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La présentation en continu de Littoral, Incendies et Forêts au Festival TransAmériques de Montréal en juin 2010 a donné lieu à une expérience singulière : un public écoutant dans un silence inhabituel, puis applaudissant à tout rompre à la fin de chaque pièce avant d’offrir une longue ovation debout au terme de cette traversée exténuante. S’il était déjà évident que le théâtre de Wajdi Mouawad faisait la part belle autant à l’émotion qu’à la réflexion du spectateur, la première mouture du Sang des promesses confirmait que l’univers dramaturgique mouawadien procédait d’une surcharge émotive particulière. À l’ère de l’éclatement des formes sur scène, de la déconstruction du récit, de la remise en question du drame et du statut de la fable, alors qu’une grande part de la production théâtrale contemporaine ne s’intéresse plus tant « à communiquer un sens qu’à stimuler les sens » (Chevallier, 2004 : 33; souligné dans le texte) et que les corps en mouvement sont plus importants que le déroulement d’un récit, comment peut-on penser l’anachronisme d’un auteur et metteur en scène dont les pièces font plus de quatre heures et qui emprunte tout autant à la tragédie antique qu’à l’épopée, au mélodrame, au polar, au thriller d’espionnage ou au récit d’initiation? Mouawad invite à poser cette question puisqu’il tente de réinvestir le sens du terme « engagement » à travers sa pratique en faisant du théâtre un lieu de réflexion, d’interrogation, voire d’intervention politique[1]. Pour ce faire, Mouawad semble réactiver une notion désuète – apparemment honnie autant par les auteurs que par les metteurs en scène et qu’on croyait disparue des planches depuis Brecht –, la catharsis. Le terme est d’abord mentionné dans un entretien donné par l’auteur à Mariette Navarro, où il avance que sa pratique contient « quelque chose qui est proche de la catharsis » (Mouawad, cité dans Navarro, 2008 : 37; souligné dans le texte).

Quelle serait alors la pertinence de ce concept pour appréhender le théâtre contemporain? Si la recherche universitaire a depuis longtemps démontré la distance historique et sociale qui séparait Aristote des grands auteurs tragiques grecs (Sophocle, Eschyle, Euripide) pour remettre en cause la théorie aristotélicienne, l’idéal théorique et esthétique de composition de la tragédie et de ses effets mis en place dans la Poétique influence encore aujourd’hui la création dramaturgique. C’est ce qu’affirme notamment Peter Szondi dans son Essai sur le tragique lorsqu’il indique : « la poétique moderne repose pour l’essentiel sur l’écrit d’Aristote; son histoire est l’histoire des effets de cet écrit. On peut l’envisager comme reprise, élargissement, systématisation, comme mécompréhension et comme critique » (Szondi, 2003 : 9). Si les conditions sociales des scènes québécoises ou européennes contemporaines n’ont rien à voir avec celles du théâtre antique, l’influence de la pensée d’Aristote y reste néanmoins prégnante. Plutôt que de déterminer si les pièces de Mouawad appartiennent à une nouvelle forme de tragédie, j’essaierai de cerner quelles sont les conditions de possibilité du tragique dans le théâtre contemporain et de voir comment il s’incarne au sein de la tétralogie du Sang des promesses[2]. De plus, je m’intéresserai à la construction des pièces, sur les plans dramaturgique et dialogique, afin de voir quelles stratégies sont convoquées par Mouawad pour donner lieu au retour d’un processus cathartique, avant d’interroger son utilité scénique et ses effets chez le spectateur.

Tragédie ou tragique : entre genre et concept

Le tragique, rappelons-le, ne se limite pas à la seule expérience de la tragédie, ni même du théâtre. L’expérience tragique, ou la condition tragique de l’être humain, dépasse la question du genre littéraire, si bien que le recours à la tragédie – ou à une reprise contemporaine des codes de la tragédie antique – ne saurait être suffisant pour ancrer une oeuvre dans le tragique. Szondi rappelle par ailleurs que la Poétique, si elle théorise la tragédie en tant qu’oeuvre d’art concrète, ne fait jamais mention du concept du tragique en tant que tel, pas plus que ne le font les disciples d’Aristote à sa suite. Il relève également que la dialectique de l’amour et de la haine revêt une importance particulière en ce qui concerne l’efficacité du sentiment tragique, puisque « des événements qui font souffrir sont considérés comme terribles et touchants au plus haut point lorsqu’ils surviennent dans une relation d’amour, comme un meurtre accompli par le frère contre le frère, par le fils contre le père, par la mère contre le fils » (ibid. : 70; je souligne)[3]. Ce sont là des procédés narratifs que réutilise fréquemment Mouawad : meurtre de son père par Amé dans Littoral, viol de la mère par le fils dans Incendies, meurtre de son frère par Lucien Blondel dans Forêts ou vengeance des fils contre les pères dans Ciels, pour ne nommer que ceux-là; voilà des événements familiaux violents qui placent déjà la tétralogie dans une veine tragique. Pour Pierre Judet de la Combe, les pièces tragiques présentent des personnages qui ne sont pas associés à un type, une condition ou une humeur, mais plutôt qui « entrent en scène en situation de déséquilibre, ne sachant vraiment parler ni d’eux-mêmes ni de ce qui leur arrive, parce qu’ils n’en ont pas connaissance » (Judet de la Combe, 2010 : 68). C’est le cas de Wilfrid, à l’ouverture de Littoral, qui annonce au juge :

C’est en désespoir de cause, monsieur le juge, que j’ai couru jusqu’ici pour venir vous voir […] sans savoir quoi dire ni comment répondre car comment répondre avec la catastrophe par-dessus le marché puisque hier encore je n’étais rien du tout et du jour au lendemain […] je suis là, devant vous et vous me dites : racontez-moi un peu qui vous êtes comme si j’étais une histoire »

(Mouawad, 2009d : 11).

