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Une crise anthropocènique

Alors que nous sommes en plein coeur de la crise de la COVID-19, le virus nous oblige à réfléchir sérieusement à la reconfiguration de la relation entre les transformations futures du travail, les villes et l’environnement. Ces transformations sont encore hypothétiques et il y a, pour l’instant, plus de questions que de réponses lorsqu’il s’agit d’évaluer les effets de la pandémie. Cependant, il y a déjà certaines tendances qui semblent se dégager et qui pourraient avoir des implications sérieuses. Ces implications se constituent à partir de trois constats : 1) nous traversons une crise climatique ; 2) qui se conjugue à une crise sanitaire ; 3) dont la résolution passe par une réorganisation des chaînes de productions et du travail, indissociables de la réorganisation de l’espace et de la vie urbaine. Autrement dit, la réorganisation des villes articulera notre réponse à la crise climatique qui ne pourra être efficace qu’en revisitant l’organisation et les modes de productions.

La pandémie de la COVID-19, en s’inscrivant comme la dernière d’une longue suite de catastrophes climatiques, a révélé de façon spectaculaire que notre relation avec l’environnement était hautement problématique. Ici, le virus est à la fois le résultat de l’exploitation de l’environnement par l’homme et la préfiguration dans ses conséquences de la suite de l’urgence climatique à laquelle nous allons faire face avec le réchauffement de la planète dans les années à venir.

Autrement dit, les virus sont sensibles à ce que l’on a appelé des modes de production et de relations au monde qui en favorisent l’émergence et la diffusion. Il ne faut donc pas penser la crise actuelle comme une rupture, mais bien comme une continuité de ce qui se produit depuis quelques années (inondations récurrentes, incendies incontrôlables, extractivisme, etc.) qui sont le résultat des mêmes logiques à l’oeuvre derrière l’apparition du coronavirus.

En effet, plusieurs chercheurs ont expliqué que l’accélération de la destruction des écosystèmes depuis la fin de la deuxième Guerre mondiale, nous avait fait entrer dans une nouvelle ère, l’anthropocène (Steffen, Crutzen et McNeill 2007) qui désigne de façon large l’idée que ce ne sont plus les cycles naturels (géologiques, biologiques, etc.) mais l’activité humaine qui façonne la planète, provoquant une crise climatique majeure. Ici, le coronavirus devrait être vu comme une conséquence de ce contexte anthropocènique.

En fait, dans ce contexte, il est aussi de plus en plus clair que la façon dont les villes ont été pensées, en s’articulant à la croissance et aux différentes périodes industrielles, semble atteindre ses limites en mettant en jeu l’habitabilité de la terre. Il est donc nécessaire de comprendre comment ces processus recomposent et décomposent les espaces urbains et, dans un contexte capitaliste, comment ils inscrivent l’accès différentiel aux ressources dans des structurations inégales de l’espace, des lieux et des relations sociales.

Ici, la crise liée à la COVID-19 révèle les limites des systèmes fondés sur des chaînes d’approvisionnement reliées à la production de masse basée sur les monocultures qui sont, depuis le XIXe siècle, intimement associées aux processus d’industrialisation et du développement des marchés. Les risques qui sont soulevés par les monocultures, la dégradation de l’environnement et la disparition de la biodiversité, l’appauvrissement des sols ou encore les pesticides, ce qu’Anna Tsing et ses collègues (2017) et d’autres ont nommé les « logiques de plantation », ne peuvent que conduire à une augmentation des risques de pandémie. En repoussant les limites des zones dites « sauvages », en appauvrissant les écosystèmes et en favorisant le trafic international d’animaux ou encore l’extractivisme, ces mécanismes démultiplient les probabilités de l’apparition de zoonoses.

Dans ce contexte, la COVID-19 a deux effets importants et différents. D’abord, la pandémie a révélé la faiblesse d’un système post-industriel fondé sur la croissance perpétuelle, la mobilité des personnes et des marchandises, en nous forçant à prendre des mesures exceptionnelles pour faire face à cette hyper-spatialisation du virus que nous combattons en hyper-isolation (Lussault 2017). Ainsi, le virus ou plutôt la contagion s’est immédiatement arrimée à des réseaux de distribution complexes qui s’appuient, comme la montré Andrew Liu (2020), sur l’idée que la contagion doit être vue comme une série d’assemblages et de sous-traitances articulés par les chaînes de production qui alimente la croissance globales de Mumbai à São Paulo en passant par Wuhan et l’Allemagne (Lussault 2017) affectant les travailleurs qui animent des chaînes entremêlées de la production d’un capitalisme en accélération permanente.

En cela, alors que le monde a dans un premier temps « ralentit », selon l’expression du sociologue Hartmut Rosa (2020), le virus nous a aussi obligé à repenser rapidement les chaînes d’approvisionnement, à repenser la territorialité, les systèmes de production qui préfigurent également des changements d’organisation productive (Latour 2017) et qui révèlent l’importance d’une production locale et diversifiée. Ce ralentissement est nécessaire pour faire face à la crise climatique et nous obligent à « atterrir », pour reprendre le mot de Bruno Latour (2017).

