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Prologue

« Un rat ? Un ducat qu’il est mort ! Mort ! Serait-ce le roi ? Il découvre le cadavre. Pauvre sot, brouillon, indiscret, je t’ai pris pour ton maître[1]. » Ce sont les paroles qu’Hamlet adresse en guise d’oraison funèbre à Polonius, son beau-père potentiel, ministre du roi Claudius : un amas de sarcasmes qui réduit la victime aux dimensions d’un animal, un des plus détestables de toute la Création, un rat menant sa vie dans les ténèbres et profitant des ténèbres pour mener grand train aux dépens des humains. Tuer un rat est un acte d’assainissement mais ce n’est pas pour justifier son crime qu’Hamlet attribue à Polonius les traits de cet animal. Il a tué Polonius par accident, le prenant pour son maître et il ne cache pas sa frustration devant l’échec de sa mission. L’image du rat naît de cette frustration, de son désarroi devant l’impossibilité de contrôler les événements; elle représente le produit mineur d’un acte minable dont Hamlet se défait à coup de sarcasmes. En même temps, la figure de Polonius s’amplifie par la fusion des traits, humains et animaux, qu’Hamlet lui attribue sans discrimination apparente, et elle prend ainsi des allures de personnage mythique. Toute une imagerie naît de ce discours burlesque qu’Hamlet tient sur le cadavre de sa victime, et il est extrêmement important pour le metteur en scène de s’en laisser inspirer, quelle que soit sa vision de l’ensemble de la pièce.

On commence à l’apercevoir dans l’ombre longeant les murs d’Elseneur, se cachant dans les alcôves, fouillant dans les tiroirs, mettant son grand nez dans les secrets des autres, vif, alerte, un peu sale et cupide par-dessus tout, accumulant des trésors dans sa cave qui proviennent des manigances et trahisons dont il est le maître et l’exécuteur attitré. Les courtisans lui marchent souvent dessus, les femmes poussent des cris horrifiés lorsqu’elles le trouvent tapi sous les meubles, le roi le fait sauter et s’entortiller sur la table pendant ses beuveries, comme un rat de cirque; et tous le craignent, sauf Hamlet qui n’a plus rien à lui donner à part « sa vie ».

Polonius reste toujours un personnage évasif, difficile à cerner parce qu’oeuvrant dans l’ombre, parce que fait d’ombres avec, çà et là, des exhibitions burlesques sous les feux de la rampe : une leçon de morale adressée à sa fille, une autre sur les belles manières adressée à son fils, un interrogatoire du prince qui échoue lamentablement et ainsi de suite jusqu’à sa mort, peu spectaculaire, dans les ténèbres de l’alcôve royale. Pourtant il est toujours là, hante les trois premiers actes de la tragédie, se mêle de tous les conflits et en déclenche quelques-uns, comme lorsqu’il pousse Ophélie à rejeter les avances d’Hamlet; et même après sa mort on peut l’apercevoir qui soutient le bras de Laërte, son fils, pendant le duel avec Hamlet, ce qui veut dire qu’il n’est pas un personnage secondaire au sens propre du mot.

Cette cohérence dans l’invisibilité empêche l’acteur qui interprète Polonius de camper son personnage, ensuite son rôle, dans une théâtralité précise qui puisse le rendre visible, qui lui permette de trouver sa place dans l’ensemble de la vision scénique ; il revient au metteur en scène de choisir le camp où son Polonius évoluera à sa guise, et pour mon adaptation d’Hamlet de Shakespeare[2], j’ai choisi de camper Polonius dans la tradition de la commediadell’arte.

Autrement dit, l’image du rat plaquée sur le visage de Polonius m’a suggéré un masque mortuaire que j’ai troqué contre le masque traditionnel de Pantalon, ce père autoritaire, avare et stupide de la commediadell’arte, afin de réaliser le portrait du caractère vivant. Elle représente un résultat pratique, une application des principes de composition des personnages de la commediadell’arte sur un personnage insaisissable, voire mystérieux, que je n’arrivais pas à placer dans le contexte. Et puisque Pantalon ouvre souvent la comédie, je pense que sa renaissance en Polonius peut servir de prologue à ma version d’Hamlet de William Shakespeare.

Le petit théâtre d’Hamlet

L’idée de faire une version d’Hamlet qui situe l’histoire du prince du Danemark dans un théâtre ambulant m’a été inspirée par le monologue final d’Hamlet, son testament à la postérité dont Horatio devient l’exécuteur :

Si tu es un homme, Horatio, diffère encore l’instant de ta béatitude; et dans ce monde affreux, réserve avec douleur ton souffle afin de raconter mon histoire. Fais-lui connaître tous les événements, grands et petits, qui m’ont requis. Le reste est silence.