Historiquement, le héros tragique est amené à sa perte par le moyen qu’il croit être son salut; le moment de reconnaissance – tour à tour de la faute, mais aussi des personnages entre eux – devient à la fois le dénouement de la tragédie et l’accomplissement du tragique. Cette « unité du salut et de l’anéantissement qui est un trait essentiel de tout tragique » (Judet de la Combe, 2010 : 81) se retrouve encore dans les pièces de Mouawad, à ceci près qu’il ne s’agit plus de l’accomplissement ultime de l’histoire, mais plutôt de son point de départ, voire d’une des péripéties. Lorsque, dans Forêts, Albert couche avec Hélène, il tombe précisément dans ce schéma : sachant qu’Hélène n’est pas sa fille – mais ignorant qu’il s’agit de la fille de son père –, il croit se dédouaner de tout crime incestueux. Cette faute sera le premier jalon vers la chute dans la folie de toute la famille. Or, si cet événement arrive tardivement dans le déroulement de la pièce – vers la moitié du récit –, il n’est qu’un élément parmi d’autres qui mènent à la situation problématique de la protagoniste de Forêts, Loup. L’auteur se détache du modèle ancien parce que le héros trouve son salut dans la résolution de sa quête et qu’il ne succombe pas à sa propre faute; au contraire, il répare celle(s) de ses ancêtres. Chez Mouawad, il s’agit de remonter le cours de l’histoire pour en arriver à connaître les différentes fautes et pouvoir, du point de vue du protagoniste, les réparer; le tragique ne s’accomplit pas à la chute du héros, il est plutôt la condition de possibilité du récit. Ainsi, la fatalité, dans Le sang des promesses, est essentiellement héréditaire, obligeant le protagoniste à s’engager dans une quête dont il n’est responsable que par filiation. Cette obligation héréditaire s’associe également à un désir de connaissance et de restitution du sens pour les protagonistes : tant Wilfrid, Jeanne et Simon (les jumeaux au coeur de l’intrigue d’Incendies) que Loup désirent « connaître les dessous de toute l’affaire » (Mouawad, 2009d : 68), trouver la réponse de « ce problème pour l’instant impossible à résoudre » (Mouawad, 2009c : 22) et sont « écoeuré[s] de [ne] rien savoir » (Mouawad, 2009b : 36) d’eux-mêmes ni de leur passé. Cette association entre devoir et vouloir contribue à ancrer leurs histoires du côté du tragique plutôt que du dramatique, dans la lignée de la pensée de Goethe : « Le “devoir” donne de la grandeur et de la force à la tragédie, le vouloir la rend faible et mineure » (Goethe, 1996 : 255). L’auteur allemand estime que le vouloir est du côté du drame, qu’il considère comme « le dieu des temps modernes » (idem) en ce que la volonté apparaît comme libre et favorisant le particulier, tandis que le devoir est despotique et inéluctable, fondé sur la raison (lois morales et sociales) ou la nature (lois du devenir, du dépérissement, de la vie et de la mort). S’appuyant sur l’exemple de Shakespeare, Goethe y voit là un théâtre où « le vouloir se transforme en une sorte de “devoir” et s’approche ainsi de l’antique » (ibid. : 256), puisque la nécessité du protagoniste est accompagnée d’une dimension morale, retrouvant le modèle de la tragédie antique fondée sur un devoir inévitable que la volonté ne peut qu’aiguiser et accélérer.

Nécessité du conflit tragique

L’expérience tragique n’est pas en elle-même liée à une gravité mortelle, mais plutôt à une « reconstruction, donc déjà [à] une expérience ludique » (Lehmann, 2007 : 230), puisqu’elle est un fait de conscience, une manière pour l’humain d’accéder à sa propre connaissance, fût-ce à travers un chemin tortueux. Hans-Thies Lehmann considère également que l’humain est à tout moment plongé dans le pathos – dont on connaît l’importance historique en ce qui concerne la tragédie et le tragique – et que sa réalisation individuelle est directement liée à un besoin de reconnaissance au sein de la société qui le contient. De ce fait, l’expérience tragique apparaît comme le désir de l’individu de « transcender les limites, de transcender même les possibilités (qui sont aussi une prison) de la représentation elle-même qui lie la conscience individuelle à la communauté sociale – et assure sa cohésion interne » (ibid. : 233). Le théâtre doit ainsi transgresser le monde de la représentation et de la fiction pour atteindre le spectateur dans sa réalité, ce qui correspond au rôle de la catharsis. Les pratiques théâtrales qui se situent à la limite entre l’esthétique et le réel, « entre la sphère du plaisir artistique et celle de la responsabilité éthique » (ibid. : 235), sont donc plus à même de susciter un sentiment tragique. Plus important encore, les conflits tragiques ne peuvent pas être inventés, mais doivent être ancrés dans l’Histoire – sans quoi le tragique n’aurait pas d’enracinement tangible et ne serait qu’un exercice de pensée, enrayant toute possibilité d’engager la responsabilité éthique du spectateur. Or, c’est précisément le processus activé par Mouawad : l’exemple le plus probant est sans conteste Forêts, qui, en s’échelonnant sur plus de sept générations, met en scène trois guerres (la guerre franco-prussienne de 1870-1871; la Première Guerre mondiale; la Seconde Guerre mondiale) ainsi que plusieurs événements historiques marquants du XXe siècle comme la chute du mur de Berlin ou la tuerie de l’École polytechnique de Montréal. Dans Littoral et Incendies, les lieux ne sont pas explicitement nommés pour donner à la guerre qui ravage les pays d’Ismail et de Nawal une portée universelle, mais un certain nombre d’indices permettent de rattacher les événements à la guerre du Liban (1975-1990). Avec l’évocation, dans Incendies, du village de Nabatiyé, de la construction de la prison de Kfar Rayat en 1978, dont la date coïncide avec celle de la véritable prison de Khiam, ou encore de l’attaque de l’autobus racontée par Nawal, Mouawad donne des éléments de réponse qui placent l’action d’Incendies au Liban. Dans Littoral, aucun nom de lieu n’est donné, mais la critique, peut-être par tentation autobiographique, s’est empressée de signaler que Wilfrid « arriv[e] au Liban » (Fouquet, 1999 : 106) ou encore que « Wilfrid décide d’aller enterrer son père au Liban » (Chevilley, 2009); la guerre civile qui a ravagé le pays, maintenant en ruine, rappelle celle du pays natal de Mouawad. Finalement, Ciels se déroule dans un lieu inconnu, mais son contexte très précis – les activités d’une cellule antiterroriste quelques années après les attentats du 11 septembre 2001 – suffisent à ancrer la pièce dans l’Histoire.

À qui la faute?

Si, dans la tragédie grecque, le protagoniste doit mourir des conséquences de sa faute, les pièces de Mouawad créent plutôt un retour à l’équilibre pour le héros, qui échappe à son destin tragique. Celui-ci n’est coupable d’aucune faute, sauf d’être le fils ou la fille de ses ancêtres, dont il doit réparer les erreurs; la responsabilité se transmet alors par filiation. Mouawad pratique ainsi une écriture du redressement où l’expérience tragique n’apparaît plus comme liée à la faute du protagoniste, celui-ci essaie moins d’éviter de commettre l’erreur qui pourrait lui être fatale que de réparer celle qui surgit de son passé. L’hérédité, et la responsabilité qui vient avec elle, devient chez Mouawad l’égale de(s) dieu(x) – que l’homme contemporain ne connaît plus – agissant comme une force supérieure qui vient affecter l’activité humaine. Les personnages sont alors invités à « écoute[r] ce que dit l’étoile » (Mouawad, 2009d : 59), ils parlent d’une voix « des siècles anciens » (Mouawad, 2009c : 86), ils surgissent dans la vie des autres « comme une foudre au milieu d’un ciel bleu » (Mouawad, 2009b : 51) ou encore ils sont pris dans un monde où « l’impossible s’est à nouveau produit » (Mouawad, 2009a : 62). Ces répliques témoignent de la conception d’un être humain encore soumis, en certaines circonstances, à des forces supérieures. L’impossible devenu possible sans que ce soit explicable devient à ce titre un des avatars de la fatalité dans le théâtre de Mouawad. Tant Littoral et Incendies que Forêts renversent le modèle tragique traditionnel puisque le protagoniste déjoue la fatalité et l’hérédité de la haine pour offrir une rédemption à ses compagnons et à lui-même. Avec ces trois pièces, l’auteur fait de la consolation des êtres le leitmotiv de ses oeuvres, à l’image de la phrase prononcée par Nawal : « Maintenant que nous sommes ensemble, ça va mieux » (Mouawad, 2009c : 44). En accédant à la connaissance de leur passé, Wilfrid, Jeanne, Simon et Loup trouvent une manière d’apaiser le mal-être qui les ronge à l’ouverture de chaque pièce, mais auquel ils n’ont pas de réponse, puisque leur monde n’offre de prime abord aucune porte de sortie menant hors du cycle de la violence et de la colère.

