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Ce n’est qu’au cours des siècles qu’Othello a gagné ses galons de classique. Les Lumières lui reprochent l’interminable mort de Desdémone; en juillet 1822, les spectateurs qui assistent aux représentations de la tragédie à la Porte-Saint-Martin par une troupe anglaise lui réservent des jets d’oeufs et de pommes. Depuis, la tragédie d’Othello n’en a pas moins rejoint les piliers du grand répertoire occidental : au même titre que ses Sonnets, elle constitue désormais un « monument[1] » incontournable de l’oeuvre de Shakespeare. La pléthore de commentaires et de mises en scène dont elle a déjà fait l’objet a consacré son caractère incontournable mais l’a aussi statufiée en l’érigeant à un rang de classique avec lequel chaque metteur en scène doit se débattre pour parvenir à travailler la substance du texte plutôt que les couches d’exégèse qui se sont sédimentées à sa surface. Au même titre qu’Hamlet ou Le roi Lear, Othello exerce, pour ce motif, sur tout metteur en scène une étrange emprise; un peu à la manière de Méduse, l’oeuvre exige de n’être pas trop regardée, au risque que son visiteur ne reste pétrifié par la tradition dont celle-ci est l’emblème. Aussi le défi qui attend le metteur en scène d’Othello, comme de l’ensemble du répertoire shakespearien, est-il le suivant : être le meilleur Persée possible, c’est-à-dire approcher l’oeuvre par l’entremise des reflets de son bouclier, pour y voir l’oeuvre telle qu’en elle-même mais sans la médiation paralysante des regards qui se sont déjà déposés sur elle.

C’est un défi de cet ordre qui s’est posé à l’artiste québécois Denis Marleau. Réputé pour son exploration des avant-gardes historiques, ses adaptations de récits ou son goût pour les créations, celui-ci n’avait encore jamais abordé un auteur aussi fréquenté que Shakespeare. Il le fit pour la première fois en montant Othello au Centre national des Arts d’Ottawa puis à l’Usine C de Montréal à l’automne 2007. Insolite, cette rencontre a finalement débouché sur un processus de « mise à nu[2] » dont l’objectif a été de renouer le dialogue avec le texte shakespearien, par-delà le déjà-dit ou le déjà-montré. Confrontation d’une oeuvre canonique avec un répertoire iconoclaste, elle a également mis en tension deux acceptions de la notion de répertoire telles qu’elles ont été formulées dans le Dictionnaire encyclopédique du théâtre de Michel Corvin : le répertoire en tant qu’il désigne « l’ensemble des chefs-d’oeuvre de la littérature française[3] et étrangère qui sont couramment joués » (Corvin [dir.], 1991 : 1386) et le répertoire en tant qu’« oeuvre d’un metteur en scène et / ou d’une compagnie » (Corvin [dir.], 1991 : 1386).

C’est de cette tension que nous aurons ici à traiter : il sera en effet question de mesurer les conséquences de l’intégration d’une oeuvre du répertoire à un répertoire individuel à l’originalité particulièrement marquée. Loin de ne consister qu’en une analyse extérieure du spectacle, notre propos tâchera de se nourrir de l’expérience particulière qui a été la nôtre sur cette production : celle de stagiaire à la mise en scène de Denis Marleau[4]. Partisan d’une expérience au long cours, nous avons assisté au processus de création (du 6 août au 23 octobre 2007), convaincu, comme Georges Banu, que témoigner des répétitions d’un spectacle commande une immersion totale et intensive :

La répétition est un processus et elle ne peut être comprise par prélèvement : il faut suivre l’intégralité du mouvement qui va du début jusqu’à la maturation finale. Cela seulement permet de saisir les protocoles explicites et les stratégies secrètes, les avancées et les crises, les rapports de force et les relations amoureuses.

La répétition est une expérience de groupe dans le temps. Sa compréhension exige l’expérience directe prolongée, car la répétition, pour être saisie dans sa spécificité, réclame l’imprégnation

Banu, 2005 [1997] : 40

Des premières lectures à la table jusqu’à la première du spectacle, depuis les hypothèses des débuts aux choix définitifs, en passant par les hésitations, il s’agira ici de prendre appui sur les pensées orales[5] que constituent les prises de parole du metteur en scène pour décrire la façon dont Marleau a apprivoisé une oeuvre du répertoire en menant ses troupes vers « l’enfance de l’art[6] ».

Une météorite élisabéthaine dans une planète iconoclaste : un contre-répertoire

Avant de s’intéresser à Othello, Marleau avait certes incorporé quelques classiques à son répertoire, mais à chaque fois par le biais d’un détour. Ainsi, lorsqu’en 1997 il ouvre le festival d’Avignon dans la Cour d’honneur du Palais des Papes, c’est en mettant en scène Nathan le sage, un classique allemand de la plume de Lessing avec lequel le public français est peu familier, à moins d’avoir assisté à la production de Bernard Sobel présentée dix ans auparavant. Dans ce cas de figure, Marleau n’est donc pas confronté à une mémoire de la représentation de l’oeuvre qu’il monte. On observe la même ambiguïté lorsqu’il s’attaque à Faust, en recourant à une stratégie du détour. Loin de concevoir un spectacle fondé sur le seul texte de Goethe, il élabore un palimpseste faisant résonner conjointement les voix de Goethe, de Pessoa (Urfaust, tragédie subjective, L’heure du diable) mais aussi de Wittgenstein.