Acte V, scène 2

À part la fameuse réplique « Le reste est silence », ce monologue passe inaperçu, se perd pour la plupart du temps dans le brouhaha soulevé par l’apparition de Fortinbras, mais si on parvient à l’entendre dans son entièreté on comprend que l’histoire d’Hamlet ne finit pas avec sa mort. Ce qui finit c’est la représentation, le spectacle basé sur l’histoire d’Hamlet, idée renforcée par Fortinbras qui invite Horatio à raconter cette histoire au banquet qui suivra son couronnement. Comment celui-ci fera-t-il revivre ces événements, grands et petits, à des étrangers, ces vainqueurs qui se moquent d’emblée des histoires des vaincus ? Comment fera-t-il, lui-même, pour revivre l’histoire de son prince, qui est aussi la sienne, chaque fois qu’on lui commandera de la ressusciter ? Ne fera-t-il pas appel à une troupe, une compagnie théâtrale qui fasse représenter leur tragédie de façon convaincante, sans effectivement se tuer à la tâche ? Hamlet l’a déjà fait, le procédé est connu; il ne lui reste plus qu’à trouver la troupe qui se chargera de faire le spectacle d’après son récit. Ce sera, dans un premier temps, la même troupe qu’Hamlet a employée pour monter La souricière[3], une troupe qui fait dans tous les genres, improvise sur n’importe quel sujet avec ou sans masque, une compagnie théâtrale qui possède un vocabulaire de jeu assez riche pour représenter toutes sortes de personnages et toutes sortes de réalités. Polonius, l’homme-rat, trouvera facilement sa place parmi les autres personnages interprétés par le chef de la troupe, un acteur chevronné dont le registre s’étend d’Hécube aux personnages des pantomimes foraines; quant aux accessoires, effets scéniques, décors et costumes, tout sera puisé dans les bagages de la compagnie et recyclé selon les besoins de la nouvelle représentation.

L’image sur laquelle j’ai bâti mon spectacle d’Hamlet est donc celle d’un théâtre, d’une architecture qui se définit comme théâtrale dès le début de la représentation : quatre piliers et trois tringles avec des toiles blanches tout autour, qui flottent dans les courants d’air, dévoilant les coulisses où les acteurs préparent leurs entrées, changent de costume, manoeuvrent les accessoires. Hamlet est partout, entre et sort, lance des indications de dernière minute aux ombres qui grandissent derrière les rideaux à mesure que les lumières montent. Il est le seul à porter un costume du XVIIe siècle, la troupe est à moitié nue et on ne sait pas trop quel genre de costume les acteurs endosseront pour la représentation. Le décor se résume à une chaise tapissée de rouge qui représente le trône du Danemark; personne n’y est assis, elle concentre le vide, nous force à le remplir par nos propres moyens. Avec le recul, cette scène est la réplique presque fidèle d’un théâtre que j’ai vu dans un campo de Venise; mais ce n’est pas l’atmosphère de Venise que j’y retrouve, il y a trop d’ombres qui glissent sur les planches, et la lumière est trop faible pour qu’on voie les acteurs se détacher de leurs ombres. Il y a des rats quelque part, on les entend qui rongent les piliers, puis Hamlet se place près de la rampe et se laisse tomber au sol en récitant son monologue final d’une voix criarde et se donnant des airs de martyr. Un homme habillé de la même façon, mais plus débraillé, surgit de la trappe en hurlant : « Allez-y doucement! Il m’offense jusqu’à l’âme le bruyant cabotin emperruqué, déchirant son coeur, en loques, qui rompt les oreilles du parterre » (Acte III, scène 1). Cet homme est Horatio et il répète sa pièce Hamlet, prince du Danemark comme jadis Hamlet répéta La souricière.