À l’inverse, puisque Ciels opère en tant que contrepoint de cette trilogie réparatrice, le redressement des personnages ne s’y accomplit pas. Si l’équilibre entre le sang versé par les fils et par les pères est en quelque sorte rétabli suite à des attentats terroristes, les membres de la cellule francophone ne s’offrent aucune consolation. D’une part, ils subissent, impuissants, les conséquences de leur échec en étant témoins des actes terroristes et, d’autre part, leurs vies personnelles sont détruites. Charlie Eliot Johns perd son fils dans l’explosion du Musée des beaux-arts de Montréal, Blaise Centier se sépare de sa femme, Vincent Chef-Chef n’a pas pu satisfaire ses seules obsessions – le travail et « l’amour de la vérité » (Mouawad, 2009a : 66) – tandis que Clément Szymanowski reste ébranlé par l’annonce d’Anatole – devenu chef de l’organisation terroriste internationale –, qu’il considère comme son propre frère. Seule Dolorosa Haché offre un espoir de consolation en mettant au monde un enfant; cependant, à la différence des pièces précédentes, la réparation n’est pas complète, mais à venir, et plus que jamais incertaine. La pièce est plongée dans un climat constant de terreur et la tension est accentuée par la structure, qui ne mise pas sur des retours dans le passé pour dévoiler les ressorts de l’intrigue. Au contraire, le temps de la fable est celui de l’intrigue et les spectateurs apprennent les informations en même temps que les protagonistes, suivant pas à pas leurs tentatives pour enrayer la menace terroriste qui pèse sur le monde. Le sentiment tragique, ici, est encore activé par la tension entre la responsabilité éthique et le plaisir artistique. Les protagonistes ne sont plus héritiers d’une faute passée, mais redeviennent responsables de leurs malheurs; leur chute, à l’image des héros des tragédies anciennes, n’est imputable qu’à leur incapacité à changer le cours des événements.

La dernière pièce de la tétralogie met également en lumière l’importance du choix et de la responsabilité individuelle dans la construction identitaire des personnages. Dans Ciels, les protagonistes sont libres de toute filiation : leurs choix sont donc le résultat de leur devoir – lié à leur travail dans la cellule antiterroriste –, sans pour autant que leur volonté vienne apporter le contrepoids nécessaire à la fatalité. C’est le sentiment qu’exprime Blaise Centier lorsqu’il affirme à Clément Szymanowski :

[T]out le monde est crevé; le sentiment de fin du monde[,] c’est amusant un moment; […] mais là, les choses ne se passent plus bien du tout et votre venue signifie qu’on n’est pas sortis de l’auberge et comme l’auberge est dans le bois, on n’est pas sortis du bois non plus, d’ailleurs l’auberge n’est même pas construite encore et le bois n’a pas encore poussé pour qu’on puisse s’en échapper »

(Mouawad, 2009a : 15-17).

Autrement dit, les premiers instants de la pièce laissent présager que les membres de la cellule antiterroriste n’agissent plus que par devoir, remettant leur volonté (et leur responsabilité) entre les mains de leurs dirigeants, même si ceux-ci ne prennent pas les bonnes décisions. Dans les pièces précédentes, au contraire, ce n’est qu’au moment où les choix de Wilfrid, Jeanne, Simon et Loup deviennent liés à leur devoir – et qu’ils prennent sur eux la responsabilité des fautes passées – que leur quête a une chance d’être menée à terme. La tension entre la possibilité de choisir et le devoir lié à l’hérédité est constitutive du processus cathartique enclenché par les pièces; la quête principale des protagonistes qui doit les mener à refonder leur identité et à les replacer au sein d’une filiation brisée se fait par le biais de ce processus destiné dès l’origine « à donner à voir et à faire comprendre » (Naugrette, 2008 : 85; je souligne) au lecteur.

De la catharsis au devenir cathartique

Héritée de la Poétique, la catharsis n’est pourtant jamais proprement définie par Aristote, qui livre néanmoins un certain nombre de remarques qui permettent d’en comprendre le sens et les effets possibles au-delà du simple aspect émotionnel. Elle est tout à la fois « l’effet propre » (Aristote, 1980 : 77) de la tragédie et « le but de l’art » (ibid. : 139) et doit procurer par la composition de l’histoire un plaisir au spectateur : « La frayeur et la pitié peuvent assurément naître du spectacle, mais elles peuvent naître aussi du système des faits lui-même : c’est là le procédé qui tient le premier rang et révèle le meilleur poète » (ibid. : 81). Pourtant, remarque Catherine Naugrette, même si cette notion est, en apparence, complètement caduque et que la posture brechtienne a fini de chasser la catharsis des scènes théâtrales, on peut en « repérer aujourd’hui encore des traces, des restes, une influence, bref un devenir dans le théâtre contemporain » (Naugrette, 2008 : 78). Ces traces se remarqueraient dans un retour marqué des sentiments anciens de frayeur et de pitié, sous la forme de la peur et de la compassion, au centre des préoccupations de bon nombre d’artistes du théâtre contemporain ainsi que, au sein des discours des praticiens du théâtre, dans la résurgence du terme même de catharsis. Comment pourrait-on envisager ce retour d’une forme de catharsis, ou du « cathartique », pour reprendre le terme de Naugrette (2008), à une époque où, suite à la distanciation brechtienne, l’identification au personnage nécessaire (selon Aristote) à la catharsis n’existe plus?