Comportant peu de classiques à proprement parler, le répertoire d’Ubu consiste en ce qu’on pourrait appeler un « contre-répertoire », majoritairement constitué d’« écritures » que Marleau qualifie lui-même de « récalcitrantes au théâtre » et dont il a « forcé, pour ainsi dire, le passage à la rampe » (Féral, 2001 : 118). Pendant la première période de son activité théâtrale[7], ce tropisme pour les textes « non destinés originellement pour la scène » (Lach et Marleau, 1988 : 15) le conduit à puiser des « écrits impossibles et dangereux » (Lach et Marleau, 1988 : 15) au sein d’une littérature avant-gardiste englobant les plumes de Picasso (Le désir attrapé par la queue : Picasso-Théâtre, 1985), Schwitters (Merz Opéra en 1987 et Merz Variétés en 1995), Maïakovski et des futuristes russes (Luna Park, 1992). Dans la seconde période[8] de son activité, cette tendance se déporte plus nettement vers une attraction pour les adaptations scéniques de récits, telles que Maîtres anciens (d’après Bernhard, 1995), Les trois derniers jours de Fernando Pessoa (d’après Tabucchi, 1997) ou Le moine noir (d’après Tchekhov, 2004). Au-delà de ces transpositions génériques, le « contre-répertoire » d’Ubu intègre certes en son sein des pièces expressément écrites pour la représentation théâtrale, mais il s’agit alors le plus souvent de créations (ainsi Catoblépas de Gaëtan Soucy en 2001 et Ce qui meurt en dernier de Normand Chaurette à l’hiver 2008) ou d’oeuvres relativement peu jouées, comme Les aveugles, pièce de Maeterlinck réputée irreprésentable. Dépourvue d’expérience scénique ou à peu près, la majorité des textes retenus par Marleau se distingue en somme par une étrangeté à l’égard du répertoire courant : dans un entretien publié en 1988, l’artiste concède ainsi que le désir de mettre en scène les écrits de Tzara, Marinetti, Maïakovski ou Schwitters a correspondu à « une sorte de bizarrerie, une spéculation hasardeuse en regard du répertoire dramaturgique institutionnel » (Lach et Marleau, 1988 : 154). À travers ces paroles recueillies en plein milieu de sa période collagiste, l’enjeu est déjà clairement posé : imaginer un répertoire dans les marges du répertoire officiel.

De l’inutilité du théâtre au théâtre

Aussi, que Marleau aborde de front l’une des pièces les plus emblématiques du théâtre institutionnel en a étonné certains, plus habitués à le voir défricher les territoires vierges qu’à honorer les monuments du répertoire. Lorsqu’il se décide à ajouter Othello à sa théâtrographie iconoclaste, le metteur en scène québécois a certes déjà fréquenté Shakespeare, mais au filtre de l’écriture de Normand Chaurette, dont Les reines sont notamment hantées par Richard III : « Il y a longtemps que je souhaitais aborder l’univers de Shakespeare. Jusqu’ici, je ne l’avais fait que de façon détournée avec Les reines de Normand Chaurette, qui s’inspire de personnages tirés de ses pièces » (Bélair, 2007 : E3).

Initialement, il pensait d’ailleurs approcher Othello selon le même principe du détournement : il entendait en effet travailler l’oeuvre au prisme des adaptations qu’en a proposées l’Italien Carmelo Bene. C’est en réalisant que, pour être parfaitement comprise, cette libre réécriture du chef-d’oeuvre shakespearien nécessitait un travail approfondi sur le texte-source, que Marleau se résout à mettre préalablement en scène la tragédie de Shakespeare : le projet est alors de monter l’hypotexte pour mieux saisir l’hypertexte, l’un procédant de la déconstruction méticuleuse de l’autre. Par la suite, le dessein de monter Bene est finalement abandonné au profit du seul texte shakespearien, que Marleau se décide à servir en faisant fi de la tradition d’interprétation du théâtre shakespearien. Tout en la tenant en estime, il fait de celle-ci un contre-modèle à proscrire : « D’emblée, je ne me situe pas dans une culture de la représentation shakespearienne. Je me sens loin de cette tradition théâtrale, bien que je la respecte et l’admire » (Siaud, 2008).

Ce contre-modèle, il le désigne de façon malicieuse pendant toutes les répétitions, en utilisant le mot « théâtre ». Rarement employé pour lui-même, ce mot relève chez Marleau d’une modalisation autonymique : à travers « théâtre », l’artiste ne désigne pas tant un référent qu’un signe et la façon dont certains se l’approprient et le remplissent de signifié. C’est en ce sens qu’il faut entendre cette remarque faussement paradoxale, qu’il lance à des acteurs médusés : « le plus grand danger qui nous guette, c’est le théâtre[9] ». Dans ce « théâtre » sur lequel Marleau fait peser le soupçon, ce sont les schèmes interprétatifs prédéfinis qui sont en cause. Le 15 août 2007, alors que nous répétons la première scène de l’acte I, où Brabantio découvre que sa fille a quitté sa chambre pour s’ébattre avec Othello, le metteur en scène québécois invite l’acteur Denis Gravereaux à « briser les codes du théâtre[10] » pour laisser poindre l’humanité du personnage.

