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Depuis la fin des années 1990 l’oeuvre dramatique de Carole Fréchette se diffuse dans toutes les sphères du paysage théâtral français[1]. Sur les scènes professionnelles, de la première création d’un de ses textes en février 1998[2] (Fréchette, 1998a) à juin 2009, plus de trente metteurs en scène se sont emparés de ses pièces produisant quarante trois spectacles[3] en douze saisons. Dans les espaces de pratiques amateurs, les données de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD) attestent également d’une pénétration importante de l’oeuvre[4], y compris dans des régions où elle est peu présente sur les scènes professionnelles.

En Bretagne et en Basse Normandie par exemple, des associations amateurs, discrètes mais fidèles à l’esprit et aux valeurs de l’éducation populaire, ont été les premières à la porter en scène[5]. Ces quelques constats révèlent un réel engouement pour les dramaturgies de l’auteure québécoise et une circulation singulière de son oeuvre dans le monde théâtral français.

Motivations

Il ressort des dossiers de présentation des spectacles et des propos recueillis auprès des compagnies que les motivations exprimées par les praticiens sont de quatre types : le fait que Carole Fréchette soit une auteure francophone vivante, l’importance des figures féminines dans ses dramaturgies, le sentiment qu’elle aborde une actualité préoccupante d’une manière originale et nouvelle, les défis formels que son écriture pose à la scène.

Le soutien aux auteurs vivants, voire la recherche de compagnonnage, est un motif avancé par tous ceux qui ont réalisé les premières créations françaises. Il s’agit en général d’artistes ancrés dans un territoire et chargés d’une triple mission de création, de diffusion et d’action culturelle[6]. Ils se vouent à l’exploration des écritures contemporaines, par goût et par conviction, poétique et politique bien sûr, mais aussi par intérêt socioéconomique puisque la création d’oeuvres nouvelles est un moyen d’accéder à la reconnaissance des tutelles nationales et régionales. Cette situation conduit parfois artistes et producteurs à préférer commander aux auteurs un texte inédit, qu’ils sont certains d’être les premiers à mettre à l’affiche, plutôt que d’explorer des oeuvres existantes. Anne Courel, par exemple, raconte que c’est en lisant Les sept jours de Simon Labrosse (Fréchette, 1999), qu’elle a découvert l’écriture de Carole Fréchette ; à l’époque ce texte avait été déjà plusieurs fois mis en scène[7], elle a donc décidé de contacter l’auteure pour lui commander une forme brève, sur un thème en lien avec le projet de sa compagnie qui était alors de mettre en scène Le faiseur de Balzac[8] Commandes et résidences d’écriture sont ainsi à l’origine de huit des onze textes dramatiques écrits depuis 1998[9].

La place centrale octroyée aux figures féminines est un motif avancé essentiellement par des artistes femmes. L’on ne s’étonnera pas que des désirs d’actrices soient souvent à l’origine des réalisations scéniques de La peau d’Élisa (Fréchette, 1998b), quasi-monologue mettant en scène une femme qui, pour ne pas disparaître, doit raconter des histoires d’amour. Mais l’on remarquera qu’un peu plus d’un tiers des mises en scène professionnelles sont signées par des femmes (35 %) ; sans être considérable, cette proportion est loin d’être négligeable dans un contexte où la domination masculine sur les activités de mise en scène, de production et de programmation est avérée[10]. On signalera également l’existence d’un groupe de femmes amateurs, mères de famille, salariées et vivant en milieu rural, qui a cheminé quelques années en compagnie des textes de Carole Fréchette[11].

