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La théâtralité des représentations scéniques actuelles repose largement sur leur oralité et leur auralité. L’émergence actuelle de la dramaturgie du son n’est pas simplement une question de technique artistique ou de style théâtral, elle est plutôt la preuve d’un changement conceptuel du discours théâtral. Ce changement est dû à la reconnaissance de la matérialité du son par les avant-gardes historiques, tout d’abord dans la poésie onomatopéique, qui traitait de la substance phonétique du discours et de la gestuelle vocale plutôt que de la signification verbale du langage. Par conséquent, la dramaturgie et l’esthétique qui s’en sont dégagées ont érigé le son au rang de constituant autonome de l’oeuvre poétique-artistique-théâtrale. Plus récemment, dans le même ordre d’idées, le mouvement « postdramatique » de désaffection pour le contenu dramatique littéraire au profit de la « dynamique scénique » (Lehmann, 2002 : 104) est sorti du cadre de la pièce de théâtre standard et, dans son monde sonique, a commencé à utiliser une « sémiotique auditive » (Lehmann, 2002 : 143) fondée sur une tension entre les caractéristiques physiques et structurelles du son. La dramaturgie du son a ainsi pris part, historiquement et conceptuellement, à la création d’un théâtre d’installations scéniques audiovisuelles cinétiques en lieu et place des pièces dialoguées, non seulement par la musicalisation de la représentation mais, plus profondément, par la concrétisation et la matérialisation du son / signe théâtral, ce qui a permis de faire revivre ses aspects auraux, visuels et physiques.

Dès le début du XXe siècle, les futuristes, les dadaïstes et les expressionnistes ont, par leur traitement du son, rejeté le discours des personnages de théâtre pour le remplacer par un « discours » de matières. Dans leurs productions, le son agissait comme un élément indépendant au sein de l’oeuvre dramatique, révélant un usage d’actes soniques déterminés par l’immédiateté commune au théâtre et au son. À mille lieues du dialogue dramatique et de l’illustration d’une intrigue, ce nouvel usage était censé déployer des attraits sensoriels à la place de concepts intellectuels. Le son était utilisé à la fois comme le matériau érotique de la performance vocale et comme un élément autonome de la théâtralité (dans laquelle il agissait de concert avec la lumière, la couleur, la masse sculpturale et le mouvement des acteurs et des objets sur scène). Cette pratique a fourni un vocabulaire et une grammaire pour une double dramaturgie du son, traitant simultanément, d’une part, de l’oralité qui révèle l’aspect corporel et gestuel de la voix ainsi que de la performance physique et, d’autre part, de l’auralité qui révèle l’aspect architectural du son abstrait / concret sur scène, considéré comme une sculpture sonore cinétique. Ces deux aspects entrelacés de la dramaturgie sonique étaient présents dans les oeuvres des avant-gardes historiques – d’abord chez Filippo Tommaso Marinetti dans sa poésie sonore, marquée par l’obsession lyrique de la matière, et sa fisicofollia (folie physique) – qui ont inspiré l’art contemporain de la performance et le théâtre de la cruauté artaudien – et, ensuite, dans l’expérimentation faite par Giacomo Balla, Fortunato Depero et Enrico Prampolini du complexe plastico-moto-bruitiste dans la scénographie, comme une anticipation d’un théâtre plus abstrait, le « théâtre de la totalité » bauhausien.

Les théâtres de la Socìetas Raffaello Sanzio et de Robert Wilson seront examinés ici comme des figures exemplaires de cet héritage qui a fait que les impulsions corporelles / érotiques et abstraites / architecturales de leurs dramaturgies respectives se sont amalgamées. D’une façon ou d’une autre, Castellucci et Wilson suivent la tendance des avant-gardes à désarticuler le logocentrisme cartésien par des moyens oraux / auraux. Ils prennent part au processus que Helga Finter appelle « the theatricalization of voice » qui « on the one hand, takes the written (the seen) as spoken sounds and transforms sight into hearing and kinesthesia and, on the other hand, takes tone and sound as spatially written, thus transforming hearing to sight[1] » (Finter, 1983 : 504). Dans la pratique spectaculaire, cela commence quand un cri, un souffle ou une gestuelle sonore préverbale émergent du refuge que représentent les lignes d’un dialogue dramatique et quand la voix jaillit dans l’espace scénique, en abandonnant son cocon verbal. La voix renaît alors au sein d’une configuration théâtrale évolutive bruit / son en ayant sa propre existence. Le public n’a plus seulement en face de lui un personnage de théâtre, mais aussi des mécanismes produisant le bruit théâtral lui-même, qui semble être maintenant un son concret dans sa nudité, qui franchit les barrières sensorielles par sa propre matérialité. En tant qu’élément matériel de la représentation – parmi d’autres éléments matériels –, il modèle une oeuvre d’art abstraite / concrète –, constituant un événement théâtral au même titre qu’une image, une sculpture, une construction ou une composition.

