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Devant la sortie des artistes du Gershwin Theatre à New York, le 13 février 2013, une femme et sa fille attendaient l’actrice qui venait d’interpréter Elphaba dans la comédie musicale Wicked. « J’étais enceinte de ma fille la première fois que j’ai vu Wicked », a dit la mère. L’actrice s’est gentiment prêtée à une séance de photos, reconnaissant probablement que la mère et sa fille faisaient partie des clientes permettant de garder Wicked à l’affiche à Broadway. Ayant été formée comme spectatrice de Wicked avant même d’être née, cette dernière incarne parfaitement le rêve des producteurs de Wicked. Comme l’explique le philosophe Louis Althusser, « [a]vant de naître, l’enfant est donc toujours-déjà sujet, assigné à l’être dans et par la configuration idéologique familiale spécifique dans laquelle il est “attendu” après avoir été conçu » (Althusser, 1976 : 51). Cette famille postée devant la sortie des artistes destine, comme tant d’autres, ses enfants à devenir des sujets-spectateurs du même spectacle et s’engage ainsi dans une relation à long terme avec Wicked, relation maintenue par les visites renouvelées au Gershwin Theatre. Notre article pose entre autres l’hypothèse que ce sont les relations de ce genre – établies par transmission familiale ou liant des amateurs à des comédies musicales pour lesquelles ils ressentent une affection particulière – qui sont responsables du succès des comédies musicales et de leur présentation à long terme. Au-delà des billets achetés par une même famille, c’est aussi le rôle d’une comédie musicale que de devenir un objet significatif dans la vie de ses sujets-spectateurs. La durée de sa présence dans leur vie est d’ailleurs précisément ce qui aide certains producteurs à augmenter le nombre de représentations à New York ou à Londres.

Jusqu’au milieu des années 1960, le succès de la plupart des comédies musicales de Broadway à l’affiche pour de longues périodes était dû à la présence de leurs chansons à la radio, à la renommée d’auteurs tels que Richard Rodgers et Oscar Hammerstein et à la célébrité des stars, comme Ethel Merman ou Mary Martin, qui y brillaient. Or la popularité croissante du rock’n’roll a réduit le temps d’antenne dévolu aux airs issus des comédies musicales à la radio. Les acteurs de la scène ont commencé à trouver des emplois plus lucratifs à Hollywood, à la télévision et au cinéma. À compter du milieu des années 1960, les producteurs ont travaillé avec la presse et les agences de publicité pour commercialiser énergiquement leurs spectacles en utilisant de nouvelles formes de publicité et des techniques de marketing plus sophistiquées – campagnes de publicité, logos emblématiques et messages publicitaires télévisés. Marvin Carlson parvient même à ce constat : « Le public moderne, face à un étonnant éventail d’activités possibles, est extrêmement dépendant de la publicité pour découvrir quelles sont ses options et pour choisir entre elles[2] » (Carlson, 1989 : 91-92). Avant même d’entrer dans un théâtre de Broadway, les consommateurs sont ciblés et attirés par une image mettant en évidence l’expérience qu’ils peuvent se procurer, une image soulignant la façon dont cette expérience se distingue d’autres options que lui offre la culture populaire. Drew Hodges, directeur créatif de la firme de publicité Broadway SpotCo, explique comment les marques du théâtre musical constituent « une promesse émotionnelle, donnant aux consommateurs une idée de ce à quoi l’expérience [des comédies musicales] ressemble... Vous devriez être en mesure de regarder mon annonce et de sentir à quoi correspondra l’expérience de votre soirée au théâtre[3] » (Hodges, cité dans Meyers, 2005 : 56).

