu une compagnie[3] qui consistait surtout en des fidélités, voir des infidélités, avec un certain nombre d’acteurs. La première rencontre vraiment importante pour moi a été celle de Jean-Michel Ribes[4], même si je ne m’en suis pas rendu compte tout de suite. Il m’a appris mon métier, mais finalement, c’est surtout son positionnement au-delà du théâtre noble, du théâtre d’art, qui a été fondamental et m’a permis de me libérer. Grâce à cela, j’ai commencé à écrire ce qui a donné, plus tard, Les caissières sont moches[5].

Bénédicte Boisson – En quoi le projet présenté au Théâtre du Peuple tenait-il compte de la spécificité du lieu, de son histoire et de son esprit ? Aviez-vous déjà une idée de ce que vous souhaitiez y maintenir ou, au contraire, y changer ?

Pierre Guillois – Ce qui me paraissait évident et m’intéressait énormément, c’était l’aspect populaire, la dimension, l’objectif populaire de ce lieu et tous les enjeux qui y sont liés. Le public populaire, s’il existe un peu plus à Bussang, existe de manière très fragile et toute relative. Si on faisait des statistiques sur le nombre d’ouvriers qui fréquentent le théâtre, on serait certainement très déçu. On sait, de visu, que vient à Bussang un public qui ne va jamais au théâtre le reste de l’année. Mais on n’a aucune donnée chiffrée précise. Cet aspect populaire, et le fait d’essayer de le maintenir, m’intéressait donc ; l’idée d’un théâtre populaire me captivait. Mais, à vrai dire, je ne crois pas m’être formulé très clairement ce que je voulais faire de ce lieu ; je me suis plutôt demandé comment j’allais faire avec. Et je pense que j’ai tout de suite eu conscience que ce lieu était plus fort que tout. Évidemment, le travail avec les amateurs me passionnait. Je l’avais rencontré à Colmar et cela avait constitué une véritable révélation qui m’avait ouvert de nouvelles perspectives. Il y avait aussi le fait d’avoir cette chance inouïe de penser un spectacle de sa genèse à sa représentation, tant sur le plan de la création que sur celui des relations avec le public. Cette opportunité n’existe pas pour une compagnie qui se produit dans le circuit institutionnel : sa communication, par exemple, dépend en général de celle des lieux où elle est programmée.

Pour en revenir au théâtre populaire, je savais que le public avait, à Bussang, cet aspect populaire, mais je n’en mesurais pas la richesse. Depuis que je dirige ce théâtre, je vois chaque année à quel point cet élément permet tout ce qu’on peut faire ici et qu’on ne ferait pas ailleurs. J’avais commencé à en avoir l’intuition avec Guy Bénisty, lors de notre travail dans les quartiers à Colmar, et j’espérais retrouver cela à Bussang. Quand le public ne se réduit pas à ce qu’on appelle la catégorie « Camif - Maif » du théâtre public et qu’on a affaire à d’autres personnes, on est obligé de raisonner autrement, sur tous les plans. De nouvelles possibilités s’ouvrent et on peut se découvrir des ressources insoupçonnées, même si le travail est difficile. Cela oblige à se poser différemment le problème de la création, à se confronter à d’autres réalités, à des choses étrangères. Mon travail dans les quartiers, le spectacle créé à Bussang à partir d’un fait divers[6] – qui résultait d’une démarche proche du journalisme – ou encore le spectacle de cette année[7], coécrit avec Guy Bénisty, constituent pour moi des expériences fondamentales qui renouvellent totalement l’image que je me faisais du métier. À vrai dire, je crois que nos pères dans le théâtre ne nous ont pas indiqué ces possibilités ou que nous n’avons pas voulu les voir. Globalement, ce n’est pas du tout ce que ma génération a retenu du théâtre. On a gardé l’idée de l’exercice de style parce que ceux qui nous ont marqués étaient en réalité des poètes de la mécanique scénique, à partir de grands textes de répertoire. Il y a eu des exceptions, comme Ariane Mnouchkine, mais elle est justement restée une exception. On peut dire que le théâtre d’art a été principalement marqué par Planchon, Vitez ou Chéreau qui tous ont mené une recherche autour de l’exercice de la mise en scène et moins autour de l’écriture.

