Corps de l’article

Au théâtre de l’opprimé, avec la notion de « spectacteur » développée par Augusto Boal dans les années 1960, le public ne contemple plus passivement. Qu’il entre en jeu pour changer le cours de la représentation ou qu’il se laisse atteindre de manière cathartique, son regard est dorénavant actif. Au Playback Theatre, une autre forme de théâtre d’intervention créée par Jonathan Fox en 1975, l’assemblée est prise à partie pour la construction même du récit. En effet, un membre du public est invité à partager son histoire et à faire la distribution des rôles parmi les comédiens de la troupe. Ceux-ci entreprennent ensuite la délicate tâche de rendre théâtralement le récit raconté par le protagoniste de telle sorte que la présentation s’adresse à ce dernier en particulier, et au public général présent. Ainsi, les acteurs, par leur reconstitution, posent un regard sur le récit et permettent au participant d’assister comme un témoin à sa propre histoire. En dramathérapie[1], Phil Jones (2007) utilise l’appellation « témoin actif » pour décrire la posture du spectateur, du patient et du thérapeute à la fois. Dans le processus thérapeutique, le patient est invité à se regarder lui-même et à témoigner de son expérience. Les membres du groupe de thérapie ainsi que le thérapeute l’observent, l’écoutent et l’accompagnent dans sa démarche – ils sont témoins privilégiés de son cheminement. De toute évidence, nous sommes en présence de formes de théâtre qui imposent au spectateur, quel qu’il soit, d’être engagé. C’est la posture et la dynamique d’engagement de ce type de spectateur que nous tenterons de mieux comprendre dans le présent article, c’est-à-dire que nous appréhenderons le témoin actif, celui qui regarde, écoute, interagit avec empathie et engagement. Plus précisément, nous nous intéresserons à ses multiples regards : le regard qu’il porte sur l’autre, le regard de l’autre porté sur lui et le regard personnel porté en lui. Cet article prendra la forme d’une analyse réflexive et inductive se fondant sur notre projet de recherche de maîtrise en dramathérapie, soit un processus « d’ethno-théâtre thérapie (ETT)[2] » ayant eu lieu dans une école secondaire de Montréal. Avec ce projet, des élèves en difficulté ont été invités à participer à une création collective théâtrale sur la perception qu’ils avaient d’eux-mêmes. Les regards posés furent donc : celui de la dramathérapeute sur ses participants, celui des membres du groupe entre eux ainsi que celui de chacun en lui-même. D’autres regards, externes, se sont ajoutés au fil du temps : celui d’une équipe de réalisation d’un documentaire, celui des publics lors des représentations, et finalement, celui des participants à nouveau sur eux-mêmes et sur le groupe lors du visionnement du documentaire. Afin de mieux comprendre le processus par lequel s’est développé l’ethno-théâtre thérapie, et ainsi pouvoir porter une attention plus particulière sur la notion de regard, nous définirons les grandes lignes du projet de recherche, la dramathérapie, et la méthode de création employée. Ensuite, nous examinerons le témoin actif dans une perspective dramathérapeutique avant d’en venir à l’analyse des regards superposés avec l’approche de l’ETT et la réalisation du documentaire sur le sujet.

Définitions et contexte

L’ethno-théâtre[3] thérapie (ETT) est une approche combinant la dramathérapie, l’ethnographie[4] et le théâtre. Il s’agit donc à la fois d’une forme thérapeutique, d’une méthode de recherche et d’un procédé de création. Au centre de la démarche se trouve le sujet, soit une communauté ou une culture d’appartenance marginalisée, autour duquel gravitent les processus de l’ethno-théâtre thérapie. La figure 1, Processus actifs en ethno-théâtre thérapie, résume les trois aspects de cette approche.

Figure 1

Processus actifs en Ethno-théâtre Thérapie

Processus actifs en Ethno-théâtre Thérapie

forme: 1961269n.jpg = Regards superposés

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Le projet d’ethno-théâtre thérapie auquel nous faisons référence dans cet article concerne sept élèves du secondaire âgés de 15 à 18 ans, tous reconnus comme ayant des difficultés d’adaptation en ce qui concerne le comportement et l’assiduité scolaire. L’expérience s’est déroulée sur une période de sept mois en 2011-2012 à l’école secondaire Jeanne-Mance à Montréal. Le groupe, engagé dans un processus de dramathérapie, a créé une pièce de théâtre intitulée Dans l’fond-là…. Cette création mettait en scène la perception que les participants avaient d’eux-mêmes en tant que jeunes en difficulté. Cela fut l’occasion pour eux de réfléchir sur qui ils sont, comment ils se perçoivent, comment ils reçoivent le regard que les autres portent sur eux. Ce fut aussi le lieu d’un apprentissage certain sur la potentialité d’attirer sur soi un regard nouveau.