Les aventures sonores de la Socìetas Raffaello Sanzio

Les membres fondateurs de la Socìetas Raffaello Sanzio, Claudia Castellucci, Romeo Castellucci et Chiara Guidi, souscrivent à une dramaturgie aurale qui donne de l’immédiateté et de l’intensité à la représentation au moyen du son. La « cruauté » de leur théâtre, bien qu’elle s’exprime parfois par des images et des environnements sonores froids et techniquement très élaborés, porte la marque de l’art-performance de Hermann Nitsch et de ses « actions » radicales d’effusions de sang, de sacrifices rituels d’animaux et de simulations de crucifixions. Nitsch décrit le son de son Théâtre d’orgies et de mystères comme quelque chose qui « extends the sphere of amorphous noise music in an almost vegetative manner », « tones and sounds [which] have their roots in the tragic scream of pain, birth, death, orgy […], emotions beyond verbal expression […] step forward from the immense sphere of the organic, the creatural, the human[2] » (Nitsch, cité dans Licht, 2007 : 85). Guidi, la dramaturge sonore de la Socìetas Raffaello Sanzio, l’admet :

One day I [w]ould like to live in music, as breath is inside voice; to see from the inside, or to move into the flesh and bones, to the heart of the word. I’d like to enter into sound, to understand the technique of seduction that a sound, a voice, a word enacts in me when it seizes me, and to use this later in the theatre, making of it a technique for the stage[3]

Guidi et Bottiroli, 2010 : 109

Dans une lettre adressée à son collaborateur, le compositeur américain Scott Gibbons, elle écrit : « The acoustic magma shaking up inside me awaits its dramaturgical catalyzing. […] I’d like the cry of an animal or the screech of a machine to cause the sort of commotion that makes me want to intervene, to appease an anguish that doesn’t even exist[4] » (Castellucci et al., 2007 : 25).

Cette motivation essentiellement aurale anime les onze épisodes de l’immense projet international de la Socìetas Raffaello Sanzio : Tragedia Endogonida (produit dans onze villes européennes entre 2002 et 2004). Les épisodes s’ouvrent tous sur le son d’une respiration humaine-animale-cosmique, numérisée par Gibbons, qui « spreads through the space like a smoke, creeping into all cavities and passageways of the stage and auditorium, opening them up to their own vibrations[5] » (Castellucci et al., 2007 : 84). Tout au long du spectacle, cette pulsation de bruits se transforme en vocalisations, cris et gémissements humains, dont l’intensité croissante atteint le maximum d’audibilité. Certains épisodes se terminent par des chants choraux de la troupe face à une projection vidéo de lettres et de mots. Au fur et à mesure que ces lettres-images défilent, elles se brouillent jusqu’à devenir des éclairs indistincts analogues à des taches de Rorschach, et les mots prononcés par les acteurs dégénèrent en une sorte de bouillie verbale. Dans l’épisode de Berlin, par exemple, on entend « all the scraps and shards of breath discarded in the act of forming meaningful phonemes. A language in the negative, the sound of language in tatters and ruins, still desperately, urgently carrying something that must be communicated[6] » (Castellucci et al., 2007 : 85). Cet acte subversif, semblable à la désintégration du langage de Wilson que nous décrirons plus loin, joue sur la portée limitée du langage logocentrique dans la continuité de l’héritage futuriste de libération des mots et des sons.