Dans mon projet pour Bussang, j’avais pensé à l’écriture, mais je ne savais pas encore exactement de quelle manière évoluerait cette idée. Je voulais demander à des auteurs d’écrire pour ce lieu ; j’avais également songé à écrire, mais je n’en avais pas fait mention dans le dossier présenté pour ma nomination : ce n’était pas encore très clair et je ne savais pas si j’aurais la marge de manoeuvre nécessaire. Finalement, dès la deuxième année, j’ai écrit pour le spectacle de l’après-midi, ce qui ne s’était pas fait de cette façon depuis très longtemps. Ce fut une expérience importante qui m’a donné envie, par la suite, de maintenir et de systématiser ce type de démarche.

B. B. – Vous étiez-vous positionné vis-à-vis du projet originel de Maurice Pottecher ?

P. G. – Honnêtement, non, parce que je n’en avais pas une vision assez claire. Je me suis évidemment intéressé à Pottecher, mais aussi à Vilar. Que pouvait signifier, aujourd’hui, le théâtre populaire ? Mais tout ce que j’avais vraiment imaginé pour ce lieu, c’était de monter Ubu roi[8] et de demander à des auteurs d’écrire pour le spectacle du soir.

Ubu roi est une pièce contemporaine de Maurice Pottecher. Elle est créée en 1896 par Lugné-Poe ; c’est alors la deuxième année d’existence du Théâtre du Peuple. Jarry, comme Pottecher, s’oppose au théâtre bourgeois, et tous deux sont liés au mouvement symboliste. Je pensais donc que cette pièce convenait tout à fait pour Bussang, mais je n’avais pas mesuré, comme me l’a fait plus tard remarquer Jacques Livchine[9], combien le Théâtre du Peuple était marqué par une pensée de type « gauche chrétienne ». Lors de la mise en scène de cette pièce, qui a heureusement par ailleurs connu un réel succès, j’ai reçu énormément de lettres de mécontentement. Il était très surprenant de voir à quel point les gens étaient choqués, effrayés parfois, par des scènes d’Ubu qui, franchement, laissent placide un public averti. Je suis arrivé à Bussang après la mort de Pierre Chan, petit-fils de Maurice Pottecher et président de l’association du Théâtre du Peuple jusqu’en 2004. Pendant son mandat, les directeurs devaient rendre des comptes très précis à la mémoire du fondateur. François Rancillac[10] par exemple, a dû âprement justifier son souhait de monter L’Aiglon d’Edmond Rostand. Avec Ubu roi, cela aurait été évidemment très délicat.

B. B. – Justement, pourriez-vous revenir sur la présence permanente de la figure de Maurice Pottecher, et plus globalement de la famille Pottecher, dans les discours et les représentations ? Comment vous situez-vous vis-à-vis de cela ?

P. G. – Sur cette question, il m’est difficile de définir exactement ce qui est de l’ordre du discours et ce qui relève de ma sincérité. Quand j’ai souhaité écrire un texte pour le spectacle de l’après-midi à Bussang, je l’ai annoncé à l’association du Théâtre du Peuple, mais ses membres ne savaient pas exactement ce que j’allais faire. Il pouvait être difficile pour eux d’accepter un tel projet, même s’ils ne s’y sont finalement pas opposés. J’ai invoqué l’héritage de Pottecher ; j’ai rappelé que Maurice Pottecher avait écrit pour ce théâtre, que ce lieu est celui d’un auteur, fait pour y créer un répertoire et non pour y monter des classiques. C’est tout le contraire de la démarche patrimoniale d’une certaine décentralisation, cela n’a rien à voir : Maurice Pottecher a voulu créer un théâtre intelligible par le plus grand nombre. J’ai donc usé de ce prétexte, mais mon envie d’écrire était sans doute plus forte que mon souhait d’épouser la démarche de Pottecher ; ce n’est qu’à l’usage que j’ai découvert la force d’un théâtre créé spécifiquement pour un public hétérogène, formé de milliers de personnes aux références culturelles extrêmement diverses. De ceci découle l’idée de privilégier la pertinence, en créant un spectacle pour ici et pour maintenant, sans viser l’universel ni l’atemporel : un théâtre spécifique – que rien n’empêche d’être extraordinaire ! Un coeur mangé, par exemple, est une pièce qui ne sera certainement plus jamais montée. On l’a créée à Bussang ; elle ne peut pas tourner, et on a même fait en sorte de rendre toute tournée impossible en réunissant sur scène quatre chevaux, un dromadaire et trente acteurs ! Cette pièce s’est jouée au Théâtre du Peuple ; plus de quinze mille personnes l’ont vue, et voilà.