Toujours avec du recul, je constate que l’idée de situer l’histoire dans un théâtre, de faire de Hamlet un acteur et de reconstruire la pièce selon la perspective d’un personnage secondaire n’est pas nouvelle en soi. Stoppard utilise les mêmes techniques pour Rosencrantz et Guildenstern sont morts (1967) où il fait fonctionner le théâtre, littéralement, comme une porte tournante entre le monde des morts et celui des vivants. Dans mon cas, il ne s’agit pas d’une nouvelle pièce : Horatio n’est pas un personnage absurde qui ne sait pas le pourquoi de sa mission et le temps ne s’arrête pas, au contraire; il s’écoule, inexorablement, pour les autres, pour ceux qui ne sont pas comme lui des survivants des horreurs qu’il raconte. La troupe, assurément, n’est plus celle d’Hamlet ; c’est une troupe nouvelle qu’Horatio a trouvée quelque part sur la route pendant son voyage à travers le temps pendant qu’il exécutait sa mission de conteur, ou sa sentence, prononcée par Hamlet à l’article de la mort. C’est une troupe mixte – celle de Stoppard est entièrement composée d’acteurs masculins tout comme celle du Hamlet original – qui apporte des innovations au style de jeu traditionnel requis par Horatio et lui facilite la tâche par la même occasion, car les spectateurs sont nouveaux aussi, ils ne sont plus ceux du temps de la première représentation.

Je parlerai plus loin de ces innovations, pour l’instant je dirai seulement que ce petit théâtre d’Horatio n’est pas une reconstitution archéologique du théâtre d’Hamlet. Il est le véhicule qu’Horatio a choisi pour transporter l’histoire, une histoire qu’il n’interprète pas et qui ne change pas selon sa vision des événements. Shakespeare est très clair là-dessus, Horatio est plus « philosophe » qu’Hamlet, un homme intelligent et instruit, qui se méfie des sautes d’imagination de son ami et maître ( « Ciel, son imagination l’a rendu fou! », s’écrie-t-il à la vue d’Hamlet qui suit le Spectre en haut du donjon) et ne jure que par la raison. Hamlet connaît les limites d’Horatio (« Il y plus de choses entre ciel et terre, Horatio, que n’en rêve ta philosophie »), c’est la raison pour laquelle il le condamne à raconter leur histoire jusqu’à la fin des temps – pour qu’il la comprenne par lui-même. Horatio n’interprètera jamais l’histoire d’Hamlet parce qu’elle va contre la méthode – pas nécessairement celle de Descartes, mais contre toutes les méthodes – parce qu’elle tient du chaos et de la folie. Il aurait préféré mourir avec Hamlet ( « Il reste un peu de vin dans la coupe, Monseigneur »), mais puisque celui-ci le condamne à vivre, et de ce pas à revivre le cauchemar, il « diffère » sa « béatitude » et utilise la fabrique d’illusion qu’est le théâtre comme un moyen pour accomplir la mission qu’Hamlet lui a confiée. (Acte V, scène 2)

Cette double mise en abîme – maintenant, il y a la pièce d’Horatio dans laquelle sont enchâssées Hamlet et La mort de Gonzague ou La souricière – tire de l’ombre un autre personnage insaisissable, Horatio, l’ami du héros – compagnon d’armes? camarade d’école? en tout cas, pas un étudiant aux écoles de Wittemberg, car il renoue avec Hamlet à l’occasion des funérailles du vieux roi –, un personnage qui ne fait pas partie de la cour, un homme droit et loyal ( « Vous n’êtes pas des vagabonds, Horatio ») qui s’inquiète de l’avenir du royaume. C’est le seul qui parle de la guerre menaçant le pays, des veilles rigoureuses qui épuisent les sujets du royaume, des achats d’équipement de guerre, et c’est encore lui qui prend le fantôme du vieux roi pour l’annonciateur de la fin du Danemark : « L’apparition terrifiante, tout armée et semblable au roi, ce signe précurseur d’événements tragiques, annonciateur de catastrophes, le ciel l’a offert a notre patrie » (Acte 1, scène 2). Si on pense à sa rencontre avec le Spectre comme à un « mystère de l’Annonciation » précédant « l’Annonciation faite à Hamlet[4]», le jeu de miroir va de soi : Horatio est le double d’Hamlet, un double autrement plus convaincant que Laërte[5] ou Fortinbras[6] – respectivement, le fils vengeur et le prince guerrier – parce que figurant les qualités de clerc du héros, son intelligence et sa culture.

La troupe d’Horatio

Horatio n’invente pas, il reprend simplement l’exposé d’Hamlet sur le théâtre et le jeu naturel à partir de son souvenir de la rencontre de ce dernier avec les acteurs venus le divertir à l’instigation de Polonius. Cet exposé long et touffu, truffé d’exemples donnés tantôt par le chef de la troupe tantôt par Hamlet lui-même, est précédé par le discours de Polonius sur le répertoire de la compagnie et se termine sur la promesse d’Hamlet d’écrire un petit monologue pour l’interprète du roi assassiné dans Le meurtre de Gonzague. Cette partie de la pièce ne survit presque jamais à l’épreuve du montage. La version d’André Gide, par exemple, coupe plus de deux tiers de la scène des acteurs pour des raisons de rythme, d’obscurité du langage, de manque de poésie, etc., mais règle générale, ce qui passe l’étape de montage, c’est le monologue d’Hécube et les considérations d’Hamlet sur le pouvoir du théâtre de faire éclater la vérité.

