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Introduction

Toute la difficulté, mais aussi, il faut le dire, toute l’originalité épistémologique des Sic [sciences de l’information et de la communication] tient à la nécessité dans laquelle elles se trouvent de devoir construire leur objet de recherche comme objet scientifique en adoptant une posture vis-à-vis de l’objet concret qu’elles étudient […]. On peut observer, et éprouver, cette particularité dans la situation quasi expérimentale que constitue la situation de thèse. […] la thèse prend la forme d’une initiation (au sens fort d’un rite) caractérisée par un apprentissage de la capacité à résister (on serait tenté de dire, à survivre) au régime d’incertitude qu’engendre la nécessité de recalculer à intervalles réguliers la position : d’estimer la relation juste entre le cadre théorique, le terrain, les résultats attendus et la méthode employée

Davallon & Jeanneret, 2006, pp. 205-208

Cet article met au jour la compréhension du parcours épistémologique et méthodologique que nous avons mis en oeuvre lors d’une démarche de recherche menée dans le champ de la muséologie. Selon une approche en MTE, nous proposons de faire émerger les gestes implicites qui ont été posés lors de la problématisation. Pour articuler l’exposé, la problématique de la recherche en muséologie est définie en première partie comme problème de recherche. En deuxième partie, la méthode pour analyser les étapes de construction de la problématique est expliquée. Il en résulte des changements de paradigmes dans les formulations successives de la problématique qui s’inscrivent dans l’épistémologie de la MTE avec des ancrages en phénoménologie et en herméneutique.

Notre intérêt s’est porté sur l’étude d’une seule recherche en muséologie et plus spécifiquement sur sa phase de problématisation. Le but est d’analyser en profondeur la construction en itération du problème de recherche dans un domaine pensé de manière variée et où traditionnellement la méthodologie demeure peu explicitée. En effet, Davallon et Jeanneret (2006) mentionnent, d’une part, que la construction de l’objet de recherche est une « entreprise à risques », que le chercheur doit avancer dans un « régime d’incertitude » et, d’autre part, que « ce type de fonctionnement serait certainement à étudier de plus près » (p. 208).

De plus, définie tour à tour comme une science appliquée par Rivière (1989), une discipline scientifique par Stransky (1995), un champ de théories et de pratiques par Meunier et Luckerhoff (2012) ou encore un domaine de recherches par Schiele (2012), la muséologie est constamment pensée presque exclusivement dans son espace disciplinaire et son caractère scientifique.

Cette réflexion historique sur le champ de la muséologie débute en 1958, lors de la rencontre du Conseil international des musées (ICOM) à Rio de Janeiro (Meunier, 2012). Dans les années 1970, une volonté de théorisation émerge avec l’arrivée des formations universitaires à Paris et avec les travaux sur le statut de la muséologie entamés en 1977 par les membres du Comité international pour la muséologie/International Committee for Museology (ICOFOM). Au cours de la décennie 1980, l’élaboration théorique réalisée dans les pays de l’Est sur la « métamuséologie » influence considérablement les travaux de l’ICOFOM (Schiele, 2012, p. 82). La muséologie est alors envisagée comme l’étude de la « muséalité », qui caractérise la relation particulière de l’homme à la réalité en contexte muséal (Stransky, 1995). En ce sens, la muséalisation est un processus qui conduit à une appropriation spécifique de la réalité à travers les collections (Stransky, 1995).

Parallèlement, la muséologie connaît un tournant en éducation notamment en Amérique du Nord, puis en sciences de l’information et de la communication. L’exposition est dès lors conceptualisée en tant que lieu d’apprentissage (Allard & Boucher, 1991) et en tant que média (Davallon, 1999). En somme, « la muséologie se situe à l’intersection de différentes disciplines des sciences humaines » (Gob & Drouguet, 2006, p. 17).

Dans la recension des écrits sur ce qu’est la muséologie, Jeanneret (2012) souligne plusieurs enjeux liés à la question identitaire de la muséologie, comme l’instrumentalisation des savoirs. Il propose à ce sujet de s’intéresser à la production et à la circulation des savoirs, mais aussi aux liens serrés entre l’observation des pratiques et la théorisation. L’auteur encourage l’activité réflexive moins sur les revendications disciplinaires que sur l’élaboration des savoirs ordinaires, institutionnels, experts et académiques comme l’histoire des questionnements des chercheurs. Il met en exergue la « saveur », selon le mot de Barthes (cité dans Jeanneret, 2012, p. IX), dans le bien commun qui existe à travers un concours de recherches diversifiées menées en muséologie.

Pour exister, ce bien commun n’exige nullement que tous pensent de même, utilisent les mêmes méthodes, hiérarchisent pareillement les appartenances : il suffit, et ce n’est pas rien, qu’ils soient tous sensibles à une série d’exigences qui conditionnent leurs prétentions épistémiques

Jeanneret, 2012, p. ix

Selon cette perspective de porter un regard distancié sur la production de nouvelles connaissances en muséologie, nous proposons d’analyser notre propre démarche de recherche intitulée Donner la parole aux autochtones. Quel est le potentiel de reconnaissance de l’exposition à plusieurs points de vue dans les musées? Ce projet de recherche était consacré aux pratiques collaboratives entre les musées canadiens et les autochtones depuis la colonisation de leur territoire. Il visait à comprendre les modalités de prise en compte, de monstration et de reconnaissance des points des vues de ces peuples dans le média exposition. La recherche a été réalisée entre 2007 et 2013 dans le cadre du programme de doctorat international en muséologie, médiation, patrimoine à l’Université du Québec à Montréal et à l’Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse.

L’objectif est d’expliciter la démarche épistémologique et méthodologique que nous avons réalisée dans notre projet de recherche doctorale, mais aussi de rendre compte des paradigmes sous-jacents du processus scientifique de cette recherche en muséologie. Il s’agit, entre autres, d’interroger le cadrage épistémologique, c’est-à-dire de mettre au jour la « construction de la thèse » conçue en tant que « travail d’ajustement et de calage continu jusqu’à la rédaction finale » (Davallon & Jeanneret, 2006, p.  208).

