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« Le texte de la pièce est sur la table » (Chaurette, 1981 : 26), précise une didascalie de Provincetown Playhouse, juillet 1919, j’avais 19 ans, une didascalie intégrée au premier des 19 tableaux. Mais sur cette table, l’auteur a déjà indiqué dans sa description du décor qu’il y a « un sac et des couteaux » (Chaurette, 1981 : 24). Or, on sait que ceux-ci serviront plus tard, car il y aura crime, et châtiment. Le spectateur serait donc en droit de s’attendre à ce que le livre serve, lui aussi, d’accessoire destiné à un usage particulier. Le personnage de Charles Charles 38 pourrait, par exemple, s’y reporter de temps en temps, histoire de se rafraîchir la mémoire puisque, nous a-t-on aussi précisé, « la pièce se passe dans la tête de l’auteur » (Chaurette, 1981 : 24), lequel se prétend fou et rejoue depuis 19 ans cette pièce qu’il aurait écrite 19 ans plus tôt. Ou alors, puisque l’auteur du texte sur la table Charles Charles 38 est fou, les choses pourraient se passer comme dans l’histoire de Hedda Gabler (que Chaurette traduira plus tard), et ce livre assimilé à un enfant pourrait lui aussi être détruit[1]. Mais il ne se produira rien de tel et le texte posé sur la table y rester.

Mais alors, pourquoi mettre ainsi le projecteur sur une chose qui ne servira à rien ? Tous les critiques ont déjà répondu à cette question : c’est pour affirmer d’entrée de jeu la primauté du texte, plus littéraire que dramatique[2] ; et ce texte ne saurait, d’aucune manière, être un « accessoire » ! À une époque où on valorisait encore l’improvisation et l’expression libre et spontanée du jeu corporel au théâtre[3], Chaurette rappelle qu’une oeuvre dramatique est d’abord un texte écrit qu’il faut respecter et jouer ne varietur. On se souviendra que la production des Têtes Heureuses en 1984 proposait une lecture intégrale du texte, lequel avait été entièrement recopié sur de grandes rames de papier servant de décor, en couvrant murs et plancher. Ainsi le spectateur comprenait-il que la pièce se jouait à l’intérieur du texte, lequel se refermait sur le jeu. Il s’agit cependant d’une interprétation de la didascalie, car il reste qu’un texte posé sur la table constitue une double évidence, puisqu’il va presque de soi qu’une pièce est normalement écrite avant d’être jouée. Ce n’est pas que le texte soit là sur scène qui compte, mais plutôt qu’on rappelle sa présence, et ainsi sa fonction spectaculaire. Chaurette instaure dès lors un rapport dialogique entre le jeu et le texte. Il insiste par ailleurs sur sa primauté en proposant lui-même des variantes pour les scènes 6 et 11 de Provincetown Playhouse (Chaurette, 1981 : 118-120 ; 121-123).

En fait, on pourrait dire que le texte est sur la table dans Provincetown Playhouse comme il est dans la trappe du souffleur dans Je vous écris du Caire, dans la « lettre d’adieu » supposément laissée par Toni van Saikin dans Fragments d’une lettre d’adieu lus par des géologues ou dans les 83 lignes d’un roman de Martina North peut-être plagiées par Éric Mahoney. Toujours, nous sommes en présence d’une dualité problématique qui n’est jamais résolue. Comment savoir, par exemple, lequel des deux Verdi est le véritable auteur d’Aïda, alors que Teresa Stolz présentée comme sa maîtresse ne semble pas le savoir (Chaurette, 1996a : 19) et que le souffleur, comparant des lettres et des manuscrits, affirme : « Elles proviennent du Caire. Elles ne sont pas de vous » (Chaurette, 1996a : 56). Nous qui connaissons le véritable auteur savons bien que la question n’a guère d’importance. Il reste que ces incertitudes minent sciemment la cohérence du récit dramatique. Dans Fragments, le récit naît tout entier de fragments incohérents que chacun des personnages commentera à son tour : « Quand vous lirez ces lignes, dans cet endroit perdu du monde… / Quand vous lirez ces lignes, sur ce rivage loin de tous les repères… […] Quand vous aurez parcouru ces lignes… » (Chaurette, 1986 : 21). Selon quelle logique peut-on d’entrée de jeu inférer de ce « texte » qu’il s’agit d’une « lettre d’adieu » et donc que la mort de Toni van Saikin serait un suicide ? Plus tard, lorsqu’on évoque l’hypothèse d’un meurtre, le géologue Ralph Peterson propose cette explication aussi péremptoire qu’absurde : « […] je ne crois pas que Toni van Saikin soit mort parce que quelqu’un l’a tué. Je suis convaincu qu’il est mort parce qu’il voulait mourir » (Chaurette, 1986 : 80). Bel exemple de pétition de principe, mais la « cohérence » du récit est à ce prix : il importe surtout que, à la fin, on ne sache rien de plus que ce que nous ont proposé les géologues.