Ces multiples regards sont ce que nous appelons « regards superposés ». Par là, nous suggérons que plusieurs points de vue nous informent sur notre unicité en tant que personnes interagissant avec le monde. L’expression fait donc référence à la fois à la capacité à se regarder soi-même, c’est-à-dire à faire preuve d’introspection ainsi qu’à poser son regard sur autrui et à supporter ou accepter le regard de l’autre. Cet autre, nous le comprenons tel que Levinas l’a présenté, c’est-à-dire comme étant la représentation de l’altérité, de ce qui est différent de soi (Calin et Sebbah, 2011), et ce, en tenant compte de l’importance de la perception subjective qui influence notre définition de l’autre. Le regard est donc toujours teinté par notre subjectivité qui, à son tour, est teintée par nos expériences de vie, nos valeurs et notre éducation.

La superposition des regards en thérapie contribue au développement de dynamiques de groupe potentiellement réparatrices sur le plan interpersonnel, mais aussi potentiellement menaçantes (Yalom et Leszcz, 2005; Corey, 2008). Pour un élève en difficulté d’adaptation, la relation à l’autre est un lieu incertain. La confiance en soi et en l’autre est fragile, ce qui a une incidence sur les relations interpersonnelles qui le sont tout autant. Le groupe de thérapie devient de ce fait un endroit de prédilection pour l’exploration et l’apprentissage à condition, bien sûr, que le cadre thérapeutique (règles, procédures et climat de confiance) soit clairement mis en place. Le processus de création thérapeutique en ethno-théâtre thérapie, par ses exercices d’écriture, d’improvisation, de partage et d’introspection, peut devenir un lieu privilégié d’apprivoisement des regards. Quel regard poser sur sa propre création et sur celle des autres? Comment recevoir le regard de l’autre sur soi et comment poser le nôtre sur autrui? Qu’en est-il du regard du thérapeute? Et finalement, quel sera celui du spectateur qui assistera à la représentation? Car, il faut le mentionner, en ETT, le cadre thérapeutique, c’est-à-dire l’espace sécurisant du groupe de thérapie et sa dynamique apprivoisée, est voué à être transgressé. Le participant doit se mesurer à un autre regard, celui du public. Il en sera question plus loin dans cet article.

Dans le cas de Dans l’fond-là…, une sorte de mise en abyme des regards a été créée par la production d’un documentaire. La réalisatrice Naomie Décarie-Daigneault et les membres de son équipe ont été présents à la plupart des rencontres de dramathérapie, ont effectué des entrevues individuelles avec certains volontaires, ont filmé les représentations finales ainsi que les périodes d’échanges qui suivaient. Exerçant son propre regard de documentariste, la réalisatrice a dû faire des choix quant au montage et créer une trame narrative solide et compréhensible. Tel que nous l’expliciterons plus loin, pour des raisons d’éthique de recherche et de thérapie, son regard de créatrice aura été soumis à celui des élèves participants et du nôtre avant que le documentaire puisse être présenté à autrui.

Le regard en groupe : soi et les autres

Tout processus de création collective commence d’abord par l’expérience du groupe initiateur du projet. Peu importe la méthode employée, si la création est collective, elle implique la concertation de plusieurs participants et nécessite de leur part une certaine dose de confiance et d’habileté à communiquer. En thérapie de groupe, le processus de transformation doit lui aussi passer par la dynamique créée entre les participants ainsi qu’avec le thérapeute. Dans un cas comme dans l’autre, pour qu’un climat de confiance existe, des règles et des procédures, agissant à la fois comme vecteurs et indicateurs de valeurs communes, doivent être élaborées, ou du moins comprises et acceptées par tous, afin de permettre une cohésion et une collaboration fructueuse au sein du groupe.