Nous nous concentrons sur les étapes de reformulation de la problématique qui demeurent associées à l’interprétation des données des quatre enquêtes de terrain menées durant notre recherche doctorale et sur les emprunts théoriques et épistémologiques à Ricoeur (1983, 1984, 1985, 1986).

L’identification de l’objet de recherche et du problème de recherche a constitué la problématique elle-même. Elle a donc constitué la première étape de la démarche de recherche. Elle correspond à la prise de conscience de l’écart entre ce que nous savons et ce que nous devrions savoir (Chevrier, 2003). Dans cette optique de production de nouvelles connaissances, la définition du problème justifie la pertinence scientifique, mais aussi sociale de la recherche. D’après Chevrier, « il s’agit d’une étape très importante puisque c’est elle qui donne à la recherche ses assises, son sens et sa portée » (Chevrier, 2003, p. 51).

La présentation finale de la problématique dans un rapport résulte d’un long processus de re-formulation du problème de recherche, c’est-à-dire d’un travail d’écriture et de réécriture de la problématisation après de nombreuses réflexions. Le préfixe re- marque l’itération dans cette opération. Nous interrogeons ici plus spécifiquement cette relation, autrement dit, les strates de production de ce discours.

Rappelons que la problématisation est habituellement construite selon une logique déductive ou inductive. Dans notre cas, elle a été élaborée selon un raisonnement inductif. Chevrier suggère quatre étapes de formulation de la problématisation :

1- [le choix d’]un problème de recherche provisoire à partir d’une situation comportant un phénomène particulier intéressant, 2- une question de recherche permettant le choix d’une méthodologie adaptée, 3- l’élaboration d’interprétations basées sur la collecte de données et l’analyse inductive de ces dernières, 4- la reformulation itérative du problème et/ou de la question de recherche en fonction des prises de conscience effectuées au cours de la collecte et de l’analyse préliminaire des données

Chevrier, 2003, pp. 70-71

Dans notre parcours, l’articulation de la problématique n’a pas été édifiée de manière linéaire, mais en un mouvement de va-et-vient entre l’empirie et la théorie. La thèse peut rarement se dérouler selon une « rhétorique prédéfinie », elle est d’abord un « apprentissage de la manière de construire l’objet » (Davallon & Jeanneret, 2006, p. 208). Le dernier façonnage de la problématique a répondu aux principes de l’argumentation pour une structure cohérente et complète. Peaufiner et élaguer relèvent d’un dernier effort pour recadrer le tout. Depuis la transformation des questions de départ en un véritable « problème scientifique », on comprend dès lors que la construction de l’objet de recherche soulève au moins trois exigences :

[…] prendre position pour identifier les enjeux dont les pratiques de communication sont investies; définir les concepts, non dans l’absolu, mais dans la confrontation à des constructions existantes; conjurer la prédéfinition des questions communicationnelles comme des “monstres” dans l’espace scientifique

Davallon & Jeanneret, 2006, pp. 206-207

Dans la mesure où la problématisation a été menée en concomitance avec les différentes enquêtes de terrain et qu’elle a été réécrite jusqu’à la fin du projet, nous nous appuyons sur l’explicitation des opérations méthodologiques telles que suggérées par la méthodologie de la théorisation enracinée (MTE). Ainsi, nous comprenons que notre parcours a été inscrit dans l’épistémologie de la MTE.

Guillemette et Luckerhoff (2009) et Plouffe et Guillemette (2012) proposent une clarification des étapes de cette méthodologie. Ils suggèrent notamment l’image de la trajectoire hélicoïdale pour décrire la circularité toujours progressive de la démarche (Plouffe & Guillemette, 2012). Les étapes du projet de recherche ne sont pas séquentielles, ce qui signifie qu’elles renvoient à un mouvement itératif de circonvolution où il y a un enrichissement cumulatif dans l’interaction entre la recension des écrits, l’objet de recherche, le cadre conceptuel et la collecte de données.

1. Problématique : comment retracer le cheminement intellectuel d’une recherche en muséologie?

Dans le présent texte, nous mettons au jour les positionnements épistémologiques qui ont été adoptés tout au long de la recherche et faisons ressortir les paradigmes sous-jacents. Pour cela, nous examinons la phase de problématisation dans la démarche de recherche parce qu’elle marque les intentions et la trajectoire du raisonnement. Comment notre problématique a-t-elle été reformulée à maintes reprises? Nous nous intéressons aux strates de production de ce discours en particulier. Cet exercice de réflexivité consiste à préciser davantage notre démarche par souci de traçabilité et de transparence pédagogique pour les jeunes chercheurs. Nous ferons ainsi état des ajustements dans notre processus de recherche qui nous ont finalement menée à porter un éclairage sur le sens des pratiques muséales qui donnent la parole aux autochtones.

Le projet de recherche est expliqué en quatre phases; la recension des écrits, la délimitation de l’objet de recherche, la proposition de recherche et les enquêtes de terrain. Nous établissons, lorsqu’il y a lieu, des liens avec la MTE.

Le point de départ du projet concerne le patrimoine autochtone et les collaborations entre les peuples autochtones et les musées canadiens qui semblent s’accroître et même devenir une norme (Clavir, 2002). En effet, Ames constate dès 1995 que les collaborations entre les conservateurs et les autochtones sont un standard pour les expositions d’art et d’anthropologie dans les musées canadiens et les galeries d’art (Ames, 2000). Dubuc et Turgeon ont également relevé l’association des autochtones aux musées nord-américains : le « mot d’ordre est la “plurivocalité” [multi vocal en anglais] pour que les voix de tous les groupes culturels concernés puissent se faire entendre » (Dubuc & Turgeon, 2004, p. 11).