Cet article, qui s’inscrit dans un projet de recherche plus vaste[4], étudie comment certains spectateurs ont pu être convaincus d’assister à des comédies musicales et comment leur comportement est susceptible de contribuer à garder des spectacles à l’affiche durant de très longues périodes. Alors que la comédie musicale d’avant-garde Oklahoma! (1943) a connu 2 212 représentations en cinq ans à ses débuts sur Broadway, The Lion King, créé en 1997, continue d’attirer les spectateurs et a enregistré plus de 7 000 représentations au cours des dix-sept dernières années. Gerald Bordman se montre critique à l’égard de ce succès : « Le fait que les comédies musicales soient à l’affiche pour de longues périodes a beau témoigner de leur acceptation par le public, il ne permet pas d’établir vraiment la valeur d’une oeuvre, qui se manifeste avec le passage du temps[5] » (Bordman, 1982 : 190). Bordman semble donner un sens étroit au mot « valeur », ignorant du coup l’immense bénéfice que représentent matériellement des productions d’une telle durée en offrant une stabilité d’emploi aux artistes et autres professionnels qui assurent le fonctionnement quotidien de la comédie musicale sur Broadway. Il ignore également l’impact économique de cette activité pour un site de production comme New York. Les relations d’interdépendance de la ville avec Broadway sont une manifestation clé de la consommation active de théâtre musical par les spectateurs. La ville et l’industrie du théâtre musical dépendent chacune de l’argent dépensé par les spectateurs, et ce sont les comédies musicales à l’affiche pour de longues périodes qui attirent de tels spectateurs à New York.

La marque de la comédie musicale et le rêve du spectateur

En effet, la valeur qu’un public intéressé et amusé accorde aux comédies musicales ne peut pas seulement être comptabilisée en dollars déboursés. Au-delà du prix du billet, certaines comédies musicales ont été en mesure de captiver l’imagination et, à plus long terme, de profiter de cette fascination du public. S’appuyant sur les théories d’interpellation de Louis Althusser, ce processus de recrutement, ou pratique sociale, peut être lu comme la formation d’acheteurs de billets en tant que sujets. L’acheteur potentiel « devient sujet. Pourquoi? Parce qu’il a reconnu que l’interpellation s’adressait “bien” à lui, et que “c’était bien lui qui était interpellé” (et pas un autre) » (Althusser, 1976 : 49; souligné dans le texte). Les publicités des comédies musicales expliquent comment acheter des billets, souvent en s’adressant à un « tu » spectateur au sujet de son potentiel de spectateur et / ou en présentant des images des personnages de la comédie musicale mis en scène de telle sorte qu’ils puissent établir un contact visuel avec les yeux des spectateurs. Aussitôt qu’un individu se met à réfléchir au sujet d’un spectacle, il commence une relation avec ledit spectacle et confirme, en achetant un billet, qu’il s’est senti interpellé. Les individus sont ciblés par le langage du marketing et des médias et intégrés dans une communauté de spectateurs, unis par le divertissement partagé et la reconnaissance qu’ils consomment le spectacle ensemble. La reproduction constante de ce comportement, que ce soit en s’adressant à de nouveaux consommateurs ou en maintenant des amateurs fidèles dans la position de sujet-consommateur, est ce qui permet, selon nous, le maintien de la comédie musicale dans un marché dominé par la musique populaire, le cinéma et la télévision.

Ce désir d’acheter des billets s’explique peut-être partiellement par le potentiel de transformation personnelle que représente une comédie musicale. Les chansons de type « Je veux » (I want) expriment les buts et les rêves des personnages des comédies musicales auxquels les spectateurs s’identifient souvent. Raymond Knapp suggère qu’en apparence, chanter les airs des comédies musicales et s’identifier avec les stars de Broadway permettraient une autonomisation et un empowerment des spectateurs :

Mais ce genre de renforcement et de réalisation projetée est beaucoup plus profond que l’identification avec la célébrité et se situe au niveau le plus fondamental de ce que cela signifie d’être humain. À ce niveau, les comédies musicales américaines enseignent aux gens avec des moyens puissants de qui et de quoi se soucier, et comment se soucier d’eux-mêmes. Et elles enseignent ces choses d’autant plus efficacement qu’elle donnent au public l’occasion de découvrir – presque de goûter – ce que c’est de le faire[6]

(Knapp, 2005 : 283).