Dans le cas du spectacle Dans l’fond-là…, les élèves étaient invités à se représenter en scène, à théâtraliser leur perception d’eux-mêmes afin d’ouvrir le dialogue avec leurs pairs, leurs enseignants et leur famille. L’objectif était de donner un portrait juste de leur vérité, de leur compréhension, de leur regard sur eux-mêmes et sur ce qui les entoure. Le travail thérapeutique consiste donc en une direction du regard, parfois sur soi, parfois sur les autres. Pour les adolescents, le regard des pairs est important, il constitue en quelque sorte le gage d’une appartenance, d’une acceptabilité sociale. Le regard de l’adulte, en l’occurrence celui du thérapeute, peut être perçu comme critique, coercitif et contraignant. Il peut aussi être ou devenir un regard bienveillant, « validant » et rassurant. Dès lors, le rôle du thérapeute n’est pas simplement de chercher à ce que les regards soient tous positifs, mais plutôt d’accompagner les participants dans l’apprivoisement de ces regards, de les amener à les tolérer, voire à les intérioriser.

En dramathérapie, l’attention n’est pas seulement portée sur les dires des membres du groupe, mais aussi sur l’agir, la créativité et l’engagement par rapport au projet. Jones insiste sur le fait que « the therapeutic possibilities of witnessing others and being given the opportunity to be a witness to oneself are of equal importance[5] » (Jones, 2007 : 101). Il va plus loin en expliquant que lorsque le travail est dirigé par un dramathérapeute compétent, les participants sont des metteurs en scène les uns pour les autres, devenant ainsi des témoins actifs. Jones ajoute que les spectateurs, dans ce cas-ci les membres du groupe et le thérapeute, peuvent avoir plusieurs rôles, celui de soutien, de guide ou de participant potentiel à une mise en situation, ainsi que celui d’agent de confrontation. En effet, à partir du moment où le groupe est assez solide, une saine comparaison des regards posés peut avoir lieu et donner naissance à l’émergence de nouvelles compréhensions. Il importe que le thérapeute soit le guide, le regard extérieur permettant de juger si le fruit est mûr, si le temps est venu pour que les membres du groupe vivent des conflits « sécuritaires ». C’est-à-dire que la croisée des regards divergents, si elle est bien encadrée et si elle est faite au moment opportun, peut devenir le lieu d’apprentissages permettant au groupe de renforcer ses liens et sa confiance. Il importe, bien sûr, de connaître les dynamiques de groupe et de maîtriser les techniques de distanciation thérapeutique afin de mieux diriger ces échanges pour qu’ils ne soient pas nuisibles. Le soutien des membres du groupe permet aux participants de s’ouvrir, de jouer et même d’envisager de présenter certaines histoires troublantes à un public inconnu. En effet, la protection qu’offre le groupe, par le biais de l’identification, est puissante. Le jeune élève réalise qu’il n’est pas seul, qu’il a été entendu, vu, et même reconnu.

Plus encore, par différentes procédures de mise en perspective ou de mise à distance telles que la répétition et la représentation de sa propre vie par un personnage, par des outils et des moyens propres au théâtre et avec l’aide de techniques thérapeutiques de distanciation, les participants peuvent être témoins d’eux-mêmes sans pour autant se sentir envahis ou dépassés par ce qu’ils voient ou vivent. Expérimenter et se rendre compte de leur propre capacité à nommer et à expliciter leur perception de la vie est un moment charnière en thérapie. Le jeune en difficulté de comportement, laquelle est caractérisée par une grande impulsivité, apprend à prendre son temps. Il se regarde, réfléchit sur lui-même et apprend à intérioriser plutôt qu’à extérioriser. Il n’est plus seulement en réaction, et pour faire un lien avec la forme choisie du théâtre instrumentalisé, nous pouvons dire qu’il devient acteur, c’est-à-dire qu’il doit choisir ses actions afin de les mettre en scène (Emunah, 1995). De fait, il doit réfléchir et se questionner sur la représentation qu’il veut donner de lui-même, et ainsi faire des choix.

Le regard en représentation : soi et le public

Nous croyons fermement que cette confrontation au regard de l’autre est d’une grande potentialité thérapeutique et c’est pourquoi en ethno-théâtre thérapie, l’objectif final est toujours de présenter la création devant un public. Tel que l’indique Emunah, « the therapeutic impact of performance is different from, and often greater than, process-oriented drama therapy[6] » (Emunah, 1994 : 251). En effet, les réverbérations thérapeutiques de la représentation devant public peuvent avoir un grand impact sur l’image de soi des participants (Emunah et Johnson, 1983). Toutefois, il ne faut pas nier l’existence d’un risque. Si la possibilité que cet impact soit positif existe pour le participant, le contraire est tout aussi possible.