La prise en charge de la parole autochtone annonce depuis les années 1980 Le temps de la reconnaissance (Degli & Mauzé, 2000). La recension des écrits révèle plusieurs promesses du milieu muséal à l’égard des revendications de ces peuples. Les discours des professionnels stipulent que les expositions plurivocales (produites en collaboration) seraient meilleures que les expositions dites traditionnelles ou encore univocales, c’est-à-dire conçues sans comité autochtone et qui présentent essentiellement le point de vue du concepteur-muséographe. Les expositions qui présentent plusieurs voix sont qualifiées de plus tolérantes, contemporaines, non traditionnelles. Elles proposeraient un point de vue non occidental, diversifié, complémentaire et manifesteraient le respect vis-à-vis des autochtones. Elles viseraient à répondre aux luttes pour leur droit de parole et la réappropriation de leur patrimoine. Deux conjectures principales émergent. Elles laissent entendre que les expositions issues de collaborations proposeraient aux autochtones un nouveau rapport avec leur patrimoine d’origine, mais aussi des relations harmonieuses entre les peuples allochtones et autochtones. En outre, il ressort la fausse évidence que donner la parole consiste à pourvoir une autorité de discours. De cette façon, il apparaît dans la recension des écrits des rapprochements plus ou moins implicites entre l’approche plurivocale et la reconnaissance de la culture autochtone.

Cependant, la recension critique des écrits met en relief des absences et des illusions quant aux opérations et aux retombées de ces pratiques muséales. Cette recension consiste à interroger le contexte d’apparition des expositions issues des collaborations de même que les assises scientifiques et professionnelles qui les soutiennent. Il ressort de cela que, du don à la prise de parole en contexte muséal, le processus communicationnel demeure complexe et peu connu, tant sur le plan des modes de production que sur le plan de la réception des expositions nommées plurivocales. En quoi la production de ces expositions est-elle différente de celle des expositions dites traditionnelles? Sur quoi reposent les distinctions entre ces deux formes d’expositions? Comment les points de vue des autochtones sont-ils inscrits dans les expositions? Comment les visiteurs reconnaissent-ils les points de vue autochtones? Notre objectif a été d’interroger le processus communicationnel des expositions qui associent les points de vue autochtones avec ceux des concepteurs-muséographes.

1.1 Le contexte sociohistorique et les régimes de valeur des expositions dites plurivocales

Dans notre parcours de questionnement, la première phase visait à élaborer un état de la question quant aux pratiques d’intégration des autochtones dans les projets muséaux : quels sont les origines, les raisons et les retombées des pratiques collaboratives?

Pour circonstancier et circonscrire le sujet de recherche, nous avons recueilli des documents écrits qui traitent de l’implication des autochtones dans les musées. La recension incluait les publications des professionnels et des chercheurs, les archives des musées canadiens, ainsi que les cadres légaux des institutions culturelles de l’international au provincial.

Selon les mots de Foucault (2011), nous avons construit une brève « archéologie des discours » en nous centrant sur les débuts et les regains de la « mise en discours » des pratiques collaboratives (p. 20). En ce sens, nous avons tout d’abord interrogé la volonté de prendre en charge le point de vue autochtone d’après une approche temporelle. Nous avons ensuite essayé de retracer les assises scientifiques et les fondements idéologiques qui encouragent et génèrent les pratiques collaboratives.

À notre regard, il émerge des données un « régime d’historicité », d’après Hartog (2012), que nous qualifions de régime de décolonisation. Pour cet auteur, qui s’intéresse à la « crise du temps », l’intelligibilité du phénomène se comprend à partir de l’articulation et de la prédominance des catégories du présent et du futur dans la mémoire et le patrimoine. Le patrimoine se révèle en tant que construction du temps.

Partant de diverses expériences du temps, le régime d’historicité se voudrait un outil heuristique aidant à mieux appréhender, non le temps, tous les temps ou le tout du temps, mais principalement des moments de crise du temps, ici et là, quand viennent, justement, à perdre de leur évidence les articulations du passé, présent et futur

Hartog, 2012, p. 38

À titre d’exemple, rappelons un évènement fréquemment cité dans la recension des écrits. En 1988, lors des Jeux olympiques d’hiver, le Musée Glenbow à Calgary a présenté l’exposition The Spirit Sings : artistic traditions of Canada’s first people. Cette exposition a engendré de nombreuses manifestations. À la suite de ces manifestations visibles sur la scène internationale, l’Assemblée des Premières Nations et l’Association des Musées canadiens ont constitué un groupe de travail dont la mission était de répondre aux revendications et d’émettre des recommandations sur la coopération entre les autochtones et les musées.

Par ailleurs, il ressort de l’analyse que les collaborations n’ont pas commencé à la fin des années 1980. Les pratiques collaboratives ont au moins débuté depuis l’expansion de la colonisation au Canada, c’est-à-dire entre 1830 (période victorienne) et 1960, avec l’accroissement des lois sur les Indiens. Nous relevons que l’intensification de la patrimonialisation est synchrone avec l’expansion coloniale. Cette genèse montre une forme de résistance de la part des collectionneurs contre l’assimilation et la disparition des cultures autochtones. Cela suggère que les pratiques collaboratives demeurent inscrites dans la mémoire même du patrimoine autochtone.

En outre, nous avons mis au jour des cadres et des principes sur le droit de parole des peuples autochtones et les coopérations culturelles. Les déclarations d’intention ont notamment émergé à la fin de la Seconde Guerre mondiale lors du mouvement d’indépendance des pays colonisés. Elles soulèvent les questions de l’autodétermination des autochtones, de la réappropriation du patrimoine par les autochtones et de la lutte contre les préjugés et toute forme de sujétion. Ces ambitions correspondent en partie à celles du courant du postcolonialisme qui propose notamment de donner la parole aux opprimés et aux dominés.

Plus encore, nous avons identifié dans les écrits en anthropologie, une « crise de la représentation » (Marcus & Fisher, 1986, p. 8) et un questionnement sur « l’autorité du locuteur » (Gendreau, 2002, p. 107) au tournant des années 1980. Cette crise épistémologique engendre une remise en question des méthodes ethnographiques et des collections qu’elles ont permis de rassembler. Les pratiques collaboratives sont par conséquent promulguées et les collections sont délaissées dans les musées. Ces dernières sont souvent associées à des références raciales et à des logiques de domination, de sorte que des anthropologues comme Clifford (1996) critiquent le subjectivisme des Occidentaux et privilégient de rapporter, le plus directement possible, le point de vue des autochtones.