Cette méfiance réitérée à l’égard d’une certaine conception du théâtre montre combien la compagnie s’inscrit dans les pas d’Alfred Jarry, à qui elle doit son nom. On sait en effet que celui-ci avait fait accompagner la création d’Ubu roi de la publication d’un texte dans le Mercure de France, précisément intitulé : « De l’inutilité du théâtre au théâtre »[11]. En perpétuant l’anathème que jetait son aîné sur le théâtre, Denis Marleau n’identifie pas clairement son contre-modèle. On devine qu’il s’agit de la tradition d’interprétation établie à Stratford, la ville natale de Shakespeare, et dans le Théâtre du Globe de Londres, qui propose encore aujourd’hui des productions classiques des pièces du dramaturge élisabéthain. Dans la sphère du théâtre canadien, on suppose qu’il vise la façon dont Shakespeare est monté à Stratford en Ontario, mais aussi au Théâtre du Nouveau Monde de Montréal. Reste que l’enjeu est ici moins de savoir à qui renvoie cette méfiance que ce qu’elle conteste : au premier chef, une déclamation du vers de type mélodique. Le 6 août 2007, jour de la première lecture à la table, Denis Marleau donne ainsi cette indication générale à l’équipe : « il ne faut pas faire de la belle versification, du beau vers[12] ». Deux jours plus tard, il va jusqu’à inviter les acteurs à « casser le vers bien dit[13] ». La mise en page versifiée de la traduction de Normand Chaurette le dérange d’ailleurs ostensiblement. Il manifeste son mécontentement lorsque, dans la lecture des acteurs, il entend artificiellement mourir le vers en fin de ligne. Il résout définitivement l’écueil en réalisant sur son ordinateur personnel, le 13 septembre 2007, une version en prose de laquelle ont été effacés tous les retours à la ligne propres aux vers. À travers cette reconfiguration formelle, c’est en fait à la déclamation même des comédiens qu’il s’attaque, au nom d’une préoccupation qui restera permanente jusqu’à la première du spectacle. Le 28 août, il invite explicitement ses troupes à ne pas « entrer dans des maniérismes, dans des effets de stylisation[14] ». Cela implique de son point de vue que les acteurs évitent de « jouer en porte-voix[15] ». Lors d’une séance de travail en petit comité, il demande à l’acteur chargé du rôle-titre de ne pas « abuser des contre-uts » afin de ne pas tomber dans ce qu’il appelle « le mélodrame verdien[16] ». Il rejoint en cela une préoccupation chère au metteur en scène allemand Matthias Langhoff[17], qui s’insurge contre les « acteurs qui parlent phrase par phrase » et dont les « phrases ont des mélodies » (Matthias Langhoff, cité dans Banu [dir.], 2005 [1997] : 280).

Goûtant peu la tradition déclamatoire du théâtre shakespearien, il est tout aussi réticent devant l’aspect spectaculaire qui en est le corollaire. Le 10 août, il encourage son équipe de concepteurs à éviter l’aspect « cape et d’épée[18] », en résistant à toute « dimension épique[19] », sur le plan du décor comme sur celui des costumes. Dans un entretien paru dans Le Devoir, il prend ainsi clairement ses distances avec tout spectaculaire historicisant : « Je voulais éviter de tomber dans le piège du décoratif, de la dentelle pour la dentelle, de l’historicisme pour l’historicisme » (Proulx, 2007 : 37).

Une approche partiellement ludique

En érigeant le déjà-fait en contre-modèle, Denis Marleau entend sans doute échapper à cette définition du théâtre :

Le théâtre, c’est l’art du re-faire. Quand il se limite à cette définition, il produit un langage stéréotypé, langage facile à reproduire : il n’y a rien de plus commode à re-faire que le cliché. Il dispose d’une expression déjà élaborée dont la reprise reste fonction de la seule volonté de l’interprète. Ce qui se reproduit indéfiniment suppose une faible participation créative du comédien : c’est la conviction de l’homme de théâtre occidental dépourvu d’une tradition de langage, dans le sens élevé du terme comme en Orient

Banu [dir.], 2005 [1997] : 31

On aurait pu attendre de Denis Marleau qu’il se prémunisse contre l’écueil de cet « art du re-faire » en adoptant l’approche ludique qui a souvent été la sienne au fil des ans. Sans prédominer, les traces de cette approche sont perceptibles dans la façon dont il coupe le texte à plusieurs reprises (et notamment tout un rôle : celui du clown), fond les répliques de cinq personnages en un monologue (ainsi le monologue de Montano pendant la première scène de l’acte II), déplace des pans de scènes entières ou remplace la première scène de l’acte V par une forme de télé-théâtre, substituant des projections de théâtre aux batailles de rues mentionnées par le texte. Dans le droit fil des expérimentations langagières dont il est coutumier, Marleau condense par ailleurs le texte de Shakespeare en ménageant des superpositions de voix : à l’acte IV, certaines répliques de Iago, Emilia et Desdémone sont énoncées simultanément, conférant à l’ensemble un caractère polyphonique qui caractérisait déjà les Maîtres anciens adaptés en 1995 du roman de Thomas Bernhard. Clin d’oeil fait à son propre travail, la scène d’inoculation du doute par Iago dans l’esprit d’Othello devient une scène de rasage clairement empruntée à Woyzeck, mis en scène en 1994. Quant aux saluts, ils devaient initialement désamorcer le tragique de l’acte V : sur les murs, il était en effet prévu que soient projetées toutes les images tournées puis abandonnées au cours des répétitions, idée du 9 octobre censée « casser le côté solennel[20] » de la cérémonie de la représentation. L’idée ne se concrétisera pas, Denis Marleau décidant d’assumer l’aspect tragique de la pièce l’après-midi même de la première au Centre national des Arts d’Ottawa, le 23 octobre 2007. Quoique décidé à la dernière minute, ce rejet nous montre combien l’approche ludique n’aura finalement pas été centrale dans cette appropriation d’Othello par la compagnie Ubu.

