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Introduction

Le présent article vise à présenter une nouvelle pratique pédagogique construite dans le contexte d’une révision du programme de maîtrise en service social à l’Université Laurentienne. Cette refonte du programme en question avait comme objectif de réduire le nombre de crédits menant à l’obtention du diplôme, tout en visant un meilleur arrimage entre les cours et une continuité dans l’accompagnement pédagogique des étudiants.

Cette réflexion est le fruit d’une collaboration entre les deux auteures, soucieuses d’adapter leur pédagogie aux défis actuels de la pratique sociale des travailleurs sociaux, ainsi que de répondre aux besoins du nouveau programme de maîtrise. La démarche s’appuie sur les principes des approches inductives comme assise à la construction des connaissances, par l’exploitation de l’expérience vécue sur le terrain comme moteur d’apprentissage. Après avoir brièvement présenté le contexte de la pratique sociale actuelle et de ses défis, nous dégagerons les fondements de la démarche réflexive du premier cours obligatoire, Analyse des pratiques sociales directes, entre autres par l’explicitation et l’utilisation du modèle de réflexion critique de Fook et Gardner (2007) qui aborde quatre aspects à privilégier dans l’analyse des situations et de la pratique. Nous exposerons ensuite la démarche du séminaire d’intégration qui se veut en aval du processus des autres cours obligatoires du programme, en situant le concept de répertoire et des exercices pédagogiques permettant aux étudiants de construire un projet scientifique inspiré de leurs préoccupations.

1. Mise en contexte

Former des professionnels compétents, autonomes et critiques demeure un défi important pour composer avec les problématiques et les contextes de plus en plus complexes que l’on rencontre dans la pratique du service social.

Selon Fook et Gardner (2007), l’imprévisibilité des milieux est grandement liée à la complexification des problèmes sociaux dont, entre autres, l’émergence d’une variété de configurations familiales, la mobilité internationale qui génère une variété de cultures, l’augmentation de divers types d’exclusion sociale, dont la pauvreté, de même que les systèmes et les services sociaux complexes qui changent fréquemment, provoquant souvent une navigation difficile pour des personnes déjà fragiles et en situation de vulnérabilité.

En réponse à ces problèmes sociaux complexes, les organisations tendent alors à imposer aux intervenants sociaux des procédures prévisibles et rigides règlementées par des exigences de production, évacuant ainsi le recours au jugement professionnel (Eadie & Lymbery, 2007). L’exécution des tâches et des protocoles devient alors une source importante de stress et de pressions pour les intervenants sociaux qui doivent faire face à des expériences empreintes de sentiments d’impuissance devant l’imprévisibilité et la complexité des situations (Fook & Gardner, 2007; Frund, 2008). Nous observons aussi que la fragmentation des problématiques sociales vécues par les individus contraint les travailleurs sociaux à se centrer sur des parties et non sur l’ensemble de l’individu et des situations (Fook & Gardner, 2007).

Dans le contexte économique actuel, il émerge ainsi fréquemment des tensions entre une pratique professionnelle axée sur les valeurs, son code de déontologie, et les idéologies économiques et technocratiques des agences, organismes et structures (Carignan & Fourdrignier, 2013; Mullaly, 2010). Afin de concilier ces tensions, la créativité personnelle et professionnelle devient un outil important qui, combiné au jugement professionnel, permet d’aller au-delà d’une lecture superficielle des situations ou de la technocratie pour développer des interventions novatrices qui sauront augmenter la portée de changements valables.

Schön (1983) soutient que le rôle distinct du professionnel est de reconnaître et de travailler avec l’unicité de chaque situation, dans toute sa complexité, sans toutefois la traiter comme une simple équation ou un problème à régler. Alors, si la créativité est vue comme le fait d’« agir sur ou dans le monde, d’une façon nouvelle et importante »[1] [traduction libre] (Mason, 2003, p. 7, cité dans Eadie & Lymbery, 2007, p. 671), il importe de savoir puiser dans celle-ci afin de faire une lecture critique des situations. C’est pourquoi le développement de la réflexion critique s’impose dans la formation universitaire pour mieux appréhender les divers milieux de pratique et les problématiques rencontrées.

