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Dans le cadre d’une réflexion sur les pratiques dramaturgiques québécoises des dernières décennies, le « cas Ducharme » mérite que l’on s’y arrête. Le marquis qui perdit constitue, avec trois autres pièces davantage connues (dans l’ordre, Le Cid maghané, Ines Pérée et Inat Tendu, créées en 1968, et HA ha !..., jouée en 1978), ce qu’il est convenu d’appeler le théâtre ducharmien, soit une dramaturgie particulièrement limitée et furtive, puisque les quatre pièces ont été écrites en l’espace de quatorze ans. Situation paradoxale s’il en est : l’un des plus célèbres romanciers québécois est aussi un dramaturge moins connu, surtout lorsqu’il s’agit de ses deux premiers textes parodiques que sont Le Cid maghané et Le marquis qui perdit, les deux autres textes, Ines Pérée et Inat Tendu et HA ha !... figurant aujourd’hui parmi les « classiques » du théâtre québécois.

Montée pour la première fois en janvier 1970[1], au Théâtre du Nouveau-Monde à Montréal, dans une mise en scène d’André Brassard, Le marquis qui perdit reçoit, comme lors de sa création le Cid ducharmien, un accueil pour le moins réservé. Le texte est alors jugé trop potache par la critique : on a reproché à l’écrivain les efforts que demandait ce texte « difficile à mettre en scène » (Allègre, 1970) parce que trop littéraire — c’est là le même défaut que l’on a reproché au Cid maghané. En effet, pour ne citer que cet exemple, de multiples jeux de mots ne rendent rien dès lors qu’ils sont proférés par les comédiens, car ils ne sont perceptibles qu’à la lecture. Cette réception mitigée pourrait d’ailleurs être à l’origine du refus de publication de la part de Ducharme qui reniera ce deuxième texte parodique – qui n’a par ailleurs jamais été rejoué à ma connaissance –, contrairement à ses deux dernières pièces, Ines Pérée et Inat Tendu et HA ha !... qui seront, elles, publiées et maintes fois jouées sur la scène théâtrale québécoise.

Le marquis qui perdit s’apparente à une revisite de l’Histoire du Canada français d’avant la Conquête britannique et, plus précisément, de la « fin de la domination française ». En revenant aux origines, au temps de la « blessure originelle » (Caccia, 1986 : 45), Ducharme entend avant tout « maghaner » — pour reprendre le régionalisme de l’intitulé du Cid ducharmien, lequel signifie « détériorer », « maltraiter » — une histoire éminemment connue. Car cette revisite passe par une subversion particulièrement marquée des faits historiques, le tout sur un mode parodique des plus appuyés; prenant à contre-chant[2] le respect qui caractérise traditionnellement l’Histoire et ses grandes dates, Ducharme pose ici un acte des plus désinvoltes en revenant sur un moment sensible de l’histoire de son pays. On s’attardera ainsi sur la représentation iconoclaste de l’Autre et du Même qu’offre cette pièce, ainsi que sur les rapports interculturels dont elle redessine les contours. Car c’est bien l’« américanité » du Québec, et la spécificité de la double appartenance culturelle de la province, à la fois nord-américaine et européenne, que Ducharme semble questionner avec ce texte dramatique qu’il convient d’ailleurs de situer dans un contexte où l’on s’interroge justement sur la singularité de la « québécitude » ou « quéhébétude » (Ducharme, 1973 : 104), pour reprendre un néologisme de Mille Milles, le narrateur du Nez qui voque. Rappelons que nous sommes dans les prolongements de la « Révolution tranquille » et que la question identitaire est au coeur des enjeux non seulement politiques et sociaux, mais aussi culturels. Des néologismes au suffixe en « -ité » ou « -itude » ont alors le vent en poupe et sont utilisés pour permettre de circonscrire des réalités complexes relatives à l’identité culturelle.

La dramaturgie se fait ici crépusculaire puisque centrée sur cette période de rupture, cet entre-deux que représente la période privilégiée dans ce texte (la fin du Régime français au Canada et le début du Régime britannique), ce que vient d’ailleurs rappeler le titre de la pièce. Il est en effet particulièrement significatif que Ducharme, dans un jeu d’allitérations et d’assonances somme toute assez léger (« Le marquis qui perdit »), choisisse l’antonomase (« Le marquis » pour Montcalm) et surtout la périphrase (« qui perdit ») pour annoncer le ton de la pièce. Le titre glisse ainsi volontiers vers le commentaire métatextuel sur la fable puisqu’il l’inscrit dans une veine téléologique, l’issue, tant de la pièce que de l’Histoire elle-même, étant offerte d’avance au lecteur/spectateur dans l’espace paratextuel.

