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Selon les économies et la nature des projets, la recherche dans les arts de la scène a tenu une place plus ou moins importante dans les processus de création. Dans l’histoire du théâtre, on pourrait dire que la position réflexive sur la pratique artistique est investie par les théoriciens eux-mêmes quand ils examinent le travail en acte[1] dans l’oeuvre d’art. De même, les créateurs ont régulièrement su se saisir d’un recul critique ou théorique pour écrire, sous forme de journal, de biographie ou de manifeste, des ouvrages fondateurs. La « practice-as-research », comme on la nomme en Grande-Bretagne, qui côtoie aujourd’hui la recherche académique, et malgré le débat qui se maintient[2], structure et singularise ses méthodologies et ne cesse de croître. Mais les innovations – artistiques, scientifiques, pédagogiques – auxquelles elle participe restent dans l’ombre et ne semblent pas atteindre les canaux de diffusion savante qui prévalent actuellement. Malgré l’évidence de la dimension critique de ses démarches, la part de l’expérience, ce que d’aucuns nomment le récit de création, est souvent décriée et donc effectivement peu ou prou accessible. Or c’est bien, d’une part, une visibilité élargie des praticiens réflexifs et, d’autre part, une ouverture à la diversité des processus que l’on cherchera, dans cette nouvelle rubrique de L’Annuaire théâtral, à valoriser.

Si L’Annuaire théâtral comble cette case vide, c’est à la condition d’appliquer les normes d’exigence liées à une démarche scientifique qui fait appel – étant donné le sujet pointu et complexe que la recherche-création représente – à un haut niveau de spécialisation de la part des auteurs. Une telle rigueur ne sera pas vue comme restrictive mais bien comme une possibilité de donner à l’originalité et à la pluralité de la recherche-création toute son envergure au sein d’une revue scientifique. Il n’est pas question de légitimer une démarche, ni de préférer l’oeuvre au discours[3]. Il s’agit de transmettre des descriptions et des analyses sur des processus de / en création dont les données sont précieuses pour les études théâtrales en général, car ils concernent la fabrication d’une écriture scénique, les temps d’atelier, de laboratoire, souvent implicites et encore peu accrédités. Ces champs expérientiels contribuent au développement de la connaissance à travers une théorisation de la pratique et marquent « le désir de sortir des repères habituels de la recherche, en insistant sur la nécessité de substituer des approches multiples, hybrides, non légitimées, remettant en question la véracité des approches scientifiques » (Féral, 2011 : 30). D’autant que le fait de concevoir une oeuvre ne ferme pas à une investigation théorique, expérimenter une intuition ne compromet pas la dimension heuristique (notamment celle qui mène vers de nouvelles démarches d’apprentissage), construire un objet artistique n’exclut pas une distance critique qui appelle à l’analyse d’autres références artistiques, faire cas d’un récit de création n’empêche pas un déploiement vers un ancrage historique. Sur cette question du savoir-faire, le chercheur-créateur est capable de dégager des structures, des concepts, des problématiques théoriques. Il articule à ses expérimentations et à ses stratégies une autre compréhension du champ théâtral. C’est donc une double position, celle à distance, nécessaire à la théorisation, et celle à proximité, en dedans (voire incarnée), nécessaire à la création, qui se développe à partir d’une recherche-création. En s’intéressant spécifiquement au processus, le chercheur-créateur pourrait dégager un espace où les différences entre théorie et pratique se confrontent sans produire nécessairement des clivages, mais bien plutôt des dialogues et des associations entre une pensée individuelle et des enjeux collectifs.

De la recherche-création à l’émancipation du son

Pour notre premier dossier, nous nous joignons au thème de ce numéro. On peut dire qu’il y a un effet miroir dans l’évolution de la reconnaissance de la recherche-création et de la conception du son au théâtre. Aussi bien dans le cadre universitaire que dans le milieu professionnel (même si les économies et les enjeux les distinguent)[4], depuis la fin des années 1990, la recherche-création a ouvert la voie à des pratiques alternatives, hybrides, décloisonnées dans leurs disciplines comme dans leurs médiums. Elle a promu des circulations, des dialogues et des ambivalences productives en termes de méthodologies et d’approches esthétiques. Elle a participé à l’autonomisation et à l’émancipation de différents éléments de la représentation scénique par rapport au texte, et notamment en ce qui a trait à la conception sonore. La recherche d’un territoire pluriel au théâtre aura créé des collaborations inédites, dont celle avec les études sonores.

La présence du son au théâtre a évolué, elle s’écarte peu à peu d’une subordination à l’action et à la fable, telle une explication des enjeux dramatiques pour le spectateur. De plus en plus, le son se conçoit et se comprend de manière décisive dans la fabrication et la représentation de la pièce. Ainsi « l’écriture sonore », comme la désigne Daniel Deshays[5], participe de manière plus substantielle à l’élaboration réflexive et pratique de la dramaturgie du spectacle. De même, l’essor de technologies légères et performantes correspond davantage aux besoins plus organiques du plateau. Cette revalorisation de la place du son devient une occasion de nourrir et de réinventer des relations dramaturgiques entre la vue et l’écoute. Émanciper le son reviendrait non pas à faire en sorte que le son subordonne à son tour les autres instances scéniques (sa force de manipulation est réelle), mais à produire un potentiel dramaturgique pour développer dans l’espace théâtral des dialogues avec les autres médias. Ainsi, dans une perspective intermédiale, qui se fonde sur les dynamiques des relations, le son occupe une position centrale (Brown, Hauck et Larrue, 2008). Depuis toujours, le théâtre n’appartient pas à une discipline isolée et, dans cette même logique, la dramaturgie sonore ne s’appartient pas pour se définir (Quéinnec, 2011). Pour Deshays, « le son, au théâtre, n’existe pas en soi. Il ne trouve sa place que confronté aux éléments qui font théâtre durant la représentation » (Deshays, 2006 : 115). L’émancipation du son profite de sa capacité de collaboration pour susciter des processus dramaturgiques toujours plus hétérogènes (Baillet, 2005).

À travers la rencontre de quatre créateurs sonores, nous avons ainsi voulu évoquer cette hétérogénéité. Chacun nous expose son parcours et nous révèle la singularité et la variété de ses sources, de ses stratégies, de ses collaborations, de ses visées esthétiques et de la relation organique, exploratoire qu’il entretient avec le son tout en évitant d’être aliéné aux technologies. S’ils nous donnent accès à la phase de fabrication en décrivant les aléas des processus (de la captation à la composition jusqu’à la spatialisation), ils énoncent aussi des critiques sensibles de spectacles achevés. Réalisés en mars et avril 2015, ces différents échanges nous permettent d’assumer le caractère subjectif, personnel ou expressif des connaissances sur le son dans les pratiques scéniques contemporaines.