La réponse se trouve notamment dans un réinvestissement du sens du terme « identification », qui n’est plus à entendre au sens de s’identifier au personnage pour éprouver des émotions, mais plutôt « d’éprouver des émotions pour “identifier” l’être ou la chose, la reconnaître, partant la “connaître” » (Naugrette, 2008 : 85). De ce fait, le rôle de la catharsis ne sera plus lié à la psychologie du spectateur, mais bien à la compréhension du monde. Si une telle distance entre le spectateur et la représentation peut servir un sentiment cathartique, c’est à partir d’un aspect évoqué dans la Poétique, mais trop souvent négligé dans la critique historique et que Brecht, notamment, n’aborde jamais : le plaisir pris à constater la mimèsis. En effet, le plaisir paradoxal pris aux émotions de pitié et de frayeur suscitées par la représentation, ce qui fonde le sentiment cathartique, est indissociable de la mimèsis. Pour Aristote, la faculté d’imagination est une tendance naturelle chez l’homm e qui peut, a priori, être rattachée à des éléments pénibles; le plaisir mimétique est donc d’ordre intellectuel, lié au plaisir d’apprendre et de reconnaître, et ni la charge émotive à l’oeuvre dans une pièce de théâtre ni un rapport d’identification au personnage ne sauraient empêcher ce pro cessus. Plus encore, Naugrette rappelle que « [p]our qu’il y ait production de plaisir par la mimèsis, il faut qu’il puisse y avoir une intellection des formes » (Naugrette, 2005 : 85). Dès lors, puisque le plaisir pris par la mimèsis et celui ressenti en faisant l’expérience des émotions de frayeur et de pitié sont analogues, la catharsis devient essentiellement une notion esthétique. « [F]ondée sur le muthos » (ibid. : 86), elle n’apparaît donc plus comme un concept qui relève seulement de l’esthétique de la réception – à savoir si, oui ou non, la pièce a produit ces émotions chez les spectateurs –, mais elle est également liée à la poétique du texte. La catharsis est « moins relative à la psychologie du spectateur qu’à la composition intelligible de la tragédie » (Ricoeur, cité dans Naugrette, 2005 : 86) et les émotions qui la génèrent sont à entendre, pour Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, comme « des produits de l’activité mimétique, des éléments de l’histoire qu’une élaboration spécifique a mis en forme pour en faire des paradigmes du pitoyable ou de l’effrayant » (Dupont-Roc et Lallot, 1980b : 190; souligné dans le texte). La traduction de la Poétique par Dupont-Roc et Lallot ouvre également à une nouvelle interprétation de la mimèsis en choisissant de traduire le terme par représentation plutôt qu’imitation. Dès lors, les traducteurs mettent en lumière le déplacement qui s’est effectué entre les deux philosophes : « Aristote, entre autres distances qu’il prend avec son maître, déplace le concept : il ne distingue plus, comme Platon, entre texte théâtral et texte épique en termes de degré mimétique; pour lui, épopée et tragédie ne s’opposent plus, à l’intérieur de la mimèsis, qu’en termes de mode » (Dupont-Roc et Lallot, 1980a : 18; souligné dans le texte). Le concept de mimèsis, selon eux, subit alors une métamorphose et un élargissement sémantique importants peut-être oubliés par la critique historique. Sur la base de cette traduction, Naugrette affirme que « ce que désigne la crise de la mimèsis contemporaine serait bien plutôt une remise en cause de l’imitation au sens platonicien du terme que de la représentation au sens aristotélicien » (Naugrette, 2001 : 70).

Représenter sans imiter

La question de l’illusion théâtrale, inévitable lorsqu’on aborde celles de la catharsis et de la mimèsis, place d’emblée Mouawad dans un entre-deux. Ses décors sont non naturalistes – « volontiers pauvres » (Chevilley, 2009); depuis 2008, soit la création de Seuls, Mouawad travaille de plus en plus avec des décors simples –, des pans de mur aux couleurs neutres servent à la création du Sang des promesses au Festival TransAmériques en 2010 – en réutilisant quelques accessoires à des fins différentes[4]. De plus, les diverses temporalités du récit sont présentées simultanément sur scène, particulièrement dans Incendies et Forêts où les répliques s’entrecroisent d’une temporalité à l’autre, coexistence des époques qui garde le lecteur / spectateur à distance.

Les pièces de la tétralogie comportent également plusieurs passages où le texte invite le lecteur à un « flagrant délit d’imagination » (Mouawad, cité dans Côté, 2005 : 132), comme la scène du salon funéraire dans Littoral. À ces moments, la faculté d’imagination du lecteur est sollicitée par divers procédés pour combler les « manques » de la scénographie, jeu permis par l’espace vide utilisé par l’auteur et metteur en scène. La réaction du public, note Mouawad, signifie qu’il « comprend l’illusion, sans décrocher de l’histoire » (idem). La scène huit de Littoral, intitulée « La famille », à laquelle fait référence Mouawad dans son entretien avec Jean-François Côté, repose entièrement sur le jeu de la convention et de l’imagination. Après être passé à la morgue et avoir fait les premiers arrangements funéraires pour son père, Wilfrid explique qu’il est temps d’annoncer à sa famille la mort d’Ismail : « Je suis retourné à l’appartement et j’ai appelé la famille. J’ai prévenu ma première tante, qui a prévenu tout le monde et là, [...] tout le monde est venu » (Mouawad, 2009d : 24). Cette réplique, la dernière de la scène sept, permet de marquer le changement de lieu et l’arrivée des personnages – ceux-ci ne sont pas annoncés par une didascalie. La didascalie au début de la scène indique que celle-ci se déroule « [c]hez Wilfrid » (idem), sans donner d’indication particulière quant au décor : le plateau est presque vide, comme c’est le cas depuis le début de la pièce, et aucun accessoire ne sert de repère aux spectateurs pour distinguer le lieu de celui qui précède ou de celui qui va suivre. C’est la parole, ici, qui fonde entièrement l’existence de l’espace fictionnel. Au fil de la conversation, Wilfrid apprend, par le récit de son oncle Émile, pourquoi son père ne pourra pas être enterré dans le caveau familial, aux côtés de sa mère. La discussion s’enflamme, l’oncle Émile s’emporte et la tante Marie essaie, tant bien que mal, de calmer le jeu : « Émile, je t’en prie! On va réfléchir! Le petit a bien des choses à penser. Demain c’est sa première journée dans le salon funéraire, et si on est venus ce soir chez lui, dans son petit appartement, ce n’était pas pour l’embêter » (ibid. : 30). Profitant de l’occasion, la tante Lucie enchaîne sur un nouveau sujet : « Es-tu content du salon au moins? » (idem), ce à quoi Wilfrid répond : « C’est un salon. Vous pouvez le voir! C’est assez simple! » (Idem.) À ce stade-ci, le texte n’indique ni changement de lieu ni changement de scène; pourtant, la réplique de la tante Marie pointe bien vers le lendemain, la première journée au salon funéraire. La réponse de Wilfrid laisse donc entendre que non seulement il y a eu un changement de lieu, mais également de temporalité, au sein de la même scène. Le déplacement n’est cependant pas accepté par tous, puisque l’oncle Émile, après quelques répliques, s’exclame : « Vous êtes où, là? » (Idem.) Celui-ci se trouve en effet encore dans l’appartement de Wilfrid, n’ayant pas terminé son argumentation et n’ayant pas suivi le mouvement collectif. Au terme d’une discussion animée sur le sujet, l’oncle Émile se rend à l’évidence : « Bon alors voilà; on est au salon funéraire! » (Ibid. : 31.) Le procédé métathéâtral permet aux personnages de se quereller quant à l’espace qu’ils occupent, ce qui ne fonctionne que si le public adhère complètement à la convention.