Shakespeare mis à nu : oublier Shakespeare

Loin de s’être soldé par une proposition incongrue, le travail que Denis Marleau a mené autour d’Othello a finalement consisté en une entreprise de décantation. Attaché à l’idée qu’Othello n’avait rien d’une tragédie à dépoussiérer, il s’est appliqué à en clarifier les situations pour que celles-ci nous donnent le sentiment de n’avoir été écrites que pour nous. À cet égard, sa mise en scène semble avoir célébré, à travers la pièce de Shakespeare, un classique au sens où l’entend le philosophe Hans-Georg Gadamer :

Est classique, en définitive, […] ce qui, donc, parle de telle manière qu’il ne se réduit pas à une simple déclaration sur quelque chose de disparu, ou à un simple témoignage sur quelque chose qui reste à interpréter; c’est, au contraire, ce qui à n’importe quel présent dit quelque chose comme s’il ne le disait qu’à lui

Gadamer, 1996 : 311

Si Denis Marleau s’est évertué, comme il le dit lui-même, à « monter Shakespeare comme un auteur contemporain » (Proulx, 2007 : 37), ce n’est pas par amour forcené de la modernisation, par souci de rendre accessible à tous un objet qui serait – par la force de l’âge – devenu désuet ou, pire, par désir de nier l’historicité dans laquelle toute pièce est irrémédiablement saisie : c’est assurément avec le dessein de faire dire à notre présent « quelque chose comme s’il ne le disait qu’à lui ». Semblant tomber sous le sens, cet objectif aura pourtant été difficile à atteindre, ne serait-ce que parce qu’au-delà de sa capacité à dialoguer avec le présent, le classique se distingue aussi par la somme des commentaires qu’il a suscités : « Les classiques sont des livres qui, quand ils nous parviennent, portent en eux la trace des lectures qui ont précédé la nôtre et traînent derrière eux la trace qu’ils ont laissée dans la ou les cultures qu’ils ont traversées » (Calvino, 1999 [1984] : 105-106).

Italo Calvino fait certes plutôt référence à l’herméneutique littéraire mais, une mise en scène constituant une lecture au même titre qu’un essai, rien ne nous interdit d’élargir le concept de lecture au domaine de la mise en scène. De fait, la mise en scène d’Othello a supposé une confrontation à une pléthore de commentaires ou de mises en scène antérieures que Denis Marleau s’est attaché à assimiler mais surtout à oublier. En permanence, le travail de répétition qui s’est déroulé autour de cette oeuvre aura procédé de l’idée qu’il fallait formuler un rêve de virginité pour mieux parvenir à écouter le texte en dehors de ses lectures et se prémunir contre toute chute dans cet art du « re-faire » dont parle Georges Banu : « j’ai senti le besoin de me détacher de la tradition, de me livrer à une sorte de grand nettoyage. D’aborder ce grand texte du répertoire mondial en remettant en question les conventions théâtrales » (Bélair, 2007 : E3).

Au cours des répétitions, Denis Marleau semble être parti en quête d’une forme d’amnésie méthodologique, chimère nécessaire pour parvenir à laisser les situations du texte se déployer dans la plus simple évidence. Parmi les consignes récurrentes données aux acteurs, il y a ainsi cette invitation à « ne pas entrer dans des moules prévus d’avance » et à « travailler à déconstruire ce qui nous conduit à nous faire une image d’un personnage trop vite[21] ». En formulant ces directives, Denis Marleau entend faire abstraction des clichés propres au jeu de l’acteur shakespearien, ou du moins de l’image que l’on s’en fait. Il rejoint en cela la démarche de Peter Brook qui se demandait dans une conférence sur Shakespeare : « Que peut-on dire à un jeune comédien qui s’essaie à un de ces grands rôles? Oubliez Shakespeare. Oubliez qu’il y a jamais eu un homme de ce nom » (Brook, 1998 : 17).