En regard de son désir de communiquer par-delà le langage verbal, la Socìetas Raffaello Sanzio utilise souvent des extensions médiatiques de la voix telles que des techniques perfectionnées de captation, d’amplification électronique et de numérisation du son. Ainsi, dans la pièce de Shakespeare Jules César (1997), Romeo Castellucci a donné le rôle d’Antoine à un acteur opéré depuis peu de temps d’une laryngotomie qui lui a laissé une voix rauque. Castellucci exploite la situation en projetant une image endoscopique en temps réel des douloureuses contractions de la gorge endommagée de l’acteur qui débite un monologue. Cette façon de scruter froidement, quasi scientifiquement, l’organe vocal de l’acteur par des moyens audiovisuels ajoute une physicalité pénible au célèbre discours d’Antoine. La décision de Castellucci de juxtaposer la voix corporelle et le discours dramatique révèle la tension entre l’oralité humaine et la rhétorique théâtrale qui est profondément enracinée dans la tendance des avant-gardes qui favorise la matérialité du son.

Dans Sur le concept du visage du fils de Dieu (présenté à Montréal au Festival TransAmériques les 31 mai et 1er juin 2012), Castellucci a continué à recourir à la dramaturgie du son et à la construction d’une architecture de scène acoustique. En pénétrant dans le théâtre, nous, les spectateurs, entendons des grondements rappelant des bruits concrets, comme ceux que font des blocs métalliques ou rocheux bruts à angles vifs en roulant sur une surface dure. Grâce à un traitement électronique supplémentaire, ces grondements gagnent en réflexions soniques abstraites et s’élargissent en une nappe sonore que nous ne pouvons interpréter comme un bruit au sens littéral du terme. Au début, toutefois, cette nappe sonore s’infiltre dans notre conscience sans trop nous préoccuper parce qu’elle se mêle aux marmonnements et bavardages des spectateurs en train de s’installer. Cela nous donne le temps d’examiner les éléments visuels : un vaste plateau d’un blanc brillant où se trouvent regroupés, en trois endroits, des meubles modernes ordinaires, eux aussi d’un blanc éclatant. Le tout est dominé par une énorme toile de fond avec une belle image en gros plan du visage serein du Christ, d’après un tableau de la Renaissance d’Antonello da Messina. À mesure que la lumière ambiante faiblit, la nappe sonore initiale se fond en un brouhaha à tonalité anglophone qui nous plonge dans la réalité de la communication mondiale : les voix à peine audibles de l’émission télévisée National Geographic sortent d’écouteurs posés sur une table basse. Deux machinistes aident un acteur plus âgé en peignoir blanc, le père, à s’installer sur le divan et ils quittent la scène pendant que l’acteur met ses écouteurs et commence à regarder un documentaire sur les pingouins. Un acteur plus jeune, le fils, un téléphone portable à la main, se dirige vers la table centrale pour préparer ses dossiers avant d’aller au travail. Après un brin de causette matinale entre le père et le fils, le silence s’installe, intensifié par le son faible et continuel de l’émission télévisée qui nous parvient des écouteurs. Le son étouffé de leurs paroles rend le silence palpable. Dans le public, les bavardages du début ont été remplacés par un silence implacable. Nous sommes enveloppés dans ce que Maurice Maeterlinck a appelé « the great active silence […] the silence of many, the silence multiplied […] whose inexplicable weight brings dread to the mightiest soul[7] » (Maeterlinck, cité dans Brown, 2011 : 68).

Le son ambiant du dialogue entre le fils et le père vient en contrepoint de l’action qui se déroule sur scène : on voit le fils accomplir une série de gestes banals, répétitifs et répugnants pour laver les salissures causées par les excréments de son père incontinent, tout en cherchant sans cesse à apaiser celui-ci et à faire cesser ses gémissements. Après la deuxième ou troisième défécation inattendue, le fils s’agenouille derrière le père resté debout et sa main, tenant une éponge jaune, se pose sur son épaule de sorte que tous les deux, le dos tourné vers le public, regardent le visage de Jésus sur la toile de fond. En une sorte de sculpture contemporaine du désespoir, ils créent un contraste avec le calme rassurant du tableau de la Renaissance. Castellucci insiste sur ce moment, en prolongeant le silence absolu et la tranquillité de la scène pendant plus d’une minute. Le silence est interrompu quand le fils s’approche de l’énorme visage de Jésus en chuchotant un appel à l’aide qui se mêle à un chant d’église solennel, après quoi on revient aux grondements du début de la représentation.