Un devenir cathartique

La question même de l’existence de la catharsis sous sa forme théorisée par Aristote doit être questionnée plus en détail afin de saisir comment elle est réinvestie dans le théâtre contemporain dans un devenir cathartique. Naugrette estime en effet qu’il « est fort probable que la catharsis aristotélicienne, cet effet primordial du théâtre, n’a jamais véritablement existé en tant que telle et qu’elle a été dès l’origine une utopie » (Naugrette, 2011 : 173). Cette utopie représenterait, pour certains auteurs comme Mouawad, un horizon, voire un désir rémanent de catharsis. À travers ce désir, une dimension nouvelle émerge, dimension qui « mène à la question politique de la refondation de la cité en même temps qu’au retour du sens et de l’appartenance à l’humanité » (ibid. : 178). L’effet cathartique subsisterait à travers deux émotions reprenant à leur compte la terreur et la pitié aristotélicienne. D’une part la peur, voire la panique, agirait en tant que principe poétique actif – notamment chez des auteurs comme Edward Bond ou Heiner Müller –; d’autre part la compassion, en son sens étymologique de « souffrir avec » (Dubois, Dauzat et Mitterand, 2011), serait surtout active dans les dramaturgies de la guerre ou de la catastrophe – auxquelles on peut rattacher le théâtre de Mouawad.

La peur est au centre de toutes les quêtes des protagonistes du Sang des promesses – il s’agit de vaincre la peur du passé et de la vérité pour se réinscrire dans le monde et au sein d’une filiation – et, dans la préface de Littoral, l’auteur explique que la peur a constitué le point de départ de la création du spectacle : « Une question fut posée : “Nous voici arrivés à notre trentaine. De quoi avons-nous peur?” » (Mouawad, 2009d : 5.) Le sentiment de peur et d’angoisse provient aussi, bien sûr, des situations effrayantes et terribles qui fondent les récits de la tétralogie. En ce sens, Mouawad crée un foyer de peur propice à l’activation d’un sentiment cathartique : « C’est en allant visiter les situations extrêmes, explorer les actions les plus violentes, expérimenter les crimes les plus monstrueux, qu’il s’agit d’essayer de trouver, ou de retrouver l’humain » (Naugrette, 2004 : 145). Ces situations qu’Aristote considère comme nécessaires afin de provoquer le choc de la catharsis sont abondamment mises en jeu dans la tétralogie de Mouawad à travers, notamment, trois expériences récurrentes : la guerre, le tabou de l’inceste et les meurtres. La guerre est prédominante dans Lesang des promesses, qu’elle soit terminée mais laissant les personnages dans un monde sans repères comme dans Littoral et Incendies ou que son cours perturbe le quotidien des protagonistes comme dans Forêts et Ciels. Elle apparaît, d’ailleurs, comme une expérience transcendante, collective, qui fonde l’expérience intime de Wilfrid, des jumeaux et de Loup, qui doivent découvrir leur passé au travers des tragédies collectives que sont les guerres; conjonction de l’intime et du collectif qui ne se fait pas sans heurts. Pour autant, la guerre en elle-même n’est jamais montrée chez Mouawad, mais toujours racontée après coup – ou, parfois, symbolisée comme dans le cas de l’attaque de l’autobus dans Incendies[5]. Les récits d’Amé[6] et Sabbé[7] dans Littoral ou celui de Sawda[8] dans Incendies sont exemplaires à cet effet, surtout qu’ils s’expriment sur ce mode propice au pathétique, comme le souligne Ubersfeld, qu’est le monologue[9].

Si le récit prédomine sur l’action – particulièrement dans le cas des scènes horrifiantes – c’est que la parole, chez Mouawad, fonde « l’expérience du sens » (Godin, 1999 : 101), elle est à la fois créatrice du monde et agissante sur celui-ci, notamment à travers l’acte de nomination. Or, de toutes les paroles prononcées dans Lesang des promesses, aucune n’a une importance plus grande que la promesse – déjà mise en valeur avec le titre de la tétralogie. La promesse est une arme à double tranchant dans l’esthétique mouawadienne. Brisée parce qu’impossible à tenir, elle mène le personnage à sa perte; tenue coûte que coûte, elle engage les protagonistes – Wilfrid, Jeanne et Simon, Loup – dans l’action et redonne un sens à leur existence. La promesse menée à son terme agit en tant que réponse à la fatalité, elle est l’acte de parole qui scelle le destin du protagoniste du côté de la filiation retrouvée. Le sentiment compassionnel trouve sa place dans le soulagement de voir les protagonistes – que le lecteur a suivis pas à pas dans leurs péripéties – arriver au bout de leur quête identitaire, trouver leur place au sein du monde. La seconde pièce du cycle s’ouvre sur le testament de Nawal qui stipule : « Pas d’épitaphe pour ceux qui ne tiennent pas leurs promesses. Et une promesse ne fut pas tenue » (Mouawad, 2009c : 14). La promesse engage donc la personne au-delà de sa mort et se répercute également sur sa descendance.

De fait, les protagonistes mouawadiens sont toujours en quête d’une reconstruction de leur identité. Pour François Ouellet, qui s’intéresse plus spécifiquement à Littoral, le dramaturge pose une question fondamentale : « Comment vivre ensemble dans l’amour plutôt que de survivre dans la haine? » (Ouellet, 2005 : 160.) L’interrogation relevée par Ouellet, celle du vivre-ensemble, est aussi celle qui structure l’ensemble de la tétralogie; la quête des personnages les mène à « refonder le nom [des parents] et la mémoire de tout un peuple, car ils participent d’une même quête de sens » (ibid. : 166). Le personnage de Joséphine est celui qui incarne le mieux cet attachement à la nomination, elle qui porte « tous les noms » (Mouawad, 2009d : 81) des habitants de « toutes les villes du pays » (idem). Elle crée un espace de mémoire, une « statue dans le pays pour graver les noms » (ibid. : 82) sans quoi l’oubli menace le pays tout entier, le nom étant tout ce qui reste d’une personne après sa mort. La sacralité du geste et de la parole permet de trouver « une nouvelle manière de dire le sens dans une société complètement désacralisée par l’économie et le nivellement des identités » (Ouellet, 2005 : 168), fondant ce lien symbolique qui permet à l’enfant de se réinscrire dans sa filiation brisée ou perdue. L’acte de nomination, tout comme le respect de la parole, rachète tout à la fois l’individu et la société fragmentée par la perte identitaire, la guerre et les horreurs qu’elle engendre. Dans Incendies, en plus d’être constitutive de l’identité, la mémoire sauvegardée du nom doit se mériter, comme en fait foi le lien entre la promesse tenue et l’inscription du nom sur la pierre tombale de Nawal – à l’image de sa grand-mère Nazira, qui s’était mérité ce privilège en tenant ses promesses. De la même manière, donner, ou avoir, le bon nom revêt une importance particulière dans Forêts : Lucien ne pourra pas tuer le monstre et sauver Hélène parce que, même s’il est un guerrier, il n’est pas Edmond, qui, lui, a promis de revenir chercher Hélène. Le nom est donc partie intégrante de l’identité et ne peut être substitué que dans le cadre d’un serment plus fort, celui de la promesse, comme le font Ludivine et Sarah, qui acceptent réciproquement que l’une devienne l’autre.