Catherine Gadouas : quand le son écrit ce qui n’est pas dit

Catherine Gadouas a réalisé plus de cent quarante créations de musique originale et trames sonores pour différents metteurs en scène québécois (Pierre Bernard, André Brassard, Yves Desgagnés, Françoise Faucher, Denise Guilbault, Luce Pelletier, Lorraine Pintal, Claude Poissant, Jacinthe Potvin et Jean-Pierre Ronfard). Elle a également signé la musique de téléséries, de documentaires et de films de cinéma. Ses conceptions lui ont valu plusieurs nominations et obtentions de prix (Prix Gascon-Roux; Masque de la meilleure conception sonore, musique originale; Prix du public étudiant du Théâtre Denise-Pelletier).Il nous a semblé important de commencer cette présentation des entretiens par elle, qui depuis bientôt trente-cinq ans de carrière au Québec, représente bien ce besoin de circulation entre les fonctions puisqu’elle est à la fois compositrice, directrice de choeur, musicienne en plus d’être professeure de chant choral et directrice musicale à l’École nationale de théâtre du Canada depuis 1987. Avec elle, nous avons pu aborder, entre autres, la manière dont sa conception du son se rattache au texte et au jeu de l’acteur pour y repérer la faille, le trou qui devient la place où le son trouvera sa raison d’être.

J’ai une formation au Conservatoire en clarinette que je n’ai pas finie. J’ai préféré poursuivre ma pratique sans pression par rapport à l’instrument. J’ai ainsi accompagné des amis tout en apprenant la guitare, le saxophone, la flûte. En 1980, grâce à Joël Bienvenue, compositeur et enseignant à l’École nationale de théâtre, j’ai commencé à jouer pour le théâtre. Il était directeur musical pour La complainte des hivers rouges[6], au moment du référendum, et comme il était de Saint-Hyacinthe, il ne connaissait pas de musiciens à Montréal. J’ai alors démissionné de l’emploi que j’occupais à l’époque pour aller gagner trente-cinq dollars par représentation, répétitions non payées, et après une trentaine de représentations, plus rien. Joël m’a alors engagée comme assistante à l’École nationale de théâtre. Il écrivait beaucoup de musique, et j’ai appris en devenant copiste, en retranscrivant ses propositions, en l’observant produire. J’ai fini par jouer les instruments à vent sur toutes ses productions. Ce fut mon maître d’une certaine façon. Maintenant, j’enseigne depuis vingt-sept ans à l’École nationale.

En 1981, l’auteure Anne-Marie Alonzo, maintenant décédée, a écrit un texte poétique, Veille, et entendait pour l’adaptation à la scène, de la clarinette. Ce fut ma première composition pour la scène, alors que je continuais de travailler sur les productions de Joël au cinéma comme au théâtre. Veille[7] fut joué au Théâtre expérimental des femmes (TEF) où les femmes furent toujours en charge des conceptions. À cette époque, à travers des subventions, le gouvernement favorisait l’embauche des femmes, peu présentes dans tous les corps de métier. J’ai ainsi été engagée par le TEF pour participer à de nombreux spectacles. Comme tout le monde faisait tout, j’ai aussi beaucoup appris de cette période-là, un contexte tellement ouvert où, sans nous revendiquer de la création collective, nous défendions une organisation collégiale. Je composais beaucoup, mais dans ce genre de théâtre, on avait encore moins de budget pour la musique, alors on s’entraidait entre compositeurs. Joël (ou Pierre Moreau) jouait mes partitions pour le piano et Jean Sauvageau m’accueillait dans son studio, qu’il nous louait pour quatre cents dollars la journée. Nous arrivions à huit heures le matin et nous repartions le lendemain matin à huit heures, parce que ces quatre cents dollars représentaient notre seul budget. Souvent, le manque de budget obligeait le musicien à jouer de tous les instruments. Monique Richard (comédienne-chanteuse, musicienne) jouait en studio de la guitare, des percussions, de l’accordéon (mais comme elle commençait à en jouer, on enregistrait une main à la fois…) et elle chantait : on enregistrait à deux des choeurs à plusieurs voix pour former une chorale entière, voix d’hommes comprises – on passait nos voix dans l’harmonizer, machine qui modifiait la hauteur et le timbre du son. Puis, les synthétiseurs et les échantillonneurs sont apparus. Je trouvais ces nouvelles technologies extraordinaires. Mon premier échantillonnage fut le rire de ma nièce. En le jouant une tierce plus bas, il devenait le rire de ma soeur. Un univers s’ouvrait. Une machinerie qui a peut-être aussi tué ces temps en studio avec des musiciens, avec cet engagement des corps.

Je vais retrouver cela chez l’acteur. Certains savent écouter et d’autres non. Mon travail à l’École consiste en partie à leur apprendre à écouter. Jean-Louis Millette disait que quatre-vingts pour cent de la qualité d’un acteur se situe dans sa faculté d’écouter. C’est en écoutant que l’on sait comment répondre. La majorité des acteurs adore qu’il y ait de la musique sur scène. Ils s’en nourrissent. Des fois trop. La musique possède un tel pouvoir qu’elle peut rendre l’auditeur paresseux. Quand des spectacles demandent beaucoup d’écoute, un son peut aider à comprendre, mais il ne doit pas se substituer à l’intelligence du spectateur. Des fois, les gens écoutent la musique mais plus le texte. C’est la raison pour laquelle, quand une production commence, j’observe d’abord ce que l’acteur donne, son énergie dans le spectacle, pour essayer de rentrer dans les trous. J’évite que les acteurs se mettent à jouer la musique. Je cherche ce que l’acteur ne propose pas. Un sous-texte que j’aurais défini par rapport au texte avec l’aide du metteur en scène, quand c’est possible. Il faut que le son vienne dire ce qui n’est pas déjà dit, qu’il vienne ajouter quelque chose. Dès qu’un acteur se met à jouer la musique, je la change parce qu’on dit la même chose, alors ce n’est pas intéressant, sauf dans le cas de la comédie.

J’écoute beaucoup au début des lectures, au travail de table. C’est à ce moment que le metteur en scène explique sa vision du spectacle au sens large, sans particulariser les personnages, la lumière, le son, etc. Ce travail de table me lance vers de premières ébauches. Durant la mise en place, alors que je n’ai pas besoin d’être là, je relis le texte de nombreuses fois pour essayer de trouver ce qui m’échappe. Tout d’un coup, un mot déclenche une image. Je me souviens, pour Hedda Gabler d’Ibsen monté par Lorraine Pintal[8], avec Sylvie Drapeau dans le rôle d’Hedda : initialement, Lorraine m’avait demandé une musique froide, à l’image du personnage, mais Sylvie, pour l’incarner, avait besoin que la musique soit le reflet du désarroi d’Hedda, elle avait besoin de quelque chose de plus chaud. Je n’arrivais pas à concilier les deux pôles jusqu’à ce que l’affiche sorte, montrant Sylvie en habit de cavalière, regardant devant elle. Elle m’a dit regarder son père mort. Cela a été l’élément déclencheur pour la musique. Le piano (qui occupait une partie de la scène, dans une scénographie de Danièle Lévesque) est devenu l’instrument qui illustrait les cavalcades avec le père défunt; les cordes tantôt en mouvements violents, tantôt en mouvements lyriques soutenaient les états d’âme du personnage et l’immensité du paysage nordique.

