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En 2018, Madame Mireille Helffer a fêté ses 90 ans. Mireille Helffer est un personnage légendaire dans les études himalayennes, dont la carrière est jalonnée d’une série d’exploits aussi remarquables pour leur diversité que pour leur importance. Épouse de musicien, elle se forme au sanskrit et aux études indiennes pendant les années 1950, puis, d’abord parrainée par le Musée Guimet, ensuite dans un poste d’ethnomusicologue au Musée de l’Homme, elle entreprend pendant les années 1960 une séries de terrains chez les chanteurs-musiciens du Népal. En collaboration avec les anthropologues A.W. Macdonald et Marc Gaborieau, elle fait les premières études par un(e) Occidental(e) des chanteurs Gāine du Népal central et des bardes de l’extrême-ouest du Népal et des parties avoisinantes de l’Inde. Ces travaux sont à la source d’une série d’articles, ainsi que du disque Castes de musiciens du Népal.

Ces recherches ont lieu sur le versant sud, indo-népalais, du toit du monde. Ensuite, Mireille Helffer traverse les montagnes et se forme en tibétologie. Comme deuxième terrain, elle enregistre la performance de la grande épopée tibétaine de Gesar de la bouche d’un chanteur tibétain domicilié en France, travail combiné de philologie, de musicologie et d’ethnographie.

L’intérêt de Mireille Helffer se tourne ensuite vers la musique tibétaine elle-même et sa notation, tout un système peu compris en dehors des milieux monastiques. En collaboration avec des moines, elle réussit à analyser et à expliquer ce système. Cette fréquentation des milieux monastiques tibétains inclut plusieurs terrains dans les monastères – exploit extraordinaire pour une femme – au Népal et en Inde, centrés sur la pratique du chant et de la musique instrumentale. Ces recherches mènent à la publication d’une synthèse toujours authoritative sur les instruments de musique tibétains.

Ce qui démarque tous les travaux de Mireille Helffer est cette synthèse d’érudition philologique (et sa passion pour les textes) et de pratique ethnographique. Notamment, dans la foulée de ces travaux, la plupart des chapitres du livre combinent la philologie des textes avec la recherche de terrain.

Ce livre à son honneur est une vraie Festschrift, dont la cohérence tient dans son orientation vers la carrière d’un individu. Étant donné la diversité de la carrière de Mireille Helffer, il n’est pas surprenant que ce volume montre une diversité thématique et stylistique correspondante, allant de la réminiscence personnelle jusqu’à l’étude approfondie, en passant par des analyses ponctuelles. Cette diversité est ici bien déployée. Bien que le lecteur ne sait vraiment pas à quoi s’attendre en passant d’un chapitre au suivant, la qualité exceptionnelle des contributions fait que cette incertitude est vécue comme une anticipation d’heureuses surprises.

Il n’est pas possible dans les limites de ce texte de rendre compte de chacune des contributions au volume. Je vais ici me concentrer sur les chapitres qui risquent d’avoir le plus grand intérêt pour les anthropologues.

Notons une « évocation » personnelle de l’ethnomusicologue Bernard Lortat-Jacob et un excellent survol de la vie de Mireille Helffer, avec bibliographie, par les directrices du volume. Suit une série de chapitres par ses collaborateurs et successeurs dans le domaine indo-népalais. Il s’agit d’abord d’une introduction historique aux études des traditions orales du Népal par Gisèle Krausskopf ; puis une présentation de Jean Galodé des recherches sur les chanteurs gāine entreprises depuis celles de Mireille Helffer.

Les deux chapitres suivants, de Marc Gaborieau et de Marie Lecomte-Tilouine, offrent des contributions nouvelles à nos connaissances des pratiques – et des attitudes – bardiques de l’Himalaya central, région qui inclut les districts les plus occidentaux du Népal et l’état indien d’Uttarakhand. Cette région, essentiellement rurale, est le foyer de grandes traditions de chant narratif. Ici, Marc Gaborieau ajoute une nouvelle pièce aux articles sur la région, devenus classiques, dont il a publié la majeure partie pendant les années 1970. Il traite de l’épopée du roi Mālu Sāhi et de sa bien-aimée Rājulī, l’épopée la plus longue et la plus célèbre de la région. Ici, il présente les grandes lignes du récit, ainsi qu’une riche contextualisation historique et ethnopoétique, alimentée en grande part par ses conversations avec le barde célèbre Gopī Dās, et une réflexion sur les nuances et contradictions de l’amour, ici comme ailleurs.

Forte d’une carrière d’étude sur le Népal et quelques-unes de ses populations, l’anthropologue Marie Lecomte-Tilouine fait parler un barde de l’ouest du Népal de sa propre pratique. Il s’agit d’un document ethnographique précieux, qui illustre bien les différences entre les styles et les contenus de performances entre les bardes népalais et indiens, même à l’intérieur d’une seule aire culturelle.

La restant du livre traite presque entièrement de la civilisation tibétaine. À la différence des traditions indo-népalaises, qui représentent essentiellement des pratiques orales faisant référence à une civilisation classique déjà lointaine, les pratiques tibétaines sont marquées par la présence immédiate d’une grande tradition textuelle.

Plusieurs chapitres donnent des points de vue sur l’épopée tibétaine et péritibétaine du roi Gesar, montrant les différences dans la conception et la présentation de ce personnage légendaire chez les Tibétains et les Mongoles, bouddhistes et non-bouddhistes.