B. B. – Comment un spectacle s’écrit-il pour le Théâtre du Peuple ? De quelles contraintes devez-vous tenir compte, vous ou les auteurs auxquels vous passez commande ?

P. G. – Il y a tout d’abord des contraintes techniques qui sont liées à la présence d’amateurs et de professionnels. Sur scène, il y a environ quatre ou cinq professionnels pour une dizaine d’amateurs. J’essaie d’augmenter les contraintes, pour revenir à ce qui se faisait avant et retrouver sur le plateau un plus grand nombre d’amateurs. Pour cela, il faut prévoir la possibilité de l’alternance. Cette année, nous avons donc ajouté de la figuration – cela faisait longtemps qu’il n’y en avait pas eu à Bussang –, ce qui nous a permis d’avoir trente-trois personnes sur scène. Tout ceci constitue des contraintes, car cela implique une organisation complexe : j’ai deux assistants qui ne s’occupent que des amateurs, des figurants et des rôles en alternance. Quatorze personnes différentes ont joué trois petits rôles sur tout l’été ; il y avait dix figurants par jour et une cinquantaine au total ; sept enfants du village étaient mobilisés chaque jour et ils sont finalement plus de trente à avoir jouer pendant les deux mois. Tout cela demande une gestion particulière. Mais cette contrainte, si on l’envisage du point de vue de la production, représente une occasion unique. En effet, qui peut se permettre, dans le contexte français actuel, de monter des spectacles avec trente-trois personnes et des enfants ? C’est extrêmement rare. Une contrainte que l’on pourrait qualifier de technique permet ainsi des explorations sur le plan artistique. L’ouverture du fond de scène est également souvent présentée comme une obligation, mais, pour moi ce n’est qu’une aubaine. Actuellement, les metteurs en scène se succèdent à Bussang et ne peuvent y rester plus de six ans. Il me semblerait donc simplement absurde de ne pas utiliser ce décor « à un milliard ! » Cependant, Maurice Pottecher, qui a écrit une trentaine de pièces pour ce théâtre, a choisi, parfois, de ne pas ouvrir les portes du fond de scène. Il a dû s’en justifier, et réaffirmer qu’on n’était pas esclave des portes. La longueur du spectacle constitue une autre contrainte technique. Notre public vient du Grand Est ; les gens font deux ou trois heures de route pour se rendre au théâtre. On ne peut pas leur proposer un spectacle d’une heure : c’est un peu court et cela serait en contradiction avec la longue histoire de ce lieu. Les spectacles durent donc trois heures.