En fin de compte, on voit d’abord apparaître dans les discours institutionnels la patrimonialisation de la culture autochtone, lors de l’intensification de la colonisation au Canada, puis la demande de prise de parole des autochtones à la fin de la Seconde Guerre mondiale et enfin, au tournant des années 1980, le don de parole aux autochtones. Dans notre recherche, nous sommes remontée jusqu’à la patrimonialisation intensive des objets autochtones et nous avons mis en lumière deux moments de multiplication des discours qui construisent des cadres de référence pour les professionnels des musées. Les pratiques collaboratives apparaissent ainsi en surface dans un régime de revendication et de remise en question des collections ethnologiques. Mais au-delà de cela, nous avons mis en évidence un régime d’historicité attaché au contexte de la décolonisation. Ainsi, dans le déplacement qui part de la mise sous silence des peuples autochtones durant la colonisation et qui aboutit à la mise en discours du point de vue autochtone en période postcoloniale, nous avons dégagé « un fait discursif » (Foucault, 2011) que nous avons ensuite interrogé.

L’analyse critique des documents recueillis met en lumière plusieurs idéologies et régimes de valeurs issus des perspectives sociales des muséologies participatives et des approches autochtonistes de l’anthropologie. Ces documents recommandent et entraînent donc les pratiques collaboratives. Des risques quant à cette démarche consensuelle sont relevés comme l’élimination d’expression critique, l’endoctrinement, voire la censure. Il appert également que les effets de ces pratiques sont difficilement évaluables en termes de mesures systématiques et rigoureuses.

1.2 L’objet de recherche : de la plurivocalité à la polyphonie

Comme deuxième phase dans ce parcours épistémologique et méthodologique, mentionnons la construction de « l’objet de recherche », c’est-à-dire la transformation d’un « objet concret » qui reste attaché au champ de l’observation en un « objet scientifique » (Davallon, 2004, pp. 32-33). À cette étape-ci, il faut d’emblée signaler que les « concepts sensibilisateurs » (Guillemette & Luckerhoff, 2009) liés à la plurivocalité et à la polyphonie sont apparus tout au long de la recherche sans être au préalable définis comme cadre théorique. Autrement dit, selon les méthodologues de la MTE, nous avons rassemblé ces concepts sensibilisateurs dans une logique de mobilisation consciente et éclairée. À la fin du processus de recherche, nous avons construit scientifiquement le système polyphonique du média exposition en nous démarquant de la notion de plurivocalité qui appartient au champ pratique de la muséologie. Pour cela, soulignons les quatre principes pour construire un objet de recherche qui nous ont guidée : « prise en compte du lestage technosémiotique qui résulte de l’attache de l’objet », « réflexivité », « échelle d’observation » et « degré d’abstraction » (Davallon, 2004, p. 35).

En premier lieu, les composantes du système communicationnel de l’exposition à plusieurs points de vue ont été définies afin d’analyser la prise en charge des points de vue autochtones et leur combinaison avec ceux des concepteurs-muséographes. Le concept de plurivocalité qui appartient à l’anthropologie ne nous permettait pas facilement de construire notre objet de recherche en sciences de l’information et de la communication. Par contre, le système d’interaction et d’intertextualité de l’exposition a pu être circonscrit à partir du concept de polyphonie de Bakhtine (Colas-Blaise, Kara, Perrin, & Petitjean, 2010; Perrin, 2006; Todorov, 1981). Plus précisément, Bakhtine a formé et développé les concepts de « dialogisme » et de « polyphonie » dans le champ littéraire. En s’opposant au formalisme russe, ce théoricien s’est intéressé à l’interaction entre la langue et le contexte d’énonciation (contexte qui appartient à l’histoire) et à la « dynamique sociale » dans la communication (Todorov, 1981, p. 8, 53). Il parvient ainsi à dépasser la dichotomie de la forme et du contenu « pour inaugurer l’analyse formelle des idéologies » et une « théorie de l’énoncé » (Todorov, 1981, p. 8, 26). Le caractère le plus important de l’énoncé, ou le plus ignoré, est son « dialogisme », c’est-à-dire sa dimension intertextuelle. Intentionnellement ou non, chaque discours entre en dialogue avec les discours antérieurs tenus sur le même objet, ainsi qu’avec les discours à venir, dont il pressent et prévient les réactions. La voix individuelle ne peut se faire entendre qu’en s’intégrant au choeur complexe des autres voix en présence. Cela est vrai non seulement de la littérature, mais aussi bien de tout discours, et Bakhtine se trouve ainsi amené à esquisser une nouvelle interprétation de la culture : la culture est composée des discours que retient la mémoire collective (les lieux communs et les stéréotypes comme les paroles exceptionnelles), discours par rapport auxquels chaque sujet est obligé de se situer (Todorov, 1981). Ce qui signifie qu’il n’existe pas de discours non polyphoniques ou d’énoncés dépourvus de la dimension intertextuelle. Tout discours possède un dialogue, au moins potentiel (Todorov, 1981).

Toutefois, la différence repose sur deux rôles que l’intertextualité est appelée à jouer : l’un est fort, l’autre est faible (Todorov, 1981). À partir de cette démarcation, Bakhtine répertorie différents types de discours dits « dialogiques » ou, à l’inverse, « monologiques ». Ces derniers renferment aussi une dimension intertextuelle, mais elle demeure faible. Dans les discours dialogiques surgit plus distinctement la combinaison des voix. Selon cette distinction dans l’intertextualité, deux « attitudes stylistiques » (entre dialogismes in absentia et in praesentia) sont considérées dans le but d’examiner l’orchestration des voix dans les expositions (Todorov, 1981, p. 121). Nous qualifions dès lors les expositions construites à partir du point de vue du concepteur-muséographe comme « monophoniques », en opposition aux expositions « polyphoniques » produites en collaboration avec les communautés concernées. En dissociant de la sorte le « discours cité » du « discours citant », Bakhtine travaille sur la « représentation du discours rapporté » à l’intérieur du discours et sur les degrés de domination de l’une ou de l’autre voix (Todorov, 1981, pp. 107-109).

En résumé, notre recherche prend acte de l’interprétation plus ou moins subjective des points de vue autochtones par les professionnels des musées dès lors qu’ils les citent, et de celle des visiteurs. Ces interprétations induisent forcément des transformations de sens. De plus, cette perspective permet de mettre au jour « la part sous-entendue de l’énoncé » et « l’idéologie implicite » (Todorov, pp. 61, 68). Nous avons privilégié le mot polyphonie à dialogisme, car ce concept qui renvoie à la métaphore de la musique est plus général et moins associé à l’idée de dialogue. Nous préférons monophonique à monologique, car le mot est construit sur la même racine que polyphonique, ce qui indique une parenté, tout en maintenant une opposition, par le choix des préfixes.