Les spectateurs se pressent donc d’aller assister aux comédies musicales qui tiennent longtemps l’affiche, et ce, en partie pour combler leur désir de consommer le potentiel offert par les histoires de gens qui poursuivent, et souvent réalisent, leurs rêves en chantant et en dansant. Les agriculteurs et les cow-boys d’Oklahoma! célèbrent l’accession de leur territoire aux États-Unis. Les travailleurs d’usine de pyjamas de The Pajama Game gagnent une augmentation de salaire. Les résidents de Washington Heights développent leurs entreprises, renforcent leur communauté, voire gagnent à la loterie dans In the Heights. Les comédies musicales racontent des histoires de possibilités. En ce sens, elles vendent ce dont les gens ont besoin, à savoir une promesse de réalisation de soi. Quand un personnage de comédie musicale concrétise un rêve en chantant la dernière mélodie du spectacle, le spectateur devient témoin de la réalisation d’un but, ayant observé comment cet objectif a été atteint. Puisque ce dessein est, la plupart du temps, accompli par des comédiens chantant et dansant qui jouent sans nécessairement montrer leurs efforts, le spectateur se sent aussi capable de réaliser ses plus grands rêves. En outre, les spectateurs ont assisté à des représentations de productions américaines telles que Hair, Man of La Mancha, A Chorus Line et Annie en raison du potentiel de transformation personnelle que ces spectacles leur promettaient, et ce, bien avant que le producteur Cameron Mackintosh n’ait importé aux États-Unis le modèle des méga-comédies musicales britanniques dans les années 1980, comme Cats et The Phantom of the Opera.

Maurya Wickstrom estime que, malgré notre conscience du pouvoir limité des marques, elles nous séduisent toujours grâce à l’espoir qu’elles font naître en nous :

Nous savons que l’achat et la consommation de produits commercialisés sous des noms de marques vont changer peu de chose dans une vie que nous souhaiterions probablement différente. Mais nous nous fions néanmoins à elles, en cherchant le plaisir de matérialiser la promesse de transformation dont cette marque est porteuse comme s’il s’agissait de nous[7]

(Wickstrom, 2006 : 3).

Quand les comédies musicales de Broadway ont commencé à tenir très longtemps l’affiche à partir des années 1960, elles l’ont fait, selon nous, grâce à la création du produit dérivé qu’est la réponse du public, le « bouche à oreille ». Comme l’a proposé Daniel Le Beuan dans son intervention au colloque « L’engagement du spectateur », « le spectateur est celui qui rappelle le théâtre » et ce souvenir, « l’après » de la performance, est précieux (Le Beuan, 2014). Wickstrom précise que « [l] a vie affective du “client” est ciblée comme un lieu de production, un champ profond propice à l’invention de souvenirs, d’associations et d’affinités. Ici, la marque peut être formée, modifiée et manifestée, et sa valeur en post-production extraite ou récoltée par la société lorsque le moment est venu[8] » (Wickstrom, 2006 : 14). S’ils sont positifs, ces souvenirs et associations, dès lors qu’ils sont transmis, communiqués ou racontés, contribuent à accroître le nombre de représentations d’une comédie musicale au-delà de l’expérience personnelle du spectateur individuel qui a assisté à l’événement en direct. La discussion d’une comédie musicale aide à vendre des billets à de nouveaux spectateurs, encouragés par les recommandations d’un ami, et garde la production présente dans la vie du spectateur original, comme un ami qui pourrait être visité à nouveau. Les producteurs de comédies musicales ont depuis longtemps imaginé de telles discussions entre spectateurs, reconnaissant leur pouvoir d’augmenter le nombre de billets vendus. Ils ont même fait l’effort de rappeler à leurs spectateurs que le théâtre est non seulement une expérience à vivre en communauté, mais aussi une expérience qui mérite d’être discutée[9].

L’impossible rêve d’une comédie musicale complète

Pendant des décennies, de nouvelles comédies musicales de Broadway ont été mises à l’essai hors de New York de manière à ce que les réactions du public et de la critique soient prises en compte avant la première new-yorkaise. En août 1957, par exemple, West Side Story a été présenté à Washington, puis à Philadelphie. Devant le guichet de l’Erlanger Theatre à Philadelphie, les clients ont été nombreux à faire la queue pour assister à la comédie musicale. Ces scènes de longue attente ont souvent été documentées par des photos conservées dans les archives (Myers, 1957 : 29). Ces files se formaient généralement le matin suivant la soirée d’ouverture sur Broadway, aussitôt que les critiques avaient été publiées. La file d’attente illustre non seulement le désir des consommateurs, mais constitue aussi une image forte représentative d’une véritable communauté de spectateurs, communauté que pouvait rejoindre, en achetant un billet, un piéton passant devant le théâtre, ou encore un lecteur voyant la photo de la file d’attente dans le journal. Des producteurs habiles, à l’instar de David Merrick, ont souvent délibérément provoqué l’apparition de semblables files d’attente, même si les ventes n’étaient pas très élevées, en insistant pour qu’un seul guichet soit ouvert pour la vente des billets, ce qui forçait les acheteurs à patienter plus longtemps.