Après ce temps d’ébauche, je reviens aux premiers enchaînements pour saisir un tableau général du projet. Il est important pour moi d’être présente à tous les enchaînements pour assister à la phase d’approfondissement et repérer la place où je peux m’installer. Au début, j’envoie un son presque inaudible pour ne pas perturber l’acteur. Je vérifie si ma composition peut entrer d’une certaine façon dans le projet qui se dessine. Les fois suivantes, je monte davantage le volume pour voir comment l’acteur va jouer avec et non pas jouer la musique. Cette étape correspond aussi au temps du minutage : je suis le texte pour mesurer à tant de secondes telle réplique. Quand les acteurs connaissent bien leur texte, ils ne changent plus. Je n’aime pas donner à entendre une musique avec des fondus. Je préfère qu’elle soit écrite avec toute la précision possible pour le passage en question. Au cours d’un enchaînement de Hedda Gabler, j’ai prévenu Lorraine que j’enverrais des séquences que je ne lui avais jamais fait entendre, ni à personne d’autre. De manière générale, pour éviter tout malentendu, je ne parle pas de la musique, je la fais écouter. Lorsque Sylvie est entrée et a joué avec la musique, elles ne faisaient plus qu’un, comme si elle l’avait toujours entendue.

La résonance dans le corps des acteurs compte beaucoup. Je travaille au théâtre pour suivre une démarche avec une équipe. C’est la raison pour laquelle j’ai aimé collaborer avec Jean-Pierre Ronfard. Nous adorions tous les deux entrer dans des démarches pour nous poser des questions sur le processus, pour fouiller, essayer, nous tromper et recommencer. Le tout de façon ludique, dans le plaisir du moment, le plaisir de créer en essayant, au point que la représentation nous intéressait moins que la démarche. Dans La voix d’Orphée[9], on a construit avec quatre chanteurs un spectacle qui, à chaque tableau, mettait en jeu un questionnement, une étude sur ce que représentait la voix, son utilisation au théâtre. Dans un esprit d’équipe, l’acteur apportait sa part alors que j’essayais la mienne. Je l’observais pour voir comment il jouait avec ma proposition. J’aime être un partenaire de l’acteur. J’écris pour les acteurs, pas pour le public. Souvent, même les spectateurs entendent à peine ma musique. Je travaille sur le « pas fort » pour privilégier l’endroit où les acteurs se situent sur la scène. Pour les transitions où il s’agit de faire du bruit pendant les changements de décor, on peut envoyer le son sur le spectateur. Mais pour chercher l’univers du personnage, c’est sur l’acteur que la musique doit arriver. Pour atteindre cet acteur, je me confronte souvent aux décors, car je place les haut-parleurs sur scène et, plus j’en dispose, plus je suis contente, parce que le son se promène dans l’espace de l’acteur. Le son ne doit pas changer quand l’acteur se déplace. Sinon, il entend la source sonore et ce n’est pas ce que je veux qu’il perçoive. Je cherche un environnement sonore qui lui appartient, l’atmosphère du lieu dans lequel le personnage évolue. Mes boîtes ne sont jamais fortes de manière à ne pas sentir la source, mais à marier le tout parfaitement sur scène, peu importe où l’acteur se trouve. Si je me suis trompée, il me le dira.

Le jeu de l’acteur peut m’indiquer la spatialisation mais, de manière plus générale, la pièce aussi. Par exemple, dans Pop corn[10], Yves Desgagnés voulait donner à entendre le son comme au cinéma. On a utilisé beaucoup de surround pour la musique, des haut-parleurs face au public pour le texte et des subwoofers pour faire gronder l’environnement. Le texte mentionnait que le personnage regardait un hélicoptère par la fenêtre. C’était écrit : on l’a fait, littéralement. J’aurais pu proposer un son qui aurait appartenu à l’imaginaire du personnage et m’inspirer du son réel pour le trafiquer ensuite, mais Desgagnés cherchait une esthétique cinématographique qui se voulait réaliste. J’ai positionné les haut-parleurs pour obtenir le parcours en question. L’hélicoptère partait des balcons en haut du Théâtre du Nouveau Monde, puis longeait le mur… C’était une question de timing et de gestion des haut-parleurs pour que ce son réaliste soit crédible.

Dans une autre pièce, Les émigrés de Slawomir Mrozek mis en scène par André Brassard[11], j’ai superposé, à travers un dispositif sonore, une histoire qui n’était pas dans le texte. La pièce se déroulait dans un sous-sol et racontait l’histoire de deux types complètement isolés du monde, qui ne percevaient que les résonances de l’eau dans la tuyauterie. À certains moments, ils entendaient les gens qui fêtaient l’Action de grâces. Pour renforcer la solitude des deux personnages, j’ai alors conçu une bande-son sans aucune musique à travers laquelle, uniquement à partir de bruitages de voix, de pas, de portes, j’inventais la vie de différentes familles. Brassard se servait de ces sons quand les acteurs restaient dans de grands temps de silence à écouter la vie et la fête au-dessus d’eux. C’est la pièce dans laquelle j’ai disposé le plus grand nombre de haut-parleurs pour signifier chaque appartement au-dessus des deux hommes, et même au-dessus des spectateurs; j’avais demandé au sonorisateur d’accrocher au plafond des subwoofers afin que le public sente lui aussi toute la vie de l’étage supérieur, entende les basses de cette femme qui passait la balayeuse. L’écoute était la même chez les acteurs que chez les spectateurs. Un tel dispositif conçu avant les ordinateurs exigeait du régisseur de manipuler les six, sept machines que nous démarrions en décalage…

Une proposition sonore se construit souvent en cours de route. Il faut relier intimement le tout pour obtenir une belle production, pas forcément sur l’esthétique mais sur le sens. En vieillissant, je suis attentive à la cohérence avec l’ensemble de l’équipe, et ce, dès le découpage du texte. Par exemple, dans Le vertige mis en scène par Luce Pelletier[12], le découpage mettait en valeur la brièveté des scènes qui, chaque fois, avaient lieu à des temps et à des endroits différents. Avec le son, il ne fallait pas surligner la rigidité de cette structure. La nature du son me permettait de situer ces changements : la caisse claire chez les militaires, les sons métalliques dans la prison, les cuivres pour l’ouverture. Ce n’était pas le jeu des acteurs que la musique devait soutenir, mais davantage ces transitions et le temps qui s’écoulait pour construire la perception du long emprisonnement d’Evguénia Guinzbourg. Sur le plan dramatique, la musique sans chaleur et sans lyrisme aidait à transmettre cette oppression. Plus tard, l’héroïne se retrouvait seule dans une cellule à ne voir personne pendant deux ans, même les gens qui servaient à manger. Ces femmes, comme Evguénia Guinzbourg, restaient dans le silence le plus complet. Le moindre son était étouffé pour que les prisonnières n’entendent rien. J’ai alors proposé des transitions qui se situaient dans la tête de Guinzbourg, comme une fuite en elle où résonnait de la poésie, une évasion de son enfermement.