La cohérence au royaume de l’invraisemblable

Dans un texte publié dans Jeu, Normand Chaurette qualifie l’opéra de « genre musical hybride » et d’un « royaume de l’invraisemblable qu’un acharné, toujours quelque part, tient à faire passer pour du réel » (Chaurette, 1983b : 56-57). Ces formules s’appliqueraient à l’oeuvre de Chaurette, où la vraisemblance se trouve rarement où on la cherche, où la logique suit un parcours souvent erratique et déconcertant. Cela fait sans doute partie de ce qu’il appelle, dans une entrevue accordée à Pascal Riendeau, le « caractère non réaliste de mon écriture » (Riendeau, 2000 : 445), une écriture (on l’a beaucoup répété) musicale souvent renvoyée à elle-même, qui n’exclut ni l’autocitation ni l’autosatisfaction. Charles Charles 38, évoquant l’oeuvre dont il fut l’auteur à 19 ans, s’écrie : « Un chef-d’oeuvre ! Et d’une cohérence ! » (Chaurette, 1981 : 47). Mais nous savons que cette pièce devant célébrer le « sacrifice de la beauté » (Chaurette, 1981 : 27), jouée un seul soir en 1919, a transformé la vie de trois jeunes garçons « tout juste bons à être beaux » (Chaurette, 1981 : 25). Quelle cohérence en effet, mais qu’il faut comprendre à la lumière de cet extrait des Mémoires de Charles Charles 38 : « Ce qui caractérisait d’abord et avant tout notre vie à cette époque-là, c’était la cohérence fautive. » (Chaurette, 1981 : 85) Je voudrais bien qu’on m’explique un jour cet extraordinaire oxymore, qui n’a de sens que si on suppose un ordre logique qui échappe à la logique habituelle ! Mais, prise au pied de la lettre, cette formule ne peut désigner autre chose qu’une contradiction, ou une impossibilité.