Sajnani (2010) met en garde contre le risque de marginaliser davantage les participants en creusant le fossé entre le « nous » et le « eux », c’est-à-dire entre les comédiens et le public. Dans le cas qui nous intéresse, afin de déconstruire la représentation sociale de « l’élève en difficulté », les participants représentaient leurs perceptions de ce qu’est « un élève qui vit des difficultés », démontrant du même coup leur volonté de se réapproprier leur propre image, comme personne avant tout. Toutefois, la représentation de cette différence en scène peut comporter un certain risque, celui d’accentuer celle-ci en marquant une distinction entre les élèves et le public, présumé ne pas être en difficulté. Influencée par la notion de « spectacteur » de Boal, Sajnani insiste aussi sur la portée de la relation développée entre le spectateur et les acteurs. Elle souligne l’importance de tenir compte de la diversité des salles, des visions et des compréhensions sensibles et personnelles relatives aux représentations afin d’éviter le piège de l’homogénéisation de l’auditoire. Selon elle, le danger de concevoir le rôle du public comme étant de valider le travail des comédiens est de contraindre sa réponse. Sa réaction devient alors une seule et même voix qui étouffe potentiellement les tensions émergentes et les opinions divergentes sur les propos tenus dans la présentation. Sajnani milite donc en faveur d’un « public interactif » et d’un processus de rétroaction qui soit « transformateur ». Ainsi, dit-elle, le dialogue permet un échange sur la multiplicité des compréhensions et des vécus menant à de réelles prises de conscience de part et d’autre de la salle. En ethno-théâtre thérapie, la présentation théâtrale se fait devant un public-cible afin qu’une discussion post-présentation puisse avoir lieu et qu’un échange sur les propos évoqués dans la pièce puisse être significatif, tant pour les acteurs participants que pour les spectateurs. Les comédiens reçoivent une rétroaction, répondent aux questions, commentent leur expérience de manière à ce que leur voix transcende même le texte écrit. Le cas du spectacle Dans l’fond-là… n’a pas fait exception. Il a été présenté à deux publics distincts, quoique ciblés : celui de l’école et de ses intervenants, et celui de la famille, des amis et des membres de la communauté parascolaire. Lors de ces deux présentations, les élèves, quoiqu’ouverts à la critique et aux questionnements sur leurs choix théâtraux, étaient nécessairement dans une position de vulnérabilité. C’est-à-dire qu’à ce stade-ci du processus, ils avaient l’attention des autres sans pour autant en avoir le contrôle, puisqu’ils ne pouvaient en rien prévoir la réaction des spectateurs. L’importance de la relation au public devient alors évidente. Celui-ci connaît-il les jeunes? Est-il sensible à leur vécu? Plus encore, l’assistance sent-elle que ses réactions variées peuvent être reçues? C’est à ce moment que la force et la sécurité développées au sein du groupe de thérapie deviennent le filet nécessaire à la prise de risque qu’est l’exposition aux regards des publics. Ne reste qu’à espérer que le processus d’identification ou de différenciation vécu par les spectateurs durant la pièce permette un dialogue authentique et honnête, où la multiplicité des voix peut être entendue sans porter atteinte à l’estime de l’acteur participant qui s’est investi et qui a livré une partie de lui-même en scène.

Discussion post-présentation avec le public de la pièce Dans l’fond-là… (2012)

Discussion post-présentation avec le public de la pièce Dans l’fond-là… (2012)
Photographie de Louis Lavoie-Isebaert.

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En effet, nul n’est à l’abri lors de la discussion post-présentation et les réactions du public comportent parfois plusieurs couches de sens. Un jeune Haïtien ayant assisté à la représentation devant l’école s’est rendu au micro pour poser une question au sujet d’une scène de violence parentale, jouée par deux comédiens interprétant la mère et le fils, tous deux aussi d’origine haïtienne. Il demanda : « C’est vrai que ta mère te tape?… T’inquiète, moi aussi », soufflant du même coup sa surprise de ne pas être le seul à vivre cette situation et son désir de le partager avec les acteurs. Il ajouta ensuite : « Oui, je dis pas ça contre toi, je dis ça pour le monde qui [va] croire qu’on est violent ». Ce deuxième commentaire traduit toutefois une possible ambivalence ressentie par le jeune spectateur. Il s’était reconnu dans la scène, certes, mais il se questionnait peut-être sur le message que cela véhiculait sur sa communauté culturelle. La réponse du comédien se voulut rassurante et « normalisante » : « Mais yo, c’est pas mal là. C’est juste une question de culture là, pour t’élever correctement, pour pas que tu sois croche. C’est normal ». Lors de la présentation devant les parents, une autre élève prit la parole pour partager son point de vue : « Alors ben moi, je sais que je suis petite, mais je suis au secondaire et je vois à tous les jours des gens qui sont dans des états comme vous. Et j’aimerais vous remercier, car vous êtes les yeux et la voix des élèves comme nous ». Ainsi, elle nommait à la fois la différence d’« état » entre eux et elle et son identification à eux comme « élève ». Ici, le danger de marginaliser davantage les comédiens fut contrecarré par la reconnaissance d’un élément de similitude.