Mais au-delà de ces obligations concrètes, ce qu’il y a de plus profond, ce sont les attentes et les tabous qui sont véhiculés par ce lieu. Ceux-ci impliquent des contraintes très précises, auxquelles je me suis confronté avec Les affreuses, texte écrit la deuxième année de mon premier mandat[11] pour le spectacle de l’après-midi. Je simplifie et c’est en réalité plus complexe, mais on peut dire que j’y étais allé un peu fort dans la grivoiserie et la scatologie. Il est vrai qu’ici, on joue avec une ligne jaune, et que je l’avais peut-être trop dépassée. J’ai reçu énormément de lettres, jusqu’à Noël, dans lesquelles les gens disaient qu’ils avaient attendu d’être calmes pour m’écrire, etc. Le lieu véhicule cela, parce que – il s’agit d’un élément difficile à analyser – chacun se fait une idée très précise de ce que doit être le Théâtre du Peuple ; moi le premier, mais aussi les gens qui travaillent avec moi : les techniciens, les artistes, les gens de l’administration, et le public évidemment. Cela est lié aux souvenirs d’enfance, au fait qu’on nous ait parlé de ce lieu, mais aussi à l’idée, en partie vraie heureusement, que ce lieu est préservé du reste du monde, du reste du monde théâtral et culturel et de leurs dogmes esthétiques. L’idée de l’utopie plane et implique une certaine pureté du lieu. Le cadre joue également. Tous ces éléments créent une attente, latente, qui pose certaines contraintes morales. Il peut donc y avoir de la censure quand on écrit et quand on crée pour Bussang, c’est très important de le dire. Mais le grand avantage, de mon point de vue, c’est qu’on cerne à peu près la censure à laquelle on a affaire. On pense au fait qu’il va y avoir des enfants, des gens qui ont peu d’expérience de spectateur ; on évite donc de créer un spectacle qui nécessite trop de clés de lecture sur les plans historique ou littéraire par exemple. On fait plus attention. Cela se rapproche de la position d’Ariane Mnouchkine quand elle affirme que ce qui caractérise un spectacle populaire, c’est l’exigence, l’exigence de clarté et de lisibilité. Finalement, ces contraintes nous apportent du grain à moudre. Au Théâtre du Peuple, on mesure, en partie en tout cas, les interdits, contrairement à ce qui se passe dans d’autres systèmes de production où il n’y en a, soi-disant, pas. Dans les centres dramatiques par exemple, tout est permis au nom de la liberté d’expression du poète. Pourtant, le spectacle historique que j’ai créé pour Bussang, je n’aurais pas pu le faire dans un centre dramatique parce que ce type de spectacle est trop associé à Robert Hossein ou au son et lumière – c’est donc un genre méprisé. Bussang permet donc d’explorer d’autres possibles, là où peut-être, plus personne n’ose aller ; là où, dans un autre lieu, on ne songerait même pas à se risquer.

B. B. – Comment ce lieu a-t-il influencé ou influence-t-il vos créations ? Est-il responsable d’une évolution de votre travail ?

P. G. – Je serais hypocrite de dire qu’au début ce lieu m’a beaucoup influencé. Quand je suis arrivé et que j’ai décidé la première année de monter Ubu roi, cela me semblait un texte très juste par rapport à Bussang, par rapport à l’idée que je m’en faisais, mais je ne peux pas dire que le Théâtre du Peuple, à ce moment-là, pouvait influencer mon travail. Par contre, Un coeur mangé est complètement issu de mon expérience à Bussang. Si je n’avais pas créé pour ce lieu, je n’aurais jamais imaginé – pas plus que mon costumier ou mon scénographe, parce que nous avons, globalement, la même culture – monter un spectacle avec cottes de mailles et chevaux. Nous savons tous bien qu’habituellement, on ne monte pas de «péplums» dans les théâtres subventionnés ; ça ne se fait pas. L’influence est donc réelle. Ce que je retiens de ces expériences, que ce soit celle de Bussang ou celle menée avec des amateurs à Colmar qui constituent deux tentatives de construction d’un théâtre populaire, c’est de rencontrer des données extrêmement fortes, très puissantes qui nous permettent d’imaginer un théâtre qu’on n’a pas soupçonné, un théâtre qui ne serait pas issu uniquement de nous, de nos failles et de nos névroses, mais provoqué par le lieu. Et par « lieu » j’entends de manière globale le cadre, le public et l’histoire de ce théâtre. C’est une rencontre entre soi-même et les contingences de ce lieu.

Public – Pouvez-vous revenir sur le fait de devoir travailler avec des amateurs et avec des professionnels ? En quoi ceci constitue-t-il une contrainte ? Cela vous a-t-il apporté quelque chose ? Votre vision du Théâtre du Peuple a-t-elle changé sur ce point ?