Mais la file d’attente de West Side Story à Philadelphie en août 1957 était d’une nature différente, puisque la comédie musicale n’avait pas encore été présentée dans cette ville. Le grand public ne connaissait alors ce spectacle que grâce aux préventes et à la couverture assurée par la presse de Washington. Comme s’ils avaient ressenti le besoin de rappeler la réussite du spectacle à Washington, les producteurs ont disposé des photos des spectateurs de Washington à l’extérieur de l’Erlanger Theatre à Philadelphie. Alors que les piétons pouvaient être attirés comme sujets-spectateurs de West Side Story par l’apparition de la file d’attente devant le théâtre, les consommateurs de la file pouvaient contempler au même moment les spectateurs de Washington en train d’acheter leurs billets. De ce fait, il semble possible d’affirmer que l’argent dépensé à court terme pour l’achat de billets, que ce soit à Washington ou à Philadelphie, s’avère, dans une certaine mesure, sans importance ou, en tout cas, moins important que les images et les relations qui prolongent la vie de West Side Story. En effet, bien après qu’un spectateur ait assisté à une production, il peut continuer à en parler avec ses amis ou collègues et tenter de matérialiser l’expérience abstraite qui a été sienne.

Le 23 octobre 1957, un mois après les débuts de West Side Story à Broadway, le parolier Stephen Sondheim écrivait à son collaborateur, le compositeur Leonard Bernstein, qui était alors en tournée orchestrale en Israël, pour le tenir au courant de la production. Après un rapport sur la santé physique et vocale de la distribution ainsi qu’un résumé de la réception critique des magazines, Sondheim révélait que West Side Story affichait complet pour les quatre prochains mois et que la caisse serait examinée par le commissaire à la licence (Licence Commissioner[10]), ce qui, « Hal Prince me l’assure, est le signe d’un véritable blockbuster, cette inspection ayant eu lieu pour My Fair Lady et South Pacific[11] » (Sondheim, 1957 : n.p.). Dans sa lettre, Sondheim décrit aussi le soupçon d’un « glaçage du guichet » (box office ice) qui est, selon Thomas Gale Moore, « à proprement parler, un pot de vin versé au guichet pour qu’il fournisse des billets[12] » (Moore, 1968 : xi). Sondheim et Prince ont rapidement reconnu qu’en générant une telle demande de billets, West Side Story suivrait les pas de certains grands spectacles précédemment présentés sur Broadway. Or une comédie musicale qui affiche complet met les guichetiers du théâtre dans une position risquée : ces derniers pourraient être tentés d’accepter un pot de vin (ice) contre un billet. Les enquêtes du commissaire à la licence révèlent que le « glaçage » a été une pratique courante dans les caisses de vente de billets de comédies musicales longtemps à l’affiche. Certains producteurs tel Harold Prince accueillaient favorablement cette attention médiatique qui devenait, en quelque sorte, de la publicité gratuite permettant de faire connaître la grande demande du public pour le spectacle. Sondheim conclut son passage sur la disponibilité de billets en déclarant : « Art ou pas, nous allons faire de l’argent pendant un certain temps[13] » (Sondheim, 1957 : n.p.). Encore une fois, à l’instar des consommateurs faisant la file à Washington ou à Philadelphie, ce qui apparaît important n’est pas le profit immédiat, mais plutôt le fait d’assurer de nombreuses représentations à la comédie musicale en créant une masse critique de consommateurs désireux de se procurer le produit (performance à Broadway ou en tournée) ou un de ses dérivés (l’album, le film à partir de sa sortie en 1961, etc.).