À la suite de la présentation, les regards posés sur ces adolescents dans leur milieu ont également la chance de changer : ceux-ci ne sont plus seulement des jeunes capables de déranger en classe, de contrevenir à la loi et de gêner l’ordre établi. Ils sont aussi des élèves ayant pris la parole devant leur communauté, ayant ouvert le dialogue avec celle-ci en présentant ce qu’ils vivent, ce qu’ils perçoivent de leur réalité. Lors des rencontres de terminaison[7], les membres du groupe ont rapporté des commentaires reçus dans les jours qui ont suivi les représentations. Une participante a été surprise d’être interpellée par une amie du primaire à qui elle ne parlait plus depuis longtemps. Elle fut touchée de savoir que cette personne avait été émue par son monologue et avait le sentiment de mieux la connaître. Un autre jeune, davantage perçu comme un athlète dans l’école, fut applaudi pour son talent insoupçonné de comédien. Les enseignants avaient également pris le temps, dans leurs cours, de féliciter les élèves pour leur travail et de se dire impressionnés qu’ils soient allés jusqu’au bout de ce projet.

Ces regards différents eurent pour effet de surprendre positivement les élèves, mais aussi de mettre une nouvelle pression sur leurs épaules. Des réflexions sur les attentes de leur entourage firent partie des discussions lors du processus de terminaison. Maintenant qu’ils s’étaient montrés capables de mener à bien un projet d’envergure, attendrait-on d’eux qu’ils réussissent partout? Et si, malgré cet exploit, ils avaient toujours de la difficulté à aller en classe, à écouter et à remettre leurs travaux? En effet, la conséquence de la réussite et de la transformation qui peut s’opérer dans le regard de l’autre est à la fois excitante et terrifiante. Le risque est de croire qu’un évènement positif comme celui-ci puisse transformer de manière profonde et décisive un individu dans toutes les sphères de sa vie. Ce n’est pas toujours le cas. Comme le dit si bien Jeammet, il n’y a que le principal concerné qui puisse être à l’origine d’un tel changement :

Le plaisir et le succès sont toujours aléatoires et dépendent de la réponse des autres. Une réponse reste par contre toujours possible, « à portée de main » : la destructivité, dont l’auto-sabotage est la forme la plus accessible puisque, contrairement à l’hétéro-agressivité, elle concerne le sujet lui-même. Est-ce un choix pour autant? Non, mais c’est une contrainte à laquelle il est d’autant plus tentant de céder qu’elle peut apparaître comme un choix dans la mesure où elle sort le sujet de son impuissance, lui redonne un rôle actif et lui apporte un soulagement. Plutôt s’infliger soi-même ce que l’on craint de subir que de se le voir imposer par autrui

Jeammet, 2014 : 80

Il serait donc plus juste de considérer que cette étape, ce pas en avant, a entrouvert la possibilité de succès futurs chez les élèves, selon leur motivation et l’effort qu’ils y mettent.

Le regard en différé : soi et la caméra

Une particularité de l’expérience d’ethno-théâtre thérapie dont nous faisons état fut qu’elle soit suivie par une équipe documentaire tout au long de son déroulement. Sur sept mois de rencontres hebdomadaires – de la préparation à la représentation ainsi que lors de la terminaison –, celle-ci a recueilli près de soixante heures de bande vidéo. L’entente prise entre la chercheure-dramathérapeute et la réalisatrice fut que le documentaire soit une oeuvre permettant de garder des traces du travail effectué et de donner un portrait du processus d’ethno-théâtre thérapie. Nous voulions aussi que le produit ne soit pas dépendant du projet de recherche ni qu’il soit exclusivement didactique. En d’autres termes, nous souhaitions que le documentaire puisse se visionner sans l’appui ou l’explication de la démarche d’ETT et qu’il ne soit pas seulement un outil de diffusion des résultats de recherche, mais un objet d’art qui puisse se satisfaire à lui-même. L’indépendance et la souveraineté du regard de la réalisatrice, et de son équipe, faisaient aussi partie des conditions bien que la protection thérapeutique des sujets et l’éthique de recherche soient au-dessus de toutes considérations. En effet, fidèles au processus de création ethno-théâtrale, les participants devaient valider le produit avant qu’il puisse être diffusé, puisqu’il s’agissait de leur vie. Il est à noter que, bien que la pièce de théâtre fût écrite par les élèves et qu’ils aient pu déterminer ce qui serait gardé des échanges confidentiels relatifs aux séances de thérapie, le documentaire montrait des extraits de ces mêmes séances. Il importait donc que les membres soient à l’aise avec les choix de la réalisatrice.