La résurgence d’un sentiment cathartique au sein du théâtre de Wajdi Mouawad apparaît donc à la fois comme nécessaire à la création d’une nouvelle manière de penser le vivre-ensemble et comme une entreprise de refondation du sens d’un monde qui n’est plus intelligible; ceci renvoie au fondement du processus cathartique – « donner à voir et à faire comprendre » (Naugrette, 2008 : 85) – mentionné précédemment. Par le biais d’un théâtre de la parole et de la prise de parole, qui met en jeu la nécessité de s’engager au quotidien dans ses relations à l’Autre et qui « se fonde sur le silence grandiose de la perte pour se dire » (Ouellet, 2005 : 170), Mouawad affirme la nécessité d’un sentiment cathartique pour favoriser la transmission de valeurs (engagement, amour, courage, mémoire, amitié) qui sont celles des protagonistes dans le but d’ouvrir un espace de réparation du monde et de création d’un nouveau vivre-ensemble.

La catharsis comme solidarité

Puisant à diverses sources les assises philosophiques et théoriques de sa démarche théâtrale, Mouawad inscrit la tétralogie du Sang des promesses dans une volonté politique qui pense le devenir de l’individu au sein de la société tout autant que sa capacité à construire un vivre-ensemble reposant sur des valeurs communes. Il aborde ces questions à l’aide de la pensée du philosophe tchèque Jan Patočka pour qui la question du sens, celle qui anime aussi les protagonistes mouawadiens, n’est pas celle de la signification, au sens logique et linguistique du mot, mais d’une interrogation faite seulement par et aux êtres capables de se mettre en question et en jeu. Patočka est particulièrement intéressé à trouver une réponse au nihilisme européen qui domine au XXe siècle et auquel ont conduit, selon lui, le christianisme puis le marxisme – deux mouvements qui auraient accéléré la perte de sens dans le monde occidental. Dans les Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire (1981), Patočka interroge l’expérience de la guerre et du front – expérience qui se généralise avec la Deuxième Guerre mondiale puisque le front y touche tout à la fois et avec autant de force les civils que les armées opposées –, d’où pourrait émerger une véritable liberté humaine, dans la possibilité du sacrifice comme dans la puissance inattendue de l’homme générée par la guerre. Cette positivité imprévue, voire imprévisible, qui extirpe les hommes de leur instrumentalisation quotidienne donne accès à une vie spirituelle que Patočka définit ainsi :

L’homme spirituel qui est capable de se sacrifier, qui est capable de voir le sens et la signification du sacrifice, ne peut rien craindre. L’homme spirituel n’est pas un politicien, il n’est pas un homme politique au sens courant de ce terme. Il n’est pas partie prenante au conflit qui se partage le monde. Il est cependant politique dans un autre sens, d’une manière évidente, et il ne peut pas ne pas l’être en ce sens qu’il jette à la figure de la société et de tout ce qu’il trouve autour de lui la non-évidence de la réalité

(Patočka, 1990 : 256).

On le voit, la prise de conscience par l’homme de sa propre condition, quelle qu’elle soit, est la première condition de possibilité pour son accession à une pleine liberté – de conscience, mais aussi de choix. Le philosophe pressent en outre que la guerre, et plus largement le conflit, peut unir deux ennemis puisque l’un et l’autre participent à la même situation. Patočka avance que cette solidarité improbable « s’édifie dans la persécution et les incertitudes » (Patočka, 1981 : 213) : en temps de guerre, il s’agirait de l’expérience du front dans laquelle sont plongés tous les participants, civils et militaires. L’ébranlement de l’humain au plus profond de lui-même se présente alors comme ce qui unit deux personnes d’un camp opposé pleinement conscientes qu’elles se tirent dessus.

Pourquoi, dès lors, la grande expérience de la guerre – à laquelle les hommes sont exposés à deux reprises pendant quatre et six ans au XXe siècle – n’a-t-elle pas développé son potentiel de salut ou son application dans l’histoire moderne? Paul Ricoeur, dans la préface aux Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, estime qu’à ce refus de l’homme de faire face à la problématicité de la vie, « il n’est pas de réponse, sinon la réitération de l’acte de foi » (Ricoeur, 1981 : 19). Cet acte de foi, c’est de croire que l’expérience du front peut passer d’une expérience individuelle – où chacun, après avoir vécu le paroxysme du front, retourne ensuite à la quotidienneté, cet état de « fausse paix » – à une expérience collective, celle de la solidarité des ébranlés. Elle se fonde sur une communauté humaine ayant consenti au retournement du sens engendré par les puissances de polemos, mais elle ne doit pas être perçue comme une finalité. Pour Étienne Beaulieu, elle ne cherche « aucunement l’ébranlement pour lui-même, mais se met au contraire en branle afin de dépasser le déjà donné vers une transcendance qui peut prendre plusieurs formes, notamment ce que le philosophe nomme “le sol inébranlable de l’art” » (Beaulieu, 2003 : 99).

Théâtre ébranlé, théâtre engagé

Les questions que pose Patočka sur la possibilité d’une solidarité qui n’exclut aucun être humain renvoient au vivre-ensemble dans l’amour plutôt que la haine qui, comme l’a noté Ouellet, sous-tend toute l’organisation du Sang des promesses; du groupe, mené par Wilfrid dans Littoral, qui veut connaître autre chose que la guerre à la cellule antiterroriste de Ciels qui cherche à préserver l’état du monde (Ouellet, 2005). Plus encore, chez Mouawad, le vivre-ensemble prend la forme d’un être-ensemble, revendiqué par les deux leitmotive d’Incendies : « Maintenant que nous sommes ensemble, ça va mieux » (Mouawad, 2009c : 44) et « Rien n’est plus beau que d’être ensemble » (ibid. : 90). C’est donc le partage d’une expérience commune – ainsi que la réalité d’une coprésence – qui fonde la solidarité mouawadienne. Le lien qui se forge entre les individus que tout oppose est rendu possible par l’ébranlement ressenti par l’un et l’autre dans le conflit. L’émergence d’une solidarité improbable entre les personnages des pièces de Mouawad a d’ailleurs été remarquée par la critique au fil des années : Patricia Belzil parle de Littoral comme d’une « pièce sur la solidarité et la fraternité » (Belzil, 1997 : 122), Geneviève L. Blais évoque la « solidarité entre la victime et le bourreau » (Blais, 2005 : 158) dans Incendies, Jean St-Hilaire voit dans Forêts un appel à la « solidarité des vivants » (St-Hilaire, 2007) et Nathalie Simon rappelle que Ciels aborde, entre autres thèmes, ceux de la « solidarité et [de la] fraternité » (Simon, 2010).