En fait, même si j’ai de l’expérience, chaque fois, je recommence à zéro, comme si j’étais devant un grand vide. Je me demande toujours comment aborder le texte pour trouver la faille dans laquelle je ferai entrer une proposition intéressante. Non pas tant pour plaire au public que pour servir le spectacle et la façon dont nous voulons en raconter l’histoire. Mes propositions étaient beaucoup plus expérimentales quand j’ai commencé. Aujourd’hui, si j’avais à être expérimentale, je saurais l’être. J’aime cela, mais je n’expérimenterais pas pour expérimenter. J’ai besoin de dates butoirs et de commandes. Mes compositions sont directement liées à la scène. La majorité des compositeurs se lasse d’être au service de la représentation; les compositeurs veulent créer de la musique pure. Moi, j’aime faire de la musique de théâtre et toutes les avenues sont possibles si j’aime la personne… Avant, pour accepter, je lisais le texte; maintenant, même si je ne le connais pas, j’accepte pour la personne. Je me suis forgé des familles, des complices. Avec Luce Pelletier, nous avons créé, depuis cinq ans, huit ou neuf productions avec la même équipe. De même, quand je travaille avec Yves Desgagnés, je fais partie d’une équipe dans laquelle on se comprend en peu de mots. Si cette situation est sécurisante, elle n’est pas pour autant confortable, elle ne nous empêche pas de fouiller. Nous restons dans le risque de la création, mais la gestion d’ego est moins compliquée!

Julien Éclancher : la perception spatiale du son

Julien Éclancher est titulaire d’un brevet de technicien supérieur en audiovisuel spécialisé en son (LISA, Angoulême), d’une licence en cinéma et arts du spectacle (Bordeaux 3) et d’une maîtrise recherche-création en média expérimental (UQÀM) dans laquelle il a développé une approche particulière du concept d’espace sonore et de narrativité audio. Spécialisé dans les problématiques liées à la narrativité sonore, à l’espace et au traitement de la voix amplifiée, il travaille régulièrement au théâtre avec Denis Marleau et Stéphanie Jasmin (La ville de Martin Crimp [2014], Le dernier feu de Dea Loher [2013], L’histoire du roi Lear de Shakespeare [2012], Jackie, drame de princesse d’Elfriede Jelinek [2010] et Une fête pour Boris de Thomas Bernhard [2009]) ainsi qu’avec Florent Siaud (Quartett d’Heiner Müller [2013] et Illusions d’Ivan Viripaev [2015]). Au cinéma, il collabore notamment avec Philippe Grégoire (Aquarium [2011] et Qu’un seul homme [2014]). En 2013, il propose sa première installation sonore, Point d’écoute impossible, suivie d’une série de conférences. Enfin, il intervient à l’UQÀM dans divers cours de création sonore. Ce jeune concepteur rejoint certains principes de narrativité sonore et d’organisation dramaturgique énoncés par Catherine Gadouas. En revanche, il se distingue par une conception du son qui repose de manière dynamique sur la notion féconde et complexe d’espace sonore. Notre entretien a étéréalisé le lendemain d’une représentation du spectacle Illusions[13] du Russe Ivan Viripaev, mis en scène par Florent Siaud, pour lequel il a conçu la création sonore.

J’ai obtenu un brevet de technicien supérieur (BTS)[14] en spécialisation du son à Angoulême, une formation hétéroclite avec des options assez lourdes en mathématiques et physique. J’y ai développé un rapport au son basé sur des principes électroacoustiques. Avec cette formation d’origine, j’ai tendance à penser la technique très tôt dans le processus créatif; à côté du texte, j’ai souvent besoin du devis pour connaître ma marge de manoeuvre et commencer à pouvoir imaginer le son. Si j’ai deux enceintes en façade, je ne vais pas écrire le même son que si j’en ai dix-huit.

Lors de ce BTS, j’ai eu des chocs esthétiques profonds avec certains films : L’odeur de la papaye verte de Tran Anh Hung m’a fasciné par la puissance évocatrice de ses paysages sonores très simples, et Eraserhead de David Lynch, aussi, pour le travail de fond sonore. Par la suite, en m’intéressant à la spatialisation, j’ai eu l’intuition qu’on pouvait dépasser le Dolby Digital Surround pour explorer d’autres faisceaux spatiaux. J’ai alors investi plus précisément la technique pour mieux comprendre la notion d’espace. Puis, la découverte d’un livre sur la psychoacoustique (Leipp, 1977) m’a révélé cette plateforme que représente la cognition. Je me suis mis en quête d’une manière d’articuler intellectuellement les différents aspects du son (techniques, créatifs, disciplinaires, etc.) et d’obtenir une approche globale qui m’autorise à tout faire dans un projet. Plus tard, lors de ma recherche-création à l’UQÀM, je pousserai l’idée qu’il existe des moyens, pratiques et conceptuels, de fusionner les paradigmes sonores.

Jonathan Sterne, dans son livre sur le MP3, développe une approche méthodologique remarquable en décloisonnant les disciplines pour faire fonctionner le tout dans un processus général. En création sonore, ce principe est nécessaire : on pense parfois en termes de concepteur, de designer, de régisseur, etc. L’expression par le son demande de fonctionner avec la chaîne complète de connaissances, de concepts, d’approches, de positionnements. Cela passe par de nombreuses discussions avec les autres créateurs pour assembler tout l’attirail d’outils que le son met à notre disposition. On met alors en place des stratégies pour trouver un terrain commun de compréhension, de déconstructions, de précisions constantes. La dramaturgie peut alors devenir le noeud, l’épicentre de toute cette réflexion commune. Décloisonner pour penser de façon globale le son aide à suivre au plus près la création.

Ma méthode de travail consiste en une écoute projective avec les collaborateurs. On rêve ensemble, et je propose des études ou des essais libres, courts ou longs, de ce que m’évoque le texte. L’idée n’est pas de juger, de sanctionner ces premières tentatives, mais de livrer mon imaginaire, de montrer ce que j’ai dans la tête, ce que le texte me raconte quand on le transpose en sons. À partir de là se dégage une sorte de posture sonore et, plus précisément, une posture d’écoute du son d’où émergera un dialogue avec le metteur en scène puis avec les acteurs comme avec les concepteurs en vidéo, en lumière, etc. Même si cette posture apparaît très tôt, elle demande toujours à s’ajuster jusqu’à la première.

À mon avis, la posture d’écoute constante permet de découvrir d’autres postures qu’on n’avait pas vraiment perçues auparavant. Pour moi, il n’y a pas une posture d’écoute, mais une posture de réceptivité globale qu’on oriente selon les aspects à comprendre. Florent Siaud, pour Illusions, m’a demandé de créer un morceau de musique techno, ce qui n’est pas, disons, dans mes prédispositions naturelles. J’ai alors écouté ce genre de musique électronique, non pas à travers le filtre de l’esthétique ou de l’historiographie, mais plutôt en essayant de saisir les sensations que ce son instrumental véhiculait pour mieux traduire ces mêmes sensations à travers le projet dramaturgique du metteur en scène.