Notons que cette étrange et paradoxale cohérence a souvent pour point d’ancrage un personnage absent : le peintre Hector Joyeux dans La Société de Métis, l’ingénieur Toni van Saikin dans Fragments… et, bien sûr, l’enfant du Petit Köchel. Un enfant dont le programme, dans la production du Théâtre Ubu, nous offre pourtant une photo qui, sans être celle de Chaurette enfant, pouvait le suggérer[4]. Un enfant au regard troublant, décrit par une critique française comme un « enfant du noir, l’enfant atroce que nous cachons tous dans notre placard intime » (Bres, 2000). À la vérité, c’est plutôt dans le sous-sol – le texte dit la « cave » – que cet enfant se cache, alors que toute la pièce se passe à l’étage au-dessus où se trouvent les quatre femmes qui se disent toutes la mère de cet enfant. Si l’on s’en tenait aux règles habituelles de la vraisemblance, il est clair que cette pièce propose un récit tout à fait bancal : l’histoire d’un enfant vivant enfermé dans un sous-sol qui annonce qu’en ce soir d’Halloween il se pendra et qui exige non seulement que ses quatre mères mangent son corps, mais qu’elles en reproduisent ensuite chaque année le rituel. Ajoutons que le texte est ponctué de deux leitmotive dont le rapport au récit n’est jamais clair : le « retour en si bémol » réclamé comme pour ramener les dialogues à la tonalité voulue par l’auteur, et ce « Mon Dieu que notre sonnette est sonore ! » (Chaurette, 2000 : 51) que Cécile répète en guise de conclusion à la pièce, mais qui pourrait être un rappel à l’ordre de la cohérence du texte à laquelle elles résistent. À la vérité, ce texte délire, tantôt sur un thème musical – l’histoire de la disparition des soeurs Heifetz –, tantôt sur une histoire de « thé d’origine lointaine » qui, en passant par l’évocation de Madagascar ou Chandernagor, aboutit à celle d’un « crépuscule de Vladivostok » qui, chez ces musiciennes, suggère bien sûr Wagner et son crépuscule des dieux. Et à travers tout ceci, des observations d’une importance capitale, toutes sur une même page. D’abord celle-ci dite par Irène en réponse à une observation de Cécile sur une possible intervention « d’autres musiciennes du Concertgebouw » : « Vous ajoutez des répliques ! Vous n’avez pas le droit. Vous vous appropriez du texte qui n’existe pas », précisant plus loin que « nos liens avec le Concertgebouw ne sont pas dans le texte d’origine ». Là-dessus, c’est Lili qui intervient pour dire que « […] ce que nous sommes en train de dire ressemble peut-être à ce qui aurait été inscrit dans le texte d’origine, je le crois, car on peut difficilement admettre qu’un enfant demande à être dévoré sans susciter chez ses mères une discorde abusive » (Chaurette, 2000 : 44).

Le texte d’origine et l’origine du texte

Mais quel est donc ce « texte d’origine » auquel on se réfère à deux reprises dans ces trois répliques et dont on ne devrait pas déroger ? Il s’agit, à la vérité, d’une pure fiction, d’un texte virtuel qui n’existe nulle part, car le récit se construit visiblement sur le thème de la répétition, musicale aussi bien que théâtrale ou littéraire, la dernière formule citée renvoyant très clairement à Provincetown Playhouse davantage encore qu’à ce « petit Köchel[5]» qu’on dit avoir retrouvé et au personnage même de Mozart auquel cet enfant aurait été « sacrifié » – Chaurette s’étant souvenu, peut-être, d’un texte connu de Jean-Claude Germain sur les « Mozarts assassinés » (Germain, 1970 : 2-3). Le « texte d’origine » ne saurait donc être autre chose qu’un réseau intertextuel déterminant un récit qui se développe par des enchaînements logiques paradoxaux.

Aussi faut-il en venir au constat suivant : chez Chaurette, le « texte d’origine » est difficile à établir, il vient souvent d’ailleurs, et seule une genèse de l’oeuvre peut en révéler la source. Celle-ci est parfois connue, par exemple dans Rêve d’une nuit d’hôpital, qui est le titre du poème de Nelligan qui a inspiré à Chaurette cette pièce dont le personnage principal est bel et bien le poète, à la fois enfant et adulte interné, enfermé dans sa folie. Source affichée, mais trompeuse. Ce poème de Nelligan n’est récité par le choeur qu’à l’avant-dernière scène, alors que « Clair de lune sentimental » – et l’on sait la place privilégiée, symbolique, qu’occupera la lune dans l’univers de Chaurette – est récité par l’instituteur à la scène 5 et que ce même instituteur, à la scène 10, récite avec Émile Nelligan jeune un extrait d’Une saison en enfer[6]. La source affichée fournit un cadre général au récit, mais c’est Rimbaud et l’ensemble de l’oeuvre de Nelligan qui en forment la structure et en donnent la tonalité. Ajoutons que dans cette première pièce on trouve déjà une sorte de cohérence fautive dans cet Angélus qui sonne obstinément dix coups.