Parallèlement à l’alternance entre les ambiances sonores sur scène et en dehors, le son concret du début revient, puis des grondements se font entendre et se répandent dans l’espace scénique. Cette nouvelle texture sonique s’installe en même temps qu’apparaît un enfant en tenue décontractée portant un sac à dos plein de grenades avec lesquelles il se met à lapider le visage de Jésus. Une foule d’écoliers se joint bientôt au garçon et jette des grenades sur le tableau. Le bruit infernal des pierres qui roulent sur la chaussée, le sifflement aigu des grenades et les échos renvoyés par des balles rebondissant sur un terrain de basketball atteignent un niveau assourdissant à mesure que les explosions se multiplient. Nous sommes plongés dans un environnement si bruyant que nous ne parvenons pas à distinguer les bruits les uns des autres ni leur source. Forcés d’affûter notre écoute, nous reconnaissons le type de rugissement tectonique de destruction produit par Gibbons et son traitement électronique musical du bruit. Cette inversion sonique de bruits naturels en bruits musicaux abstraits met en lumière la théâtralité ouverte de la performance. Il y a une ressemblance avec l’action individuelle du père qui s’empare d’une boîte pleine de matières fécales factices (ouvertement théâtrales) qu’il répand, avant de quitter la scène, sur le lit et autour de celui-ci, souillant complètement le plateau blanc, à présent aussi jonché de grenades. La théâtralité de l’acte, qui contrarie l’ambition de présenter de manière réaliste la souffrance réelle du corps, se retrouve également dans les apparitions non dissimulées de machinistes intervenant à plusieurs reprises sur le plateau. À la fin du spectacle, ils jouent très clairement le rôle de démolisseurs de l’image représentant le visage de Jésus en la barbouillant de matières fécales et en faisant saillir la surface par l’arrière pour la déformer physiquement. Les machinistes finissent par la dissoudre avec des produits chimiques au point de faire des trous dans le visage à travers lesquels ils se glissent comme des vers – des trous creusés en forme de lettres qui se lisent « I AM (NOT) YOUR GOD[8] ». La théâtralité iconoclaste de Castellucci se manifeste ainsi à tous les niveaux de sa mise en scène – aural, architectural et cinétique.

Organisation du son et déconstruction du langage chez Robert Wilson

Les configurations aurales et visuelles de Robert Wilson peuvent être considérées comme une conséquence de la spatialisation du son. Bien que son théâtre ait souvent été qualifié de « théâtre d’images », du fait que son processus créatif commence par des scénarios en images semi-abstraites (hiéroglyphiques, pourrait-on dire), Robert Wilson, en réalité, revient continuellement à l’organisation du son et à la déconstruction du langage. Il reconnaît qu’il utilise les mots « architecturally: for the length of the word or the sentence, for the sound [so that] they were constructed like music[9] » (Ruf, 1997 : 67). C’est pourquoi il ne nous oblige pas à écouter ses mots, qui n’ont de toute façon pas de sens, mais il nous encourage à « just enjoy the scenery, the architectural arrangements in time and space… Listen to the pictures[10]! » (Ruf, 1997 : 67)

L’intérêt de Wilson pour la dramaturgie du son s’est manifesté à plusieurs reprises : d’abord, un essai sur le pouvoir communicatif du langage par la fragmentation des mots et de leur schéma sonore / graphique dans A Letter to Queen Victoria; ensuite, une exploration du silence dans Deafman Glance et une organisation rythmique de structures musicales et visuelles dans Einstein on the Beach; et, pour finir, la création d’ambiances sonores denses, corrélées aux volumes architecturaux de ses décors, dans Death Destruction & Detroit 2 ainsi que The CIVIL warS. Il est important de faire remarquer que ces spectacles suivent le même parcours que les expérimentations sonores menées par les avant-gardes.