Mais plus que ces deux facteurs – contemporanéité de l’écriture et épaisseur des rôles féminins –, c’est avant tout la réception très émotive de la parole dont les textes sont porteurs qui semble être à l’origine de la plupart des projets scéniques. Les praticiens parlent en effet de leur première rencontre avec l’oeuvre comme d’un choc, d’une révélation. Ils disent avoir été frappés, touchés, saisis, happés, et expriment, en des termes souvent affectifs, des sentiments de proximité, de compréhension voire de complicité avec l’auteure. Comme si cette dernière répondait à un besoin, à un désir, se faisait leur porte parole, suscitant chez eux, qui disent se retrouver dans ses textes, une réelle gratitude et une volonté de « donner à entendre » une voix si proche qu’elle les affecte. « C’est peu dire que j’ai été bouleversé à la lecture du Collier d’Hélène », dit Nabil El Azan, en précisant : « Pour une fois que le théâtre réussit à dire à la fois la (ma) douleur libanaise – et j’ai envie de dire régionale (peut-on dissocier le drame libanais du contexte régional) – et la douleur d’exister tout court[12]! ». La peau d’Élisa, Les sept jours de Simon Labrosse et Jean et Béatrice (Fréchette, 2002) sont les trois textes qui ont été les plus souvent mis en scène en France entre 1998 et 2009[13]. Deux caractéristiques essentielles les distinguent des autres pièces : un nombre réduit de personnages (2 ou 3) – qualité recherchée par les compagnies peu fortunées – et une manière très directe de traiter explicitement du pourquoi et du comment du geste théâtral dans les sociétés occidentales contemporaines. Les relations entre Élisa et le jeune homme, entre Jean et Béatrice, ou entre Simon, Léo et Nathalie interrogent en effet continuellement les raisons d’être du théâtre, son rapport au réel, à la vérité, au mensonge. Jouer, raconter et être spectateur sont les trois actions qu’accomplissent les personnages, et qu’ils se fassent spectateur, acteur ou conteur, que les frontières entre leurs rôles deviennent incertaines, toujours ces actions ont pour eux un enjeu vital[14]. Plus largement, les difficultés de l’adresse et de l’écoute sont au coeur de toutes les dramaturgies de Carole Fréchette. Ses personnages ont besoin de l’autre pour exister et se sentir présents. Mais comment provoquer son attention ? Comment l’intéresser et comment l’accueillir, quand on a peur, que l’on se sent fragile, perdu, pressé, ou inutile ? Que peut-on faire ? Mourir comme Marie ? Se donner en spectacle comme Simon ? Raconter des histoires d’amour comme Élisa ? Tenter d’écrire comme Violette ? Crier ? Cacher la tristesse qu’on a au fond des yeux ? Ouvrir la petite porte en haut de l’escalier ? D’une pièce à l’autre, comme les fils de trame passent entre les fils de chaîne, les thèmes abordés – la ville, la mine, la spéculation, les frontières, la famille, le siècle – croisent constamment cette quête de l’autre et de soi à travers l’autre. Plus que l’actualité et la gravité des sujets approchés, c’est donc surtout la manière dont ils le sont, sans condamnation, sans culpabilité, mais dans l’aveu d’un immense désarroi, qui paraît nouvelle à ceux pour qui l’oeuvre est une révélation. « C’est la première fois que je trouve un texte qui accepte de reconnaître notre point de vue, notre regard d’occidental », constate Anne Courel, et d’ajouter : « Moi je suis comme Hélène : des textes qui expliquent la misère dans le monde, j’en ai plein les placards, mais des textes qui reconnaissent que notre regard ne fait pas avancer les choses, c’est plus rare[15]. »

Dans l’expression des motivations, le désir et le plaisir esthétiques de se confronter aux problèmes très concrets que pose cette écriture dans le passage à la scène, sont souvent seconds, ce qui manifeste, me semble-t-il, une persistance bien réelle de la dissociation fond/forme dans l’appréhension des textes de théâtre. Pourtant, concrètement, les textes de Fréchette posent à la scène des questions formelles. Comment matérialiser la mobilité des modes narratifs ? Comment incarner des personnages qui glissent continuellement du récit au dialogue, au soliloque ou à l’adresse publique, comme si leurs présences étaient multiples et partagées, réparties entre des espaces temps coexistants – celui de l’action, celui de l’auto-récit, et celui du monde mental mêlant mémoire et projections ? Comment donner corps à ce rythme si particulier de l’écriture, à ce flux de phrases courtes, économes, mesurées, parsemé de phrases plus déliées ? Comment mettre en jeu des constructions fondées sur l’itération, le cumul, la série ? Série de micro récits bien sûr[16], mais aussi série de formules narratives, série de changements de voix et de perspectives, série de stratégies d’énonciation. Comment mettre en scène des débuts et des fins qui semblent purement arbitraires, justifiées par la seule nécessité de faire comprendre que l’histoire racontée n’est qu’un extrait, choisi pour dire une réalité installée dans la longueur et la répétition, celle de séries dont les limites débordent le temps de la pièce ?