Il est également intéressant de remarquer, pour rester dans le seul paratexte, que le syntagme « domination française » du sous-titre oriente la lecture (ou le spectacle); en effet, le choix d’un tel substantif pose les termes d’un rapport apparemment conflictuel, à tout le moins problématique, à la présence française de la période historique représentée, tant il s’agit bien là d’une représentation, nouvelle — parce qu’elle présente à nouveau — et orientée. On verra ainsi dans quelle mesure le rapport à une altérité (française) est présenté et mis en scène par cette (re)visite en dix-neuf tableaux de l’Histoire du Canada, puisque cette mise à distance de l’Autre se fait explicite. En partant du postulat selon lequel on retrouve dans cette pièce bien des manifestations d’un rapport conflictuel à l’Autre (qu’il soit Canadien ou Français), il s’agira de montrer que les enjeux de l’écriture de Ducharme débordent la seule bipolarité culturelle, pour souligner que ce qui est finalement en jeu ici — et dans tous les sens de ce terme, qu’il s’agisse du jeu théâtral, du ludisme de la parodie et de l’autoparodie, comme de l’enjeu latent de la pièce — n’est pas tant la fin d’une histoire conflictuelle entre deux cultures qu’une lecture critique de l’Histoire, dans tout ce qu’elle peut comporter d’officiel, d’institutionnel et de sclérosant.

Pour une linguistique des rapports interculturels

La pièce semble construite sur un modèle binaire, et tout se passe comme si elle ne pouvait être lue que sous le paradigme de la dualité, qui paraît être d’abord une question de mots. Le dialogue théâtral justifie cette prégnance de la langue puisque le personnage de théâtre n’est que le « sujet d’un discours » (Ubersfeld, 1988 : 116). Chez Ducharme, cette langue repose sur une série d’antithèses et d’oppositions mises en rapport les unes avec les autres : d’un extrême à un autre, du français châtié au « canayen », les niveaux de langue s’entremêlent pour faire de cette pièce une véritable cacophonie. La langue vulgaire, orale et presque uniquement phonétique (essentiellement celle du personnage de Rigaud) apparaît ainsi mise en contraste avec la langue littéraire, poétique et éminemment soutenue (celle de Montcalm), en accord avec l’a priori réciproque qui frappe les deux cultures : pour le Québécois, la langue française est certes correcte, mais volontiers ampoulée et suspectée de beau style, et, a contrario, pour le Français, la langue québécoise, largement dénaturée par les anglicismes, rejoint l’oralité familière et populaire. L’effet de contraste entre les deux niveaux de langue — les variétés régionales de la langue québécoise s’avèrent autant de traces d’une « américanité » de la langue française — est ainsi ménagé de telle sorte que l’opposition entre deux mondes et deux cultures paraît évidente, d’autant plus lorsque l’un des protagonistes décide de singer le registre langagier de l’autre, le mettant ainsi à distance. Rigaud, dans le deuxième tableau de la pièce, se mettra à la hauteur du Français (Montcalm), comme en témoigne le « “enchanté” » (Ducharme, 1970 : 10), placé entre guillemets, comme pour montrer l’effort de distinction de Rigaud pour « faire français » et se faire comprendre.

Mais la langue participe essentiellement de la dualité en ce qu’elle sert le conflit : les représentations interculturelles, marquées au sceau de la relation oppositionnelle, sont ainsi l’objet de duels, de joutes verbales. Dans un conflit avant tout langagier, Rigaud et Montcalm, les deux figures antithétiques de la pièce, s’affrontent quant à la bataille d’Oswégo : Rigaud devient prolixe tandis que Montcalm s’occupe à jouer sur les mots et les effets. Montcalm propose ainsi le récit de la bataille, mais d’une bataille aux contours imprécis, où seuls les effets sur l’auditoire semblent primer : on note, dans cette hypotypose, l’utilisation d’un présent de narration à valeur poétique, qui confère à l’élément convoqué une actualisation et une puissance évocatrice : « … Les canailles m’ont vu. Les canailles me voient. / La peur les fait trembler. » (Ducharme, 1970 : 11; souligné dans le texte). Rigaud, quant à lui, et dans une langue tout orale, démonte les effets produits par le discours emphatique de Montcalm en invalidant le bien-fondé et la cohérence de ses propos : il propose ainsi un rapport certes moins structuré, mais non moins révélateur du versant officieux de la réalité de la bataille, la victoire tenant d’après lui au hasard et certainement moins aux Français qu’aux Canadiens. Ce discours du Canadien offre également une représentation du Français peu élogieuse, le montrant à la fois lâche, précieux et mauvais soldat : les Français envoient les Canadiens se battre pour eux parce que l’étoffe de leurs « costum’s » (Ducharme, 1970 : 11) – et non leurs uniformes – ne saurait flotter, et ils ne savent même pas reconnaître un des leurs...