Mais comment établir la genèse d’une oeuvre chez un auteur qui révèle souvent ses sources, sans que le lecteur ait l’assurance qu’elles sont toutes identifiées ? Seuls certains proches, par exemple, semblent avoir été informés des liens entre l’oeuvre de Marguerite Duras ou Hedda Gabler de Ibsen et Provincetown Playhouse, deux sources qui permettent de mieux saisir la cohérence de ce rituel du sacrifice de la beauté centré sur la mort d’un enfant, mais aussi l’atmosphère pour ainsi dire tropicale de cette oeuvre qui rappelle l’univers de Duras. Dans le cas des Reines, le rapport au Richard III de Shakespeare est inscrit à même le texte. Mais sait-on d’où viennent toutes ces « reines » qui ne le sont pas vraiment, et particulièrement cette Anne Dexter si énigmatique et qui ne semble pas correspondre au personnage historique qui l’a inspirée[7] ? On peut supposer que le thème de la tempête – « Croyez-moi Anne Dexter / Cette tempête est la pire / Que nous ayons jamais vue » (Chaurette, 1991 : 15) – est aussi structurant dans cette pièce que le récit shakespearien « revu » du point de vue des personnages féminins, mais il faut supposer à cette oeuvre d’autres sources. Or, il existe un texte inédit — dont la bibliographie du dossier de Voix et Images consacré à Chaurette (Sarrasin, 2000 : 510-522) ne fait pas mention — qui pourrait projeter un autre éclairage sur cette oeuvre : un manuscrit intitulé La Capture des cigales[8] qui, m’a un jour confié Chaurette, aurait été imaginé comme « mes belles-soeurs à moi ». C’est dans cette pièce que, pour la première fois, Chaurette a imaginé un univers entièrement féminin, composé de douze femmes provenant de milieux différents et enfermées dans un asile d’aliénés. On constate que l’écriture des Reines s’est en quelque sorte substituée à celle de La Capture des cigales et que le nombre de personnages a été réduit de moitié. Il ne s’agit pas d’une réécriture, et les personnages et le milieu social offrent peu de ressemblances apparentes. On peut cependant imaginer quelques similitudes, ne serait-ce par exemple que par le biais de la folie, dont on peut penser qu’il subsiste des traces dans le « babil des reines » qui sert d’ouverture à la pièce et dans l’étrangeté qui caractérise le personnage d’Anne Dexter (une muette qui parle), de même que la relation entre ce personnage et celui de la vieille duchesse d’York, laquelle persiste à nier l’existence même de sa fille. Je ne sais, par ailleurs, si l’on pourrait établir un lien significatif entre Les Reines et Les Belles-soeurs de Michel Tremblay... Les unes ne sont pas plus reines que les autres ne sont belles-soeurs, bien sûr, mais y aurait-il d’autres points de convergence ? La question peut étonner, mais elle ne me paraît pas dépourvue de pertinence…