Partis pris scéniques

Schématiquement les réalisations françaises peuvent se répartir en deux groupes. Les unes, discrètes ou bien en vue, tendent, malgré le sérieux du travail réalisé, à faire disparaître les singularités de l’écriture, soit en banalisant les textes, soit en les enfermant dans des lectures très univoques, soit encore en les étouffant dans des formalismes pesants. La banalisation peut consister, par exemple, à effectuer des coupes ou des réorganisations pour remanier un début qui semble embarrassant, une fin jugée insatisfaisante, ou pour atténuer le caractère itératif d’une structure, transformant ainsi un texte dans lequel, comme l’écrivait Patrice Pavis à propos de La peau d’Élisa, « aucune dramaturgie classique ou postmoderne ne transparaît » (Pavis, 2000 : 6), en le rendant conforme à des schémas dramatiques souvent plus convenus et plus ternes. L’enfermement, lui, peut par exemple se produire quand un metteur en scène imagine une situation d’énonciation scénique qui entretient avec le texte un rapport si lointain, ou tout du moins si subjectif, qu’elle semble plaquée de l’extérieur comme une fiction autonome. Carole Fréchette confie avoir été plusieurs fois étonnée par des spectacles où elle ne retrouvait pas ce qu’elle pensait avoir mis dans les textes et constate : « Ce n’est pas facile de rencontrer quelqu’un qui a envie de défendre une oeuvre, qui la comprend, ça n’arrive pas tout le temps[17]. » Les autres réalisations parviennent à traduire scéniquement quelques-uns des traits essentiels de l’écriture et à rendre sensibles la richesse et l’ouverture de sens contenues dans les textes. Les metteurs en scène de ces spectacles ont en commun de se positionner de manière plus intégrative que ceux du premier groupe, combinant un réel effort d’empathie vis à vis de l’oeuvre dramatique et l’affirmation d’un imaginaire propre.

Les quatre mises en scène du Collier d’Hélène (Fréchette, 2001) par Nabil El Azan (qui en a signé deux), Anne Courel et Lucette Salibur illustrent bien ce dernier type de positionnement[18]. Interrogés sur leurs motivations, tous trois expriment d’abord le souvenir d’une forte émotion à la première lecture d’un texte en résonnance avec leurs propres histoires, traversées par le drame libanais pour Nabil El Azan, le colonialisme et les relations franco-algériennes pour Anne Courel, la mémoire de l’esclavagisme pour Lucette Salibur, histoires collectives qui toutes posent le problème d’une violence perpétuée au nom de l’altérité. Tous disent ensuite l’attrait d’un texte qui pose des problèmes de réalisation scénique et leur impression de se trouver face à une écriture qui pense conte et cinéma. Pour Nabil El Azan, « le regard d’Hélène est comme une caméra subjective[19] », pour Lucette Salibur, « la première difficulté du texte c’est que l’écriture est très cinématographique et la partie narrative très importante. La narration donne du relief pour mettre en scène une Hélène qui se joue et qui se conte, mais sans entrer dans le conte traditionnel[20] », et pour Anne Courel « Le spectacle s’écrit au fil des paysages qui défilent, au fur et à mesure des étapes de son périple. C’est le comble de la mise en scène. Le théâtre fait son cinéma ![21] ». Concrètement, dans le passage à la scène, Le collier d’Hélène pose deux difficultés majeures : la figuration du taxi avec lequel Nabil et Hélène se déplacent dans les rues de Beyrouth, et la représentation des rapports d’altérité entre une femme qui n’a jamais connu la guerre et des êtres qui vivent au milieu des ruines, ayant perdu qui sa maison, qui son fils, qui son pays.