La présence de cette équipe lors de nos rencontres fut de ce fait un autre regard posé. Un regard silencieux, certes, mais une présence tout de même. Aux yeux des participants, bien qu’il n’y ait pas eu d’interactions directes avec la caméra, l’équipe du documentaire faisait partie du groupe. Les remerciements des élèves à la fin des représentations en témoignent. Pour eux, cette attention étrangère, cet oeil guettant leurs moindres gestes, représentait à la fois le monde extérieur, celui qui regarde et dont on ne sait ce qu’il pense, mais aussi la possibilité que cet extérieur veuille les écouter, savoir qui ils sont et s’intéresse à eux. Certains élèves ont même accepté de participer à des entrevues directes avec la réalisatrice afin de parler plus en détails de leur vécu. Hors du cadre thérapeutique, une relation distincte s’est créée avec l’équipe de tournage. Il s’agissait d’un autre accès à l’écoute, au regard qui s’intéresse, au porte-voix qu’ils ont rarement eu pour se livrer sans tambour ni trompette – être eux, simplement.

Fait intéressant, le regard des documentaristes ne fut pas seulement vécu du point de vue des participants. Les membres de l’équipe se sont eux-mêmes questionnés sur leur position, leur droit de regard, leur rôle. Ils se sont qualifiés parfois de voyeurs, comme s’ils regardaient quelque chose de défendu, d’inaccessible. À l’occasion, le doute planait : devait-on continuer à tourner quand un jeune pleurait ou se fâchait? Avait-on le droit d’accéder à une telle vulnérabilité, de filmer sans intervenir, sans rassurer ou consoler, bref de seulement regarder? C’est également le choix d’inclure certaines de ces scènes qui inquiétait la réalisatrice et nous-même, dramathérapeute, lorsque nous avons montré une première version du documentaire aux élèves. Allaient-ils trouver que leur intimité avait été brimée, que ces images appartenaient au groupe seulement et ne devaient pas être vues du grand public? Toutefois, il semble que le processus thérapeutique – ayant permis aux participants de prendre conscience de leur vécu et de leurs réactions en groupe, ainsi que d’explorer la puissance évocatrice de la création théâtrale et de l’impact du partage de leurs voix avec le public – ait contribué à leur conviction que de dévoiler sa vulnérabilité pouvait être positif. C’est-à-dire que ces moments de doute, de tristesse et de confrontation faisaient maintenant partie d’eux, qu’ils pouvaient dorénavant se voir et se montrer ainsi sans craindre de perdre la face. Cette force intérieure, bâtie à travers leurs expériences de vie, soutenue et renforcée durant le processus thérapeutique et consolidée par le regard du groupe, du thérapeute et des membres du public, a permis à ces jeunes de reconnaître que leur identité et la représentation sociale qu’ils ont d’eux-mêmes ne passent pas par l’image de « gros bras », par les invectives, les actions destructrices, les comportements de défiance, ni par un désengagement ou par la fuite par rapport à l’autre. Ils ont pu constater, bien des mois après le projet d’ethno-théâtre thérapie, qu’ils avaient fait du chemin et que le regard qu’ils posaient aujourd’hui sur eux-mêmes était sans doute plus tolérant. Plus encore, ils comprenaient que les spectateurs du documentaire n’auraient que ces images pour se faire une idée d’eux. Ils saisissaient aussi que l’identification se fait plus aisément lorsqu’un accès direct à l’émotion et à l’histoire vraie est donné, et que cet accès à une autre dimension de la personne a une incidence sur la représentation sociale partagée par les membres d’une communauté extérieure au groupe de pratique.