Dans Fragments…, c’est d’abord du côté des dédicaces qu’il faut chercher. Les remerciements de Chaurette à l’ingénieur Michael C. Turcot nous apprennent qu’il s’est assuré que le vocabulaire technique utilisé était approprié, mais c’est certes là l’aspect le plus négligeable, de notre point de vue. Plus éclairante est cette dédicace à un ami « qui par un soir de pluie et de cafard m’avait demandé de lui écrire un texte sur les fleuves. Comme un dictionnaire d’eau. Grâce à lui, ce fut, avec mon stylo dans un énorme atlas, le début d’un inoubliable tour du monde » (Chaurette, 1986 : 11). Inoubliable, certes, mais surtout erratique, passant du Nil bleu (Chaurette, 1986 : 17) au delta du Mékong en évoquant au passage les « berges du Mississippi dans l’État du Wisconsin » (Chaurette, 1986 : 22), le Gange (Chaurette, 1986 : 26) et, en fin de parcours et sans explication, la lagune Ébrié (Chaurette, 1986 : 89) qui nous ramène en Afrique. Nous sommes donc fixés grâce à cette dédicace sur les circonstances très personnelles qui ont amené la création de ce texte, et Chaurette pourrait prendre à son compte cette formule que l’un des ingénieurs attribue à Toni van Saikin : « J’écris pour inventer quelque chose. » (Chaurette, 1986 : 35 ; souligné dans le texte) Mais si l’atlas géographique et la volonté d’écrire « un texte sur les fleuves » constituent la source première de ce texte créé à partir de fragments aussi peu substantiels, cela suffit-il à expliquer le point d’arrivée ? Car on aurait pu s’attendre à ce que cet étrange récit se termine sur le témoignage amoureux de la veuve, Carla van Saikin, mais c’est au seul ingénieur cambodgien que cette finale est réservée. Et son témoignage plein d’émotion n’a rien à voir avec ceux des autres géologues – froidement techniciens. Son discours est plutôt métaphysique, voire spirituel, évoquant l’âme du disparu « au-dessus de la Mer de Chine » avant d’ajouter : « Avant de m’endormir pour la longue nuit de l’espoir, j’ai pensé à Huang Chou, ce dieu de l’éclair, mort en transperçant son propre corps » (Chaurette, 1986 : 104). Pour expliquer cette irruption inattendue d’un dieu au terme d’une série de témoignages techniques, je me permettrai de citer une autre dédicace, celle qu’il a faite sur mon exemplaire : « pour toi », écrivait-il, « qui m’avais fait connaître une citation, d’où allaient naître des textes, dont l’un que voici ». Cette citation, elle est d’Henri Bosco, et il l’a recopiée sur la page suivante : « Il n’y a pas de solitude quand la terre est pleine de dieux. » (Bosco, 1937 : 246) Cette citation n’éclaire pas tout, mais elle fait mieux comprendre la fin de ce texte, alors que l’ingénieur cambodgien transforme la proposition initiale des autres ingénieurs en expliquant que Toni van Saikin était « résolu de vivre » et que les fragments découverts étaient comme « une lettre d’adieu qu’il s’écrivait à lui-même », dans l’attente d’une réincarnation. Et dans cette perspective, la primauté est redonnée au texte : « Pour ce jour », dit cet ingénieur en reformulant à sa manière les trois fragments, « où il reviendrait peut-être, dans cet endroit perdu du monde, loin de tous les repères, sur le bord de ce fleuve, pour y avoir écrit ces lignes… » (Chaurette, 1986 : 105).

Provincetown Playhouse, juillet 1919, j’avais 19 ans de Normand Chaurette, mise en scène d’Alice Ronfard, production du Théâtre Espace GO (Montréal), 1992. André Robitaille (Alvan), David La Haye (Charles Charles 19), Robert Brouillette (Winslow) et, à la table, René Gagnon (Charles Charles 38).

Photo : Les Paparazzi

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La primauté du texte

Mais c’est dans Le passage de l’Indiana, bien sûr, que la primauté du texte s’affiche de la manière la plus étonnante, fond et forme confondus, la matérialité du texte (incluant les ponctuations) constituant le matériau premier du récit. Nous retrouvons ici, dans le nom des personnages aussi bien que dans le titre de la pièce, la référence américaine qu’affectionne Chaurette[9] ; et le fait que cette pièce contienne 19 scènes comme Provincetown Playhouse ne relève peut-être pas du hasard. Du roman de Martina North qui sert de point de départ, on saura cependant peu de chose et la dernière scène semble mettre en doute l’existence même de son auteur, comme si le texte pouvait être né par génération spontanée. En fait, la question du plagiat qui sert de point de départ semble reléguée progressivement au second plan, la véritable question étant de savoir comment naît le texte. Est-ce dans La traversée de la Mer Rouge (Chaurette, 1996b : 25) ou dans La descente du pharaon (Chaurette, 1996b : 48) que Mahoney aurait plagié l’Indiana de North ? C’est en tout cas dans l’un des deux, mais à la scène 12 où il est beaucoup question de hasard, l’éditrice de Mahoney prétend que le manuscrit de l’Indiana se serait retrouvé sur la même table que le manuscrit de Mahoney (Chaurette, 1996b : 56), ce qui pourrait laisser supposer une intervention d’un tiers, qui serait précisément l’éditeur de la plaignante[10].