Le taxi

Dans la première mise en scène de Nabil El Azan (répétée à Beyrouth en 2002), une caméra fixée sur un pied à roulettes était manoeuvrée par l’acteur qui jouait le chauffeur, tandis que les récits d’Hélène décrivant les paysages traversés étaient accompagnés de projections de films tournés à Beyrouth – bords de route, chantiers, façades, murs, escaliers, site archéologique : ruines du présent, ruines du passé. Le montage des projections, du récit et du texte troublait les distinctions entre document et imaginaire[22]. Ainsi, quand Hélène raconte que Sarah, la femme qui a perdu son fils et cherche sa petite balle rouge, l’entraîne par un dédale de cours et d’escaliers sur le toit d’un immeuble, les deux actrices qui jouaient Hélène et Sarah étaient toutes proches de l’écran, dos au public, silhouettes en contre jour. Leurs ombres, fixes devant les images qui défilaient, semblaient entraînées dans un mouvement vertigineux comme si elles gravissaient quatre à quatre les escaliers, couraient dans les couloirs. Jusqu’au moment où, alors que le récit décrit l’arrivée sur le toit d’un immeuble et que les actrices, comme projetées dans un autre espace, se détachaient de l’écran, le mouvement des images ralentissait brutalement et laissait place à une vue plongeante sur la ville.

Pendant les répétitions de sa deuxième mise en scène à Jérusalem Est en 2008, Nabil El Azan se retrouva en territoire inconnu, comme Hélène dans la pièce et comme Carole Fréchette invitée au Liban par Monique Blin[23]. Au désir de proposer au public français des images de Beyrouth, sa ville natale, se substituèrent la confrontation avec la tragédie du peuple palestinien et la découverte d’une ville que le metteur en scène trouvait oppressante, hantée par les contrôles et la vidéosurveillance. Caméra mobile et films documentaires de la version libanaise furent abandonnés au profit d’un dispositif de panneaux pivotants répartis en arc de cercle qui indiquait, sans la délimiter vraiment, une aire de coprésence, créant des zones de passage et de surgissement, propices aux jeux d’apparition/disparition. Le voyage et la succession des paysages traversés étaient figurés abstraitement par des successions d’ambiances lumineuses très colorées et des changements d’orientation des panneaux qui faisaient du début à la fin de la pièce un demi-tour complet, pour, en fin de course, se muer en grands miroirs réfléchissants. Du taxi, le metteur en scène s’attacha à transposer certaines caractéristiques spatiales et visuelles par des jeux de lumière et d’optique. Ainsi par exemple, quand dans le texte Nabil conduit Hélène, le comédien qui jouait le chauffeur se postait devant l’un des panneaux et une découpe de lumière blanche rectangulaire surexposait son visage qui apparaissait alors comme s’il était vu de l’arrière d’une voiture, par le reflet de son image dans un rétroviseur.

Dans la mise en scène d’Anne Courel en 2002, le taxi était matérialisé par deux structures métalliques, en forme de banquette arrière et de siège avant, qui coulissaient sur des rails parallèles. Leur déplacement combiné avec la rotation du siège du chauffeur, orientable à 360 degrés, permettait de matérialiser spatialement les variations de distance et de points de vue entre Hélène et Nabil. « Les “kilomètres parcourus” ne m’intéressaient pas, je me suis seulement attachée à raconter l’évolution de leurs rapports : vers un “apprivoisement” progressif en quelque sorte, avec des rapports de plus en plus proches, intimes, voire “ludiques”[24]», explique Anne Courel qui raconte s’être beaucoup nourrie, pour les répétitions, des travaux de l’anthropologue Edward Twitchell Hall sur la proxémique. Symbole d’une culture technologique, les rails renvoient bien sûr aux techniques cinématographiques du travelling et au rapport entre image et mouvement, mais aussi à l’usage et au rôle des chemins de fer dans l’histoire de l’Occident. Pour se démarquer d’un quotidien trop plein d’images, Anne Courel opta pour une figuration sonore du périple dans Beyrouth, s’efforçant de transposer par des moyens musicaux, vocaux et électroacoustiques, les sensations auditives d’Hélène immergée dans l’univers libanais. Une photo de Beyrouth représentant des bâtiments partiellement en ruines avait été imprimée sur le tissu des costumes portés par les comédiens figurant les personnages rencontrés par Hélène à travers la ville. Mais l’effet visuel et esthétique obtenu sembla trop décoratif, et l’apport documentaire trop imperceptible, l’idée fut donc abandonnée et les costumes refaits dans un tissu noir.

