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Cet ouvrage posthume de Bernard Arcand (1945-2009) a enfin vu le jour en 2019 grâce aux efforts concertés de sa conjointe Ulla Hoff, ainsi que de ses collègues Sylvie Vincent† et Serge Bouchard. Il décrit les résultats d’une enquête de terrain réalisée entre 1968 et 1970 auprès des Wamonè, dits Cuivas, des Llanos de la Colombie. J’ai croisé Bernard Arcand pour la dernière fois, en 2007, lors d’un colloque en hommage à Jean-Claude Muller qui se tenait à l’Université de Montréal. Il nous avait alors offert un témoignage fort éloquent concernant « l’espérance de vie illimitée de l’ethnographie » en contraste avec le caractère éphémère des théories anthropologiques. À l’heure du lunch, il m’avait confié qu’il travaillait à compléter son ethnographie des Cuivas en disant avec un brin d’ironie l’avoir négligée par le passé pour s’occuper de sujets un peu moins sérieux. Or, dans un article qui figure en annexe, Arcand explique pourquoi il a choisi de « se taire » pendant de nombreuses années et de limiter l’accès à la thèse qu’il rédigea sous la direction d’Edmund Leach à l’Université de Cambridge afin de protéger les Cuivas qui subissaient alors les assauts des fermiers colombiens, des missionnaires du Summer Institute of Linguistics et des compagnies pétrolières.
Illustré de belles photographies en noir et blanc, le livre est divisé en chapitres thématiques qui traitent de l’économie de chasse et de collecte, du système de parenté, de l’organisation socio-politique et de l’idéologie. Dans une préface bien sentie, Christine et Stephen Hugh-Jones, collègues et amis d’Arcand à l’Université de Cambridge, situent le contexte intellectuel et historique de l’époque. Ceux et celles qui ont encore en mémoire l’intelligence, la verve et le sens de la dérision critique d’Abolissons l’hiver ! ou de Le Jaguar et le Tamanoir retrouveront ces mêmes qualités dans cette ethnographie destinée à un large public où s’exprime un libre penseur qui refusa de se soumettre aux lieux communs de la discipline. En plus de la description et de l’analyse du mode de vie révolu de cette société de chasseurs, pêcheurs et cueilleurs, les spécialistes y trouveront des réflexions critiques originales concernant plusieurs des débats ayant occupé la discipline au cours des dernières décennies. Parmi ceux-ci, le thème du rendement économique du mode de subsistance des Cuivas occupe une place importante. Arcand consacra beaucoup de temps à mesurer et peser la production alimentaire, et à quantifier le temps de travail des hommes et des femmes. Ces mesures fastidieuses confirmèrent les conclusions révolutionnaires de Marshall Sahlins voulant que les chasseurs-cueilleurs n’exploitent qu’une partie des ressources dont ils disposent et constituent la première société d’abondance. Arcand confie au lecteur que la parution en 1968 de l’ouvrage collectif Man the Hunter qui arrivait à cette même conclusion avait rendu son travail « nettement moins original ». Prenant en compte ce contexte d’abondance, les observations d’Arcand concernant la mobilité des Cuivas n’en demeurent pas moins fort intéressantes. Ainsi, le groupe se déplacera pour varier un menu devenu trop monotone, en raison de la raréfaction de bois sec à proximité pour alimenter les feux ou encore, parce que le campement est devenu tout simplement insalubre.
La discussion portant sur la bande comme forme d’organisation politique est passionnante. Arcand propose « …d’inverser la perspective traditionnelle » en affirmant que la bande est une soupape de sécurité qui « sert à se libérer de l’autorité » (p. 219) en empêchant les abus potentiels du système de relations d’autorité au sein du groupe local et de la famille. Les regroupements occasionnels de la bande permettraient aux individus de reconsidérer leurs alliances, de trouver de nouveaux partenaires ; bref, de faire des choix. Une comparaison avec les Kayapos du Brésil central, inspirée par les travaux de Terence Turner, est éclairante. Là également, l’enjeu de la fluidité des associations individuelles et de la flexibilité des alliances se pose en regard de l’autorité des aînés et des chefs de familles.