La communauté de jeunes formée dans Littoral offre un bon exemple de cette « solidarité des ébranlés » : provenant tous de villages différents, ils sont unis par leur volonté commune de retrouver non pas un sens perdu, mais un sens jamais connu, dont ils n’ont pas hérité. Le manque ressenti ne peut trouver sa résolution que dans le rapport à l’altérité. Celui-ci s’incarne d’abord dans la confrontation – chacun des membres de la communauté est en conflit avec la société dont il vient : Wilfrid avec sa famille, Simone avec les anciens du village, Amé avec son père qu’il tue, Sabbé et Joséphine avec les soldats qui ont tué leur famille respective, Massi avec ses parents qui l’ont abandonné durant la guerre –, puis dans la solidarité. L’union entre Wilfrid et Simone se réalise parce qu’ensemble ils espèrent pouvoir plus facilement répondre à la loi des anciens. Ensemble, ils peuvent faire « l’expérience conjointe de cette altération où l’on se croise, non tant dans une identité commune que dans une altérité vécue en commun » (Ouellet, 2004 : 25), expérience qui fonde la pensée de Patočka sur la solidarité. Devant la peur partagée de ce qui n’est plus – le sens dont ils n’ont pas hérité – et le désir de ce qui n’est pas – le monde tel qu’ils veulent le façonner, mais que les anciens leur refusent –, les personnages éprouvent le « besoin terrifiant de ce qu’on ne possède pas mais dont le manque nous possède littéralement » (Ouellet, 2004 : 25). C’est ce qu’incarne principalement Wilfrid lorsqu’il déclare au juge : « je ne suis rien, un quidam ou alors je ne sais pas ou je n’ai jamais su! » (Mouawad, 2009d : 11.) Cette dépossession de soi ne peut trouver de réponse que dans la confrontation à l’altérité, étape essentielle dans le processus de reconstruction identitaire de la tétralogie. Pour tous les protagonistes du Sang des promesses, la découverte de la guerre, que ce soit au coeur de celle-ci ou dans un pays qui en ressent encore les effets, représente d’ailleurs l’épreuve absolue de l’altérité grâce à laquelle ils peuvent, à terme, questionner leur rapport au monde.

Le théâtre de Mouawad permet donc au spectateur de faire l’expérience, via le parcours des personnages, de la genèse du sujet, de sa mise au monde en tant qu’individu à travers l’expérience radicale de l’altérité. L’auteur confie d’ailleurs à Navarro son impression sur la capacité du théâtre à non seulement faire ressentir une expérience radicale au spectateur, mais à ce que cette expérience soit commune plutôt qu’individuelle :

[J’]ai fait en sorte qu’il y ait un moment dans chaque spectacle où il y a […] une émotion collective. […] Et là, le théâtre a pris un sens extraordinairement « anti-mort ». […] Tout d’un coup, par le théâtre, j’arrivais à créer une seconde où la majorité des spectateurs étaient ensemble dans la même émotion, alors qu’ils n’ont pas eu les mêmes vies

(Mouawad, cité dans Navarro, 2008 : 33).

L’être-ensemble recherché et célébré par Nawal dans Incendies se transpose ainsi au niveau du public théâtral, réellement présent et réuni dans l’expérience collective de l’ébranlement.

L’écriture du redressement et de la réparation pratiquée par Mouawad dans Le sang des promesses passe par la mise en scène d’individus désolidarisés qui trouvent, en rencontrant l’autre, la possibilité d’une nouvelle solidarité se fondant sur un sentiment partagé de manque que rien auparavant ne venait combler. Le lien entre l’ébranlement patočkien et l’effet cathartique se précise alors : le premier serait une manifestation, ou un mode d’action, du second. Le concept d’ébranlement est d’une part thématiquement représenté dans les pièces en tant que ce qui permet aux personnages de se reconstruire; d’autre part, il se présente comme un effet dramatique qui agit sur le spectateur, participant dans un cas comme dans l’autre au processus cathartique. La notion d’ébranlement n’est donc pas un substitut, voire une manifestation contemporaine de celle de catharsis : ce sont plutôt deux éléments qui fonctionnent conjointement dans le même but de questionner le public dans son humanité profonde. Si rien n’indique que le théâtre de Mouawad crée à coup sûr une solidarité des ébranlés au sein du public, la confrontation de deux altérités (l’oeuvre et son public) et la coprésence – bien que temporaire – d’une communauté d’acteurs et de spectateurs ouvrent cette possibilité.

À ce titre, l’incursion dans l’oeuvre que met en jeu Mouawad répond également au retour marqué de l’émotion dans les études théâtrales. Erin Hurley, dans Theatre & Feeling, fait du théâtre le lieu du feeling, du « ressenti »; il est alors compris comme une machine à ressentir et à produire du ressenti. En somme, le théâtre crée l’émotion parce qu’il est, en lui-même, émotion. L’esprit du theatre feeling permet d’analyser ce qui se passe au théâtre lorsque celui-ci est libéré des considérations théoriques d’une autre époque (le théâtre brechtien, notamment). Hurley explique :

Autrement dit, les émotions sont relationnelles[.] Le travail émotionnel du théâtre est ainsi, en partie, une négociation. […] [L]es émotions agissent comme un pont entre le corps et l’esprit, entre la sensation et la compréhension, ainsi qu’entre l’individu et le groupe. […] Brian Massumi […] considère l’émotion comme une manifestation de, ou le nom de, l’expérience affective; l’émotion est de l’affect codifié ou conventionnalisé[10]

(Hurley, 2010 : 20).

Elle définit par ailleurs le théâtre comme un amplificateur de sensations : « le théâtre offre des super-stimuli; c’est-à-dire qu’il concentre et amplifie les effets sensoriels naturels du monde[11] » (ibid. : 23). Il me semble que l’entreprise cathartique développée par Mouawad agit précisément dans ce sens : la distance entre le sujet et l’objet tend à s’effacer et l’expérience artistique passe de la rêverie à la compréhension.