Comédie musicale révolutionnaire, notamment grâce à son traitement de l’enjeu de la discorde raciale et grâce à ses innovations formelles en danse et en musique qu’on doit à Jerome Robbins et à Leonard Bernstein, West Side Story a connu une série de 732 représentations, puis une nouvelle de 249 au cours d’une tournée nationale. Sa réussite ne se compare toutefois pas à l’un des plus grands succès commerciaux de la fin des années 1950, My Fair Lady, qui a enregistré 2 717 représentations. Avec le recul, Harold Prince est ainsi devenu d’avis que ses partenaires de production et lui ont fait une erreur dans leur gestion de West Side Story alors que la comédie musicale était encore présentée à Broadway :

Nous avons calculé que nous avions épuisé notre public de sorte que, dans un ultime effort pour continuer [à vendre] jusqu’à ce que la tournée nationale ait commencé, nous avons réduit les prix et mis en oeuvre une politique de « deux pour le prix d’un ». Immédiatement, le spectacle fut complet; nous avions raté un public pour en trouver un autre. Les prix des billets étaient trop élevés, même alors, pour une partie importante du public susceptible d’aller au théâtre[14]

(Prince, 1974 : 39-40).

La fixation des prix, croit-il, doit manifester une prise en compte des différents publics de spectacles afin de permettre à une comédie musicale de rester longtemps à l’affiche. Trop tard, Prince reconnaît la nécessité d’offrir des billets à tarifs réduits pour attirer un groupe différent de spectateurs potentiels. Les observations de Prince sont reprises dans un article récent du New York Times intitulé « Ticket Pricing Puts Lion King atop Broadway’s Circle of Life ». Dans cet article, le journaliste Patrick Healy explique comment Disney Theatrical Productions a mis au point un algorithme informatique en 2011 servant à « recommander les prix des billets les plus élevés que les spectateurs seraient susceptibles de payer pour chacun des 1 700 sièges à chaque représentation[15] » (Healy, 2014). Disney évalue non seulement la capacité de payer des spectateurs, mais aussi, grâce à son site Internet sensible à la géolocalisation des utilisateurs, la garantie que la plus proche production du Roi lion soit accessible à ces mêmes spectateurs. De cette façon, Disney peut ajuster les prix en fonction de la période de l’année, de la concurrence des autres comédies musicales ou de tout autre facteur propre à un site de performance spécifique, notamment les vacances scolaires des enfants locaux ou la mauvaise température. « Achetez vos billets maintenant; Retrouvez-nous sur Facebook; See it Now; Remember it Forever », intime Disney aux consommateurs. Dans l’esprit des producteurs, les comédies musicales sont destinées à faire constamment partie de la vie de leurs spectateurs. Et c’est en effet souvent le cas, comme le montre l’exemple de la spectatrice de Wicked évoqué au début de l’article.

Disney n’est pas le premier producteur à utiliser le mode verbal impératif et le vocabulaire de l’urgence afin d’encourager l’achat de billets. Créé en 1965, Man of the Mancha a été présenté 2 328 fois à Broadway et a passé les quinze années suivantes en tournée. Malgré de multiples visites dans les mêmes villes, cette comédie musicale a continué de multiplier les profits. Les spectateurs sont retournés voir L’homme de la Mancha à plusieurs reprises[16], encouragés par une campagne de publicité simple et directe laissant entendre que cette comédie musicale pouvait jouer un rôle récurrent dans la vie quotidienne américaine. « Quoi? Vous n’avez vu L’homme de la Mancha qu’une seule fois? », exhortaient les brochures et les affiches afin d’inviter les consommateurs américains contemporains à adhérer à la sensibilité utopique du musical, du rêve américain, de la réalisation de soi pour tous.

