Corps de l’article

Le legs du surréalisme au théâtre est un legs « objectif » – pour reprendre un mot qu’affectionnaient les surréalistes[1]; ce qui veut dire que si ces derniers avaient été connus de leurs successeurs et s’ils avaient pris le théâtre au sérieux, des similitudes que l’on constate aujourd’hui auraient pu être tenues pour un héritage.

La première analogie entre le surréalisme et le théâtre contemporain concerne la dissociation de la fable et du personnage : la fable peut bien raconter ce qu’elle veut – c’est son droit –, mais qu’elle ne compte plus sur le personnage pour l’alimenter et la faire progresser! Prenons l’exemple de Monsieur Bob’le de Georges Schehadé, considéré par l’auteur lui-même et par André Breton comme un vrai successeur du mouvement. L’histoire de Monsieur Bob’le est à dormir couché tant elle est conventionnelle, avec son voyage-évolution vers la mort, son entourage de fidèles et autres thuriféraires. Rien qui ne sente son église orthodoxe la plus empesée. En revanche, le personnage de Bob’le, lui, est original et prophétique : il est autonome de tout environnement aussi bien comme cause que comme conséquence; il est le support d’un discours de la sagesse paradoxale qui se tient toute seule, dans une indifférence de tout dramatisme et, de ce fait, de toute dramaturgie. Il est une sorte d’insert dans un corps qui lui reste étranger. Son corps est plutôt un corps de doctrine, une série d’aphorismes mis en dialogue.

Cette structure est sans doute à mettre au compte de la maladresse d’un débutant, mais l’important est que le résultat se donne comme théâtre, et que, n’en étant pas au sens usuel du terme, il force les portes du temple et introduit, dans la matière compacte de la dramaturgie, le coin de l’inattendu, voire de l’inacceptable. En comparaison, En attendant Godot est d’une structure classique irréprochable.

Toujours dans le domaine du personnage : il est accepté depuis la fin du XIXe siècle que le personnage est constitué de traits différentiels nomenclaturables, qui lui donnent une fonction et une force (ou une faiblesse) propres à influer sur ses pairs et autres partenaires désirés ou haïs. Mais à partir du moment où le personnage devient personne (voir Ibsen, Pirandello), c’est-à-dire possède des traits tellement différentiels qu’ils n’appartiennent qu’à lui seul, soit il se moque éperdument d’avoir une fonction, soit, s’il en a une, elle est tellement tissue de contradictions qu’il devient imprévisible et inapte à toute relation cohérente avec ceux qui l’entourent. Or, qu’est-ce qu’un personnage imprévisible? C’est un étranger au théâtre dont on n’a que faire, non pas seulement parce qu’il n’a aucun projet anticipable, mais parce qu’il n’a non plus aucune coprésence à ce qui se fait ou se passe autour de lui. Il reste un être-là qui mobilise l’attention sur ce qu’il est, non sur ce qu’il fait; sur lui seul, mais plus du tout sur les rapports qu’il entretient – qu’il devrait entretenir – avec les autres.

La solitude existentielle de ce type de personnage-personne, on la trouve dans les pièces d’Aragon : les personnages-personnes y apparaissent comme autant de « surgis » qui ont besoin de se montrer sans autre ambition que d’être reconnus (c’est le privilège majeur du théâtre), d’être reconnus comme existants. Mais ce type de personnage-personne qui annule le théâtre du fait qu’il se met à exister sur les marges de la temporalité progressive et de l’espace pré-dimensionné du plateau, il faudra attendre longtemps pour le rencontrer dans des pièces tout à fait actuelles, comme celles des Allemands Roland Schimmelpfennig, Rainald Goetz et, un peu moins récemment, Botho Strauss, notamment Le temps et la chambre. Comme quoi, sans le vouloir aucunement, le surréalisme, non en tant que mouvement, mais représenté par quelques individus, a déposé des propositions dont la fécondité ne se décèle qu’aujourd’hui.