Wilson a conçu A Letter for Queen Victoria en prenant pour modèle des formulations et expressions verbales de son ami, le poète adolescent autiste Christopher Knowles. Celui-ci épelle et prononce des mots en enchaînant sans fin toutes les variantes que lui suggère sa propre logique formelle, sans faire attention à la syntaxe classique : il en fait de purs schémas soniques ou visuels. Comme le raconte Wilson dans une entrevue : « He would take ordinary, everyday words and destroy them so they became like molecules that were always changing, breaking apart all the time [into] many-faceted words, not just a dead language, [but] a rock breaking apart[11] ». Selon Arthur Holmberg, le personnage principal de A Letter for Queen Victoria est la langue elle-même qui, poussée par Wilson jusqu’à ses limites extrêmes, s’éparpille en ce que l’on pourrait appeler des résidus soniques. Cette désintégration phonétique s’est révélée être une mine d’or pour les productions ultérieures de Wilson. Dans la scène « The Sundance Kid is Beautiful[12] », par exemple, Knowles et Wilson jonglent avec les mots dans un jeu animé par une pratique langagière très inhabituelle. « [They] build rhythms by shouting back and forth letters of the alphabet, and by clapping wooden blocks together; they play with certain clusters of letters (HAP, HATH, HAT) and put together words, words letters and sentences like building blocks[13] » (Maranka, 1977 : 43-44). Il en résulte une sorte de poésie concrète, une partition musicale aléatoire qui devient caractéristique de la structure visuelle, physique et mentale de toute la pièce.

La première de Einstein on the Beach (oeuvre reprise par ses auteurs originaux au Luminato Festival de Toronto du 8 au 10 juin 2012) a eu lieu en 1976 au Festival d’Avignon et au Metropolitan Opera. Cette oeuvre est généralement considérée comme un « opéra » ou un « nouveau théâtre musical ». Elle va toutefois beaucoup plus loin, jusqu’à une approche intermédiale du théâtre, alors que l’idée de Wilson d’aller et venir entre les canaux de perception auditifs et visuels, son écriture en storyboard et sa désintégration phonétique de la langue retrouvent les structures musicales et les chorégraphies minimalistes, lentes, répétitives et augmentatives de Philip Glass et de Lucinda Childs. Comme dans les autres oeuvres de Wilson, il n’y a pas de récit dramatique traditionnel, mais seulement un flot visuel et aural d’images se déployant en une structure mathématique de neuf scènes où dominent trois images : un train, transformé ultérieurement en un bâtiment, une salle d’audience avec un lit et un champ avec un vaisseau spatial.

Ce qui est très révélateur de l’héritage des avant-gardes dans ce spectacle, ce sont les articulations verbo-voco-visuelles des segments appelés « Knee Plays », faits de fragments de poésie sonore produits par la pulvérisation du langage à laquelle se livre Knowles d’une manière proche de celle des avant-gardes historiques. Dans « Knee Play 1 », qui dure trente minutes, par exemple, nous entendons deux femmes (les protagonistes noire et blanche de la pièce) énumérer de façon à peine audible des chiffres au hasard et répéter ensuite des phrases apparemment sans lien entre elles, mais néanmoins sensées comme « Would I get some wind for the sailboat?[14] », « It could be Frankie it could be very fresh and clean[15] », « These are the days my friends[16] », etc. Nous entendons trois notes jouées lentement et doucement sur deux claviers, tandis que des choristes entrent en scène, un par un, pendant quinze minutes. Il est clair que le spectacle s’éloigne beaucoup de la représentation narrative, de l’action dramatique et de la signification en privilégiant une structure abstraite de mouvements minimalistes de mots-sons, de musiques et de corps.

Nous retrouvons une utilisation semblable de la dramaturgie du son dans la scène du procès et de la prison du troisième acte, quand Kate Moran, la remplaçante de Childs, vêtue comme la jeune Patty Hearst, récite indéfiniment un texte à la même cadence routinière, tandis que son corps change fréquemment de rythme, de tempo et de pas en allant et venant sur scène. Son « aria » parle d’un « prematurely air-conditioned supermarket where there were all these eyes […], yellow red blue bathing caps […], these kind of Fourth of July plumes on them… I wasn’t tempted to buy one… but[17]… » Étonnamment, nous n’entendons pas une histoire, mais l’anxiété d’une femme exprimée par une chaîne de mots, chacun jaillissant tour à tour avec sa propre intonation.

La principale innovation du théâtre de Wilson est, toutefois, la spatialisation du son. Les productions de Wilson exposent leur matérialité phonétique, aurale, visuelle et plastique à nos yeux et à nos oreilles comme un « paysage audio » qui ne se presse pas de raconter une histoire. C’est un texte ou une performance spatialisés physiquement, continuellement à vue, analogues aux pièces-paysages de Gertrude Stein. C’est, comme Richard Kostelanetz l’a très justement fait observer en décrivant la scène expérimentale américaine des années 1960, un complexe son-image constamment communiqué ou, en ce qui concerne le théâtre postdramatique, l’exposition d’une pure dynamique scénique.