Cette posture de réception globale concerne aussi la prise de son qui, selon moi, doit arriver plus tard dans le processus. Prendre un son, c’est commencer à projeter un cadre : un prélèvement du réel qui demande à être organisé en amont. Il me semble qu’on est déjà en train de penser en termes de composition quand on prélève du son. Pour comprendre finement ce que Daniel Deshays appelle des résonateurs[15] ou ce que Michel Chion nomme des indices sonores matérialisants (ism)[16], il faut être dans un cheminement, dans une volonté de tordre la matière sans la brusquer pour la capter et l’organiser.

Point d’écoute impossible : géographie d’espace sonore de Julien Éclancher, 2013. Une installation réalisée dans le cadre de sa maîtrise en communication à l’Université du Québec à Montréal.

Photographie de Carl de Billy

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Mon émoi, c’est l’espace. Il n’y a rien qui écrit autant l’espace que le son et, à chaque fois, de manière différente. De plus, le son encourage la transgression. Il est facile de transformer un lieu dans un autre, de faire poindre des éléments impossibles, qui n’existent pas dans un lieu physique. Le son est malléable parce qu’il est abstrait. Dans Point d’écoute impossible, l’installation sonore réalisée pour ma maîtrise en recherche-création, il s’agissait d’écrire l’espace en en contrôlant tous les paramètres. Ce que j’appelle l’espace de diffusion est souvent rigide. Au cinéma, on est assujetti aux formats multicanaux 5.1 ou 7.2; au théâtre, les enceintes doivent être cachées, reléguées aux cintres. Mon travail consiste à explorer les espaces, fictionnels et mentaux, en évoquant des lieux, en jouant avec les sensations physiques d’espace, en traçant des lignes signifiantes de déplacement, et surtout en articulant mon intention avec le projet esthétique et dramaturgique de la pièce. Florent Siaud et Denis Marleau me sollicitent, je pense, davantage pour mes propositions spatiales que pour une démarche sémiologique. Cependant, ma conception de l’espace n’est pas basée sur le mouvement des sons dans le champ spatial. En fait, ce n’est pas la variation dans l’espace mais bien la variation de l’espace qui me touche. S’il y a mouvement, il doit être au service de l’espace. Dans un espace figuratif, le mouvement sonore raconte tellement qu’il risque d’en écraser la perception. Pour Illusions, j’utilise des enceintes au plafond qui, sans rendre compte de mouvements, apportent de la hauteur au son, ajoutent du relief sans tirer l’oreille vers elles.

La perception du son se pose dès les répétitions, où l’on commence à voir les mouvements de lumières, de la vidéo, du jeu. On peut dessiner une posture de réception tout au long du processus en regardant comment les acteurs réagissent dans le son. Par exemple, l’amplification des voix est très compliquée. Premièrement parce qu’on cherche une transparence esthétique qui doit tout de même préserver l’intelligibilité. Deuxièmement parce que l’amplification est totalement tributaire de la singularité vocale. Enfin parce que les acteurs n’entendent pas cet aspect de mon travail. Pour ce faire, il m’arrive de demander à l’un d’eux de se mettre sur scène pour montrer aux autres un principe général, comme celui du potentiel d’intégration du microphone dans le jeu. On cherche ensemble les limites du dispositif pour voir jusqu’où je peux les suivre. Tous les soirs, je cherche un équilibre entre l’intention des comédiens, les impératifs techniques (transparence, intelligibilité) et l’esthétique générale du dispositif sonore qui exige une forte écoute du texte, des intentions, des respirations. Pour comprendre, j’assiste souvent aux notes du metteur en scène et je demande aux acteurs de m’expliquer leurs sensations, leurs cheminements intérieurs… En connaissant les caractéristiques des voix des acteurs, la manière dont ils portent leur voix, je peux interagir avec eux pour les aider ou les contrôler. La transformation des voix joue directement sur la sensation de proximité de l’acteur. Le son peut générer un espace incroyable d’intimité, sans changer de volume, tel que le suggère Arnt Maasø (2008) à travers le concept de cercle proxémique au cinéma. Maasø fait la différence entre la distance vocale (vocal distance) intentionnelle et la distance effectivement portée (earshot). Le microphone s’insère logiquement entre ces deux aspects et en permet la transformation. Pour le spectacle La ville de Martin Crimp[17], Denis Marleau ressentait un problème avec les voix. Il cherchait à créer un dialogue de sourds. J’ai alors détimbré légèrement les voix pour ne plus les mettre sur le même plan. Une voix était subtilement plus chaude et l’autre un peu gommée. Le dialogue de sourds s’est mis à fonctionner, car les voix ne se répondaient plus au même niveau.

Je me rends compte, l’expérience aidant, que le son et la mise en scène peuvent se connecter fortement. L’intérêt, du moins je l’espère, vient de ma prise en charge de l’intégralité du son. Étant présent à toutes les étapes, ma marge de manoeuvre est plus grande que si je m’occupais seulement de la musique ou de la régie. J’occupe une position à partir de laquelle je peux me rapprocher du projet dramaturgique. Par contre, et c’est peut-être la limite principale de mon approche, laisser la régie à quelqu’un exige qu’il comprenne mes intentions pour les répéter au mieux dans chaque endroit. Mes données ne sont pas tant techniques que senties. Il y a, chaque soir, un aspect un peu performatif pour moi qui ne concerne pas tant les réglages des effets que directement les sons, souvent au seuil de la perception. C’est intéressant d’être connecté à ce point à une pièce : je peux aider le rythme d’une scène en poussant de deux décibels un bruit de vague, ou le niveau des voix. Les acteurs vont sentir de légers changements sans qu’on ait touché aux repères importants. Ce sont les petits bruits qui aident à moduler la perception en fonction des aléas des intentions de jeu ou de la situation dans la salle. Un dialogue sensible se tisse entre les acteurs et le régisseur qui, dans ce genre de démarche, fait partie du spectacle.

Ma recherche-création m’a appris à articuler mon projet sonore avec les autres (concepteurs, acteurs, metteur en scène) pour que cela ne soit pas seulement un exercice d’écoute. Je cherche un espace qui se partage pour voir les gens réagir aux sons. Il me semble qu’au final, l’espace est perceptif, qu’il ne représente pas une valeur objective ou tangible. Dans une certaine mesure, on peut vérifier la qualité d’un morceau de musique en regardant la partition. Un espace, lui, est bien composé s’il fait image dans la tête des spectateurs. Mon rêve serait de dire un jour à des metteurs en scène que j’admire : « On va faire le travail à l’envers. J’ai un dispositif de sons, faites-moi une pièce à l’intérieur ». Ce serait un dispositif complexe où l’on adapte le décor pour s’affranchir des contraintes de l’espace de diffusion d’un théâtre. Nous pourrions ainsi écrire une pièce avec une aire de jeu vraiment totale entre le son et la mise en scène.