P. G. – Les amateurs sont vraiment inscrits dans le projet du théâtre. Si j’ai été nommé à la direction du Théâtre du Peuple, c’est parce que j’avais développé à Colmar une expérience très forte avec des amateurs. Il n’y a pas d’autres raisons. Je suis donc venu à Bussang en grande partie pour cela. Du point de vue du travail de plateau, tout est relatif. Il y a des amateurs qui sont excellents, certains en tout cas. Du côté des professionnels, c’est la même chose. Il y a de très bons professionnels et d’autres qui le sont moins. On a donc ici les mêmes problèmes qu’avec une grande distribution exclusivement professionnelle. Finalement, je ne sais si la présence d’amateurs fait une grande différence. Il y a des amateurs à qui je parle vraiment comme à des professionnels. Ceux qui ont travaillé pendant quinze ans au Théâtre du Peuple ont une expérience inouïe. Ils jouent tous les étés, ou presque, devant quinze mille spectateurs ; ils font des stages ; ils ont rencontré tous les metteurs en scène qui ont créé à Bussang ces dernières années. Ces amateurs ont donc des expériences plus fortes que certains des professionnels avec qui ils jouent. Ce qui change, par contre, c’est le mode de travail et l’organisation. Bien sûr, tout n’est pas idyllique pour autant, et il peut y avoir des tensions entre les amateurs et les professionnels, une certaine condescendance de la part de ces derniers. Cependant, ce qui se passe est parfois très riche et un réel échange peut exister, dans les deux sens. Mais c’est surtout au niveau de la représentation que la présence des amateurs est importante par ce qu’elle implique, symboliquement, pour les spectateurs. Une sorte de procuration s’installe et les spectateurs conçoivent qu’ils pourraient être, eux aussi, sur scène, qu’ils pourraient être ces acteurs. Ceci dépasse le fait de venir voir jouer quelqu’un que l’on connaît, un membre de sa famille. Cet aspect – qui est essentiel dans le théâtre d’amateurs – existe aussi à Bussang, mais il ne concerne que quelques spectateurs dont le nombre est dérisoire par rapport à la masse du public. À Bussang, la présence des amateurs travaille l’audience d’une manière plus symbolique.

Public – Vous avez expliqué que grâce aux contraintes du Théâtre du Peuple, vous exploriez des territoires sur lesquels on ne peut ou ne pense pas à aller dans les centres dramatiques nationaux. Pourriez-vous préciser ?

P. G. – C’est une idée que je pose comme un point de départ et qui ouvre un champ très vaste. Lors de la précédente saison, Rémi De Vos a écrit une pièce, une comédie villageoise[12] pour le spectacle de l’après-midi. Il est évident que lorsqu’Éric Vigner, au CDDB de Lorient[13], lui commande une pièce, il n’écrit pas ce type de texte. Travailler pour le spectacle de l’après-midi du Théâtre du Peuple constitue pour un auteur l’opportunité d’écrire une pièce avec dix-huit acteurs, dix enfants – il y avait vingt-cinq personnes sur le plateau pour Le ravissement d’Adèle – et d’explorer une forme qui peut paraître désuète, surannée, d’un genre peu noble, etc. On donne toujours à lire les pièces de Maurice Pottecher aux auteurs que nous invitons – je viens de le faire tout récemment pour Marion Aubert qui écrira la pièce de la saison 2011. Évidemment, on ne leur dit pas d’imiter Pottecher ; on essaie juste de leur transmettre l’histoire de ce lieu et ce répertoire si particulier. Rémi De Vos a donc écrit ce texte que nous avons sous-titré « férocerie villageoise » en une forme d’hommage à Maurice Pottecher, parce que ses titres comportaient souvent un sous-titre tel que « pièce populaire » ou « drame rustique ». Pour l’été 2010, Olivier Tchang Tchong, le metteur en scène et l’auteur de la pièce de l’après-midi – je m’occuperai du spectacle du soir[14] – va adapter Peau d’âne de Charles Perrault[15]. C’est réellement le Théâtre du Peuple, entouré de sa forêt, qui lui a donné l’idée de revisiter ce conte.