Dans la mise en scène de Lucette Salibur en 2007, un pneu qu’un acteur dirigeait avec deux baguettes de bois figurait le taxi. L’image renvoyait aux jeux d’enfants et opérait un rapprochement entre l’inventivité de ceux qui sont contraints à la débrouillardise et la simplicité volontaire d’une proposition artistique qui reposait avant tout sur la mise en jeu des aptitudes spécifiques des acteurs et sur un parti pris ludique. D’emblée, la souplesse féline de l’acteur qui faisait rouler le pneu s’opposait aux mouvements saccadés et répétitifs de l’actrice qui jouait l’agitation fébrile d’Hélène à la recherche de son collier, matérialisant corporellement la différence entre deux mondes.

Le collier d’Hélène de Carole Fréchette, mise en scène de Lucette Salibur, production du Théâtre du Flamboyant (Martinique), 2007. Daniely Francisque (Hélène) et Patrice Le Namouric (Nabil).

Photo : Théâtre du Flamboyant

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L’altérité

Le problème de la représentation scénique de l’altérité fut lui aussi résolu de manière très différente par les trois metteurs en scène. Nabil El Azan avait distribué le texte entre six acteurs, un par personnage. A priori conventionnelle, cette option revêtait une signification particulière car elle donnait à tous les personnages une importance égale. L’actrice qui jouait Hélène était française, les acteurs qui jouaient les autres rôles moyen-orientaux (libanais, syrien et palestinien, dans la mise en scène de 2002, palestiniens dans celle de 2008). Les répliques d’Hélène, de Nabil et de Sarah étaient jouées en français sous-titré en arabe, les autres en arabe sous titré en français. L’affichage des deux langues rendait visible leur différence scripturale, tandis que les accents naturels des comédiens coloraient les langues parlées et rendaient sensibles des nuances d’altérité. Dans la version libanaise, à l’apparition d’un nouveau personnage, l’acteur qui l’incarnait venait d’abord se placer dans le champ de la caméra, et l’image de son visage apparaissait alors sur un écran à l’avant-scène, tandis que l’actrice qui jouait Hélène demeurait face au public. Puis, lorsqu’un contact direct s’établissait entre les acteurs et que les corps se rapprochaient, les images projetées disparaissaient et seulement alors les histoires se disaient. Ce jeu permettait de raconter l’absence première de regard et la difficulté de la rencontre. La simultanéité des effets de champ-contrechamp créés par la coprésence des acteurs et de leurs images vidéo produisait une sensation d’isolement. Comme si une réalité plus forte que les personnages les empêchait de pouvoir se rencontrer ou même d’adopter passagèrement un point de vue commun. Comme si l’établissement d’une relation qui ne soit pas d’indifférence ne pouvait s’établir qu’à force de courage et d’effort.

Anne Courel avait choisi de distribuer le texte entre cinq acteurs en adoptant la même logique d’un acteur un personnage, sauf pour le rôle du rôdeur pris en charge collectivement par les quatre acteurs qui jouaient Nabil, le contremaître, Sarah et l’homme des camps. Taillés dans une même étoffe, les costumes de ces quatre acteurs créaient un effet unificateur, tandis que la soie bleue, froide et lumineuse, du costume d’Hélène la distinguait et l’isolait. Constamment en scène les quatre acteurs qui figuraient les habitants de Beyrouth peuplaient l’espace de présences mouvantes et inaccessibles qui renforçaient le sentiment d’immersion dans un monde étranger. La dimension chorale s’affirmait particulièrement dans l’incarnation plurielle et multiforme de la figure du rôdeur. Tantôt les acteurs s’assemblaient pour composer un corps inquiétant d’une taille surhumaine, tantôt ils se dispersaient sur la scène et le rôdeur semblait alors être simultanément présent en plusieurs points.