L’altérité se fonde donc ici, et d’entrée de jeu, sur l’opposition. Cette mise à distance de l’Autre, du Français en l’occurrence, se retrouve dans le discours du même Rigaud, qui va jusqu’à faire le lien – péjoratif – entre la langue française et la déformation physique du visage qu’elle entraîne : en désignant explicitement Montcalm, Rigaud déclarera que « C’é rienqu’bon pour parler avec la bouch’en cul d’poule ! » (Ducharme, 1970 : 72). Le rapprochement entre langue et identité est d’ailleurs mis en valeur par une réplique – savoureuse – de Vaudreuil, qui, répondant aux avances d’une femme tentant de le manipuler (il s’agit de Pénissault), se définira par la négative, dénonçant l’association douteuse qui rapproche le pays (la France) de sa langue (le français) : « Je ne suis pas poète, moi, je suis canadien ! » (Ducharme, 1970 : 41). Cet effet de contraste entre les deux niveaux de langue se voit néanmoins perturbé par les femmes qui jouent de tous les registres de la langue pour arriver à leurs fins, c’est-à-dire la fin de la guerre avec les Anglais et le retour en France qui en découle : ainsi, dans un même discours, la langue peut osciller entre la correction la plus soignée et l’oralité la plus relâchée. C’est le cas de Péan qui, s’adressant à son amant Bigot, le met à la porte de chez lui : la réplique « Ite missa est ! Je ne peux plus te voir !!! Sacre ton camp ! » (Ducharme, 1970 : 44) mêle ici un latin tiré de la messe, un français correct, et ce que l’on pourrait aujourd’hui appeler, non sans quelque anachronisme, un « québécisme ».

Duos-duels en scène

À y regarder de plus près, la dualité régit à bien des égards la structure même de la pièce. L’altérité oppositionnelle – voire polémique – mise en scène ici est d’autant plus remarquable que du modèle actantiel à la fable, et jusqu’à la structure dramatique, tout se passe comme si le double constituait la clé de voûte de l’écriture de Ducharme dans cette pièce. Le modèle actantiel[3], assez simple, met ainsi en opposition un sujet (Montcalm), un objet (la guerre contre les Anglais et surtout la possession du Canada), un opposant (Vaudreuil) et un adjuvant (Lévis), les figures féminines se faisant tantôt adjuvant (dans le conflit contre Vaudreuil), tantôt opposant (à la guerre). À cette dualité déjà présente dans la fable s’ajoute une autre manifestation du double puisque chacun des personnages de la pièce est presque toujours présenté dans son rapport avec un autre, en comparaison avec un autre ou avec un groupe de personnages : dès la liste des personnages en effet, cette omniprésence du double paraît notable. Dans un jeu d’oppositions et de rapprochements, les personnages apparaissent ainsi tantôt en couples – plus ou moins officiels d’ailleurs (Marie-Louise/Vaudreuil, Péan/Bigot, Pénissault/Lévis, Beaubassin/Montcalm) –, tantôt en opposition. On note d’ailleurs la bipartition sexuelle qui place les femmes après les hommes et, d’une manière relativement sexiste, présente les femmes uniquement dans leur relation aux hommes (« épouse de… », « maîtresse de… », « favorite de… », etc. (Ducharme, 1970 : I).

Cette symétrie entre également en ligne de compte en ce que les personnages fonctionnent surtout en couples, et qu’à ces couples sont généralement associées des idées : des femmes aux hommes, du matriarcat à la misogynie, du dominant au dominé, du Canadien au Français, autant de couples antithétiques mis en parallèle dans un jeu spéculaire des plus riches. Ainsi, en regard de la misogynie apparente de Montcalm, qui s’adressera par exemple à Marie-Louise en ces termes :

Tu es une obstineuse, une maîtresse en gueule;
Tu n’es rien que cela et tu n’es pas la seule.
J’en ai connu des cents, des femmes comme toi.
Le genre énergumène est, plus que tu ne crois,
Répandu, populaire, affirmé, féminin[4]

Ducharme, 1970 : 81

est placée, dans un jeu de miroirs, la figure matriarcale de cette même Marie-Louise qui, possédant les caractéristiques de la mère-femme « forte et ambitieuse », unissant « la règle de l’institutrice et la matraque du policier », apparaît davantage comme une « structure sociale » (Mailhot, 1970 : 152) que comme une femme à proprement parler.