En effet, le documentaire permet non seulement un regard différé des participants sur leur expérience, mais aussi un nouveau regard du public externe, qui n’est cette fois pas nécessairement composé des membres de la communauté d’appartenance et de pratique. Au moment d’écrire cet article, le film a été présenté au cours de conférences professionnelles et universitaires. Le public est donc principalement composé de chercheurs, d’étudiants et de praticiens du milieu de l’intervention. Lors de la conférence internationale de dramathérapie, tenue à Montréal en septembre 2013, certains participants de l’ETT ont accepté de venir à la projection, pour ensuite participer à l’échange avec les spectateurs. Ils ont ainsi démontré leur sentiment d’appartenance au projet et leur intérêt à s’ouvrir au regard d’un nouveau public, près de trois ans après la fin du processus de création de la pièce Dans l’fond-là…. Le regard en différé, proposé par le visionnement du documentaire deux ans plus tard, a donné la chance aux jeunes de s’interroger sur ce qui reste de ce cheminement pour eux. En rétrospective, est-ce que ce regard s’est modifié ou a évolué? Pour un participant, le constat était que l’expérience n’avait pas changé sa vie. Il reconnaissait toutefois que, lors de cette année, le processus de création et de thérapie, ainsi que l’affiliation au groupe, lui avaient permis de demeurer accroché et de passer au travers d’épreuves difficiles. Pour un autre, l’ethno-théâtre thérapie lui a ouvert les yeux sur son potentiel d’influence positive sur les autres. L’année suivant son implication à l’ETT, il a posé sa candidature pour la présidence de son école et même comme représentant étudiant à la commission scolaire. Pour lui, la prise de parole inhérente au projet, la reconnaissance dans le regard de l’autre, l’impact ressenti auprès de son entourage lui ont donné envie d’aller plus loin. Il ne se percevait plus seulement comme une victime au regard des autres. Il se voyait plutôt comme une personne ayant en main tous les outils pour se présenter tel qu’il s’identifiait dorénavant : un élève ayant une voix, quelque chose à exprimer et à apporter à ses pairs.

Vers un partage des savoirs

Le processus thérapeutique de groupe est le lieu de regards superposés : celui du thérapeute sur ses participants, celui des membres du groupe entre eux, ainsi que celui de chaque individu sur lui-même. La puissance de ces regards, c’est-à-dire leur impact et leur pouvoir transformateur, et l’importance de les reconnaître, d’admettre leur influence et de les apprivoiser, sont bien connues en thérapie (Emunah et Johnson, 1983; Jones, 2007; Sajnani, 2010). Pour des jeunes ayant un parcours semé d’échecs et de difficultés, nous devons faire le bilan des expériences passées, présentes et à venir. Il faut effectivement accepter que le degré de transformation et d’apprentissage réalisé lors de ce processus thérapeutique varie d’une personne à l’autre. Pour certains, cette expérience d’avoir survécu au regard de l’autre et d’avoir plongé le leur en eux-mêmes aura permis d’ajouter à leur bagage une réussite à laquelle ils pourront faire référence plus tard.

Ce processus d’intégration peut à la fois s’apparenter à la « phase de conceptualisation abstraite » du modèle d’apprentissage de David A. Kolb (1983) et à la perception de son « efficacité personnelle », notion explicitée notamment par Albert Bandura (2009) et développée sous le vocable d’« autodétermination » par Richard M. Ryan et Edward L. Deci (2008). La phase de conceptualisation abstraite fait référence aux leçons tirées d’expériences concrètes ayant permis de réfléchir sur soi, sur sa manière d’appréhender le monde, et sur la façon dont il sera possible de transférer ces nouveaux savoirs expérientiels dans le futur. Ensuite, la perception du sentiment d’efficacité personnelle et l’autodétermination renvoient aux fondements de la motivation humaine, c’est-à-dire que « la croyance en sa propre efficacité est une ressource personnelle fondamentale pour l’auto-développement, la réussite de l’adaptation et le changement » (Bandura, 2009 : 14). Dans tous les cas, l’expérience aura permis de semer un doute auprès des élèves impliqués. Celui de croire que, peut-être, dans un contexte où tout semble perdu d’avance, ils ont en eux ce qu’il faut pour affronter ces regards superposés qui renvoient parfois une image bien déformée de leurs habiletés réelles.

Nous croyons aussi qu’à l’adolescence, période marquée par la construction identitaire, la capacité de se raconter à soi et aux autres en trouvant un fil conducteur à son récit est primordiale. On parle ici de subjectivation, d’un processus actif par lequel l’élève se construit en prenant une distance pour déterminer ce qui le définit (Dumora et Boy, 2008) et faire sens de ses expériences en trouvant une continuité dans son histoire de vie (McLean, Breen et Fournier, 2010). Il doit donc se distancier et se positionner par rapport à son récit. Dans le cadre du projet d’ethno-théâtre thérapie présenté dans cet article, les participants devaient ainsi faire des choix sur la manière de se représenter et sur quel objet ou aspect diriger le regard du public. Celui-ci se ferait alors une idée de qui sont ces élèves, basée sur leur récit. L’expérience fut novatrice et riche en ce sens qu’elle a permis non seulement une exploration subjective de l’élève par rapport à lui-même, mais aussi une confrontation de cette conception aux regards extérieurs (ceux de la thérapeute, des membres du groupe et du public en tant que témoins actifs). Bien que dans le groupe de dramathérapie un climat de confiance ait été établi et que les séances se soient déroulées sous la protection du cadre thérapeutique, les réactions du public demeuraient, elles, imprévisibles. L’interprétation du récit de chacun par la réalisatrice du documentaire l’était tout autant.