À travers ce conseil aux allures de boutade, Peter Brook n’invite certes pas à s’enfoncer dans l’ignorance mais à faire de l’oubli une étape propédeutique à la redécouverte de la théâtralité shakespearienne. Il se rapproche à cet égard de la force énergétique de l’oubli telle que la décrit Nietzsche dans La généalogie de la morale, où l’on trouve ce passage célèbre :

L’oubli n’est pas seulement une vis inertiae, comme le croient les esprits superficiels; c’est bien plutôt un pouvoir actif, une faculté d’enrayement dans le vrai sens du mot […]. Faire silence, un peu, faire table rase dans notre conscience pour qu’il y ait de nouveau de la place pour les choses nouvelles, […] voilà, je le répète, le rôle de la faculté active d’oubli

Nietzsche, 1966 : 76-77

Appliquant cette théorie énergétique de l’oubli à la culture de la représentation shakespearienne, Denis Marleau invite sa troupe à « mettre à nu » (Bélair, 2007 : E3) Othello, utilisant ainsi une métaphore qui allait revenir en leitmotiv pendant toutes les répétitions, au point d’aller jusqu’à caractériser le dispositif scénique et sonore de la production. Le 14 septembre, il résume significativement son projet scénique et dramaturgique par cette suite de phrases nominales : « 3 murs  / des projections  / du jeu  / un espace sonore[22] ».

Marleau souhaite ainsi réduire Shakespeare à ce qu’il appelle « l’essentiel », mot qui n’aura pas cessé de hanter les répétitions et qu’il reprend dans un entretien pour le journal Le Droit : « J’avais envie de travailler dans un processus de décantation, de ne garder que l’essentiel. C’est un bonheur de revenir ainsi aux choses essentielles » (Turcot, 2007 : A2). Cet adjectif prend place dans une constellation sémantique au sein de laquelle il est lié à d’autres termes qui portent la trace d’une même recherche de dénuement : il faut « travailler dans une recherche d’économie » parce que « ce qui compte, c’est la justesse du texte[23] ».

Othello rendu à Shakespeare

Pendant les préparatifs du spectacle, cette volonté de mettre à nu le monument shakespearien s’est particulièrement manifestée dans la direction d’acteur, comme l’a par exemple montré le travail opéré autour du père de Desdémone : dès le 6 août, Denis Marleau se débat contre une certaine conception de Brabantio qu’il s’attache à distinguer de la tradition d’interprétation dont jouit le personnage du père dans Roméo et Juliette. Dans la scène d’exposition, Brabantio est réveillé en pleine nuit par Iago pour être averti des ébats de sa fille avec le Maure. Le sénateur réduit au simple appareil d’une robe de nuit, celui-ci se répand depuis son balcon en protestations qui menacent de tomber dans le burlesque. C’est là une voie que Marleau ne souhaite pas explorer en avançant cet argument à Denis Gravereaux : « Brabantio n’a ici rien du vieux Barbon[24] ».

Au-delà du caractère colérique, c’est l’abysse de la folie que Marleau devine en lui. Dans la même répétition, il donne en effet cette indication à l’acteur : « C’est une vraie humanité qui s’exprime ici, au bord de la folie[25] ».

Denis Marleau invite Denis Graveraux à baisser le ton de sa voix pour ne pas sombrer dans le « porte-voix », qui donnerait l’impression que l’acteur reconduit le modèle classique du « barbon ». Le 8 août, il métaphorise cette indication en lui conseillant de jouer « piano » : « Brabantio ne doit pas se jeter dans la colère. Il doit commencer piano : il est en train de se réveiller »; « Il ne doit pas sombrer dans l’affect[26] ».

Il propose en cela de ne pas concevoir l’Othello de Shakespeare à l’aune de ce qu’en fit Verdi et, en somme, d’aller à contre-courant de la définition qu’en donnait Bernard Shaw, voyant dans la tragédie shakespearienne un opéra verdien avant la lettre : « Ce n’est pas tant que l’Otello de Verdi soit un opéra italien écrit à la manière de Shakespeare, c’est Othello de Shakespeare lui-même qui est écrit à la manière d’un opéra italien » (Shaw, 1901, cité dans Tadié, 2006 : 419).

Jugeant que le comique du personnage découle de sa position dans l’espace, Denis Marleau supprime l’apparition de Brabantio au balcon et demande à l’acteur de simplement se lever depuis sa chaise entreposée côté cour. Le ton du comédien, désormais placé dans la coulisse, s’en trouve métamorphosé : il parle à égalité de voix avec les autres et n’a plus rien du ridicule vieillard qui ne voit rien et parle fort pour se faire entendre de ceux qui le narguent depuis l’obscurité de la rue où il habite.

L’opération de mise à nu s’est étendue au jeu de Iago qu’il a fallu libérer de l’emprise de son double verdien. Inconsciemment influencé par la façon dont Verdi et son librettiste Boito ont diabolisé la figure de l’enseigne en lui faisant chanter une profession de foi (« Je crois en un Dieu cruel qui semblable à lui me créa » [Boito, 1983 (1887) : 53]) que n’aurait pas reniée le Méphistophélès de Goethe, l’acteur Pierre Lebeau pense d’abord avoir prise sur son personnage en favorisant les graves de sa voix rocailleuse. Jugeant cette piste trop prévisible, Marleau l’encourage au contraire à cultiver un jeu modéré et un registre plus aigu, afin de donner à Iago le visage du plus honnête des serviteurs : « Iago doit vraiment nous faire croire qu’il est honnête, qu’il agit par pure honnêteté[27] »; il s’agit surtout de « ne pas tomber dans les poncifs de la fourberie[28] » ou du « personnage rusé[29] »; « Il faut que Iago développe en nous une sympathie extraordinaire[30] ».