En deuxième lieu, deux espaces communicationnels sont délimités : l’espace de production et l’espace de réception du média exposition. En sciences de l’information et de la communication, nous savons que chaque espace de communication renferme un ensemble de contraintes diverses (d’ordre communicationnel) qui régissent la production puis la réception de sens et d’affects. Chaque actant (émetteur ou récepteur) est un point de passage d’un faisceau de contraintes (Odin, 2011). Plus les contraintes sont semblables entre l’émetteur et le récepteur, plus le message émis et reçu est semblable. Ce faisant, il y a autant d’appropriations de messages que de récepteurs. Or, dans le cas des collaborations muséales, le musée est à la fois récepteur et émetteur. Les contraintes entre le monde autochtone et l’univers muséal et social divergent (Odin, 2011).

En troisième lieu, trois moments de médiation sont distingués dans le système polyphonique. Le premier moment concerne la construction des modalités polyphoniques dans l’espace de production. En d’autres mots, il s’agit des collaborations entre les professionnels des musées et les représentants autochtones pour mettre en oeuvre une exposition. Le deuxième moment correspond à la présentation des points de vue autochtones inscrits dans le média exposition. Le troisième moment se rapporte à la réception des expositions à caractère polyphonique.

À partir de ces outils, il a été possible de travailler sur l’ensemble des opérations et du processus de médiation des points de vue autochtones depuis leur prise en compte par les concepteurs-muséographes, à travers leur monstration par l’exposition, jusqu’à leur interprétation par les visiteurs.

1.3 La proposition de recherche : mettre au jour et à l’épreuve le potentiel de reconnaissance des expositions à caractère polyphonique

La troisième phase de notre cheminement épistémologique et méthodologique concerne la proposition de recherche. Nous avons procédé « par la confrontation à ce qui résiste » (Davallon, 2006, p. 203). En effet, après plusieurs propositions non fructueuses, nous avons finalement eu recours au concept sensibilisateur de reconnaissance, d’après Ricoeur. Ce qui signifie que cette « sensibilité théorique » répond à deux exigences explicitées par Guillemette et Luckerhoff (2009). Premièrement, nous avons été à « l’écoute des données », collectées au fur et à mesure des quatre enquêtes de terrain. Deuxièmement, en avançant dans nos analyses de données, nous avons eu recours à des « concepts riches et nombreux » que nous avons progressivement soit rejetés, soit adaptés, soit intégrés à notre cadre conceptuel. Pour ce faire, le cheminement vise à la fois un enracinement dans les données empiriques et une distanciation théorisante (Guillemette & Luckerhoff, 2009), d’où la nécessité de suspendre ses connaissances et en même temps de trouver l’instrument de lecture approprié pour favoriser l’émergence du sens (de la compréhension théorisante) à partir des données. Nous distinguons ainsi deux moments dans la recherche : la découverte et l’écriture. Ce qui apparaît comme cadre de référence dans la rédaction finale n’a pas été établi comme cadre théorique au début de la recherche.

Rappelons que depuis les débuts de la patrimonialisation jusqu’à maintenant, les discours institutionnels suggèrent diverses formes de reconnaissance des peuples autochtones. À partir de l’approche de Foucault (2011), nous avons posé comme « hypothèse » les perspectives directement invoquées dans la mise en discours des pratiques collaboratives dans le but de faire ressortir la logique intrinsèque. Nous avons donc interrogé la volonté qui porte les pratiques collaboratives et les intentions qui les soutiennent tout en demeurant vigilante aux notions communes qui sont véhiculées dans les discours muséaux (Foucault, 2011). Dans une perspective critique, nous avons pris en considération la présupposition selon laquelle l’exposition plurivocale engendre la reconnaissance des autochtones. L’exposition plurivocale est-elle un dispositif de reconnaissances des autochtones? Pour répondre à cette question, nous avons mis à l’épreuve le potentiel de reconnaissance des expositions issues des collaborations et avons tenté d’identifier les possibilités et les limites communicationnelles de ce dispositif expositionnel.

Cependant, nous avons relevé dans notre corpus une polysémie du mot reconnaissance. Ce mot et ses synonymes sont employés dans des sens communs rattachés aux revendications autochtones et à des contextes variés. Ils concernent à la fois les droits, la culture, l’histoire, la mémoire et le patrimoine des peuples autochtones, mais aussi leurs relations avec les allochtones.

Nous nous sommes dès lors appuyée sur les travaux de Ricoeur (2004) pour définir le concept de reconnaissance et interpréter les données. Ricoeur a établi une généalogie des différents emplois de ce mot en un « parcours » : l’identification (re-connaître), l’acte de reconnaissance (admettre) et la gratitude (témoigner sa reconnaissance). À la recherche de clés dans l’élaboration des significations successives de la notion de reconnaissance, la dérivation définitionnelle débute par la mention du préfixe re- chez Littré. L’auteur du Dictionnaire de la langue française (1872, dans Ricoeur, 2004) souligne en effet la racine « connaissance ». Le premier emploi de re-connaissance signifie « saisir/, identifier et distinguer (par l’esprit, par la pensée) tout en établissant une relation d’identité et en présentant un rapport d’exclusion et de distance entre le même et l’autre » (Ricoeur, 2004a, p. 239). L’identification est construite à l’égard du « connaître », « mais le non-dit réside dans la force du re » (Ricoeur, 2004a, p. 21). Ricoeur précise ainsi que le non-dit « c’est la fiabilité du signe de reconnaissance, de la marque, de l’indication à [laquelle] on reconnaît quelque chose ou quelqu’un. De la connaissance active, on passe finalement au signe de vérité » (2004a, p. 22).

Le deuxième emploi vient confirmer le premier palier de reconnaissance. Il concerne toujours l’identité et plus spécifiquement l’ipséité (particularité identitaire), mettant ainsi en place un statut existentiel entre le même et l’autre. Ce serait, en quelque sorte, le sens de se reconnaître ou bien la reconnaissance de soi par soi (Ricoeur, 2004a, p. 34).