Je suis pour ma part persuadée de l’importance de cette scène; plus qu’un manuel suranné de l’art de l’acteur, elle est une petite ars comica, une pièce qui reflète les pratiques du théâtre de la Renaissance, les rapports entre auteurs et acteurs, professionnels de la scène et dilettanti, artistes et intellectuels et qui, à mon sens, ouvre la perspective sur les moyens spectaculaires les plus efficaces pour représenter Hamlet.

Ainsi, il est intéressant de voir qui participe à la rencontre avec les acteurs et quel est le rôle que chacun des personnages endosse pour l’occasion. Il y a Polonius qui, en maître de cérémonie, présente la troupe et joue ensuite les critiques en évoquant avec nostalgie son expérience d’acteur amateur. Rosencrantz et Guildenstern, agents provocateurs, font les spectateurs du parterre, vulgaires et bruyants. Hamlet joue le prince éclairé, patron des arts et critique raffiné, tout ce qu’il ne joue pas ailleurs. Bref, la troupe fait de tout : selon Hamlet, le chef est un tragédien consommé qui, en prenant de l’âge, aura passé aux rôles comiques. Les autres acteurs sont probablement des acteurs-improvisateurs, des « événements théâtraux » en eux-mêmes.

Horatio ne figure pas parmi les participants mais la structure de la pièce semble tellement ouverte qu’on peut l’y insérer sans effort – dans les premiers in-quarto[7], la troupe se compose de deux à trois acteurs, et Yorick apparaît sur la liste des personnages – ne serait-ce que pour préparer son intervention en tant qu’observateur dans la scène de la représentation ; et pour assurer la continuité du rôle.

C’est ce modèle de théâtre qu’Horatio emporte dans ses pérégrinations, une structure en mouvance, souple et rigoureuse à la fois, un théâtre d’improvisation où les acteurs tissent les illusions avec ce que l’on trouve sur son chemin : quelques costumes, des bougies, un instrument de musique ou deux. Et le texte, bien sûr, pour que les acteurs apprennent les paroles, les mêmes qui ont été prononcées par les apparitions qu’ils invoquent et sans lesquelles il n’y a pas d’histoire qui puisse se transmettre de génération en génération.

De fait, le modèle appartient à Horatio qui, en bon philosophe, aura synthétisé depuis longtemps les idées exprimées par les autres participants lors de la longue scène de l’arrivée des acteurs à Elseneur (Acte II, scène 2). Le texte ne souffrira donc pas des coupures qu’on lui apporte pourvu que le modèle reste lisible et puisse être reconnu[8] dans le spectacle qu’Horatio tire de l’histoire d’Hamlet. Mais comment transporter ce modèle à travers les âges et montrer que ce n’est pas lui qui change, mais les acteurs, les personnes physiques, qui le portent? L’anachronisme des costumes ne suffit pas, car la commedia dell’arte à la source du modèle[9] joue de l’anachronisme dans tous les sens, et Shakespeare lui-même se moque des contextualisations lorsqu’il déplace l’histoire du prince danois du XIe siècle à moitié païen, qui l’a vu naître, au milieu de la Réforme anglaise. Quelle serait donc l’expression la plus palpable du « présent » dans lequel Horatio vient replanter son histoire? Et où la trouver?

Dans l’élaboration de notre Hamlet, un autre modèle d’improvisation s’est imposé, le tango argentin, une danse de couple à base narrative qui, de nos jours, connaît un grand succès à la fois comme danse sociale et danse spectacle[10]. Les chorégraphies de tango pouvaient aisément se substituer aux danses caractéristiques du spectacle de la Renaissance – elles-mêmes un reflet des formes à la mode de l’époque – soulignant ainsi la contemporanéité de la troupe avec le public de la représentation. Le tango est construit sur un principe de symétrie à partir duquel des séquences de mouvements se répondent dans une sorte de jeu de miroir entre les partenaires et s’enchaînent à un rythme endiablé. La suite de ces séquences chorégraphiées entrait directement en résonance, mais de manière décalée, avec les jeux de miroirs dans lesquels sont entraînés à leur tour les personnages d’Hamlet, d’Horatio et le spectre du vieux roi. Ajoutée à cela, il me semblait que la mystique de la mort rattachée au tango, comme l’exaltation des sens qu’il provoque, à la base des clichés qui l’entourent (danse « érotique », acte sexuel à la verticale), renforçaient la dimension mythique que j’associais à cette l’histoire.