Fredric Jameson étudie la commercialisation des rêves et croit que la gestion du désir des consommateurs par l’industrie de la culture populaire « stimule stratégiquement la dimension imaginaire dans des structures de confinement symbolique minutieusement définies qui la désamorcent, ne satisfaisant des désirs intolérables, irréalisables, à proprement parler inextinguibles que dans la mesure où ils peuvent à nouveau être mis au repos[17] » (Jameson, 1979 : 141). Le caractère éphémère de la comédie musicale a pour effet que tous les désirs irréalisables sont éveillés pendant approximativement trois heures. La mémoire de ce désir éveillé, puis mis au repos, alimente le bouche à oreille des consommateurs, ce qui rend le contenu de rêves irréalisables des comédies musicales essentiel à leur promotion. De plus, le bouche à oreille reproduit, selon Marx, les conditions de leur production et sert, selon Althusser, à interpeller à nouveau plus de spectateurs : « C’est la base qui détermine en dernière instance tout l’édifice », note Althusser en référence à Marx (Althusser, 1976 : 14). Constituant la base de tout spectacle, les spectateurs déterminent aussi l’édifice, qui correspond à la durée du temps d’affiche d’une comédie musicale. Ils agissent comme des agents de la production; plus efficaces ils sont dans leur bouche à oreille, plus nombreuses seront les représentations d’un même spectacle : « Comme le disait Marx, un enfant lui-même sait que si une formation sociale ne reproduit pas les conditions de la production en même temps qu’elle produit, elle ne survivra pas une année » (ibid. : 6). Alors que les historiens de théâtre ont déjà fait le récit de l’histoire des comédies musicales en plus d’explorer la question de l’engagement du spectateur – surtout en ce qui concerne la science de la cognition –, les liens qui existent entre l’engagement des spectateurs et le succès des comédies musicales n’ont pas encore été approfondis. Ces relations allongent, selon nous, la vie d’une comédie musicale.

Les visites de retour

Le critique Clive Barnes est retourné voir L’homme de la Mancha en 1967, deux ans après la création, et invoque, dans son article, la campagne énergique des producteurs comme principale raison de son retour : « Vaincu par les publicités dénigrant les gens qui n’ont pas vu L’homme de la Mancha deux fois... j’y suis retourné hier après-midi[18] » (Barnes, 1967 : 61). Il poursuit en décrivant le jeu du Don Quichotte de l’époque, interprété par David Atkinson : « Il est dommage que [...] M. Atkinson ait été soit encouragé, soit même autorisé à fonder ses inflexions vocales sur M. Kiley. Ce genre d’imitation des performances originales (sans doute destinée à satisfaire les propriétaires de l’album 33 tours) est la malédiction de la comédie musicale à New York[19] » (idem). S’il arrive fréquemment que les critiques reviennent voir un même spectacle pour évaluer les acteurs-remplaçants, les observations de Barnes soulignent non seulement l’importance de la force et de l’originalité de la campagne de publicité, mais aussi la façon dont le jeu des interprètes peut être perçu par de nombreux membres du public. Le fait de retourner voir une comédie musicale, en particulier une comédie musicale comme L’homme de la Mancha, indique, selon notre hypothèse, le désir des consommateurs de rêver un « impossible rêve », de vivre encore et encore l’expérience de la quête, de la promesse non réalisée de l’accomplissement de soi. La façon dont Barnes mentionne la familiarité des spectateurs avec l’album de la comédie musicale témoigne encore plus directement du désir des consommateurs d’être en mesure de répéter plusieurs fois la même expérience, assurant par le fait même une plus longue durée de vie à un spectacle, et ce, quel que soit l’acteur incarnant Don Quichotte.

Le virulent critique du New York Magazine, John Simon, a intitulé l’article qu’il a rédigé au sujet de la troisième reprise de L’homme de la Mancha à Broadway « Dim Quixote » en plus de comparer l’ensemble des reprises de ce spectacle aux certitudes désagréables que sont la mort et les impôts :

Pourquoi la populace, d’ici aux antipodes, a-t-elle embrassé [ce spectacle] avec autant de ferveur que s’il s’agissait d’une denrée essentielle à la vie? Eh bien, il n’y a rien de tel qu’une comédie musicale qui digère pour vous l’un de ces grands classiques mondiaux que personne ne lit et l’habille avec quelque chose qui plaise à chacun – un peu de viol collectif chorégraphié, beaucoup de flatterie pour la troupe gériatrique (qui fournit de plus en plus les principaux piliers des théâtres de Broadway), une bonne dose de proto-humour folklorique, ethnique... Vous quittez le théâtre essuyant quelques larmes proprement pleurées et gonflé de faux bien-être comme une dinde juste avant l’Action de grâce[20]

(Simon, 1977 : 78).

Simon dresse la liste des structures de confinement que Jameson associe à l’assouvissement contrôlé des désirs des consommateurs. Simon semble dérouté par le fait que les amateurs de théâtre aient embrassé le spectacle comme ses producteurs le leur ont vendu, c’est-à-dire comme une « denrée de base essentielle à la vie ».

