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Dans le sillage de Qu’est-ce que la dramaturgie? (2010) et Entre théâtre et performance : la question du texte (2013), publiés chez le même éditeur et dans la même collection, Joseph Danan poursuit une réflexion sur le théâtre contemporain attentive à la fois aux tendances majeures (courant postdramatique, « état d’esprit performatif ») et à la diversité des créations. Plus précisément, il s’intéresse ici au statut du texte dans un environnement où la mise en scène d’une oeuvre dramatique préalablement écrite ne constitue plus la norme. Si, dans les essais précédents, Danan s’appuyait surtout sur son expérience de dramaturge et d’écrivain de théâtre, Absence et présence du texte théâtral se présente avant tout comme la méditation d’un « spectateur en dialogue », pour reprendre le titre du recueil de Bernard Dort paru en 1995. Faisant le choix d’une composition rhapsodique, le critique déploie sa réflexion en une série de courts chapitres où il évoque et analyse plus de vingt spectacles vus dans les dernières années. Sans rechercher l’exhaustivité, Danan s’appuie sur ces exemples nombreux et très divers pour rendre compte de la richesse foisonnante de la création contemporaine. Ainsi, parce qu’il prend acte de la fin du textocentrisme et de la possibilité, ouverte par Antoine Vitez, de « faire théâtre de tout », Joseph Danan ne limite pas le texte aux oeuvres écrites pour le théâtre, mais englobe dans sa réflexion tous les matériaux textuels mobilisés par la scène (écritures dramatiques ou non, essais, romans, scénarios de cinéma, transcriptions d’une parole, répliques écrites à partir des improvisations des comédiens…).

Dans le premier chapitre (« Le texte absent »), le critique fonde sa réflexion sur le constat paradoxal d’une absence du texte dans la représentation théâtrale, au-delà de la diversité des partis pris : même dans des dramaturgies construites autour du texte, ce dernier laisse place à la parole vive. Mais absence ne signifie pas négation ou disparition, et l’objet de l’essayiste est alors d’interroger, dans les spectacles qu’il convoque, le jeu souvent complexe qui s’établit à partir de l’écriture, entre effacement et effet de présence. Il ne s’agit donc pas de construire un système, ou d’établir une typologie, mais bien de dégager certaines tendances symptomatiques.

La première modalité de l’absence, pointée dans les deuxième et troisième chapitres (« À propos de mouettes et d’autres paroles volatiles », « Entre texte et parole »), est le recouvrement : dans les mises en scène de La mouette par Thibault Perrenoud (2017) ou Thomas Ostermeier (2016) comme dans certains spectacles du collectif In Vitro, le texte du répertoire est non seulement adapté, mais transformé en une parole qui tente de donner au spectateur l’illusion d’une spontanéité totale, au risque de perdre l’esprit en même temps que la lettre du texte initial.

Non que Danan plaide pour un illusoire respect du texte, comme il le démontre dans les trois chapitres qui suivent (« Entre texte et théâtre », « C’est la faute à Vitez, c’est la faute à Artaud », « Le vrai texte est ailleurs »). Dans Inferno (2008) de Romeo Castellucci, le texte peut être littéralement absent du spectacle, mais présent en creux, comme une matrice nécessaire : L’enfer de Dante n’est pas transcrit en paroles ou en gestes sur scène, mais, tel un « gisement » (28), il est la source des matériaux divers qui composent la représentation. Selon une logique hybride, le texte peut être en partie cité et en partie transformé par l’imagination du metteur en scène, comme dans le travail de Krystian Lupa (2013) sur le roman Perturbation (1967) de Thomas Bernhard. Il peut aussi être repris littéralement, mais coupé et déplacé, dans une démarche initiée par Antoine Vitez avec Catherine (1975), d’après Les cloches de Bâle (1934) de Louis Aragon : sans que le metteur en scène ajoute quoi que ce soit à l’oeuvre adaptée, c’est bien un texte autre qui est alors produit – texte que l’auteur lui-même a le sentiment de découvrir, comme cela a été le cas de Maylis de Kerangal face à l’adaptation de son roman Réparer les vivants (2014) par Emmanuel Noblet (2015).