Le procédé s’est avéré extrêmement efficace; d’une part, la danse fonctionnait comme une forme de divertissement, de l’autre, comme formule narrative, ce qui donnait au public le sentiment d’être partie prenante de la représentation et non pas, uniquement, d’y assister. L’arrivée d’Hamlet à Elseneur se faisait en plein milieu d’un bal où toute la cour s’enlaçait au rythme du tango. Dans sa chambre, Ophélie pratiquait le pas de tango enseigné par Laërte; le même pas, exécuté à rebours, marquait sa folie. La mort de Gonzague était une rueda[11], une improvisation à trois, avec le traître et sa victime se disputant la reine comme partenaire de danse, et qui se terminait par la « mort » du danseur-interprète de Gonzague. Le combat de chiens enragés entre Hamlet et Laërte, sur la tombe d’Ophélie, était une danse entre deux hommes faisant des mouvements de jambes que l’on désigne, dans le jargon du tango, comme la coda del perro, soit la « queue du chien ». La finale du spectacle était marquée par un moment de silence introduit par la mort du héros; un porte-étendard ensanglanté suffisait à évoquer la présence de Fortinbras.

Le portrait de groupe que j’ai imaginé dans ce spectacle se calquait sur les portraits peints de troupes au temps de la Renaissance : un Pantalon masqué au premier plan semble présenter les autres figures puisqu’il tend le bras en direction de la femme placée au centre du tableau. Cette femme, plus belle que les autres, qui tient une coupe à demi renversée dans sa main lasse, est forcément la prima donna. Tout près, une jeune fille à la tête couronnée de fleurs des champs essaie de copier la posture de la prima donna; c’est l’ingénue qui se meurt d’envie de jouer le grand rôle de la reine. Au deuxième plan, des hommes richement vêtus se définissent par leur geste : celui-ci regarde par-dessus son épaule au point de se dévisser la tête : on devine qu’il s’agit du tyran, celui qui craint les ombres; celui-là, avec la main serrée sur la poignée de son épée, représente le guerrier. Aux pieds de la prima donna, surpris entre deux mouvements contraires, le jeune premier regarde en direction d’un autre homme, qui lui ressemble par son costume et qui lui tend la main à travers le rideau.

Les figures de ce tableau prennent vie grâce à leurs gestes. Tous ceux qui à l’époque de la Renaissance ont fait des portraits d’acteurs, célèbres et moins célèbres, ont bien compris ce principe de composition. C’est le sens que j’ai voulu moi-même donner à la scène des acteurs dans Hamlet qui se présente, en définitive, comme un « miroir » de la pièce.

Épilogue

L’Hamlet de Shakespeare est incontestablement l’une des oeuvres qui traversent les âges sans rien perdre de leur pouvoir de réflexion. Toute tentative de l’actualiser, explique Thierry Hentsch, de la « faire nôtre, en ce début de vingt-et-unième siècle », part du postulat qu’elle reflète un monde aux prises avec « l’absence de sens [qui résulte des] désillusions de la modernité et de son projet politico-social » (Hentsch, 2004), et dans lequel notre époque se retrouve sans difficulté.

Ce que j’ai voulu actualiser par ma mise en scène d’Hamlet est une forme de théâtre qui, tout en étant traditionnelle, n’est pas moins portée par un esprit d’innovation qui constitue le véhicule privilégié pour inscrire la pièce dans la contemporanéité. Ce que l’on appelle communément la commedia dell’arte couvre tous les genres de répertoire et combine tous les styles de jeu, mais cette tradition populaire possède également une poétique et un langage scénique qui lui sont propres et qui constituent le fondement de son répertoire spécifique. Shakespeare capte l’image de ce théâtre sous la forme d’un portrait de groupe représentant la compagnie théâtrale qu’Hamlet emploie pour créer La mort de Gonzague, la pièce qui pousse le roi Claudius à avouer son crime. La poétique de cette troupe se révèle dans le dialogue entre Hamlet et son acteur principal, de même que dans la représentation offerte à la cour de Claudius. Celle-ci, une tragédie sans texte fixe, est construite autour d’un sujet probablement tiré du répertoire italien, et permet ainsi à chaque acteur de puiser dans un arsenal de jeu hautement codifié pour configurer son personnage et maintenir l’unité d’action.