Quand L’homme de la Mancha a été repris en 1978 (treize ans après la première), une publicité télévisée a été créée pour tenter de vendre à nouveau cet « impossible rêve ». Malgré de mauvaises critiques, la comédie musicale a battu des records à Boston. Les 4 200 sièges du Music Hall étaient occupés et un guichet supplémentaire ainsi que vingt lignes téléphoniques ont dû être installés pour répondre à la demande. On pouvait fréquemment voir plus d’une centaine de personnes faire la queue devant le théâtre pour acheter des billets. Les femmes âgées de 18 à 45 ans constituaient le principal public visé par la publicité, diffusée le plus souvent pendant les temps d’antenne réservés aux informations locales ainsi qu’aux émissions de jour comme les feuilletons. Exceptionnellement, la publicité a également été projetée sous forme de bande-annonce dans les salles de cinéma[21].

Cette publicité montrait d’abord Richard Kiley chantant, et ce, afin de souligner son statut de créateur du rôle-titre de L’homme de la Mancha – il faut savoir que les tournées subséquentes de la comédie musicale mettaient en vedette d’autres artistes de moindre niveau. Puis, des spectateurs étaient interrogés à leur sortie du théâtre new-yorkais avant que l’échantillon ne soit réduit à quatre spectateurs offrant à la caméra des avis remplis d’émotions. « L’impression que dégage la publicité est d’un romantisme pur. La dame qui espère que son mascara va tenir pourrait bien devenir un cliché contemporain[22] », a rapporté, en ce sens, un journaliste (Knopf, 1979 : 10). La publicité était si mémorable que le critique Kevin Kelly a estimé qu’il fallait l’analyser au même titre que la mise en scène. La diffusion de publicités à la télévision, surtout celles mettant en scène des spectateurs, semble confirmer l’intuition de Moore selon laquelle « les critiques peuvent difficilement être considérés comme ayant un effet majeur sur les bénéfices; il ne semble même pas qu’ils soient un reflet très précis des préférences du public[23] » (Moore, 1968 : 13).

I Love New York

Grâce à la diffusion de publicités à la télévision dans les années 1970, les producteurs ont pu entreprendre des études démographiques pour identifier leurs spectateurs cibles. Ils voulaient notamment savoir quelles étaient les habitudes de consommation médiatique de leur public, de manière à ce que les annonces dans les journaux et à la télévision puissent être placées stratégiquement afin d’atteindre le plus grand nombre d’acheteurs potentiels de billets. « Le Broadway que nous connaissons aujourd’hui a commencé dans les années 1970[24] », note Nancy Coyne, une des fondatrices de la firme de marketing Broadway Serino Coyne qui a créé des publicités pour plusieurs anciens spectacles de Broadway (Coyne, citée dans Robertson, 2006). La ville de New York, comme plusieurs des grandes métropoles d’Amérique du Nord, a d’ailleurs survécu à la crise urbaine des années 1970 en s’associant avec l’industrie théâtrale pour essayer d’attirer de nouveaux touristes et amateurs de théâtre à Times Square. Le graphiste Milton Glaser s’est vu engager à cette époque pour lancer la campagne désormais emblématique du « I Love New York ». Plusieurs publicités télévisées ont alors été produites avec des acteurs des comédies musicales de Broadway chantant ce slogan. Comme l’adresse directe à la deuxième personne et l’urgence que suggère la campagne de La Mancha, les publicités, en assujettissant les spectateurs potentiels, les invitaient à se joindre à l’expérience d’adorer New York en assistant à une comédie musicale de Broadway. La diffusion annuelle des Tony Awards (les prix accordés par l’American Theatre Wing pour saluer l’excellence de certaines productions théâtrales de Broadway) a aussi servi, depuis 1967, de vitrine aux comédies musicales disponibles à New York (et, plus tard, en tournée) en offrant d’alléchants extraits visuels. Cette remise de prix a été de plus en plus diffusée et visionnée à l’étranger, ce qui a eu pour conséquence d’ouvrir d’autres marchés de spectateurs-touristes que la mondialisation croissante aiderait à faire venir à New York.