Othello de Shakespeare, mise en scène de Denis Marleau.

Photographie de Ruddy Sylaire (Othello) et de Pierre Lebeau (Iago) prise par Marlène Gélineau Payette au Centre national des Arts d’Ottawa en 2007

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Pour ce faire, il invite Pierre Lebeau à adopter « un débit glacial, droit[31] », accompagné d’une douceur dans le ton, puisque comme il le répète à l’envi, « moins c’est grave, plus c’est efficace[32] ».

Particulièrement perceptible à travers l’approche des personnages de Brabantio et de Iago, cette opération de mise à nu dans la direction d’acteur s’est accompagnée d’une reconsidération de la mise en scène de la mort dans le théâtre shakespearien. Le processus de décantation enclenché par Denis Marleau s’est ainsi appliqué à la dernière scène d’Othello, qui se clôt sur un enchaînement de quatre décès (Roderigo, Desdémone, Emilia, Othello) dans un délai très court. Les premières répétitions de cette scène ne satisfont ni Denis Marleau ni le reste de l’équipe, qui ne peut s’empêcher de rire à cette succession de trépas pléthoriques : la mort de Desdémone semble conduire automatiquement à celle d’Emilia et d’Othello, donnant – pour reprendre la célèbre formule de Bergson à propos du comique – le sentiment d’un « mécanique plaqué sur du vivant » (Bergson, 1940 : 29). L’enchaînement causal des morts peine à imposer sa logique. Mais c’est aussi la modalité des mises à mort qui pose problème. Celles-ci s’effectuent en effet à grand renfort d’éclats de voix et de fracas d’armes, suscitant un vacarme dont l’équipe prédit qu’il ne suscitera aucune émotion chez le public tant il sonne artificiellement : Denis Marleau souligne l’aspect « presque risible de cette succession de meurtres » tandis que son traducteur, Normand Chaurette, affirme de façon aussi simple qu’efficace qu’« on retombe dans le théâtre[33] ». Considérant qu’une mise en scène spectaculaire de la mort n’est qu’une « fausse piste », Denis Marleau avance au contraire que « quand il y a un mort, se produit une aphasie, un silence[34] ». Il invite alors ses acteurs à éprouver une « tristesse immense », seule à même d’échapper à ce que Philippe Ariès appelle « la belle mort » (Ariès, 1975), celle qui, rituelle, vient mettre un point final par convention à la représentation, avant que le rideau ne tombe. Pour se prémunir contre les travers d’une représentation de la mort tentée par les clichés du spectaculaire, il énonce le 12 octobre deux indications aussi lumineuses que laconiques : « il ne faut pas jouer la tragédie mais le tragique[35] », « il faut presque beckettiser cette scène[36] », au motif que « quand on est confronté à la mort, on ne bouge pas, on attend, on est dans une difficulté d’être là[37] ». À partir de ce constat, il évacue dans un premier temps l’hypothèse de la clameur et invite les acteurs à procéder à des « détimbrements[38] » avant de leur demander de crier comme des bêtes écorchées à l’extrême fin de la pièce.

Othello de Shakespeare, mise en scène de Denis Marleau.

Photographie de Ruddy Sylaire (Othello) et de Éliane Préfontaine (Desdémone) prise par Marlène Gélineau Payette au Centre national des Arts d’Ottawa en 2007

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Un anti-décor

Au-delà du jeu, ce mouvement de mise à nu s’est élargi à l’échelle du décor. Supprimant le rideau de scène comme les pendrillons, le dispositif scénographique ouvre tout au spectateur : ni les coulisses ni les cintres ne se dérobent plus à son regard. Les acteurs qui ne jouent pas attendent assis sur des chaises disposées au fond, côté cour ou côté jardin. Le spectateur peut observer à loisir l’acteur se transformer en Iago ou en Othello, sitôt qu’il se lève de sa chaise pour investir le sol de la scène. Le champ autant que le hors-champ participent dès lors du spectacle. Surtout, ne subsistent sur scène plus que trois murs praticables et mobiles que les acteurs manipulent à loisir pour dessiner schématiquement les espaces induits par chaque scène. Denis Marleau refuse ainsi de tomber dans ce qu’il appelle le « décoratif ». À la façon d’un Peter Brook, il dessine une forme d’« espace vide », propice aussi bien à la stimulation de l’imagination du spectateur qu’au jeu de l’acteur : le décor étant minimal, l’acteur est conduit à densifier l’attention qu’il porte à ses gestes et à rechercher la justesse de chacun de ses mouvements. Ainsi réduit à trois murs modulables neutres, le décor contribue à donner le sentiment qu’on est en répétition, prolongeant du côté de la réception le parti qui était à l’origine du projet dramaturgique de Denis Marleau :

Curieusement, c’est en abordant un classique comme Othello que s’est développée cette réflexion sur la problématique du passage de l’oeuvre de la répétition à la représentation. C’est-à-dire que j’aimerais bien voir, autant que possible, se dissoudre la frontière entre ces deux états, et c’est aussi avec cette préoccupation en tête que j’ai conçu un dispositif scénique mobile et souple, à géométrie variable

Siaud, 2008

Loin de procéder d’une conception spéculaire du théâtre[39] dans le théâtre ou d’une distanciation de type brechtienne (Siaud, 2008), son dispositif est né d’une volonté de scruter ce moment nodal où l’acteur n’a pour seule obsession que la justesse de son intention. À cet égard, Denis Marleau aurait pu dire à l’instar de Vitez : « Ce qui est intéressant à ce moment-là [des répétitions sans le décor définitif], c’est d’établir des actions, des mouvements qui soient justes, en intention et en direction » (Vitez, cité dans Banu [dir.], 2005 [1997] : 153).