Finalement, nous aimerions créer une ouverture sur les liens possibles à faire entre cette expérience d’ethno-théâtre thérapie et l’enseignement de l’art dramatique. Si le regard sur soi et en soi est d’une si grande importance en dramathérapie, nous pensons qu’il en va de même en classe, et ce, même si les objectifs individuels et collectifs sont différents. En thérapie, le regard est orienté par la notion de témoin actif et se veut un outil de connaissance de soi, de l’autre et de notre façon d’interagir avec le monde. En enseignement de l’art dramatique, nous croyons que le regard est aussi influencé par la notion de témoin actif quoiqu’il se veuille un outil d’appréciation critique et esthétique, plutôt que de croissance personnelle, tout en contribuant au « développement d’habiletés, d’attitudes et de valeurs qui s’ajoutent à la structure cognitive d’une personne » (Legendre, 2005 : 88). Dans un cas comme dans l’autre, le développement de l’aptitude à se regarder, à tolérer le regard de l’autre sur soi et à poser le nôtre sur autrui importe beaucoup.

En effet, en enseignement de l’art dramatique, nous amenons l’élève à rendre compte de son parcours de création, d’interprétation et d’appréciation. Nous lui enseignons à être capable de repérer les éléments significatifs de son expérience et à en dégager les caractéristiques, à établir des liens avec ses expériences antérieures et à faire ressortir les apprentissages effectués et les moyens utilisés (Gouvernement du Québec, 2007). L’importance du retour réflexif n’est pas à négliger et les outils développés pour soutenir l’élève à cette fin sont multiples et nécessaires. Tout au long de l’exercice de création, d’interprétation et d’appréciation, il est invité à se questionner certes, mais aussi à recevoir les commentaires de ses pairs et de son enseignant. Il doit ainsi réévaluer son travail, voire l’explorer de nouveau en tenant compte de ces nouvelles informations. Ici, le rôle de l’enseignant est d’aider les apprenants à apprécier le travail de leurs collègues et à communiquer de manière constructive leurs perceptions et opinions. Ainsi, ils doivent apprendre à tolérer le regard des autres sur leur production, y réagir et faire des choix. Ceci n’est pas toujours facile et nous nous retrouvons souvent vis-à-vis d’élèves qui ont de la difficulté à accepter les suggestions de leurs pairs ou à formuler leur propre avis sur le travail effectué. Le groupe d’art dramatique peut aussi se voir confronté aux regards extérieurs, ceux de parents, d’autres élèves et d’intervenants scolaires lors de présentations devant public. Les enseignants doivent à la fois préparer les jeunes au spectacle, mais aussi être prêts à les soutenir dans cette prise de risque. En ethno-théâtre thérapie comme en enseignement, le jeune devra faire face au reflet qu’on lui renverra de lui-même à travers la réaction de l’assistance, ce qui pourrait potentiellement porter atteinte à son estime personnelle, à sa perception de lui-même et de ses capacités. Qui plus est, les deux professions se recoupent quant à leur contribution à la construction identitaire des participants et aux compétences liées au savoir-être en groupe. Le Programme de formation de l’école québécoise insiste sur la structuration identitaire dans ses visées et sur les savoir-être dans ses compétences transversales. Dès lors, nous croyons qu’il serait intéressant d’ouvrir le dialogue entre ces deux professions qui utilisent les mêmes moyens empruntés à l’art dramatique et au théâtre (procédés, situations proposées et productions) à des fins à la fois différentes et semblables (savoir, savoir-faire, savoir-être). Il y aurait donc lieu de mettre en parallèle les processus actifs au sein du groupe de dramathérapie et de la classe d’art dramatique. Nous pourrions faire des analogies et tirer profit de l’expertise de chaque domaine, notamment en ce qui a trait aux dynamiques de groupe et au développement individuel ainsi qu’à l’impact des regards perpétuellement superposés.