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Depuis plus de trente ans, Brigitte Haentjens construit une oeuvre de metteure en scène qui lui ressemble : exigeante, rigoureuse, passionnée, inquiète, ouverte, généreuse. Née en France, immigrée en Ontario en 1977, elle a épousé la cause franco-ontarienne et contribué à lui donner une tribune artistique, notamment avec le Théâtre du Nouvel-Ontario dont elle fut pendant huit ans la directrice. Installée à Montréal en 1991, elle est pendant trois ans directrice artistique au Théâtre Denise-Pelletier et assure des mises en scène pour différentes compagnies. En 1997, elle fonde sa compagnie de création autogérée, Sibyllines, dont les propositions audacieuses marquent durablement le public et la critique, leur faisant découvrir les sombres diamants du répertoire contemporain (Koltès, Müller, mais aussi Camus, Brecht et Büchner), ainsi qu’un bon nombre de textes non théâtraux, dans des espaces et dispositifs troublants et inusités. Elle écrit aussi des romans et de la poésie – son recueil D’éclats de peine a fourni la matrice de Je ne sais plus qui je suis, spectacle inaugural de Sibyllines. Femme de dialogue, elle privilégie les compagnonnages artistiques avec des auteurs, acteurs, dramaturges, scénographes, parmi lesquels Jean Marc Dalpé, Sébastien Ricard, Stéphane Lépine, Anick La Bissonnière. De 1996 à 2006, Brigitte Haentjens est codirectrice artistique du Carrefour international de théâtre de Québec. En 2012, elle devient la directrice artistique du Théâtre français du Centre national des arts à Ottawa, poste qu’elle occupe toujours. Lauréate des prix Siminovitch et Gascon-Thomas en 2007, elle reçoit en 2017 le prix du Gouverneur général pour les arts du spectacle.

Consacré à cette créatrice d’exception, le présent dossier de L’Annuaire théâtral vise non seulement à lui rendre hommage, mais aussi à combler un manque. Ayant en effet constaté la rareté des études savantes sur l’oeuvre de Haentjens, Catherine Cyr a souhaité y pallier en proposant un ensemble de perspectives critiques, variées et complémentaires, allant du parcours historiographique à l’analyse interartistique en passant par les enjeux de l’adaptation et de la performativité, le tout suivi d’une section « Documents » qui prolonge les articles en faisant la part belle au processus de création. Les contributions réunies dans ce dossier creusent ainsi, chacune à sa manière, deux des principales lignes de force du travail de Haentjens : le rapport au texte et le rapport au féminin, l’un et l’autre étroitement liés à la problématique centrale du corps. Dans l’ouvrage autoréflexif Un regard qui te fracasse : propos sur le théâtre et la mise en scène, Haentjens souligne en effet la place cruciale qu’occupe dans son oeuvre la violence faite au corps féminin, socialement et intimement agressé, contraint, restreint, meurtri. Elle révèle aussi à quel point le texte peut violemment modeler les corps des acteurs (bien davantage que l’inverse), en décrivant « ces corps traversés par les mots, animés par une parole qui creuse des ombres et fait saillir les os. Corps engagés dans le texte et malmenés par lui[1] ». Cette dynamique physique imprègne fortement son travail de metteure en scène, où elle cherche à « donner une forme au corps[2] » pour rendre manifeste, à travers lui, la violence de la parole et de l’imaginaire.

Le corps est aussi au coeur des démarches d’Anne-Marie Guilmaine, Katya Montaignac et Anne-Marie Ouellet, auteures invitées dans notre section « Recherche-création ». Cependant, contrairement au corps construit et modelé par Haentjens, l’attention de ces trois créatrices se concentre sur la présence scénique « brute » de corps non aguerris au théâtre ou à la danse, s’inscrivant ainsi dans la mouvance postdramatique d’une performativité expérientielle. Coordonnée par Anne-Marie Guilmaine, cette contribution tripartite interroge les enjeux et processus d’une telle approche, en prenant pour exemples quatre récents spectacles : Spoon de Nicolas Cantin en collaboration avec Katya Montaignac, axé sur les jeux de deux fillettes; Impatience et Nous voilà rendus d’Anne-Marie Ouellet, donnant respectivement présence et parole à un groupe d’adolescents et à un groupe de personnes âgées; Non Finito de Claudine Robillard et Anne-Marie Guilmaine, qui convoque aux côtés de l’actrice quatre non-acteurs qui témoignent avec elle de leurs projets avortés. Les échos et relances d’une section à l’autre articulent une fascinante et stimulante réflexion sur la perméabilité entre l’art et la vie et sur les questions éthiques et esthétiques que celle-ci soulève. Enfin, les dernières pages de ce numéro sont consacrées à une note de lecture signée par Carole Marceau sur l’ouvrage pédagogique Face à l’image : exercices, explorations, expériences vidéoscéniques, coécrit par Ludovic Fouquet et Robert Faguy et publié en 2016 aux éditions de L’instant même.

Ce mot des directrices est le dernier que je signe, mon mandat se terminant au mois de juin 2018. C’est Jean-Paul Quéinnec, actuellement membre du comité de rédaction et responsable de la section « Recherche-création », qui prendra alors le relais aux côtés de Catherine Cyr. Je voudrais profiter de l’occasion pour remercier ceux et celles qui, par leur travail et leur appui, ont rendu mes années de codirection et d’administration de L’Annuaire théâtral plus faciles et agréables : Yves Jubinville, qui m’a invitée en 2014 à le rejoindre à la codirection et qui a généreusement aidé à la transition après son départ; Hélène Jacques et Catherine Cyr, codirectrices dévouées, impliquées et efficaces sur lesquelles j’ai toujours pu compter; les membres passés et présents du comité de rédaction dont j’ai beaucoup apprécié la collaboration; Émilie Coulombe et Marianne Côté-Beauregard, indispensables secrétaires de rédaction sans lesquelles rien n’aurait été possible; Chantal Benoît, formidable technicienne en administration; Julie Parent, graphiste patiente et inspirée; Eugenia Drolet, traductrice; Roger Lavoie, imprimeur; et, bien sûr, vous les lecteurs, pour vos encouragements, votre appréciation, vos commentaires positifs et votre confiance renouvelée. Longue vie à L’Annuaire théâtral, et très bonne lecture!