Un monument dans l’enfance de l’art

Si Denis Marleau procède apparemment en sens inverse en manifestant un désir de retourner à une sorte de primitivité rêvée, c’est pour mieux construire une démarche affranchie du déjà-dit. La quête de l’essence propre à Denis Marleau procède d’un désir de parvenir à un état de nature de l’art de la mise en scène, étape utopique mais conceptuellement nécessaire pour remettre en question les couches qui se sont sédimentées sur les monuments du répertoire. Le cheminement imposé par Denis Marleau se rapproche à cet égard de la démarche préconisée par Peter Brook, selon qui « ce n’est qu’en oubliant Shakespeare que nous pouvons commencer à le trouver » (Brook, 1998 : 21). Relevant de cet oubli méthodologique, la décantation a permis à Denis Marleau de ne pas voir dans le théâtre de répertoire un lieu d’aliénation mais un lieu de retrouvailles avec le théâtre.

Ces retrouvailles se sont scellées en premier lieu sur le plan du langage. Denis Marleau s’est en effet attaché à faire entendre moins la langue que le sens que celle-ci produit au travers de mots ici dotés d’une présence et d’une transparence contredisant l’idée que les classiques shakespeariens offriraient d’inaccessibles raffinements lexicaux. Ayant été invités à aller au-delà de la courbe du vers, les comédiens se sont astreints à mettre en oeuvre une parole à nu. L’absence de décor majestueux recentre l’attention du spectateur sur le lieu où se noue la tragédie : les bouches, et particulièrement celle de Iago, virtuose dans son art de reconfigurer le monde dans l’ordre du langage. Au cours des répétitions, Denis Marleau aura d’ailleurs répété sans discontinuer qu’Othello était fondamentalement une tragédie sur le pouvoir des mots :

Ce qui m’intéresse, c’est de voir comment ces mots voyagent d’un personnage à l’autre, leur matérialité; de saisir aussi comment leur sens se développe jusqu’à devenir une obsession. Il y a beaucoup de pensée magique dans ce texte. À l’époque où Shakespeare écrivait, les mots avaient encore une présence réelle, mais comment faire entendre cela dans l’échange de répliques?

Bélair, 2007 : E3

Le spectaculaire à qui il ne donne droit de cité ni dans les décors ni dans les costumes est intériorisé dans ce que Denis Marleau appelle des « collisions langagières » (Bélair, 2007 : E3). Ce ne sont plus ici des épées qui s’entrechoquent, mais des logiques de pensées qui s’affrontent insidieusement, à travers des mots qui rayonnent dans l’espace à travers la bouche des acteurs ou, de façon littérale, des projections vidéographiques : « Tout passe par le langage, par des mots rayonnants qui se promènent » (Proulx, 2007 : 37).

Cette obsession aura été redevable au travail de traduction opéré par l’écrivain québécois Normand Chaurette, dont c’était là le quatorzième Shakespeare. Compagnon de route de longue date de Denis Marleau[40], celui-ci s’est attaché à « trahir le texte pour rendre l’esprit » (Gareau, 2007 : 54) dans une langue fluide, condensant par des images remarquablement synthétiques les méandres d’une langue qui, traduite littéralement en français, paraît toujours très chargée et peu propice à la représentation[41]. Cette traduction s’est inscrite dans la lignée du travail de « recherche de transparence de la langue » (Marleau, 1997 : 10) effectué pour le Nathan le sage présenté dans la Cour du Palais des Papes à Avignon en 1997.

À travers Othello, Denis Marleau a ainsi renoué avec la quête langagière qui est la sienne depuis son exploration des avant-gardes historiques dans les années 1980. L’exploration de cette oeuvre de répertoire lui a permis de redéfinir son art de metteur en scène en ce qu’elle l’a conduit à « interroger le processus de création en posant des questions simples […] sur des réflexes qui sont devenus habituels » (Bélair, 2007 : E3). En a découlé une réflexion d’ordre métaréflexif sur les fondements de l’art théâtral lui-même. À travers cette oeuvre du répertoire, c’est tout simplement sur le théâtre que Denis Marleau a eu le sentiment de s’interroger : « comme souvent chez Shakespeare, Othello est aussi un texte qui pose des questions fondamentales sur le théâtre » (Bélair, 2007 : E3).

L’épreuve du classique a soulevé des interrogations élémentaires qui l’ont incité à reconsidérer les prémisses de la représentation théâtrale comme du jeu d’acteur :

Je touchais une des oeuvres les plus colossales du théâtre universel. Quand on aborde un classique, on peut le faire sans se poser de questions, mais pourquoi ne pas le faire? Pourquoi ne pas redéfinir les prémisses du jeu?