Cette approche se retrouve dans la façon dont le concepteur de son Hans-Peter Kuhn a développé les idées architecturales de Wilson. Pour The Waste Land, mis en scène par Wilson à la Schaubühne de Berlin, Kuhn a créé une ambiance sonore qui « contains sound effects of dripping water, thunder, a telephone ringing, industrial sounds, a dog barking, text fragments spoken by Robert Wilson and a violin solo as complex acoustic layers[18] » (Kuhn, cité dans Wilson, 1993 : 51). « The sound-space-structure is an acoustic universe in itself[19] » (Kuhn, cité dans Wilson, 1993 : 51), affirme-t-il. « Separated from the outer world, its balance depends on the position of the listener[20] » (Kuhn, cité dans Wilson, 1993 : 51). C’est pourquoi il a dispersé, tout autour de l’espace scénique, ses environnements soniques grâce à un réseau sophistiqué de haut-parleurs, renforçant ainsi le pouvoir immersif du son utilisé dans la production.

Pour la présentation de Death Destruction & Detroit 2 (1987) à la Schaubühne, Kuhn a créé, de manière semblable, un cocon sonique de plusieurs douzaines de haut-parleurs. Comme Wilson a obligé les spectateurs à changer d’angle de vue au cours de la représentation en érigeant des murs interchangeables (la Grande Muraille de Chine ou les murs de la prison berlinoise de Spandau) des quatre côtés de la scène, Kuhn a créé une ambiance sonore qui leur a aussi fait percevoir l’espace sonore en trois dimensions. Comme l’a fait observer Andrzej Wirth dans Theater Heute : « One who speaks is accompanied by, but never identical to, his voice. His statements are produced by him, but do not belong to him; they belong to space […]. Separated from the actor, language and speech are elements of a spatial, not written text[21] » (Shyer, 1989 : 326).

Il est clair que Castellucci et Wilson ont hérité de méthodes développées par les avant-gardes historiques en matière de poésie et de performance sonores, où la gestuelle vocale a été utilisée pour désintégrer la signification verbale et faire résonner les mots et les sons à la fois dans le corps et dans l’espace. Mais pour ce qui est de la dramaturgie du son qui entrelace la dimension corporelle de la voix dans la performance physique et la dimension architecturale du son dans la mise en scène, c’est à Artaud qu’ils sont redevables d’avoir reconnu le potentiel spatial expressif et dynamique de la voix. Artaud estimait que les mots détachés des lignes de dialogue horizontales porteuses de concepts « seront pris dans un sens incantatoire, vraiment magique, – pour leur forme, leurs émanations sensibles, et non plus seulement pour leur sens » (Artaud, 1985 [1938] : 193). Contrairement au discours logique qui aplatit l’espace théâtral, le son lui redonne son volume : « Ayant pris conscience de ce langage dans l’espace, langage de sons, de cris, de lumières, d’onomatopées, le théâtre se doit de l’organiser en faisant avec les personnages et les objets de véritables hiéroglyphes » (Artaud, 1985 [1938] : 138). Une « écriture » hiéroglyphique du théâtre et de la performance coordonne les éléments phonétiques du langage avec les éléments visuels, picturaux et plastiques de la mise en scène. L’« écriture » devient même encore plus complexe lorsque les aspects rythmiques et contrapontiques ainsi que la durée du son commencent à déterminer d’autres éléments scéniques. Et c’est d’autant plus le cas lorsque la scène est inondée de reprises du son médiatisées, enregistrées, traitées électroniquement et numérisées. Ainsi, la théâtralité postdramatique de Castellucci et de Wilson atteint le stade idéal « “d’espacement” au sens où l’entend Derrida : la matérialité phonétique, le déroulement temporel, l’étendue dans l’espace », où « l’espace de la scène et l’espace sonore environnant qui s’y rattache créent, tous deux[,] un troisième espace qui englobe en même temps la scène et le theatron » (Lehmann, 2002 : 239-240; souligné dans le texte).