À partir de là, dans le chapitre « Matériau et matériau », Danan met au jour des rapports divers et complexes entre le texte et la représentation, non seulement parce que la scène peut procéder de façon plus ou moins radicale à une métamorphose ou à un redéploiement de l’écriture, mais aussi parce que cette dernière peut précéder le jeu de l’acteur ou en être la conséquence. La place autant que la fonction du texte dans le processus de création apparaissent comme extrêmement variables. Souvent qualifié de « matériau » ou de « partition », le texte peut être construit en amont du spectacle à partir de sources diverses, comme dans Les variations Darwin (2014) de Jean-François Peyret. Il arrive aussi qu’il naisse des improvisations des comédiens ou d’un jeu d’allers-retours entre le plateau et la table de travail de l’artiste : telle est la démarche singulière de Joël Pommerat, dont le texte publié est le fruit d’un travail collectif dans lequel les différents éléments de la mise en scène s’inventent en même temps que les répliques.

L’absentement du texte met également en jeu le rapport à la parole et à l’écriture, comme le souligne Danan dans le chapitre « Le texte du spectacle » à travers deux exemples : refus de l’écrit et primauté de la parole vive chez Les Chiens de Navarre, qui ne fixent jamais leurs répliques dans un texte, et relativisation de l’écriture comme de la parole chez Bruno Meyssat, qui nomme « texte » tous les éléments – verbaux ou non – formant la trame de la représentation. Ce phénomène n’est pas strictement contemporain : dans l’histoire du théâtre, Shakespeare offre l’exemple d’une écriture à partir du plateau, dans laquelle l’édition du texte est un geste secondaire (chapitre « Shakespeare le grand absent »). Cependant, la scène actuelle offre des exemples radicaux d’absentement du texte, dans le prolongement des Actes sans paroles (1957) de Beckett (chapitre « Du grand Will au grand Sam »).

Dans ce jeu du texte et de la représentation, au-delà de l’importance de l’auteur et du metteur en scène, le critique souligne alors le rôle fondamental de l’acteur (chapitres « L’âme du théâtre », « Des effets de présence » et « Le paradoxe de Rodrigo »). Ce dernier peut donner l’illusion qu’un texte préalablement écrit (parfois fort ancien) s’invente devant nous, mais aussi, seul ou à l’aide de certains éléments techniques (comme les micros), créer une forme de dissociation entre son corps et le texte. Selon les partis pris des metteurs en scène, le texte sera alors rendu présent ou, au contraire, son absence sera soulignée. C’est en tout cas l’interprétation renouvelée que Joseph Danan propose de l’esthétique de Claude Régy : contrairement à ce que l’on affirme souvent, le metteur en scène n’effacerait pas l’acteur derrière le texte, mais rendrait sensibles la présence singulière de l’acteur et l’absence du texte. Le comédien peut enfin faire renaître de ses cendres un texte que l’on croyait consumé par sa représentation initiale : à partir de la mise en scène de Notes de cuisine (2015) par Jean-Luc Vincent, le critique démontre bien comment le texte de Rodrigo García peut, à son tour, devenir le matériau d’un nouveau spectacle.

Danan s’emploie ensuite à dégager les fonctions et enjeux politiques de cet absentement (chapitres « Souvenirs du siècle dernier » et « Une scène ouverte aux quatre vents de la parole »). Prolongeant les manifestations subversives des avant-gardes historiques dans certains spectacles, l’effacement du texte permet, dans d’autres, de laisser place aux bruits du monde et d’ouvrir la représentation au présent. Ainsi, dans sa Pièce d’actualité no 8 (2017), Marie-José Malis traite le texte théâtral comme un simple point de départ, vite dépassé et remplacé par une immersion progressive du spectateur dans la réalité des sans-papiers et des bénévoles qui les aident.