Le troisième axe définitoire recensé par Ricoeur est l’aboutissement d’une trajectoire passant de l’usage à la voix active à l’usage à la voix passive (2004a). Ce dernier stade est construit à partir de ce renversement sur le plan grammatical, mais aussi sur l’identification mutuelle. « Être reconnu », ou la demande de reconnaissance au sens de « gratitude », témoigne de la réciprocité et de la mutualité s’opérant par, entre autres, une saisie analogisante. Cette dernière catégorie va au-delà du tenir pour vrai, elle repose sur une « supériorité morale » (Ricoeur, 2004a, p. 35).

Cette théorie englobe l’ensemble des voies définitionnelles du concept de reconnaissance à partir des logiques relatives à la mémoire et à l’identité (Ricoeur, 1990, 2000, 2004a).

En somme, trois formes de reconnaissance ressortent : la reconnaissance de l’objet, la reconnaissance de soi dans l’objet et la reconnaissance mutuelle. Cette dernière étape est construite à partir des deux autres. La reconnaissance effective relève de la reconnaissance symbolique quand « [l]’altérité est à son comble dans la mutualité » (Ricoeur, 2004, p. 384), autrement dit, dans la reconnaissance réciproque.

À partir de ces axes définitionnels, nous avons déterminé si le système polyphonique de l’exposition présente ou non des modalités de reconnaissance. Est-ce que le système polyphonique de l’exposition détient un potentiel de reconnaissance particulier? Nous avons émis l’hypothèse de travail que la logique directrice des collaborations est générée et opère conséquemment une série d’accommodations et de dispositions qui se traduisent en plusieurs modalités de reconnaissance tant dans les espaces de production que de réception des expositions.

1.4 L’articulation des enquêtes de terrain et la confrontation des discours muséaux

La dernière phase dans cet itinéraire épistémologique et méthodologique porte sur l’approche empirique. Rejoignant l’approche de la MTE, notre démarche a consisté à saisir la complexité des manifestations des points de vue autochtones à partir de plusieurs types de discours et donc d’après une itération circulaire impliquant plusieurs méthodes (Luckerhoff & Guillemette, 2012). Le travail engagé a été de faire ressurgir les actes de manifestation des intentions des professionnels, incluant les comités autochtones, des expositions et des visiteurs autochtones et allochtones au sein de différents discours formulés dans le milieu muséal.

Notre intérêt a été centré sur cinq formes de discours en regard des trois étapes que sont les pratiques collaboratives, les productions expositionnelles issues des collaborations et les appropriations de ces expositions. Il s’agit 1) du discours des professionnels à l’interne, puis 2) de ce même discours à l’externe de l’institution muséale, 3) du discours explicite des expositions, mais aussi 4) du discours implicite véhiculé par celles-ci, et enfin 5) du discours explicité lors de l’exploration de l’exposition par les visiteurs. La démarche empirique a été articulée autour de ces trois étapes générales de l’exposition, puis la recherche a visé à analyser successivement ces discours muséaux.

D’une part, nous avons distingué dans le système polyphonique deux sources d’intentions de reconnaissance (de l’exposition) des activités de reconnaissance (des visiteurs) qui circonscrivent trois moments de médiation. Le premier moment de médiation concerne les intentions des concepteurs-muséographes lors de la production de l’exposition. Le deuxième moment a pour objet les intentions constitutives de l’exposition. Le troisième moment s’intéresse à la manière dont ces intentions sont reconnues par les visiteurs. De cette façon, notre programme de recherche a consisté à découvrir les logiques intentionnelles et opérationnelles.

D’autre part, nous avons travaillé sur quatre origines des discours appartenant au fonctionnement du musée : les discours des concepteurs-muséographes et des autochtones lors de la production d’une exposition; les discours des professionnels des musées a posteriori de la production d’expositions; les discours d’expositions; enfin, les discours des visiteurs. En d’autres mots, nous nous sommes concentrée sur les interactions entre les concepteurs-muséographes et les autochtones, sur les représentations de ces interactions chez les professionnels des musées, sur la transposition de ces interactions dans le système intertextuel des expositions et sur l’appropriation de cette intertextualité par les visiteurs.

Pour cela, nous avons mené plusieurs types d’enquêtes dans le milieu muséal. Nous avons réalisé quatre enquêtes de terrain pour recueillir les différents discours qui se recouvrent et pour cerner leurs interprétations respectives plus ou moins successives et simultanées dans les trois moments de médiation : une observation participante; des entretiens individuels; des analyses de discours et des entretiens de groupes. Nous avons ainsi été à même d’appréhender les opérations suscitées par les pratiques collaboratives. L’observation dans le musée et les entretiens avec les professionnels des musées portent sur le premier moment de médiation. Les analyses de discours s’intéressent au deuxième moment. Enfin, les entretiens avec les visiteurs autochtones et allochtones traitent du troisième moment de médiation.

Nous avons ainsi retracé les intentions des professionnels lorsqu’ils collaborent, les intentions constitutives des expositions et la manière dont elles sont interprétées par les visiteurs (Davallon, 1999). Notre choix a été de réaliser selon une observation de l’intérieur plusieurs types d’investigations qui appartiennent à la recherche qualitative : observation en situation, entretiens, analyses de discours. Cette approche sélectionne des champs d’observation qui prennent notamment en compte la part subjective des acteurs muséaux et qui privilégient la « complémentarité des points de vue » afin de poser une vue d’ensemble (Pires, 1997, pp. 33-35). Les différentes méthodes combinent des points de vue à la fois du dedans et du dehors.

Ce procédé permet d’appréhender l’ensemble du processus communicationnel et des intentions de l’oeuvre expositionnelle (Eco, 1992). Nous avons distingué les intentions du concepteur-muséographe (l’auteur), les intentions de l’exposition (l’oeuvre) – toutes deux élaborées en fonction du visiteur (lecteur) modèle imaginé (Eco, 2008) – et l’interprétation par les visiteurs des registres sémiotiques et du discours polyphonique de l’exposition conçus à partir des intentions de l’exposition.