Lucette Salibur, quant à elle, avait distribué le texte entre quatre acteurs, deux hommes, deux femmes. Daniely Francisque en tailleur blanc et Patrice Le Namouric manipulant le pneu qui figurait le taxi prenaient en charge le duo Hélène Nabil, un duo Nord-Sud, tandis que Ruddy Sylaire et Lucette Salibur interprétaient les autres personnages. L’agilité précise et la maîtrise tranquille de Patrice Le Namouric en faisaient un personnage serein et protecteur qui, conduisant Hélène de rencontre en rencontre, semblait la guider sur un chemin de transformation et de révélation. Peu à peu dans le corps de l’actrice, l’agitation première laissait place à un lâcher prise et à un abandon exprimés dans des séquences dansées qui la rapprochaient graduellement du monde de Nabil. Dans un baluchon plein de vêtements ou dans une superposition de foulards noués sur la tête, Ruddy Sylaire et Lucette Salibur portaient des bouts de tissu qu’ils manipulaient continuellement faisant surgir ici l’image d’un père accueillant un nouveau né, là celle d’une mère berçant un nourrisson. Fugitivement ces images de tendresse donnaient à percevoir un présent blessé qui se vit dans le souvenir. Dans la tradition des Caraïbes, raconte Lucette Salibur, les radkabann sont de vieux vêtements placés sous les matelas paillasse; pleins de vie, ils symbolisent la présence des morts. Convoquant la mémoire de l’esclavage, le jeu avec les chiffons était une manière de dire la vie de peuples qui ont comme quotidien la mort, et de transposer l’actualité de la guerre libanaise.

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D’autres expériences, tout à fait inattendues, de passages à la scène, dans lesquels l’affirmation de partis pris liés à des histoires ou à des contextes humains très spécifiques, comme les mises en scène chorales de La peau d’Élisa et des Sept jours de Simon Labrosse réalisées par Alain Serve avec un groupe de neuf femmes amateurs, pourraient illustrer ce type de positionnement combinant empathie et affirmation d’une identité propre[25]. Le large spectre de diffusion des dramaturgies et la diversité artistique des mises en scène font apparaître la plasticité d’une écriture dans laquelle le désarroi s’exprime de manière ludique, et dans laquelle expérimentation et simplicité semblent aller de pair, troublant les catégories habituelles du théâtre français. L’appartenance de l’auteure à la culture québécoise et les marques de cette appartenance dans ses dramaturgies ne paraissent, ni dans les motivations consciemment exprimées ni dans les partis pris de mise en scène, poser véritablement question aux équipes de réalisation. Doit-on y voir le signe d’une tendance à négliger le contexte sociopolitique de production de l’oeuvre pour ne s’intéresser qu’à sa part d’universel en privilégiant notamment la mise en jeu de schémas fondés sur des oppositions binaires (gens du Nord/gens du Sud, pays en guerre/pays en paix, riches/pauvres, exclus/inclus, travailleurs/oisifs) ? Ou doit-on plutôt y voir un phénomène engendré par l’adoption d’une posture d’auteure qui parle en son nom, sans généralisation, non pas de ce que serait la réalité de la condition humaine dans tel ou tel contexte (Beyrouth, Bruxelles, une ancienne cité minière, le chômage, l’économie néolibérale), mais de ce que produit en elle, femme de Montréal, ce qu’elle en perçoit, aussi futile et anodin cela puisse-t-il paraître ? Cette posture subjective, discrète, à la fragilité assumée, semble conférer à l’oeuvre une puissance de résonnance, une propension à susciter l’expression d’autres histoires, d’autres identités, et une capacité formelle à les accueillir dans un rapport de coexistence sans pour autant se perdre ni disparaître.