En partant du constat que les hommes et les femmes sont, par nature, radicalement différents mais néanmoins absolument complémentaires, selon les Cuivas, Arcand s’interroge sur l’origine des inégalités sociales. Ayant observé que les couples, « ceux qui dorment dans le même hamac », passent beaucoup de temps ensemble, il propose « qu’il est impossible de partager sa vie de façon aussi intense avec un inférieur » (p. 212). Bien plus, Arcand suggère que ce sont les femmes cuivas qui, bien au fait de la position peu enviable occupée par les femmes dans les sociétés d’horticulteurs qui les entourent, imposeraient un frein au passage à la vie sédentaire et non une vague conscience clastrienne de l’émergence de l’État. Plus généralement, les Cuivas considèrent le mode de vie sédentaire de leurs voisins horticulteurs comme étant monotone et ennuyeux. Arcand fait remarquer non sans ironie qu’« aucune théorie reconnue n’a proposé la peur de s’ennuyer comme facteur déterminant de l’évolution des sociétés humaines » (p. 149).
À quelques reprises, en lisant ces analyses stimulantes et originales, il m’a semblé qu’il y manquait un élément essentiel : la voix des Cuivas eux-mêmes qui pourraient trancher mieux que quiconque au sujet des spéculations de l’anthropologue. Je pense notamment au quatrième chapitre, intitulé Les idées, où il est question de mythes et de rituels qu’Arcand analyse dans une perspective structurale qui fait apparemment peu de place au point de vue de leurs usagers. Bien entendu, le lecteur ne doit pas oublier qu’il s’agit d’un ouvrage inachevé, mais il est manifeste que l’auteur en était pleinement conscient lorsqu’il avoue que son analyse du yaweiba, une intrigante danse rituelle entre chasseurs adultes et jeunes filles non-mariées, constitue une interprétation toute personnelle « jamais confirmée par les Cuivas eux-mêmes » (p. 284). En découle une discussion riche et nuancée concernant cette tension récurrente entre ethnographie et anthropologie. Je suis pleinement d’accord avec Arcand lorsqu’il écrit :
Aller au-delà des faits empiriques afin d’atteindre la structure sous-jacente et ses paradigmes exige un exercice de logique formelle. Mais il serait absurde de prétendre que les principaux acteurs d’un système culturel sont forcément incapables d’un tel exercice et ne peuvent appliquer à leur propre culture le type de modèles abstraits que l’on associe couramment à l’analyse anthropologique »
p. 286
Une conclusion qui fut confirmée lorsqu’un an après sa soutenance, Arcand retourna sur le terrain dans le seul but de lire sa thèse aux Cuivas et de recueillir leurs réactions.
Que sont devenus les Cuivas 50 ans après le passage de Bernard Arcand ? Dans un épilogue intitulé « Bernardo et les Cuivas », l’anthropologue colombien Francisco Ortiz décrit la tragique transformation de leur mode de vie et leur sédentarisation forcée aux côtés de plusieurs autres groupes autochtones dans une réserve aujourd’hui surpeuplée, dont la superficie est insuffisante à la pratique de l’horticulture, de la chasse et de la pêche. Les Wamonè n’ont pas disparu, comme le craignait Bernard Arcand. Leur langue et leur culture subsistent, ainsi que leur système de solidarité et d’échange. Leur lutte pour la survie se poursuit.
Parties annexes
Bibliographie
- Arcand, Bernard, 1999. Abolissons l’hiver !. Montréal, Boréal.
- Arcand, Bernard. 1991. Le Jaguar et le Tamanoir : Vers le degré zéro de la pornographie. Montréal : Boréal.
- Lee, Richard B. et Irven DeVore (dir.), 1968. Man the Hunter. The First Intensive Survey of a Single, Crucial Stage of Human Development—Man’s Once Universal Hunting Way of Life. Chicago, Aldine Publishing Company.