Finalement, la démarche empirique que nous avons conduite s’est déroulée à travers le Canada, d’est en ouest du pays. La première enquête a eu lieu à Pointe-à-Callière, le Musée d’archéologie et d’histoire de Montréal. La technique utilisée à ce moment, l’observation participante, a permis de travailler à partir de plusieurs formes de discours tant écrits qu’oraux formulés à l’intérieur même de l’institution. Nous avons ensuite mené des entretiens individuels avec des professionnels qui travaillent dans des musées d’envergure nationale. Nous avons donc travaillé à partir de discours de professionnels a posteriori de la production des expositions. Nous avons par la suite réalisé dans plusieurs provinces du Canada des analyses de discours d’expositions qui présentent une thématique sur les autochtones. Nous avons ainsi interrogé le discours des textes des expositions. La dernière enquête a été produite au Musée McCord d’histoire canadienne à Montréal. Nous avons mené des entretiens de groupes avec des visiteurs allochtones et autochtones afin de connaître leurs discours sur une exposition qui mettait en valeur le point de vue d’un commissaire autochtone.

2. Méthodologie : analyse des strates de production de la problématique

L’approche méthodologique adoptée pour ce travail de retraçage du processus de problématisation a été la méthodologie de la théorisation enracinée (MTE). Cette approche générale a été mobilisée à deux niveaux dans cette étude; à la fois comme méthode pour comprendre l’objet problématique du projet en muséologie et comme prisme de lecture pour éclairer l’opérationnalisation de la démarche de recherche. Le traitement des données a été réalisé selon une analyse par émergence.

Mentionnons tout d’abord que la recherche a débuté en 2006 dans le cadre d’une maîtrise en muséologie et s’est terminée en 2013 au moment de la soutenance du doctorat. Quatre enquêtes de terrain ont eu lieu entre 2006 et 2012, entrecoupées par la scolarité de 2006 à 2009. Nous avons retenu, pour l’analyse, le travail d’écriture de la problématique mis en oeuvre entre 2010 et 2013. Nous avons exclu de ce corpus les sujets de recherche encore trop hésitants qui manifestent davantage la formation de l’étudiante que ses positionnements épistémologiques.

Pour réaliser cette étude particulière sur notre processus épistémologique et méthodologique, nous avons, entre autres, sélectionné trente énoncés qui ont permis, d’une part, de situer notre projet en muséologie au sein des sciences de l’information et de la communication, puis, d’autre part, de construire les questions de recherche, l’objet, la proposition, le cadre conceptuel et la démarche empirique. Ces énoncés ont tour à tour été envoyés et commentés par les directeurs de thèse qui ont manifesté le besoin d’apporter des ajustements importants dans la construction de la problématique. Plus spécifiquement, trois documents ont été retenus dans les différentes versions de la problématique de 2010, treize autres en 2011 et quinze de 2012 à la version définitive de 2013.

Précisons que la première phase de travail en 2010 s’est intéressée surtout à la constitution des collections autochtones dans l’histoire des musées et à la documentation des objets dans les archives de ces institutions. Plusieurs disciplines ont été convoquées : l’ethnologie (épistémologie de l’anthropologie et culture matérielle), l’histoire, l’histoire de l’art. En outre, une investigation a été menée touchant aux muséologies sociales (nouvelle muséologie, écomuséologie, altermuséologie, etc.) et à la législation des droits autochtones. En 2011, le travail portait essentiellement sur les théories du patrimoine, des discours et des points de vue. En parallèle, une recension des écrits non concluante traitait de l’interculturalisme/multiculturalisme et du partenariat dans divers milieux professionnels (éducation, santé, gestion, marketing, etc.). En 2012, plusieurs méthodes de traitements de données et pistes d’interprétation de ces dernières ont été échafaudées d’après une variété de théories. Citons l’exploitation et le détour par certains concepts qui paraissaient prometteurs, mais qui finalement n’étaient ni opératoires, ni éclairants : représentations sociales, actes de langage, biographie, mythe, illusion, utopie, imaginaire, indianisation, clichés, acculturation, antinomie, apophatique, etc. Enfin, en 2013, la difficulté rencontrée dans la rédaction a été de trouver une mise en ordre discursive logique pour articuler l’ensemble du processus de recherche à la suite des résultats obtenus. En ce sens, ce rapport de recherche universitaire exigeait une structuration qui ne révélait pas la procédure heuristique mise en place.

Relevons, tout d’abord, les titres des énoncés qui reflètent notamment un effort d’organisation de la pensée en va-et-vient entre l’élaboration et la réduction : « intentions de la thèse, sujet de la thèse, objectifs de la thèse, ficelles structurelles, raisonnement de la recherche, mouvement de la recherche, corps de la thèse, question de recherche, grilles hypothétiques, cadre méthodologique, cadre théorique, cadre de référence, discussions », parmi tous les « plans détaillés », les numéros de chapitres et les conclusions préliminaires.

Ensuite, des items appartenant à des postures différentes ressortent. À titre d’exemple, mentionnons des unités de sens qui révèlent différents degrés d’inscription depuis le post-positivisme jusqu’au positionnement interprétativiste : « le plus objectivement possible, hypothèse générale, corroboration, vérification d’un principe, cadre théorique, enquête semi-expérimentale », « mettre au jour, discours implicite, faces cachées, émergence, immersion, hypothèses opératoires, proposition de recherche ».

Dans ce cheminement, trois tournants majeurs sont dégagés touchant à l’ancrage disciplinaire, au renversement d’une logique déductive à une logique inductive et, enfin, à la mobilisation des écrits scientifiques solidaires des enquêtes de terrain. En effet, une des difficultés a été de délimiter dans la recension des écrits ceux appartenant à la muséologie et ceux appartenant à la muséographie. Les frontières sont floues dans la mesure où les chercheurs et les praticiens sont souvent les mêmes personnes. Ce qui signifie que certains écrits, d’abord classés dans les références scientifiques, ont ensuite été intégrés au corpus. En outre, la recherche en muséologie relève de plusieurs disciplines, ce qui signifie qu’il faut prendre conscience des différents paradigmes utilisés, puis construire son propre langage de manière cohérente et fondée en se défaisant des autres influences. De plus, dans la mesure où la muséologie est attachée à son terrain d’investigation, la deuxième confusion concerne les valeurs et les convictions de la chercheuse. Dans l’étape de construction de la proposition de recherche, les énoncés montrent un basculement de la logique de preuve à la logique de mise à l’épreuve. Un troisième détour a été de tenter d’opérationnaliser certains concepts pour construire des grilles d’analyse hypothétiques. Finalement, nous avons construit des grilles de catégorisation compréhensive élaborées à partir d’une analyse inductive par émergence.