Proulx, 2007 : 37

La voix ou le ton que prend, par exemple, l’acteur pour marquer son départ ou son entrée. Qu’est-ce qu’une entrée ou une sortie de scène? Le champ et le hors-champ? Comment s’articule le rapport de l’acteur au texte?

Bélair, 2007 : E3

En somme, cette mise en scène d’une oeuvre de répertoire a permis à Denis Marleau de retomber « dans l’enfance de l’art avec Shakespeare » (Proulx, 2007 : 37).

Caractéristique de l’approche d’Othello par Denis Marleau, cette chute dans l’enfance de l’art a eu des incidences du côté du spectateur. Dans cette aventure théâtrale, le public n’est plus le dehors de la scène. La mise à nu scénographique voulue par Denis Marleau ainsi que les lumières – tout le début du spectacle plonge scène et salle dans un bleu identique – génèrent un espace englobant qui inscrit acteurs et spectateurs dans une même communauté. En abolissant la frontière qui sépare plateau et salle, Denis Marleau entend « accentuer la relation au public[42] », dessein favorisé par l’occultation du rideau de scène qui est par définition, comme le rappelle Georges Banu, « fêlure du monde » :

Le rideau brise l’unité et donne à voir autant qu’il camoufle. Il divise les êtres en acteurs et spectateurs […] et par sa présence même, introduit une rupture. Il rappelle la division du monde. Le rideau est anti-essentialiste, il relativise, il ne cesse de rappeler que tout est fendu et qu’il n’y a pas d’unité absolue. Sur la scène du monde dont le tableau ou la plateau se fait l’écho, il y a toujours un rideau dont la vocation principale consiste à rappeler l’existence d’un autre côté qu’il se charge de faire apparaître ou disparaître

Banu, 1997 : 7

Le supprimer, c’était dès lors conjurer cette séparation qui répartit invariablement les spectateurs et les acteurs des deux côtés d’une démarcation formelle. Ainsi présentée dans l’espace d’un théâtre ayant délibérément effacé la frontière rituelle qui distribue habituellement le monde de la fable et le monde du réel de part et d’autre du rideau, l’oeuvre de répertoire ne s’en est que mieux offerte au spectateur. Au carrefour de la fable et du réel du spectateur, les représentations ont permis la constitution de ce que le metteur en scène Matthias Langhoff a appelé « le temps du spectacle » :

Le vrai temps du théâtre, c’est le temps du spectacle, de ce moment partagé par un groupe de gens et le public, qui n’est pas un temps abstrait […]. Le temps du théâtre vit toujours entre l’histoire et le moment actuel, les époques se mêlent, au théâtre et en nous

Langhoff, 1989 : 151

En somme, l’intégration d’Othello au corpus iconoclaste de la compagnie Ubu a conduit Denis Marleau à renouveler l’approche d’un classique shakespearien par la mise en oeuvre d’un processus de décantation. Loin d’avoir mis ses pas dans ceux d’une tradition d’interprétation ayant toujours cours, il s’est attaché à montrer « l’inutilité du théâtre au théâtre ». Reprenant une nouvelle fois à son propre compte les conceptions novatrices de son modèle Jarry, le metteur en scène québécois est parti en quête d’une amnésie volontaire, qui l’a amené à mettre à nu tous les aspects caractéristiques de la représentation : le jeu, la déclamation et la scénographie. En rompant ainsi avec les codes de la tragédie, la démarche de Denis Marleau a éprouvé la solidité de cet axiome de Peter Brook : « Ce n’est qu’en oubliant Shakespeare que nous pouvons commencer à le trouver » (Brook, 1998 : 21).

La sublimation des rites de la cérémonie théâtrale par la force énergétique de l’oubli ne s’est pourtant pas soldée par une aporie : elle a paradoxalement scellé pour Denis Marleau la redécouverte des fondements du théâtre. Loin d’avoir consisté en un reniement de la mémoire, la chute dans l’enfance de l’art qui a résulté du processus des répétitions a permis des retrouvailles avec soi : dans l’entreprise de mise à nu, ce sont les textes de son propre parcours qui semblent être apparus à Denis Marleau. Ce dernier s’est ainsi rendu compte que Desdémone nourrissait à l’endroit des exploits guerriers une passion aussi trouble que l’héroïne de La fin de Casanova de Marina Tsvetaïeva, à laquelle il s’était intéressé en 2006; à travers le noir Othello, c’est toute la problématique du rapport à l’autre telle qu’il l’a explorée dans Nous étions assis sur le rivage du monde de José Pliya (en 2005, avec le même acteur principal : Ruddy Sylaire) qui ressurgit à ses yeux; en regardant le dénudement de Desdémone avant sa mise à mort, c’est le déshabillage de Gretchen dans l’attente de Méphisto qui lui revient à l’esprit (Urfaust, tragédie subjective, 1999[43]). L’exercice de l’oubli n’a donc pas seulement servi à renouer avec les fondamentaux de la dramaturgie shakespearienne et du théâtre; il a fait naître chez Denis Marleau des réminiscences de ses propres spectacles, signe que la mémoire d’une oeuvre de répertoire gît aussi hors d’elle-même : dans les entrailles des répertoires individuels.