L’essai se poursuit, dans le chapitre « Triptyque de l’absence », avec une série de trois exemples qui illustrent non seulement l’absentement du texte dans ses diverses modalités, mais aussi la relativité de la notion même de texte : pièce de Shakespeare adaptée, actualisée et inscrite dans un dispositif judiciaire lui-même composé de textes ritualisés dans Please, continue (Hamlet) (2011) de Roger Bernat et Yan Duyvendak; éclats textuels à valeur mémorielle dans Passim (2013) du Théâtre du Radeau; variations écrites à partir d’un témoignage oral originel sacralisé dans Life and Times (2009-2016) du Nature Theatre of Oklahoma. Danan évoque également, dans le chapitre « Où est La règle du jeu? », les spectacles inspirés d’un film dans lesquels le texte peut être le dialogue du scénario, reproduit sans modification (Je me mets au milieu mais laissez-moi dormir [2007] de Dorian Rossel d’après La maman et la putain [1968] de Jean Eustache), mais aussi le film tout entier, qui devient matériau pour le spectacle, comme dans La règle du jeu (2017), mise en scène par Christiane Jatahy. De fait, dans la création contemporaine, les rapports entre texte écrit et parole sont rarement simples et linéaires, comme le montrent les exemples de Lettres non-écrites (2017) de David Geselson et de Layla, à présent je suis au fond du monde (2017) d’Arnaud Maïsetti et Jérémie Scheidler, deux spectacles réunis dans le même chapitre (« Une soirée à la Villette ») parce qu’ils reposent sur « un va-et-vient itératif entre texte écrit et parole » (75).

L’essai s’achève par une conclusion (« Le jeu avec le texte ») et par un « épilogue » malicieux (« Le retour du chat de Schrödinger ») : après avoir explicité le paradoxe de l’absence du texte (« L’absent est quelqu’un qui est présent ailleurs, autrement ou sur un autre mode [fût-il celui de la mémoire] », [75]), Danan rappelle que la vie ou la mort du texte théâtral dépend surtout du point de vue de l’observateur.

Porté par un style fluide et évocateur, Absence et présence du texte théâtral évite les schématismes et se tient aussi loin de l’idée convenue d’une mort du texte de théâtre, remplacé par les « écritures de plateau », que des affirmations faciles sur le retour de la fable. Ce souci de la nuance n’empêche nullement l’engagement du critique ni l’expression de ses enthousiasmes comme de ses réserves; par exemple lorsque Danan dénonce la mode consistant à improviser à partir de textes du répertoire, démarche ambivalente qui perd la valeur poétique, rythmique et musicale du texte, sans être pleinement performative, ou, au contraire, lorsqu’il consacre de belles pages à Souffle (2018), de Tiago Rodrigues, spectacle parvenant selon lui à « rendre visible l’invisible qui […] fonde [le théâtre] » (46). Un autre intérêt de cet essai réside dans la façon dont il replace les recherches actuelles dans une perspective historique, soit en pointant les filiations directes entre ces expérimentations et celles de Craig, d’Artaud ou des représentants des avant-gardes historiques, soit, plus largement, en démontrant que l’instabilité du texte n’a rien de spécifiquement contemporain.

Malgré sa brièveté – et aussi grâce à elle –, Absence et présence du texte théâtral donne et laisse beaucoup à penser. On retiendra, pour finir, quelques pistes de réflexion et d’analyse ouvertes par le critique et qui pourraient faire l’objet de plus amples développements : la persistance d’un désir de littérarité (au sens d’un travail sur la matière poétique du langage) dans les écritures contemporaines, l’idée d’une influence des modes de structuration numériques (pages Internet, réseaux sociaux) sur la composition des textes théâtraux, la notion de « texte oral » empruntée à Paul Zumthor (Introduction à la poésie orale, 1983) ainsi que la polysémie même du terme « texte » qui, dans les discours de nombreux artistes, ne renvoie plus nécessairement à l’écrit, mais peut recouvrir des objets très divers, dès lors qu’il y organisation, mise en réseau, « tissu ».