Le rapport conflictuel entre les personnages, selon qu’ils sont Français ou Canadiens, met également en parallèle certains couples : de la relation Péan/Bigot[5] à la relation Vaudreuil/Marie-Louise[6] — les relations les plus significatives à ce sujet —, l’homme y apparaît toujours en position de faiblesse, soumis aux caprices féminins sur lesquels il ne semble avoir aucun ascendant. Cette opposition entre deux langues, deux réalités, en somme, deux mondes, est également à trouver dans le discours antithétique de Péan, la « leader des “belles” », qui entend mener le mouvement féminin[7], et qui fonde son argumentation sur une série d’oppositions symétriques entre la France et le Canada : à l’« incivilité des Canadiens » (Ducharme, 1970 : 7) est préférée l’élégance française, à la « mélasse » canadienne le « homard » français, à l’étoffe rugueuse, la « soie », et ainsi de suite[8]… La dualité touche enfin une dernière catégorie textuelle de la pièce, l’objet[9] : souvent associé à un personnage en particulier, chaque objet possède une réelle valeur identitaire puisque sa mention en didascalie vient annoncer, avant même l’acte de parole, quel personnage va parler. Lévis apparaît toujours sur scène avec des drapeaux qu’il ne cesse d’enflammer; Montcalm (le lâche) sort une épée qui s’avère de plus en plus ébréchée à chaque fois qu’il dégaine; Bigot, le « prévaricateur », ne sort jamais sans son « vaporisateur » de parfum, Rigaud, le « canayen », jamais sans sa bouteille; Vaudreuil est le plus souvent en train de grignoter; Marie-Louise est annoncée par une « sonnette agressive », etc.

De l’Autre au Même

La dualité ne saurait toutefois toucher que la facture de la pièce; cette présence du double affecte jusqu’à la lecture même du Marquis qui perdit et de son discours, car, comme le rappelle Anne Ubersfeld, le théâtre est le lieu de la « double énonciation » (Ubersfeld, 1988 : 134) et, dans le discours du personnage, se lit en filigrane un autre discours, celui du « je » écrivant. Un deuxième niveau de lecture mérite donc d’être dégagé, qui laisserait entrevoir une prise de position auctoriale. Ainsi, aucune norme, qu’elle soit langagière, culturelle ou idéologique, ne semble prévaloir sur une autre : les deux réalités conflictuelles présentées, la canadienne et la française, offrent en effet toutes deux leur lot de clichés et de limites, ce que vient rappeler le traitement subversif dont elles font chacune l’objet. Dans une volonté ludique affichée, l’auteur vient par là ridiculiser les deux systèmes (de langue, de culture, d’idéologie) reposant chacun sur des formes figées, des a priori et des conceptions toutes faites. C’est ainsi que, dans un jeu prenant à rebours un cliché contemporain, Montcalm, que vient d’embrasser « goulûment » Beaubassin (comme le précise la didascalie), s’étonne de l’aspect « baveux » du baiser qu’il vient de recevoir : « Dans les baisers, ici, la bave, c’est inclus ? » (Ducharme, 1970 : 22), interrogeant ainsi le cliché du french kiss, dans lequel la « bave » est effectivement incluse. La parodie touche ainsi autant le Canada que la France : si, aux yeux de Pénissault (née au Canada), le Canada n’est que l’« étable » de la France, qu’un pays de « cochons », la France n’a pas le fin mot de l’histoire pour autant puisque, dans un jeu savoureux sur la polysémie du verbe « empirer », pour elle, « ce que fait la France ici s’appelle empirer et non construire un empire » (Ducharme, 1970 : 31). Si le Français est arrogant et fier, le Canadien, lui, n’en demeure pas moins un grossier personnage qui n’hésite jamais à profiter de la situation pour pincer les fesses de ces dames.