Le Ravissement d’Adèle

Le Ravissement d’Adèle

Texte de Rémi de Vos, mis en scène par Pierre Guillois, 2008. Avec Sylvain Grepinet, Elsa Bouchain, Marie-Claire Fuchs, Dominique Parent, Christiane Lallemand, Nelson Rafaell Madel, Olga Grumberg, Olivier Martin-Salvan, Gerard Albouze, Claire Pouderoux, Isabelle Richard, Paul Demange et les enfants de Bussang.

© Victor Tonelli / ArtComArt

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B. B. – Pourriez-vous revenir sur l’articulation entre l’ancrage local du théâtre et son rayonnement national ? L’articulation des ces deux dimensions était très importante pour le fondateur du Théâtre du Peuple. Qu’en est-il aujourd’hui ? Comment coexistent-elles ?

P. G. – Tout d’abord, il faut relativiser la capacité du Théâtre du Peuple à constituer aujourd’hui un symbole au niveau national, même si, dans le milieu du théâtre, les gens le connaissent le Théâtre du Peuple et qu’une dimension nationale existe, puisque la presse nationale, par exemple, en parle. Du point de vue local, je pense que l’arrivée de Tibor Egervari et le changement de répertoire qu’il a impulsé ont constitué, à l’époque, un tremblement de terre, même si je ne peux avoir de certitude puisque, dans ce lieu, l’histoire relève essentiellement de la tradition orale. Tibor Egervari a souhaité monter Shakespeare au Théâtre du Peuple. Il y avait eu un précédent historique, Pottecher lui-même ayant monté Macbeth. Mais le fait que Pottecher ne soit presque plus joué pour lui préférer des textes du répertoire, a été très mal vécu, principalement par les gens du village. Tout ceci relève aussi de la nostalgie d’un âge d’or. Mais aujourd’hui persiste l’idée que « le théâtre nous a été volé par les parisiens » ou qu’« avant, on comprenait » ; ce sont des phrases que j’entends encore. Personne ne pourra remplacer le fils du village qui a fondé le théâtre. Mais, au niveau local, cela a créé un divorce profond. Je pense qu’il était inéluctable. La plupart des théâtres comme le Théâtre du Peuple de Bussang ont disparu. Le fait qu’il perdure aujourd’hui, c’est finalement un miracle. Par rapport à l’articulation entre le local et le national, je pense que plus on fera, d’un point de vue artistique, des créations précises, spécifiques comme je le disais tout à l’heure, intégrant complètement le contexte, plus le lieu pourra être considéré comme unique. C’est un pari : on ne montera donc pas le énième Macbeth, mais on fera des spectacles particuliers pour ce lieu. Pour cela, on invite des auteurs qui sont joués dans des théâtres parisiens, mais qui écrivent des textes pour le Théâtre du Peuple. Le fait d’être très pertinent pour le lieu va peut-être permettre de nous identifier plus fortement au niveau national. C’est ainsi que je jongle. J’ai également la volonté d’inscrire de plus en plus d’amateurs locaux dans les créations. Il n’y en a presque plus aujourd’hui parce que nous exigeons des amateurs une disponibilité énorme : nous jouons un mois et demi alors qu’aux débuts du Théâtre du Peuple, il n’y avait qu’une seule représentation ! Les ouvriers de Benjamin Pottecher (le père de Maurice) pouvaient donc en faire partie. À cause de la durée d’exploitation du spectacle, les amateurs, aujourd’hui, sont essentiellement des étudiants, des enseignants et des retraités. C’est pour cela que nous avons essayé l’alternance et de rétablir la figuration ; cela nous a permis de faire revenir des gens de Bussang et des villages d’à côté.

B. B. – Pour finir, quels sont vos futurs projets pour le Théâtre du Peuple ? Que souhaiteriez-vous encore y faire ?

P. G. – Il ne me reste plus que deux saisons. Les projets sont donc déjà pensés et nous ne sommes plus dans une phase d’invention. Cependant, je souhaite achever de persuader les membres de l’association du Théâtre du Peuple qu’il est absolument essentiel d’écrire pour ce lieu. Si j’ai une ambition, un objectif, c’est cela.