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Le pari du réel : entretien avec Éric Lacascade à partir des Bas-fonds de Gorki[Notice]

  • Sophie Lucet

Éric Lacascade, metteur en scène et comédien, a été le directeur du Centre dramatique national de Caen / Basse-Normandie de 1997 à 2007. Spécialiste des mises en scène d’auteurs russes, il a créé un cycle de mises en scène de Tchekhov de 1999 à 2014 : Ivanov (1999), Cercle de famille pour trois soeurs (2000), La mouette (2000), Platonov (2003), Oncle Vania (2014), et un autre cycle de mises en scène de Maxime Gorki : Les barbares (2006), Les estivants (2010), Les bas-fonds (2017).De 2012 à 2018, il est artiste associé au Théâtre National de Bretagne et responsable pédagogique de son École supérieure d’art dramatique. Il est aujourd’hui le directeur d’une compagnie indépendante, et l’auteur d’Au coeur du réel (Actes Sud, 2017).

Une fois que je les ai étudiés, compris, placés en situation, ces gestes sont, sur le plateau, un constat de l’époque et ils provoqueront, chez celui qui regarde, un système de reconnaissance. Nous sommes faits du « même ». Nous partageons, acteurs et spectateurs, un même langage physique. Celui-ci est notre soubassement commun. La différence avec la vie de tous les jours est que nous, les acteurs, exécutons ce vocabulaire, en pleine conscience. Ce n’est qu’à partir de là que nous pourrons transformer le geste, le formaliser, le défigurer, le transfigurer. Pour résumer ce que je viens de dire : après étude, je demande à mes acteurs d’exécuter le geste clairement, puis, une fois cette première marche franchie, nous formalisons, faisons évoluer, transformons. Par exemple, je peux essayer de rendre le geste surprenant. Nous fonctionnons par imitation, nous repérons, neurones miroirs obligent, ce que l’autre va faire : s’il y a une chaise et que je m’avance vers elle, le spectateur va rapidement lire que je vais m’y asseoir. Le metteur en scène conscient de l’état du spectateur peut jouer avec le geste pour le ralentir ou l’accélérer, pour le décaler, créer un stop, etc. Je ne cherche pas pour autant un univers fantasmagorique : mon objectif est de surprendre l’oeil qui regarde, mais avec un geste qui reste quotidien. À partir de gestes pauvres issus du réel, je cherche une poésie, un développement de l’imaginaire; dans une société de plus en plus virtuelle, je fais le pari du réel, la fonction du théâtre étant de le convoquer. C’est pour cela que je travaille sur des comportements banals, sur des gestes du quotidien. Autre geste exemplaire dans le spectacle : Satine, joué par Christophe Grégoire, casse très violemment un balai sur le bar dès le début du spectacle; c’est un geste de violence et le spectateur va longtemps se demander pourquoi il agit ainsi. Est-ce un geste quotidien? Un geste ordinaire? Un acte gratuit? Et d’où vient-il? La cause en est-elle la colère? Une colère soudaine? Ou nourrie de longue date? Tout cela reste obscur et opaque, mais ce geste prend sens dans la ligne du personnage même si le spectateur devra attendre le dernier acte pour en comprendre le fondement. Travailler avec l’acteur sur le geste, c’est travailler à la création d’une partition physique très précise dans laquelle les différents gestes exécutés se déclinent en des lignes et des niveaux différents : ils nourrissent l’acteur ici et maintenant de manière concrète et réelle, ils créent aussi la ligne du récit à partir des situations et se développent enfin de manière autonome dans la ligne du rituel. Pour l’acteur, et sans doute pour le spectateur, le geste possède plusieurs niveaux de lecture. Pour revenir aux Bas-fonds, le texte nous emmène vers l’excès, d’où le quatrième acte : énorme beuverie faite de violences physiques où se mêlent excès du verbe, excès des gestes, excès des corps, excès du rapport au public, tout cela nous entraînant irrémédiablement vers la chute, car il n’y a pas d’excès sans chute, autre problématique qui traverse l’ensemble de mon travail. En cela, je rejoins le travail du clown.

Parties annexes