Télétravail

Une tendance qui apparaît clairement, suite au confinement, pour faire face à la pandémie est la mise en place du télétravail à plus grande échelle. Bien entendu, avant la crise sanitaire, il y avait déjà eu un nombre important de mesures qui avaient été mises en place pour faciliter le télétravail et de nombreux débats sont apparus dans l’espace publique afin de répondre à plusieurs préoccupations au sujet de ce que l’on a nommé « l’ère de l’économie numérique, l’automatisation des tâches et l’intelligence artificielle » qui seront probablement mises de l’avant comme une des solutions pour sortir de la crise sanitaire à moyen terme. Cependant, la numérisation des emplois, l’intelligence artificielle et le télétravail posaient et posent encore un nombre important de défis tant sur le plan logistique, que social ou encore psychologique, auxquels nous n’avons pas encore pu répondre. La pandémie nous a projetés néanmoins massivement et en l’espace de quelques semaines dans une nouvelle ère de télétravail, des conférences en ligne, des rencontres par écrans interposés sans avoir réglé un ensemble de questions autour de l’utilisation de l’espace (privé et public) et de la transformation qui avait déjà été amorcée des espaces de vies privés en espaces productifs, de la réorganisation du marché numérique après la COVID-19, etc. De plus, nous pouvons déjà voir qu’au coeur de la crise, le télétravail s’est imposé massivement comme un mode alternatif qui permet de sauver en partie l’économie ou encore qui favorisera le maintien de programmes d’enseignements (à court terme) dans les écoles et les Universités.

D’ailleurs, il est surprenant que l’intelligence artificielle soit évoquée pour résoudre des questions de dépistage, mais pas pour résoudre des questions reliées à certains types d’emplois.

Au sein de ces transformations qui sont en train de se dessiner, il semble important de relever trois aspects qui sont reliés à la démultiplication massive du télétravail durant la pandémie.

Plusieurs observateurs ont souligné les effets positifs de ce télétravail pour l’environnement. En permettant aux employés de travailler à distance, les gouvernements et les entreprises ont réduit de façon importante (voiture et transit urbain) la congestion et la pollution urbaine. D’ailleurs, nous avons vu apparaitre depuis le début de la pandémie des cartes qui ont illustrées de façon spectaculaire comment plusieurs régions métropolitaines n’étaient plus affectées par le smog presque quotidien (comme à Shanghai, par exemple) et comment les émissions de CO₂ avaient diminué de façon importante dans plusieurs régions du monde. Bien entendu, il s’agit ici d’un moment exceptionnel et radical qui a des effets spectaculaires à court terme, mais qui laisse présupposer que dans une moindre mesure, le télétravail et la réorganisation de l’activité humaine dans les villes auront des effets bénéfiques et rapide sur l’environnement.

L’implantation massive du télétravail débouchera probablement sur des formules de mobilité partielle au sortir de la crise, mais sera déclinée différemment selon le contexte. Par exemple, au Japon, le télétravail avait déjà été encouragé avant la pandémie afin de diminuer la congestion prévue lors des Jeux olympiques de Tokyo. Puis, le télétravail a été accentué afin de faire face à la pandémie. Ce déplacement a des effets considérables sur le niveau d’activité urbaine (transports, restaurants), mais il a aussi reproduit les inégalités de genre et un régime de travail très contraignant vers le télétravail.

Le télétravail comporte aussi plusieurs problèmes qu’il faudra prendre en compte, notamment en termes de genre et d’isolement social. En effet, le télétravail est un outil à double tranchant qui laisse plus de flexibilité à la main d’oeuvre pour s’occuper de la vie familiale mais qui désigne déjà en général les femmes en charge de gérer les programmes scolaires et les devoirs. Ici, l’expérience du confinement préfigure déjà des enjeux sérieux autour de la carrière des femmes et le travail à distance. La question de l’isolement est également souvent évoquée par plusieurs personnes qui pratiquaient le télétravail avant la pandémie et qui soulignaient l’importance de pouvoir se rendre au bureau pour voir ses collègues au moins une fois par semaine.

Les implications des transformations du travail vont également réarticuler les services de proximité et freiner l’étalement urbain. Notamment les services de proximité joueront un rôle majeur dans les chaînes d’approvisionnement des villes en nourriture et elles pourront peut-être favoriser plus de justice sociale.

Espaces urbains et inégalités sociales

Il semble donc qu’il serait important d’envisager des scénarios qui permettraient de penser l’espace urbain, des déplacements et, en contrecoup, la relation à son quartier et à sa communauté, de façon différente favorisant ainsi le retour à la vie de quartier, et à ce qu’Henri Lefèvre (2009) appelait les « espaces plurifonctionnels ». Ici, la COVID-19 révèle : les limites des systèmes fondés sur l’approvisionnement de masse fondé sur les monocultures ; et l’importance d’une production locale et diversifiée.