Matthieu Doze : pour un son empathique

Concepteur sonore en France, Matthieu Doze se définit comme un « sonographe », peut-être pour signifier son lien entre le son et le geste. Ici, la scène est celle de la danse contemporaine où rarement le texte déclenche l’écriture du projet. D’abord interprète pour Dominique Bagouet, Matthieu Doze fait route ensuite et encore avec Daniel Larrieu, Olivia Grandville, Alain Buffard, le quatuor Albrecht Knust, Loïc Touzé, Christian Rizzo, Emmanuelle Huynh, Fanny de Chaillé, Claudia Triozzi, etc. Cofondateur des Carnets Bagouet et membre de leur conseil artistique jusqu’en 2009, il codirige la reprise de So Schnell à l’Opéra de Paris. En 2010, il est lauréat de la Villa Kujoyama à Kyoto. En 2014, Tôzai!... est sa quatrième partition sonore pour le travail d’Emmanuelle Huynh (compagnie MÚA) après Le grand dehors (2007), Shinbaï, le vol de l’âme (2009) et Spiel (2012). Il danse aussi Good Boy (1998) d’Alain Buffard et est interprète pour le film Monumental (2014) de Jocelyn Cottencin. En 2015, il est assistant et dramaturge pour Hyperterrestres de Benoît Lachambre et Fabrice Ramalingom, au Festival TransAmériques (FTA) de Montréal. Sa collaboration étroite (au son et à l’assistanat à la mise en scène) avec la chorégraphe et philosophe Emmanuelle Huynh montre combien penser le son peut devenir un prisme pour concevoir une dramaturgie. Si lui-même mesure sa proposition sonore en fonction de la dimension générale de la pièce, il opte également pour une approche transparente, minimaliste qui permet de développer ce qu’il nomme une démarche empathique entre la création sonore et celle des corps sur scène.

À Kyoto, au Japon, un canal passe sous la colline sur laquelle se trouve la Villa Kujoyama où j’ai eu la chance de séjourner six mois en 2010. Pour gérer le flux de l’eau sont ouvertes ou fermées d’énormes vannes. Ces manoeuvres produisent un bruit extraordinaire, monstrueux : mouvements de tôle, grincements... J’étais fasciné par ces séquences qui semblaient absorber soudain tout le paysage. Seulement, je n’étais pas nécessairement présent quand cela se produisait pour en faire un enregistrement précis. Donc, je me suis offert une journée pour attendre patiemment que cette ouverture ait lieu. Je peux avoir du goût pour ces états contemplatifs liés à l’hypothèse que quelque chose va advenir.

Aussi loin que je peux me souvenir, j’ai toujours écouté de la musique, mais je ne sais pas me représenter comment j’étais sensible aux sons lorsque j’étais enfant. Cette imprécision m’intrigue parce que maintenant, c’est bien le son qui m’intéresse. Mon rapport à la musique a d’abord été tourmenté. Une forte volonté parentale, notamment du côté de ma mère, nous poussait, mes frères et moi, à pratiquer un instrument de musique, mais je ne m’en sortais pas : j’éprouvais comme une sensation de trop grand déséquilibre entre la pénibilité de l’exercice nécessaire et le plaisir rencontré. Avec la danse, j’ai finalement pu m’accorder à la musique.

Je suis né en 1969 et mon oreille est sans doute marquée par les sons électroniques de certains courants musicaux de cette époque, disons de la disco jusqu’à la new-wave. Du coup, j’ai vécu une excitation très forte pour la nouvelle émergence de la musique électronique depuis la fin des années 1980. Je sortais beaucoup, mais j’ai vite commencé à m’ennuyer des propositions des DJ. À ce moment, je me suis acheté des vinyles plutôt que des CD, deux platines, une table de mixage, et j’ai commencé à jouer. Par le biais de ce médium préfabriqué, j’ai découvert un moyen pour contourner ma difficulté à jouer d’un instrument. Le fait de ne pas avoir à reproduire l’entièreté d’une composition, le fait que le son me préexiste, me permettait tout d’un coup de jouer, sans m’abîmer les mains, mais avec néanmoins une relation physique à un objet, ici le disque.

Le temps de bascule suivant vient, en 2007, d’une proposition d’Emmanuelle Huynh[18] sur la pièce Le grand dehors[19], pour laquelle je suis assistant. Les relations avec le musicien avec lequel nous travaillons sont un peu lointaines. En conséquence, tout en assistant le processus du regard, j’accompagne les séances d’improvisations avec du son. Des séquences naissent auxquelles nous nous attachons les uns et les autres. Il devient difficile de recoller les morceaux et, dans l’urgence de la première, j’accepte la proposition d’Emmanuelle de prendre en charge la partition sonore du spectacle. Depuis, chaque nouveau projet convoque une nouvelle façon de procéder. Peut-être que ce qui ne change pas, c’est la relation à l’hypothèse de travail disons globale, celle qui va mettre le plateau en mouvement. Bien sûr, depuis cet attendu, par digressions successives, ouvertures poétiques et analogiques se construit la première trame, socle de toutes les broderies sonores imaginables.

Spiel, une chorégraphie d’Emmanuelle Huynh, 2012. Avec Emmanuelle Huynh et Akira Kasai. Une production du Centre national de danse contemporaine d’Angers présentée à la Maison de la culture du Japon à Paris dans le cadre du Festival d’automne.

Photographie de Marc Domage

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Pour le spectacle Spiel[20], duo entre Emmanuelle Huynh et Akira Kasai[21], cette base peut, par exemple, paraître assez incongrue. La première fois que je les rencontre ensemble, c’est dans le hall d’accueil d’un hôtel de Tokyo. Elle est Française, lui Japonais et ils se parlent en allemand! Dans la mesure où la recherche s’engage autour de l’idée d’une rencontre entre deux êtres très éloignés culturellement, d’un fantasme d’hybridation, voire d’une tentative de transsubstantiation, il m’apparaît que cette « hypernationalité » est un élément potentiellement intéressant à exploiter. Ainsi, comme assistant, je propose que le titre de la pièce soit en allemand et je me concentre sur des sources sonores germaniques, comme pour donner une analogie à ce terrain intermédiaire qui les rassemble.

Pour Tôzai!...[22], Emmanuelle voulait traiter scéniquement de la question de « l’avant », ce qui se passe dans la tête du spectateur lorsqu’il s’assoit dans la salle, qu’il regarde un rideau de scène fermé, ou un plateau vide, et qu’il attend. Comme il me semble que la chose est périlleuse sur le plan de la mise en scène, je propose une approche sonore qui assoit un premier degré d’imagination de ce que serait cette attente, comme une suspension permanente. J’enregistre alors, pendant plusieurs heures, le son du montage technique d’un spectacle, que je ferai entendre au début de Tôzai!..., à l’arrière du rideau fermé. Le premier degré consiste à faire comme s’il y avait des techniciens derrière le rideau en train de terminer le travail de préparation. On est avant le début. Une forme de narration s’accentue par la spatialisation du son. Je cherche vite à jouer avec l’espace. Le dispositif de diffusion quadriphonique ceint l’espace, ce qui me permet de métaphoriser la question de l’avant en un ailleurs : vous n’êtes pas seulement là où vous regardez, il se passe aussi des choses ailleurs qui vont peut-être arriver. Une proposition simple, mais qui ouvre un champ de possibles pour donner des sensations spatiales presque infinies.