À moins que ce « plagiat » des 83 lignes ne s’explique par l’hypothèse des « puces sorties d’un même oeuf [qui] adoptent des comportements identiques bien qu’elles soient séparées dès la naissance » (Chaurette, 1996b : 79). Mais c’est sans doute la formule proposée par Martina North qu’il faut avant tout retenir : « Les mots recrutent un univers, fugace, tout entier dans son élan qui le propulse, puis se métamorphosent, montrant tour à tour une douleur qui les rend fragiles, et leur observation du destin qui les rend vrais. » (Chaurette, 1996b : 28) Il est clair que l’expérience personnelle de Chaurette dans une maison d’édition est à la source de cette intrigue sur le plagiat. Mais à partir de cette donnée initiale, ce sont les mots qui engendrent le véritable récit, dans une structure tout en chiasme où le masculin croise constamment le féminin, tissant un destin problématique, dont on ne connaîtra jamais la vraie nature, ni l’aboutissement.

En conclusion de son ouvrage intitulé La cohérence fautive, Pascal Riendeau propose la formule suivante : « Les oeuvres de Chaurette composent de plus en plus une oeuvre au sens fort du terme, c’est-à-dire un ensemble cohérent formé de textes singuliers. » (Riendeau, 1997 : 151 ; souligné dans le texte) Dans ce corpus déjà important, mais qui ne peut être considéré comme clos, le texte est pour ainsi dire toujours sur la table, posé comme hypotexte de sa propre représentation et, pour reprendre le propos de Martina North, recrutant son propre univers singulier, mais déroutant. Car s’il faut chercher une cohérence, ce n’est pas du côté du récit dramatique qu’il faut regarder. Nous sommes plutôt, je crois, du côté d’une « dramaturgie des actes de parole » qui, selon Jean-Pierre Ryngaert, s’oppose dans un certain courant de la dramaturgie contemporaine à la « dramaturgie de l’action ». Dans ce courant, précise-t-il, « les auteurs substituent à la logique narrative du personnage classique, construit et confirmé au fil du dialogue, une poétique d’identités performatives » (Ryngaert, 2008 : 106). Cela est si vrai chez Chaurette que les personnages peuvent être absents et pourtant se trouver à la source de ces « identités performatives » qui peuvent être hybrides, fuyantes, leur destin étant soumis à tous les possibles revirements du texte. « Le personnage n’est plus tenu d’imiter, sauf par intermittence ou comme distraitement, puisque c’est un acquis de l’histoire du théâtre » (Ryngaert, 2008 : 111), écrit encore le théoricien. L’essentiel se trouve toujours ailleurs, dans les méandres imprévisibles du texte.

Selon cette logique, il importe peu que l’on sache lequel est le véritable Verdi, ou si les comédiens de Provincetown Playhouse savaient qu’il y avait véritablement un enfant dans le sac, ou si les fragments laissés par Toni van Saikin constituent une lettre d’adieu permettant de conclure à son suicide. Un personnage, dirait Pamela dans La Société de Métis, c’est toujours comme « un faux qui [passe] pour un original » (Chaurette, 1983b : 40). Mais le texte, lui, n’est jamais faux et c’est toujours dans son cheminement créateur, dans ce que Gilles Chagnon nommait « l’auto-engendrement de la génialité souveraine » (Chagnon, 1981 : 14) que se trouve la véritable cohérence, non pas dans le récit dramatique. « Nous n’étions pas faites pour engendrer autre chose que des trilles, des tierces et des staccatos », dit l’une des « mères » du Petit Köchel (Chaurette, 2000 : 35), et il faut la croire sur parole.