L’impact de la crise sanitaire sur la conceptualisation des villes et sur la densité urbaine n’est pas encore bien compris mais il semble évident que de nouveaux paramètres susceptibles de nous pousser à penser les villes en termes de distanciation ne seraient pas forcément idéaux, ni réalistes que ce soit pour la réorganisation des espaces urbains, pour l’environnemental, ou encore la lutte contre les pandémies puisque plusieurs des espaces à haute densité ont su contrer le virus avec succès. Simplement supposer que nous allons voir les centres villes se vider ferait abstraction des luttes de représentation et d’action qui façonnent l’espace social de la ville. Il apparaît clair, cependant, que les villes devront s’adapter à des tendances de fonds reliées à la question environnementale et pas seulement aux impératifs transitoires causés par la pandémie.

Pourtant, la pandémie révèle et creuse les inégalités dans la ville. Une classe moyenne qui peut justement faire du télétravail et des classes ouvrières, et sans-papier qui avaient été reléguées à des emplois dont personne ne voulaient et qui se sont retrouvées aux premières loges de la crise tout comme ce fut le cas lors des évènements de Fukushima, par exemple. Pendant la pandémie, il semble clair qu’il y a ceux qui sont obligés de se confiner et ceux qui sont obligés de faire vivre ou de prendre soin de ceux qui sont confinés.

La pandémie ne fait pas que révéler ces inégalités, elle les accentue (par exemple, l’accès à la nourriture ou encore, les populations les plus touchées par le virus) et renforce les écarts dans les villes entre le travail manuel qui n’est pas transférable en ligne mais qui sera peut-être automatisable et donc suppressible. Richard Sennett (2019) a, d’ailleurs, souligné que la pandémie creuse l’écart entre le travail intellectuel et manuel, entre la classe moyenne et la classe ouvrière.

Un des éléments clés qui est au coeur de la crise de la COVID-19 et au coeur de la ville porte sur la question de la densité. Il y a ici un triple enjeu : 1) soutenir la densité des villes afin de maintenir la transition écologique ; et 2) répondre aux défis démographiques des migrations massives vers les villes qui sont entre autres le résultat de l’effet d’agglomération ; et enfin 3) réponde aux enjeux sociaux et culturels. Mais, il y aussi le besoin de mettre en place la nécessité de reconfigurer les espaces urbains afin de pouvoir « gérer » les futures pandémies aussi bien en termes de transport que d’espaces de vie et de relations dans la communauté. En ce sens, la question du télétravail, de l’IA, mais aussi le besoin fondamental de penser le monde autrement qu’en terme de système production pour « sortir de la production comme principe unique de rapport au monde » (Latour et al. 2018).

En cela, la réflexion de David Graeber (2018) sur le travail offre des pistes. En effet, comment à la fois sortir d’une logique productive unique tout en contribuant de façon significative à la société ? Là encore, la pandémie offre des pistes intéressantes de réflexion qu’il faudra reprendre au sortir de la crise où nous constatons un besoin criant pour une participation sociale fondée sur le Care et non pas sur des systèmes de productions. L’un devant être séparé des logiques de l’autre. D’ailleurs, c’est bien la confluence des deux qui a conduit aux drames que nous vivons actuellement dans les centres d’accueil pour les aînés dans plusieurs pays. Je veux dire par là que la flexibilisation de la main d’oeuvre dans un contexte de néo-libéralisation de l’économie a conduit à une plus grande mobilité de cette dernière, ce qui, dans le contexte de la pandémie, a donné les résultats catastrophiques notamment dans les maisons de soin à longue durée.

Conclusion

Afin de trouver des solutions à long terme à la crise sanitaire, il apparaît clair qu’il faut répondre à la crise du climat dans laquelle, faut-il le rappeler, nous sommes encore. Ce que la pandémie révèle, c’est que pour résorber la dissémination du virus tout comme pour résorber les émissions de gaz à effets de serre ou encore, freiner la production des déchets à outrance, il faut repenser notre relation à la production, au travail et à son articulation dans l’espace urbain.

Ces transformations devront structurer nos orientations futures et seront déterminantes dans l’architecture des villes, la vie des communautés, la souveraineté alimentaire et la réduction des inégalités. La pandémie, alors qu’elle a ralenti plusieurs secteurs, a aussi agi comme un accélérateur en exacerbant ou en révélant des processus qui était déjà préexistants ou déjà en marche, notamment en termes d’inégalités sociales.

Un virage vers de nouvelles formes de communautés pour penser autrement la densité, la production et la vie dans les espaces ne veut pas signifier un retour à un monde fermé sur lui-même exempt d’échanges et d’ouvertures. Il signifie de repenser autrement la relation entre la spatialité et le social qui ne sera plus tributaire du fonctionnalisme urbain qui a tellement mis à mal les villes au XXe siècle (Brenner et Schmid 2014), mais aussi par une conception de la ville qui ne pense plus la « nature » séparée des processus d’urbanisation. La résolution de la crise climatique et de la crise sanitaire passera donc indubitablement par une réorganisation du travail, de l’activité humaine, des villes, mais également et surtout de notre rapport à l’environnement. En ce sens, la pandémie actuelle est une véritable conséquence de l’anthropocène.