Je n’ai jamais de présupposé sur l’identité du son; je ne sais pas à quoi il va ressembler. Ce qui m’intéresse, c’est d’être toujours vigilant à la capacité du son à maîtriser l’imaginaire du public ou, en tout cas, à en être le leader durant la globalité du spectacle. Le son peut renverser complètement le sens d’une proposition visuelle. Il a un vrai pouvoir de manipulation. Cet emploi, que je considère comme un héritage de l’opéra, est largement porté par le cinéma depuis. Comme élément de dramaturgie, le son exige beaucoup d’attention. On se demande régulièrement où l’on en est, si ce que l’on fait n’est pas en train de changer le sens de telle proposition ou, s’il la change, si c’est pertinent.

Je cherche à m’inscrire dans la perspective d’une égalité absolue de tous les éléments qui composent un spectacle. De la même manière, rien ne me réjouit plus au cinéma que de voir quelqu’un capable de penser le cadre, la lumière, le jeu, le son, le montage et de ne pas laisser reposer tout sur un récit. Avec Emmanuelle Huynh, je suis présent pendant tout le travail de fabrication pour créer le son. Un véritable cadeau pour fouiller en direct, sonder les profondeurs de ce qui se réfléchit en studio. Les moyens dont on dispose aujourd’hui pour faire du son en direct permettent d’être dans une empathie totale avec ce qui se trame sur la scène. Même si je travaille avec des séquences qui sont écrites, j’ai la capacité de les transformer, d’en jouer à la mesure de ce que je vois. Il s’agit, comme dans Spiel, tantôt de suivre, tantôt d’épouser, ou encore de précéder, de suggérer. Le son est capable d’éclairer à l’égal de la lumière, de révéler un mouvement aussi bien qu’elle.

Le fait d’être un danseur qui fait du son est bien sûr une donnée importante. Ma sensibilité, particulière aux mouvements qui conduisent aux gestes, m’aide probablement aussi à accéder à des endroits de reconnaissance de l’ordre du grain, de la texture, de la tonicité des corps; à reconnaître l’espace, les mises en tensions, les questions rythmiques, les temporalités, etc. Le son peut être une invitation à accéder à certains états. Toute la partie centrale de Tôzai!... est une trame de sons qui s’enchâssent. Ils sont à la limite du subliminal en termes de niveau de diffusion. Je les agence à l’oreille, sachant d’où et quand ils vont sortir, ce qui me permet de jouer sur de « l’à peine », de fabriquer comme une brume sonore à laquelle j’espère que les oreilles des autres s’habitueront, exactement comme l’oeil finit par se repérer dans le noir.

Le fait de ne pas être musicien me pousse à créer un rapport au son de l’ordre de l’empathie, détaché de toute volonté autre que celle de fabriquer du sensible. La question de la virtuosité me semble alors écartée. Si je produis ainsi aujourd’hui, c’est qu’en 1996 – j’étais danseur depuis 10 ans –, j’ai décidé de ne plus être spécialiste de rien. Je me suis autorisé à explorer l’image ou le son sans avoir reçu de formation spécifique. Ce qui me semblait important était de pouvoir choisir le médium à travers lequel j’allais pouvoir mettre au travail telle pensée ou telle autre. En réalité, depuis cette « dé-spécialisation », j’ai l’impression que tout ce que je propose relève du même type de travail. Mon éducation de danseur a profondément, sans doute même définitivement, marqué ma structure intellectuelle. Les formes et les moyens d’expression changent, mais pas le fond. Et ce fond consiste à être « à l’écoute ». Je suis fasciné par ce que notre époque produit d’alimentation permanente en termes d’images et de sons, jusqu’à la perte de sens. J’ai beaucoup de mal à concevoir notre regard vissé à un écran et notre écoute à un casque sur les oreilles. Cette coupure entre nous, les autres et l’environnement est impossible pour moi. C’est dans ma relation ouverte, même aux pires choses, que se fabriquent ma curiosité et ma capacité à vouloir agir, transformer.

Guillaume Thibert : créer des événements sonores

Compositeur et concepteur sonore, Guillaume Thibert est codirecteur artistique du Centre d’expérimentation musicale au Saguenay et professionnel de recherche pour la Chaire de recherche du Canada « Dramaturgie sonore au théâtre » (UQÀC). Il a collaboré à de nombreux projets de recherche-création avec plusieurs artistes en arts visuels, en cinéma, en musique, en marionnette et en théâtre. Dernièrement, il a participé au spectacle Résonances (2014) du Pont Bridge à Montréal. Son travail a été présenté au Canada, en France, en Italie, au Mexique et en Colombie.

J’ai sollicité Guillaume Thibert, car il représente un artiste-chercheur d’une large polyvalence qui, installé dans une région dite éloignée, n’en développe pas moins des expériences sonores tout à fait inédites au Saguenay comme à l’étranger. Je l’ai particulièrement interrogé sur un projet de performance radiophonique, Liaisons sonores[23], initié par l’artiste français Alain Mahé[24] et coordonné par la Chaire de recherche « Dramaturgie sonore au théâtre ». À partir de cette résidence immersive dans la culture ilnue à Mashteuiatsh (au nord du lac Saint-Jean, au Québec), Guillaume relate son auralité complice avec Alain Mahé et la prégnance du field recording au sein de sa création sonore, propice au déplacement de l’artiste comme à celui du spectateur.

Au départ, Liaisons sonores représente pour moi le prolongement d’une rencontre avec Alain Mahé. Au Saguenay, je ne travaille pas avec d’autres concepteurs sonores. Poursuivre une collaboration avec cet artiste qui développe depuis longtemps une relation sensible avec le sonore et avec les arts vivants était alors une belle occasion. Il avait cette volonté de renouveler l’expérience qu’il a eue avec les Mapuches du Chili, avec les Premières Nations de la communauté de Mashteuiatsh. Au-delà de notre immersion dans la culture du village, j’étais intéressé par la manière dont on allait chercher une matière sonore unique. Celle-ci avait bien sûr la couleur culturelle de cette communauté, comme la situation de la langue ilnue qui peu à peu s’est partagée avec celle du breton. Pour trouver les sons, j’ai choisi de rester ouvert, de développer un état plus senti que cérébral, de me laisser guider.