Échos critiques

La réception critique des pièces témoigne d’ailleurs d’un tel effet cathartique sur le spectateur. Si on relève surtout cet effet autour de l’expérience théâtrale qu’aura été la présentation en continu de Littoral, Incendies et Forêts – que ce soit au Festival d’Avignon en 2009 ou au Festival TransAmériques en 2010 –, l’étude de la critique de première réception permet de déceler cette tendance dès la création originale des pièces. Tant pour Littoral que Incendies ou Forêts, la critique estime que la langue de Mouawad est « belle à en fendre l’âme » (Bernatchez, 1997); elle relève la tension entre émotion et intellection qui fonde la pratique de Mouawad, expliquant que certaines situations de la pièce se présentent « dans une perspective intellectuelle plutôt qu’affective » (Bourdages, 2003 : 133), mais que « le spectateur […] sort du Quat’Sous ému » (idem), gagné par le récit. Pierre L’Hérault, lui, considère que « c’est à sa responsabilité que Mouawad renvoie le spectateur » (L’Hérault, 2007 : 56) après lui avoir présenté un parcours initiatique « dont l’enjeu n’est pas seulement la transmission ou la reconduction d’un savoir, mais un sens à inventer pour sa propre aventure » (idem). Ce que pointe L’Hérault, sans le nommer, c’est la réussite d’un effet cathartique qui mène le spectateur vers le questionnement du sens de sa propre existence.

C’est à la première création en continu de la version remaniée des trois premières pièces de la tétralogie à Avignon – Ciels y avait parallèlement sa première internationale – que la critique s’intéresse de manière plus systématique à l’effet produit par les pièces ainsi qu’à la réaction du public. Au-delà de l’épreuve physique d’assister à douze heures (avec deux entractes) de représentation, le choix de présenter les pièces du soir au matin, comme une traversée dans la noirceur pour arriver à la lumière du soleil levant, donne déjà une piste d’interprétation au spectateur. Armelle Heliot insiste sur la réaction du public, racontant qu’à la fin, « salle debout, les artistes reçoivent, étonnés, l’ovation enthousiaste d’un public comblé » (Heliot, 2009). Dans la même veine, Brigitte Salino considère Wajdi Mouawad comme « un des rares créateurs aptes à donner le goût du théâtre aux nouvelles générations » (Salino, 2009) avec ses histoires « portées par un désir de consolation qui nécessairement touche » (idem) et desquelles se dégage « une humanité touchante, quand elle n’est pas bouleversante » (idem). Quant à la fin de la représentation, Salino la décrit ainsi :

Longtemps les applaudissements se sont fait entendre. [Les spectateurs] étaient émus, comme les visages aux entractes, comme le silence rare de l’écoute. […] Rarement la Cour d’honneur du Palais des papes n’a été aussi habitée de corps jeunes et vieux, gros et maigres, laids et beaux, mais tellement vivants, normaux, présents. Tous [les acteurs] semblent dire aux spectateurs, dans un même élan de troupe : Non, ne lâchez pas, jamais, quoi qu’il arrive. Il y aura toujours une lumière au bout de la nuit

(idem).

Jean-Marie Wynants relate la même expérience en décrivant les spectateurs « pleurant de rire ou d’émotion, effrayés, perdus, perplexes, secoués au plus profond de leur certitude », formant un public « bouleversé, quel que soit son âge, son parcours personnel, par cet éternel conflit entre les enfants et ceux qui les ont enfantés » (Wynants, 2009b). Tant Salino que Wynants décrivent un public qui, bien que composé d’individus disparates qui n’ont de prime abord rien à voir les uns avec les autres, constitue au terme de la représentation une communauté intimement liée par le partage d’une expérience collective.

Lorsque les pièces sont présentées sous la même formule au Festival TransAmériques, en 2010, la critique abonde dans le même sens. Alexandre Vigneault explique que

près de 1400 personnes se sont engouffrées dans le Théâtre Maisonneuve dimanche sur le coup de midi pour n’en ressortir que 12 heures plus tard, peu après minuit, après avoir vécu une grandiose épopée baignée de sang qui s’est achevée sur une ovation longue, bruyante et, ce n’est pas si courant, gorgée de sincérité

(Vigneault, 2010).

Michel Bélair décrit pour sa part la transformation humaine ressentie au terme de la représentation : « Mais en sortant […] de la trilogie de Mouawad, on ne peut qu’avoir l’impression, plus, la certitude, d’avoir assisté à quelque chose de grandiose, d’unique : à du théâtre qui change la vie et qui laisse derrière vous celui ou celle que vous étiez auparavant » (Bélair, 2010). Il ajoute que Le sang des promesses « se termine par une longue ovation alors que spectateurs et comédiens s’applaudissent mutuellement en contenant difficilement leurs larmes la plupart du temps tellement l’émotion est forte, physiquement palpable » (idem). Bien qu’il s’agisse d’une « utopie jamais réalisée » (Guay, 2010), l’idée de communion entre le public et la salle semble ainsi prendre une certaine forme lors de ces représentations. Ce que les critiques mettent également en lumière, c’est la cohérence qui unit les pièces de la tétralogie et la puissance qui s’en dégage lorsqu’elles sont présentées comme un tout, à l’image des anciennes représentations tragiques. Quant à Ciels, le dispositif – qui ne peut accueillir plus de 276 spectateurs par représentation – empêche qu’elle soit présentée au même public et dans le même espace que les pièces précédentes. Le spectacle est d’ailleurs moins bien reçu, en partie à cause du contraste entre les deux expériences théâtrales, radicalement différentes l’une de l’autre. Mais, même si le texte de Ciels est jugé plus faible que le reste de la tétralogie, la réaction du public reste généralement positive et marquée d’émotion : Jean-Marie Wynants note que le « public, debout, a applaudi à tout rompre » (Wynants, 2009a); Michel Bélair explique que la première mondiale de Ciels s’est terminée « sur une gigantesque ovation rythmée d’une multitude de rappels » (Bélair, 2009); Didier Mereuze, quant à lui, estime que la pièce laisse le spectateur « groggy, mais plein d’allant » (Mereuze, 2009). Cette volonté d’inscrire le spectateur dans l’oeuvre en suscitant à la fois son émotivité et un processus d’intellection fonctionne au point de voir la salle communier littéralement avec la scène durant le spectacle.

***

Depuis ses débuts, Mouawad construit une oeuvre globale, totalisante, qui explore sans relâche les mêmes thèmes : rencontre avec l’Autre, famille, filiation, responsabilité, amitié, guerre. Fouillant les parties les plus obscures de l’humain, l’auteur et metteur en scène met à jour la violence potentielle chez l’homme, contre laquelle celui-ci doit se battre pour retrouver et conserver sa pleine humanité. Le moyen par lequel l’auteur y parvient est de susciter, chez le spectateur, un effet cathartique qui lui est propre qu’on pourrait appeler un tragique de l’ébranlement. Mouawad accorde une place prépondérante à la parole et, plus encore, à la parole-action au sein de son oeuvre, faisant du langage le moteur des événements, mais aussi le moyen par lequel les personnages peuvent (re)créer leur monde. La parole faite condition de la cohérence, voire de l’existence du monde, place l’écriture de Mouawad du côté du Verbe, de la parole sacrée qui sanctifie ou damne d’une seule phrase, d’un seul mot trop vite prononcé ou échappé malgré soi. Cette parole qui libère constitue à n’en point douter l’aboutissement d’un effet cathartique vers lequel tend toute l’oeuvre du Sang des promesses.