Corps de l’article
« Et si la langue d’avant la langue était le corps?[1] » Cette question, avancée par Francine Alepin, artiste de mime corporel et chercheuse en théâtre, est apparue au fil de la création de La glaneuse de gestes[2], spectacle tissé de mouvements captés sur le vif – glanés – et transposés en une écriture scénique toute subjective. C’est le geste ordinaire qui intéresse l’artiste : les marches, les postures, les rituels paisibles qui forment le gestuaire des habitants de Mexico, avec lesquels elle noue un échange se déployant au-delà des mots. Dans un refus de l’ethnocentrisme comme de l’exhaustivité, c’est une « poésie du quotidien[3] », issue d’une rencontre avec l’altérité mais trouvant ses points d’ancrage dans le corps, qu’Alepin déplie, par petites touches, sur le plateau du théâtre. La démarche de la créatrice, convoquant tout à la fois éthique et esthétique, me semble trouver une forte résonance avec plusieurs des processus de création, des pratiques et des oeuvres abordés dans le dossier thématique de ce numéro consacré aux gestes ordinaires dans les arts du spectacle vivant. En effet, les différentes contributions réunies ici mettent aussi de l’avant une poïesis, une poétique ou un ethos marqués par une attention envers le commun – au sens double d’usuel, ou de coutumier, et de partagé. Dirigé par Ariane Martinez, maîtresse de conférences en études théâtrales à l’Université de Lille, le dossier comporte neuf articles qui découlent de réflexions menées lors du colloque Gestes ordinaires dans les arts du spectacle vivant tenu à Périgueux, en juillet 2016, à l’occasion de la trente-quatrième édition de Mimos, le Festival international des Arts du Mime et du Geste. Ces textes ne composent pas les actes du colloque, mais en constituent le prolongement, la bifurcation, voire l’échappée. Tous posent la question du rapport à cette « langue d’avant la langue » que constitue le corps, qu’il s’agisse d’interroger la virtuosité insoupçonnée du geste banal ou, au contraire, dans la lignée de la chorégraphe Yvonne Rainer, de la réfuter implacablement; ou encore qu’il s’agisse d’investir des dispositifs spectaculaires qui, par détournement ou approfondissement d’une grammaire gestuelle, énoncent une contre-interpellation de la violence coloniale, mettent en lumière diverses formes de dominations « ordinaires » et invitent à redessiner un espace de rencontre. Ces neuf articles attirent notre attention sur la portée signifiante, à haute charge, du geste commun, soit-il transmis, déconstruit ou réinventé.
Faisant écho à ce dossier thématique, la section « Document » prend la forme d’un entretien mené par Sophie Doucet, chercheuse à l’Université Rennes 2, avec le metteur en scène Éric Lacascade. Celui-ci y évoque son travail singulier autour des gestes du quotidien, entendus comme étant l’« expression directe de la vie », dont le plateau théâtral éveille et déploie les possibles. En revenant, notamment, sur sa récente mise en scène des Bas-fonds de Gorki, l’artiste met au jour ce qui, dans sa démarche, anime un processus de transformation, voire de transfiguration, du geste de tous les jours, faisant du banal le lieu, ou le matériau, de l’étonnement.
Ailleurs dans ce numéro
Dans la section « Recherche-création », Véronique Lemaire, chercheuse au Centre d’études théâtrales de l’Université Catholique de Louvain, mobilise les réflexions des scénographes Véronique Caye, Éric Soyer et Peter Missotten dans un dossier s’intéressant à des démarches singulières qui font de l’espace le point de départ et le système organisateur de la création théâtrale. Intitulé « Lorsque l’espace est premier », ce dossier est accompagné d’un carnet de photographies. Suit, dans la partie « Pratiques et travaux », un texte de Marie-Eve Skelling Desmeules qui, en écho à la thématique de ce numéro, propose, à partir du cours de voix et d’interprétation offert par Pascal Belleau à l’École supérieure de théâtre de l’Université du Québec à Montréal, une étude sur la formation de la voix dans sa relation avec l’engagement du corps en jeu.
Inaugurée par Christine Hamon-Sirejols, professeure émérite à l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3, la section « Parcours critique » est dédiée à des écritures subjectives et sensibles autour d’événements liés à la pratique ou à la réflexion théorique dans le champ des arts vivants : festivals, chantiers, ateliers, colloques, journées d’étude. Dans cette première livraison, la chercheuse déplie une fine trajectoire réflexive portant sur le Festival Fadjr de théâtre à Téhéran. Enfin, les deux dernières parties de ce numéro double présentent la recension de diverses parutions : sous la rubrique « Revue des revues », Karolann St-Amand offre un panorama critique des numéros récents des périodiques Jeu, Études théâtrales et Corps-Objet-Image; dans la section « Notes de lecture », Elizabeth Bourget se penche sur l’ouvrage collectif Carole Fréchette, dramaturge : un théâtre sur le qui-vive, publié sous la responsabilité de Gilbert David aux Éditions Nota bene. Elle montre combien ce livre est nécessaire pour prendre conscience de l’importance et de la diversité de l’oeuvre de Fréchette. Philippe Manevy, quant à lui, s’intéresse au dernier essai de Joseph Danan, Absence et présence du texte théâtral, édité chez Actes Sud. Il relève de manière rigoureuse l’originalité des réflexions méditatives de Danan sur ses expériences de spectateur devant l’emploi actuel du texte au théâtre, notamment à travers les nouvelles modalités et matérialités de ce dernier, au-delà de sa forme écrite.
Pour terminer, la publication de ce numéro marque, après trois belles années, la fin de notre collaboration avec notre précieuse assistante de rédaction, Marianne Côté-Beauregard. Nous la remercions de tout coeur pour son travail rigoureux, son regard aiguisé et son engagement envers la revue, et lui transmettons nos meilleures pensées pour la suite de son parcours. Dès le début de l’automne, la relève sera assurée par Jennifer Bélanger, doctorante en études littéraires à l’Université du Québec à Montréal. Nous lui souhaitons chaleureusement la bienvenue.
Bonne lecture!
Parties annexes
Notes
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[1]
Francine Alepin, « En marge de La glaneuse de gestes, l’expérience mexicaine », Jeu, no 123, 2007, p. 59.
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[2]
Pièce de mime solo conçue par Francine Alepin et élaborée au fil de séjours au Mexique, La glaneuse de gestes a été produite par la compagnie Omnibus en 2005. Elle a, depuis, fait l’objet de tournées au Québec, en France et au Salvador.
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[3]
Francine Alepin, op. cit., p. 62.