Conclusion

En interrogeant le processus de problématisation, nous avons pu expliquer la formulation du problème de recherche d’après l’opérationnalisation suggérée par Guillemette et Luckerhoff (2009), Luckerhoff et Guillemette (2012), de même que Plouffe et Guillemette (2012), puis mettre au jour le positionnement et les ajustements épistémologiques et méthodologiques selon les concepts de la MTE : échantillonnage théorique, recours aux écrits scientifiques, sensibilité théorique et circularité.

Ce mouvement itératif dans la problématisation nous a amenée à réaliser quatre ajustements importants dans le positionnement épistémologique durant notre parcours de recherche. Ils concernent 1) l’ancrage disciplinaire qui est passé de l’histoire aux sciences de l’information et de la communication; 2) la logique globale du raisonnement qui est passée du déductif à l’inductif; 3) le processus d’objectivation de la chercheuse qui est passé du post-positivisme à l’interprétatif; 4) la mobilisation de l’univers de pensée ricoeurien qui est passée des concepts sensibilisateurs à la phénoménologie herméneutique.

Les ajustements identifiés peuvent être regroupés dans les trois actes épistémologiques décrits par Bachelard. « Le fait scientifique est conquis, construit et constaté » (Bachelard, 1965, cité dans Quivy & Van Campenhoudt, 2006, p. 15). Le processus de mise au point de la problématique renvoie tout d’abord à une rupture épistémologique. Par vigilance, nous nous sommes démarquée de l’influence des courants des muséologies sociales, des Postcolonial Studies et du postmodernisme sur les pratiques collaboratives des musées avec les peuples autochtones. Après ce recul réflexif, l’étape suivante était la construction épistémologique qui visait à articuler la théorie à l’empirie pour construire l’objet de recherche, à orienter le questionnement et à appuyer la démarche méthodologique. Enfin, le troisième acte de constatation était la mise à l’épreuve. Soumise à l’induction, la proposition de recherche touchant au phénomène de reconnaissance a finalement été confrontée aux premières immersions sur le terrain.

Il apparaît trois tournants épistémologiques qui évoluent en fonction du recours aux écrits et à son enracinement dans les données empiriques. Nous avons tissé des liens entre les postures en phénoménologie et en herméneutique avec la muséologie comme cadre de pensée opératoire pour ce champ de recherche. Soulignons que ce regard épistémologique sur notre propre travail n’a ni l’ambition d’apporter de nouvelles connaissances sur la constitution du savoir valable, ni la fausse prétention de décrire une pratique scientifique comme principe muséologique. Au-delà de cela, il apparaît dans la sensibilité théorique que la mobilisation d’un concept pour éclairer des données peut amener le chercheur à remonter jusqu’à l’univers de pensée de l’auteur. En nous appropriant les travaux de Ricoeur pour comprendre les pratiques collaboratives entre les peuples autochtones et les musées canadiens, notre sensibilité théorique nous a amenée à transposer son cadre de pensée en muséologie. En effet, une démarcation devait clairement être élaborée avec les écrits recensés dans la littérature postmoderne qui encourage et fonde ces pratiques muséales. Nous sommes donc remontée à la phénoménologie et à l’herméneutique telles que conçues par cet auteur.

Néanmoins, à partir du moment où cet univers ne permet plus de porter un éclairage sur les données empiriques, nous avons favorisé l’émergence et fait ressortir de nouveaux concepts eux-mêmes attachés à d’autres paradigmes. Les écrits de Ricoeur ont été insuffisants pour interpréter les données de la dernière enquête de terrain, c’est-à-dire la réception d’une exposition à caractère polyphonique par des visiteurs autochtones et allochtones. Dans notre discussion, il appert que les intentions des professionnels des musées rejoignent la perspective ricoeurienne, par contre les visiteurs s’approprient ces mêmes intentions selon le paradigme d’Honneth. Il résulte que le contrat de communication entre les musées et les visiteurs repose sur une reconnaissance « mutuelle » (Ricoeur, 2004a) et « culturelle » (Honneth, 2010), pensée à la fois comme un droit moral et un besoin d’être. Une saturation théorique est apparue dans le recours aux écrits sur la reconnaissance.

Au sein de ce cheminement intellectuel, nous pouvons ainsi entrevoir un espace polyphonique. Le chercheur tente d’abord de mettre en réserve ses savoirs théoriques pour être à l’écoute des données, puis il s’appuie sur ces derniers et, enfin, les confronte. En théorisant, il met dès lors en dialogue plusieurs auteurs qui, eux-mêmes, se réfèrent et se réfutent entre eux. En surcroît de la discussion, l’ensemble de la recherche scientifique se construit sur cette polyphonie, c’est-à-dire une combinaison de plusieurs voix, un entrecroisement et un réseau complexe de citations et de réponses. Le chercheur se rapporte à un paradigme, en trouve ensuite certaines limites, puis il poursuit avec d’autres, et ainsi de suite. L’effort intellectuel à fournir lors de la rédaction du rapport de recherche consiste à élucider une « cohérence polyphonique » en dépit de la prolifération de toutes nos références. La contrainte que nous avons par contre en science consiste à expliciter le recours aux écrits à titre de traçabilité. De manière clairvoyante, il faut trouver un fil conducteur autour duquel la pensée s’articule pour pouvoir fournir une compréhension du phénomène étudié, le but étant de présenter une problématique ordonnée et logique alors qu’elle a été élaborée dans une orchestration de savoirs.

Dans le but de mieux cerner la constitution des savoirs de la muséologie et qualifier ses liens entre l’empirie et la théorie, nous pourrions poursuivre cette recherche sur la pratique scientifique de ce champ en analysant le travail de problématisation d’autres thèses de doctorat afin de mettre en évidence les ajustements et paradigmes subjacents.