Les acteurs de notre spectacle interagissent constamment avec les spectateurs : tantôt la Reine commente le sujet de la pièce, tantôt Hamlet, Polonius et Ophélie improvisent des numéros comiques en même temps qu’un acteur italien récite le prologue. Quant au Roi, on le voit, en marge de la représentation, orchestrer une scène où l’émotion est à son comble à la manière d’une pantomime. Pour compléter ce tableau, Horatio agit en spectateur muet et le Spectre du roi réapparaît dans la scène suivante, suggérant sa présence continue parmi les spectateurs.

Au final, cette dynamique produit une image générale qui serait, selon Kott, à la source même de l’imagerie scénique liant les différents sujets[12] abordés dans la pièce. Une fois dépoussiérée[13] cette image permet de récupérer la tragédie dans son intégralité sans faire de contextualisations forcées[14] ou procéder à une amputation radicale du texte dans les scènes qui reflètent le théâtre contemporain de Shakespeare. La métaphore du « théâtre du monde », si souvent associée à cette pièce, continue de fonctionner sans ces détails qui la fixent dans la réalité théâtrale du XVIIe siècle.

Ceci ne signifie pas qu’en adaptant Hamlet selon les principes de la commedia dell’arte je me sois livrée à un exercice de style qui s’adressait aux seuls connaisseurs. J’ai plutôt restitué à Hamlet son caractère « populaire » – propre au répertoire tragique créé par les auteurs/acteurs de la commedia dell’arte[15], et au répertoire tragique shakespearien[16] – afin de sensibiliser le public aux thèmes qui m’intéressaient : la destruction du modèle révolutionnaire moderne[17], l’exil volontaire de l’intelligentsia est-européenne et la souffrance sans fin qu’il apporte, thèmes qui me semblaient avoir peu d’emprise sur la conscience nord-américaine. Ici, les événements historiques, même récents, tombent dans l’oubli aussitôt qu’ils cessent d’être sensationnels; de même, la place de l’intelligentsia dans les affaires publiques reste indéterminée, et l’errance est une maladie sociale strictement liée aux déséquilibres économiques, si bien que seuls les rapports entre les générations ou entre les sexes provoquent quelques remous. Transposer la tragédie d’Hamlet dans le paysage est-européen post-révolutionnaire, la solution la plus directe, n’aurait fait qu’aliéner le public. A l’inverse, le fait que le spectacle de rue, le clown, le burlesque, les conteurs et autres dérivés du théâtre populaire de tradition européenne[18] continuent d’attirer le public nord-américain beaucoup plus que la scène institutionnelle ne réussit à le faire[19], me confirmait que le langage scénique, typique de la commedia dell’arte, que j’avais choisi était toujours vivant. J’ai donc misé sur cette continuité de langage pour adapter mon histoire, et celle d’Hamlet, à notre actualité.

De tout cela découle une dernière considération. Si le message que je voulais transmettre ne résonnait pas de manière explicite dans la conscience du public contemporain, l’idée que l’action politique radicale n’ait rien à voir avec les concepts[20] à l’origine du modèle révolutionnaire se manifestait à tout le moins au moment où Hamlet, ce prince éclairé, clerc, soldat, espoir de sa génération, tuait Polonius, conseiller du roi et pilier du trône. La mort du « rat », dans ce qui apparaît ici comme un crime politique, transformait Hamlet en un assassin, et mettait fin au divertissement avec masques, chansons et danses, comme aux premiers jours d’une révolution qui jusqu’alors avait délecté le public. Le mélange de styles de jeu dans la deuxième partie du spectacle – les zannis de la Reine tragique dans la scène de l’enterrement d’Ophélie, le numéro de pantomime d’Horatio circulant au milieu des spectateurs – exprimait à la fois l’horreur de l’intellectuel devant la chute des idéaux de sa génération et le choc ressenti par le spectateur devant l’écroulement de la scène ludique conçue dans la première partie de la représentation. Dans le même esprit, l’absence d’Horatio, au premier salut de la compagnie, puis sa présence « forcée » au deuxième – caché parmi le public ou derrière les toiles de fond, il se laissait traîner sur scène par ses compagnons – parvenaient à rétablir la convention qui sépare, entre deux représentations, la scène du monde réel qu’elle reflète.