Du personnage (celui d’Aragon, par exemple) qui se contente d’« être là » et d’anthropomorphiser tout ce qui l’entoure (le glacier, l’arc électrique) par un pouvoir de magie verbale que les surréalistes promeuvent de leurs voeux théoriques plus que de leur savoir scénique, on accède facilement au parleur théâtral. J’entends par là un pseudo-personnage (il porte nom et prénom) qui, dans l’indifférence totale des lois de la communication et des possibilités techniques de réalisation, développe, à perte de tirades, non pas seulement des thèmes d’époque – le sexe, la folie, le mystère –, ce qui relèverait encore du commentaire analytique, mais du langage sur le langage lui-même, truchement de tous les possibles, saisis à la racine de leur perception : « ce hasard, ce langage que parlent aussi notre amour, nos vices, notre sommeil, notre magnifique ignorance », écrit Georges Hugnet dans Le droit de varech (1930 : 198). Parfois, en bon auteur dramatique, ce dernier commente ce qu’il écrit, amalgamant alors l’effet avec la cause : « On passe sa vie à guetter l’aventure. Non. Pas l’aventure, non. La surprise, oui, la surprise. La surprise, vous entendez! La surprise, la surprise… » (ibid. : 32). Cette esthétique de la surprise a été confondue avec le projet surréaliste par d’autres surréalistes, comme Aragon qui fit crédit à Robert Wilson d’avoir réalisé l’idéal théâtral du surréalisme avec son Regard du sourd.

Le plus souvent néanmoins, dans la longue pièce qu’est Le droit de varech, le flot de paroles n’a d’autre objet que d’imposer la fluidité hypnotique d’un rythme et le pouvoir excentrique, centrifuge, de récits de toutes natures, sans lien entre eux et destinés. Là est la véritable invention de ce théâtre poétique : faire sortir le théâtre de lui-même, montrer au spectateur / lecteur qu’on peut faire échange de rien d’autre que de la situation d’échange, nourrie par des procédures qu’il est de l’imagination de l’auteur d’inventer. C’est une lapalissade car, avant de meubler la rencontre par un jeu d’espaces et de temps, le premier moment, le moment essentiel, est de capter l’attention de la personne qui est en face de vous et à qui il ne suffit pas de dire « allô, allô… » pour qu’elle vous écoute. Cet échange pourrait être réel, entre un plateau et une salle, mais la démonstration n’a malheureusement pas été faite à l’époque; l’échange reste virtuel, tout au moins par la lecture. N’est-ce pas le propos des poèmes dramatiques de Peter Handke que sont Par les villages ou L’heure où nous ne savions rien l’un de l’autre? Handke tient ses très longues tirades pour des monologues alternés et se moque totalement des conditions pratiques de réalisation. N’est-ce pas aussi le cas des oeuvres de Thomas Bernhard et de Michel Vinaver, même si cette présence du rythme, interne à la langue, y est secrète?

On a trop dit que les surréalistes méprisaient le théâtre ou ne s’y intéressaient que pour le détruire; c’est parler sans prendre garde qu’il y a des destructions productrices, dynamiques, créatrices. Construire le théâtre à côté[2], voire en dehors du théâtre, ce n’est pas le nier, mais lui donner une autre vie. On ne peut se contenter de dire que les surréalistes écrivent un théâtre volontairement injouable, et donc les exclure ipso facto de la communauté dramatique. Il reste évident que pour juger de cet apport, il faut d’abord ne pas croire que le théâtre obéit à quelque loi immuable que ce soit; ensuite il faut attendre que l’héritage (qui n’en est pas un!) soit distribué à de multiples petits-neveux pour qu’on aperçoive le lien qui noue notre présent à ce passé-là. On ne peut donc parler du statut original du théâtre surréaliste qu’en considération de ce qui l’a suivi, longtemps après, et non de ce qui le précède ou lui est contemporain.