La parodie, arme utilisée essentiellement contre la France, paraît avoir d’autant plus d’impact qu’elle est mise en rapport, dans un jeu spéculaire, avec une autoparodie des plus cinglantes. L’attitude désinvolte à l’égard de la France, le rejet de la langue et des manières françaises sont également une façon de faire référence au contexte de Ducharme, celui du Québec de la fin des années 1960, contexte dans lequel on tente d’invalider le recours à la France et aux modèles français. On pourrait ainsi lire en filigrane de ce recours à la France sur le mode parodique une autre parodie, celle de ce Québec qui, à la recherche d’une « québécité », en vient à refuser son héritage, sans pouvoir toutefois empêcher les clichés et les représentations figées qui sont par ailleurs dénoncés et rejetés. L’entreprise de liquidation ducharmienne s’en prend donc tant à la France et à son « francocentrisme » qu’à la politique identitaire alors en vogue de la « québécitude » qui prône, entre autres constantes, le joual comme langue littéraire et s’applique à mettre en lumière leurs conventions respectives et leur égal arbitraire. À force d’exhiber le parodié, c’est-à-dire le Français (dans toutes ses réactions impulsives, son goût pour les beaux mots, son inconsistance), le parodiant se donne lui-même en spectacle et amorce sa propre dérision : le Canadien apparaît ainsi comme un personnage épais – dans toutes les acceptions de ce terme –, buveur et coureur de jupons, ou bien soumis à un matriarcat si puissant qu’il fait piètre figure, simple pantin désarticulé et fragile.

Bien souvent dans la pièce, en effet, la parodie de l’Autre se voit relativisée par une parodie du Même, une autoparodie. Ducharme pose ainsi sur son propre pays un regard critique éminemment subversif : le Canada catholique et pieux de la fable fera autant l’objet de la parodie que la France de Louis XV, si l’on en croit les représentations particulièrement dysphoriques des sociétés qu’offre la pièce. Dans cette société de faux-semblants où seuls le jeu et l’intérêt personnel semblent primer, et où même les plus authentiquement canadiens sont lâches et antipatriotiques — Rigaud fera, comme Pénissault et Vaudreuil, ses valises en laissant un pays en ruines —, il n’y a ni gagnant ni perdant, ni gentil ni méchant. À rebours d’une conception manichéenne, Ducharme nous offre plutôt à voir une représentation interculturelle iconoclaste, le soupçon semblant peser autant sur l’Autre que sur le Même. Ce texte dramatique apparaît ainsi non pas tant comme une diatribe antifrançaise ou procanadienne que comme la satire de ces deux cultures qui ont fait entrer en ligne de compte un troisième paradigme culturel, l’anglais.

L’envers du décor : héros « maghanés »

Ainsi la parodie sert-elle un enjeu dépassant la seule farce vaudevillesque en s’attachant, bien plus qu’à une simple dénonciation sur le mode comique des tares françaises, à retourner aux origines mêmes de l’Histoire du Canada. En filigrane, le ton se fait donc plus sérieux, et l’enjeu de la parodie semble aller au-delà de la simple peinture d’époque — on rappellera ici le choix du tableau comme découpage scénique. Malgré une fidélité indéniable à l’égard de l’onomastique, de la toponymie jusqu’à la datation des batailles – fidélité qui témoigne d’une lecture particulièrement documentée et minutieuse de la part du dramaturge –, certains détails de l’Histoire sont délibérément occultés dans la réécriture ducharmienne. L’auteur fait ainsi mourir Montcalm quatre jours avant la date attestée — Montcalm est mort le 17 septembre 1759, non le 13[10] —, le fait « octogénaire » alors qu’il est censé n’être âgé que de quarante-sept ans en 1759 ; Lévis, qui paraît être le personnage le plus âgé, sénile et hystérique, doit être, si l’on en croit sa biographie, plus jeune que Montcalm. Selon une association d’idées des plus théâtrales, la vieillesse semble être un prétexte pour mieux montrer encore l’aspect mortifère et suranné que donne l’Histoire à ces hommes. Enfermés dans des livres, dans des représentations schématiques ou encore dans des querelles d’historiens — à savoir lequel des deux, de Montcalm ou Vaudreuil, s’est montré le plus héroïque —, ces personnages historiques sont soit oubliés, soit placés sur un piédestal et idéalisés. Ce dont Ducharme semble vouloir nous faire prendre conscience en choisissant de ne prendre parti ni pour Montcalm ni pour Vaudreuil, c’est bien que la lecture a posteriori de l’histoire n’est jamais qu’une lecture subjective, orientée par les siècles, les idéologies, mais aussi par les modes, et toujours partielle – et partiale.