Roberte Hamayon puise dans ses connaissances sur l’épopée mongole pour présenter le destin récent de l’avatar bouriate de Gesar, un Geser non-bouddhiste, et même, dans ses formes les plus anciennes, anti-bouddhiste. Depuis la chute de l’Union soviétique, cette figure s’est vue transformée en emblème identitaire, héros du peuple bouriate – un projet qui semble avoir échoué tout comme celui de la création d’un état bouriate indépendant ou autonome.

Parmi ses intérêts, Mireille Helffer a travaillé sur les danses de moines bouddhistes, les ‘cham, forme présentationnelle décrite comme un tanka en quatre dimensions. Geoffrey Samuel propose une « thick description » d’un ‘cham sur la vie de Padmasambhava à un temple bouddhiste à Kalimpong au Bengale, spectacle qui intéresse autant la communauté voisine que les moines eux-mêmes. Là où la plupart des chercheurs ont vu ces pratiques comme des mises en scène de doctrines tantriques, l’approche ethnographique de Geoffrey Samuel permet d’analyser leur aspect performatif.

L’anthropologue et tibétologue Isabelle Henrion-Dourcy présente un ‘cham spécifiquement de Gesar, basé sur un terrain au monastère de Dzogchen au Sichuan, l’épicentre du culte de Gesar (p. 218). Ailleurs, les chants de Gesar et les rituels monastiques sont strictement séparés. Ici, pourtant, on danse Gesar au sein du monastère. Ce chapitre offre une contextualisation historique de la performance et une description de son déroulement.

Pour sa part, l’anthropologue Véronique Bouillier, spécialiste du renoncement dans le monde hindou, explore ses propres expériences comme femme occidentale (et donc, pas exactement perçue comme femme) dans des monastères hindous en Inde et au Népal. Cette évocation du parcours de Mireille Helffer dans les monastères bouddhiste est un vrai petit bijou de réflexivité ethnographique. Elle est enrichie d’une comparaison du terrain de Véronique Bouillier dans un lieu qui semble aussi clos, mystérieux et ésotérique qu’un monastère de yogis hindous, à savoir, les cours d’assises en France.

Pour l’Occident, grâce en partie à l’importance internationale du Dalaï-Lama, on imagine le Tibet surtout comme terrain bouddhiste. Mais un contre-courant existe dans la forme de la religion Bon, qui se présente comme la continuation des traditions prébouddhistes du Tibet. Ce contre-courant implique une contre-histoire, et dans son chapitre Per Kvaerne donne une historiographie des lectures bon de l’histoire du Tibet. Ce chapitre offre une entrée fascinante dans ce qu’on peut en tout droit appeler une vision contre-hégémonique du Tibet.

Il y a deux exceptions importantes à la concentration himalayenne du livre, chacun prolongeant un des intérêts centraux de Mireille Helffer. Bien qu’excentrique géographiquement, le chapitre de Dana Rapaport, spécialiste du peuple Toraja des îles Célèbes en Indonésie, rejoint les thèmes soulevés par Mireille Helffer pour l’Himalaya. Diana Rapoport raconte la vie d’un « barde » toraja ; sa pratique étant intimement liée à une religion et une cosmologie distinctes, il ne chante plus depuis la christianisation de son peuple. Le chapitre montre de manière frappante le lien intime entre une pratique poétique et l’univers social et spirituel qui l’entoure.

Suite aux travaux de Mireille Helffer sur les instruments de musique, Christine Guillebaud, spécialiste de l’Inde du Sud, décrit la complexité des dédales de la « modernisation » de la musique religieuse chez les chrétiens du Kerala. Elle donne le portrait d’un inventeur de machines pour sonner les cloches d’église qui propose ce changement dans la « tradition » catholique comme une contribution dévotionnelle.

À part ces quelques chapitres que je jugeais, peut-être un peu arbitrairement, les plus parlants pour les lecteurs anthropologues, les autres proposent un florilège d’analyses autour des rites, arts musicaux et arts visuels tibétains. Grégory Forgues souligne l’importance de Gesar dans le mouvement non-sectaire au sein du bouddhisme tibétain, et présente une édition et traduction d’un des textes importants de ce mouvement. Françoise Pommaret et Samten Yeshi offrent une note sur les transformations du rituel de Gesar dans son passage au Bhoutan. Hubert Decleer décrit la réalisation d’une pièce de théâtre sur la vie du poète-saint Milarepa composée par un maître contemporain. Françoise Robin donne la traduction d’un conte tibétain contemporain traitant de la vie d’un musicien errant. Dans un chapitre d’une très grande beauté, le tibétologue Fernand Meyer analyse une des histoires de Milarepa et réfléchit sur la jeunesse et l’âge, la beauté et la laideur, la richesse et la misère, dans des perspectives à la fois bouddhiste et personnelle. Le moine bouddhiste Mathieu Ricard offre un mini-manuel d’iconographie bouddhiste telle que trouvée dans les monastères et temples tibétains. Franz-Karl Ehrhard présente un tanka et tente de reconstruire son origine et son histoire. Amy Heller décrit et analyse l’iconographie d’une carte portant l’image de Padmasambhava tenant une cloche rituelle. Finalement, le tibétologue et collaborateur de Mireille Helffer, Samten Karmay, s’entretient avec Katia Buffetrille sur son passage du Tibet en France et l’expérience de vivre entre ces deux mondes.

Globalement, le livre donne une excellente idée des études actuelles des deux versants de l’Himalaya, un domaine en plein essor, ainsi que des courants en ethnomusicologie, études rituelles, et poétique transculturelle. Notons en concluant qu’il s’agit d’un très beau livre, avec illustrations, et qu’il a reçu le « coup de coeur Musiques du Monde » de l’Académie Charles Cros.