En ce sens, sur place, Sonia Robertson[25] a rejoint notre équipe comme guide et partenaire. Elle a créé des relais avec d’autres guides à travers les gens (artisans, artistes, enfants, ateliers de femmes), des lieux spécifiques (le Musée amérindien, le Pavillon des arts du site Uashassihtsh, la radio communautaire CHUK 107.3 ou encore le chemin de fer) et la nature (du lac, des outardes, du bois). Et même si je me suis aussi laissé guider par Alain, cela ne voulait pas dire que je n’ai rien proposé ou que des envies ne sont pas apparues. J’ai choisi d’arriver sans visées précises sur la façon d’enregistrer comme sur la nature des sons que je voulais capter ou écrire ensuite. Je crois que c’est dans la recherche de cette position sensible que résidait mon intérêt pour cette expérience sonore. En plus, avec le large éventail d’équipements de la Chaire en dramaturgie sonore qui allège les contraintes techniques, nous vivions à proximité des sites, ce qui favorisait les explorations les plus singulières. Une fois, on s’est couchés aux petites heures pour enregistrer le passage du train. On a placé des micros de contact sur les rails et quatre autres sur des pieds. On s’est installés sur des chaises et on a attendu.

Photographie de Andrée-Anne Giguère

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C’est très rare que je fasse du field recording. Normalement, j’enregistre quand j’ai un projet, quand j’ai repéré le son que je voulais recueillir. Dans ce cas-là, on était dans une sorte de déambulation au sein d’un environnement étranger. Je me suis souvent demandé pourquoi enregistrer l’eau du lac. J’ai chez moi des dizaines de banques de sons de très bonne qualité, mais les expériences précises et uniques, comme par exemple avec nos hydrophones, donnaient à nos captations toute leur singularité. Est-ce qu’on aurait pu mettre en place ces expérimentations sur un autre lac? Sans doute. Mais cette immersion nous a nourris au-delà du sonore. C’est la sensibilité de l’expérience qui fait écrire autrement, qui nous fera performer différemment. Derrière le son, il y a ce vécu sensible. Voilà l’intérêt de faire la cueillette de sons soi-même. Cette expérience compte pour donner des pistes au moment où l’on réinterprète ces captations devant le spectateur. Toute la démarche menée pour obtenir ces sons et les rencontres avec les gens, leur culture de pêcheur et de chasseur et leur paysage participeront à la structure de la performance. Mais après cette cueillette de sons et avant d’en arriver à la performance, nous faisions chaque jour un travail d’édition qui consistait à réécouter les prises pour les nettoyer, les découper et forcément faire des choix. On préparait des sons pour les réutiliser au moment d’improvisations qui aideraient à construire la performance. Cette réécoute a aussi fait partie du processus de la résidence.

Avec Alain, toutes ces étapes préalables nous ont permis de développer un langage commun. Sa captation et la mienne se produisaient souvent en parallèle, au même endroit, afin d’en obtenir des perceptions différentes. J’étais en interaction avec quelqu’un qui travaille sensiblement avec les mêmes outils que moi, d’une façon assez proche de la mienne, bien que singulière. Au moment de mettre en jeu ces matières sonores à travers des improvisations, nous dialoguions avec les sons captés pour faire émerger de nouveaux espaces, de nouveaux paysages puis, peu à peu, pour provoquer des échanges sensibles. Nous obtenions une sorte d’idéation d’un objet à présenter sans devoir planifier, anticiper sur papier. Le travail d’improvisation s’est révélé structuré par les temps d’édition et de réécoute qu’on s’était donnés. La performance sonore a alors été complétée par une organisation plus scénique; en plus de sa proposition installative (sous forme de cercle que tous les performeurs intégraient), Sonia Robertson jouait de plusieurs instruments percussifs, Andrée-Anne Giguère circulait pour projeter des images vidéo (réalisées à partir d’archives qui rendent compte des liens développés avec les artistes, la communauté et l’environnement), Éric Létourneau jouait d’un synthétiseur modulaire visuellement imposant et Édouard Germain, poète de la communauté, ainsi que Jean-Paul Quéinnec lisaient des textes écrits par eux-mêmes[26]. Ensemble, on a produit un choc dans la rencontre des éléments tout en essayant de trouver une place pour chacun; on s’est attribué une ligne directrice tout en étant très libres.

La mise en jeu d’une diffusion multiphonique est devenue un autre outil d’écriture pour dépasser le simple placage de sons les uns sur les autres : un travail sensible de mouvements qui nous ramenait peut-être à l’expérience vécue en résidence, à l’expérience de ces rencontres. Le dispositif reposait sur un système ambiophonique de six haut-parleurs, assez classiquement disposés en cercle, avec les spectateurs en périphérie. La spatialisation créait alors une perspective plus qu’une ambiophonie traditionnelle. Plutôt que de circuler autour, le son se rapprochait ou s’éloignait de l’auditeur. Nous avions aussi posé un haut-parleur au centre sur le sol, pointé vers le plafond, créant ainsi un espace sonore d’où provenait la voix du conteur. Enfin, un transducteur permettait de faire vibrer certaines surfaces (scies, néons, pierres, etc.) en leur attribuant une fonction de haut-parleur.

En plus de participer à la performance, mon rôle pouvait se voir comme celui d’un régisseur attentif à la circulation de l’ensemble. J’aime me placer sous l’angle du régisseur pour entendre le résultat qui est vraiment transmis au spectateur : c’est de cette façon que j’écoute. Pour Liaisons sonores, ce qui m’intéressait était d’orchestrer, de balancer les mouvements. Sans tomber dans l’autorité, il fallait être capable de faire un choix sur la matière sonore qui était lancée par tout le monde. J’essayais donc d’organiser la performance sur le plan sonore et dramaturgique, en espérant que le travail technique et sensible que j’élaborais aiderait le spectateur à recevoir la même performance que moi et que, débarrassé des contraintes techniques, ce spectateur ouvrirait ses sens pour se laisser transporter.

Liaisons sonores, une performance radiophonique à l’initiative d’Alain Mahé créée sous la direction de Jean-Paul Quéinnec, 2012-2014. Avec Édouard Germain, Andrée-Anne Giguère, Erwan Keravec, André Éric Létourneau, Alain Mahé, Jean-Paul Quéinnec, Sonia Robertson et Guillaume Thibert. Un projet de la Chaire de recherche du Canada « Dramaturgie sonore au théâtre » présenté au centre d’art Langage Plus (Alma).

Photographie de Marianne Tremblay

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Liaisons sonores ne consistait pas tant à raconter une histoire qu’à transmettre une expérience qui pouvait déplacer les spectateurs à travers ces différents paysages sonores. Même si, au final, cela paraissait assez structuré, ce que nous racontions, ce que nous voulions dire, était pour moi secondaire. Je ne me suis pas attardé à savoir ce que signifiait le train quand il arrivait à tel moment par rapport, par exemple, aux cris des outardes. Je dirais que la qualité de nos sons peu dénaturés, nos superpositions et notre spatialisation naviguaient entre un espace brut, presque documentaire, et, parfois, l’émergence d’une abstraction qui permettait de créer un récit unique pour chacun. Cette performance n’invitait pas le spectateur à repérer le récit global, mais à s’abandonner à son écoute et à son regard. Avec Liaisons sonores, nous voulions transmettre plutôt des états. Nos propositions sonores apparaissaient comme des événements qui contribuaient à transporter le spectateur vers une destination qu’on ne connaissait pas. Un déplacement qui était bien l’expérience de la rencontre que j’avais vécue avec Alain Mahé dans le village de Mashteuiatsh.