Cette déshéroïsation[11] de Montcalm, qui passe également par un « maghanage » généalogique — à en croire la présentation burlesque du lignage de Montcalm, dans laquelle « Charles VII » rime avec « débarbouillette » et « toilette » (Ducharme, 1970 : 2) — et par le ridicule jeté sur sa contribution militaire — Montcalm est toujours absent du champ de bataille —, serait dès lors à lire moins comme un pamphlet anti-français que comme la manifestation iconoclaste d’un point de vue historique refusant de lire un souvenir peu glorieux sous les paradigmes du pathos. Réjean Ducharme s’en prend ainsi dans cette pièce au caractère écrasant et séculaire d’une société hantée par les grands noms, qu’ils soient historiques ou littéraires[12], et, s’il ne rejette pas forcément les faits historiques en tant que tels, il refuse néanmoins de les ériger en références incontournables. Dans Le marquis qui perdit, Ducharme ne refait pas l’Histoire, il la banalise, il la dépoussière en la privant de son caractère canonisant, il la décontextualise, l’« anecdotise » en en proposant une vision moins policée, mettant sur un même pied le haut fait et le fait divers.

Par ailleurs, le choix de la structure en tableaux est tout à fait révélateur de cette volonté de dédramatiser l’Histoire, en ce que le dramaturge ne se focalise plus sur une crise, mais choisit plutôt de décomposer une durée en proposant des fragments d’un temps discontinu. L’accent est mis non plus sur l’action ou sur le long développement, mais sur les ruptures mêmes de l’action, sur les marges des grandes lignes historiques, sur le quotidien d’une époque. En réalité, ce que Ducharme récuse en filigrane de ce réinvestissement de sa propre Histoire, c’est le paradoxe d’une identité qui, en 1970, se veut libérée de tout héritage et de toute filiation d’origine européenne et qui revendique son « américanité », mais qui ne peut s’empêcher de mentionner une origine idéalisée, une sorte d’âge d’or correspondant à la période d’avant la Conquête et donc à la « domination française ».

Ce qui est ici montré du doigt, c’est donc bien à la fois le recours inéluctable à la France, à ce « cousin éloigné[13] » — recours qui est à l’origine de l’idéologie de la survivance[14] —, et le désir d’émancipation identitaire et culturelle qui implique nécessairement un refus de la dépendance et de la référentialité. Loin de contribuer à les édifier, la satire théâtrale qui est ici en jeu les re-présente, les présente à nouveau, mais sous des traits plus humains, presque trop humains, allant à l’encontre de l’imaginaire qui entoure traditionnellement ces figures historiques. Les grands noms de l’Histoire peuvent bien être caricaturés, puisque le seul intérêt de leur mise en scène et de leur re-présentation, contraire à celle des manuels et d’une prétendue vérité historique, réside justement dans le fait qu’ils sont dépoussiérés, ramenés à la vie par le seul pouvoir des mots. La théâtralisation, si elle peut paraître de prime abord artificielle et grossissante, permet pourtant à l’auteur d’incarner ces patronymes, de les faire revivre par les mots. Elle permet également, on l’a vu, de poser la question de l’« américanité » d’une communauté francophone dans ses rapports – complexes – avec un passé de soumission, de « domination ».

En définitive, c’est peut-être l’outrance de l’approche de cette question encore trop brûlante qui fut reprochée au dramaturge : l’outrance du propos, la caricature, en somme le « comique [...] trop appuyé » (Mailhot, 1970 : 154) de la satire peuvent expliquer le relatif échec de ce texte au moment de sa création, et ces critiques ont probablement nourri le déni de paternité de la part du dramaturge qui en refusera la publication. Comme pour Le Cid maghané, qui s’inscrit également dans un registre parodique des plus appuyés du texte cornélien, où comique et cynisme se mêlent aussi volontiers, et que Ducharme ne souhaitera pas publier non plus, c’est la boursouflure et l’excès qui seront reprochés à l’auteur que l’on a encensé par ailleurs pour ses créations dramatiques plus originales, et peut-être plus « ducharmiennes » dans leurs sujets, dans tous les sens du terme, que l’on songe aux enfants ducharmiens d’Ines Pérée et Inat Tendu ou aux couples bohèmes et cruels de HA ha !... C’est d’ailleurs avec Le marquis qui perdit que s’est achevée la veine parodique de la dramaturgie de Ducharme que son Cid maghané avait inaugurée.