Quand New York a une fois de plus lutté pour attirer des visiteurs après les événements du 11 septembre 2001, une nouvelle publicité a été diffusée, utilisant cette fois la célèbre chanson de John Kander et Fred Ebb intitulée « New York, New York » et surtout les paroles « It’s up to you, New York, New York ». À l’instar des publicités des années 1970, les acteurs des comédies musicales de Broadway se sont directement adressés aux consommateurs par l’intermédiaire de la télévision : « Venez à New York et continuons le spectacle[25] » (Jimenez, 2007), ordonnait presque le comédien Nathan Lane en insistant sur la nécessaire présence du sujet-spectateur pour le succès des arts de la scène. Les spectateurs ont répondu à l’appel et les comédies musicales récemment créées (The Producers; Mamma Mia) ont pu demeurer à l’affiche très longtemps. Moore l’avait noté en 1968, mais cela semble continuer à être le cas aujourd’hui, « plus un spectacle reste à l’affiche, moins les spectateurs sont dépendants des critiques et plus ils comptent sur le bouche à oreille pour le choix des spectacles[26] » (Moore, 1968 : 13). À titre d’exemple, les adeptes des films de Mel Brooks desquels la comédie musicale The Producers a été inspirée, ou encore les passionnés de la musique d’ABBA sur laquelle est basée la production Mamma Mia, n’attendront pas de lire des critiques pour faire leur choix. Ils prendront plutôt les conseils de leurs amis, collègues, voire d’anonymes rencontrés sur Internet qui partagent leur passion.

Mais le public ne peut pas toujours être trouvé. En témoigne notamment la difficile vente de la production Dreamgirls : « Le bouche à oreille positif s’est évidemment transformé en dollars. Pourquoi ce bon bouche à oreille n’a pas atteint un auditoire noir potentiellement vaste, ou, s’il l’a fait, qu’est-ce qui retient ce public d’acheter des places[27]? » (Nelsen, 1982 : 51) L’auteur de la comédie musicale, Don Nelsen, avait cru que ce spectacle, inspiré par le groupe de musique féminin The Supremes, qui raconte l’histoire d’un groupe de filles noires s’élevant dans les palmarès de la musique pop, serait populaire auprès d’un public noir. Mettant en scène des Noirs qui réussissent dans un pays dominé par les Blancs sans avoir recours à des stéréotypes, Dreamgirls avait tout pour plaire, mais a néanmoins été une production difficile à vendre. Créé dans les années 1980 en pleine récession économique et sans vedettes célèbres, Dreamgirls a forcé les producteurs à orienter différemment leurs publicités afin d’atteindre les sujets-spectateurs noirs. Les producteurs reconnaissaient par le fait même la nécessité de faire participer activement les spectateurs à la vie d’une comédie musicale.

La commercialisation, les publicités et la couverture de presse des comédies musicales ne leur ajoutent pas de valeur en soi, mais construisent plutôt le désir des consommateurs. Alors que l’achat d’un billet marque l’engagement de l’amateur de théâtre dans la consommation de la comédie musicale, l’expérience de la représentation en direct ne met pas fin à cette consommation par le sujet-spectateur. Après la représentation, le spectateur peut partager ses souvenirs soit par le bouche à oreille, soit à travers les médias sociaux. Ces messages fonctionnent comme autant de publicités gratuites réitérant les idées véhiculées par les publicités officielles et par les producteurs de la comédie musicale. Cette réponse du public est déterminante pour l’augmentation de billets achetés ainsi que pour la vente de produits dérivés (tee-shirts, disques, programmes, etc.) (Sims, 2013), d’où l’intégration de commentaires de spectateurs dans certaines publicités télévisées – mentionnons, par exemple, la publicité de L’homme de la Mancha dans les années 1970 ou encore l’intégration publicitaire plus récente de commentaires Twitter (#LOVEMORMON) des spectateurs de The Book of Mormon. À mesure que les méthodes de vente des comédies musicales de Broadway sont devenues plus sophistiquées à partir des années 1960, la consommation par le public est aussi devenue plus complexe. La vente informatisée des billets, la promotion de Broadway à la télévision ou encore la diffusion des Tony Awards ont rendu la marque Broadway plus visible que jamais et ont conséquemment facilité l’accès au public. Cette évolution préfigure la transformation majeure entraînée par la mondialisation dans les années 1980 qui a accéléré l’afflux de consommateurs.