Au sein du programme de maîtrise en service social à l’Université Laurentienne, et particulièrement dans l’enseignement de deux cours obligatoires, nous proposons une démarche pour outiller les étudiants dans un processus de réflexion critique afin de résister à l’individualisation des problèmes sociaux (Fook, Ryan, & Hawkins, 2000) et préparer ces futurs travailleurs sociaux à devenir des professionnels conscients et sensibles aux incohérences ressenties entre les valeurs de la profession et la réalité de leurs milieux de pratique. Notre démarche pédagogique vise à offrir des outils concrets pour favoriser la capacité des futurs travailleurs sociaux à se mobiliser par une réflexion approfondie des enjeux touchant les clientèles vulnérables, en vue de reconnaître les situations où les systèmes actualisent des pratiques qui reproduisent des structures de domination envers ces clientèles (Mullaly, 2009).

Inspirées principalement de Etherington (2004) et de Fook et Gardner (2007), nous abordons les principes de la pensée critique pour soutenir la prise de conscience des fondements de valeurs, intuitions et théories qui influencent notre propre pratique afin de pouvoir poser un regard critique dans une démarche planifiée. La créativité dans la prise de décision de situations complexes et imprévisibles sera explorée dans la pédagogie des deux cours afin d’alimenter le développement de la réflexion critique (Eadie & Lymbery, 2007).

La pratique réflexive demeure une préoccupation majeure dans les milieux de formation en travail social, en éducation, en sciences infirmières et dans les autres disciplines connexes pour comprendre les problématiques des personnes et la complexité des transformations sociales et politiques dans lesquelles elles s’inscrivent. Ces transformations remodèlent en profondeur les pratiques sociales et politiques, ainsi que l’arrimage des savoir-faire entre le secteur de la formation et celui des terrains professionnels[…]

Carignan & Fourdrignier, 2013, p. 1

2. Les principes de la pensée critique

La pensée critique s’appuie à priori sur la capacité de réfléchir-dans-l’action afin de développer un savoir-dans-l’action (Schön, 1983). Cette posture permet à l’intervenant de développer sa capacité à la réflexivité afin d’analyser et de remettre en question les idéologies qui construisent sa réalité. Etherington (2004) propose une posture de réflexivité faisant un pont intéressant entre les divers rôles de l’intervenant et du chercheur. Elle définit la réflexivité comme étant une habileté que nous développons, soit celle de prendre conscience du monde, des gens et des événements qui nous entourent, afin d’éclairer nos actions, nos communications, notre compréhension et notre interprétation d’une situation donnée et de soi dans la situation. Ainsi, la réflexivité requiert d’être conscient de ses réactions intuitives et de développer la capacité de faire des choix quant à l’utilisation de ses réactions tant personnelles que professionnelles.

La réflexivité amène l’intervenant, dans un processus individuel, à toujours se situer comme acteur dans une action, soit d’être conscient de ce qu’il porte dans une situation donnée, comme les identités inhérentes à sa personne (ethnicité, classe sociale, genre, sexualité, etc.), ainsi que les identités associées à sa représentation professionnelle telles que l’expertise et la connaissance (Etherington, 2004; Fook & Gardner, 2007).

Bien que ce concept soit utilisé par plusieurs professions d’aide en travail social, la réflexivité est vue dans une perspective de changement planifié et un processus au sein d’une démarche structurée (Fook & Gardner, 2007; Mullaly, 2009). Dans le domaine de l’éducation, les résultats de la recherche de Portelance et Legendre (2001) relatent que l’expérience consistant à exploiter les liens théoriques peut être concluante. L’expérience de recherche avait comme but de faciliter les liens théorie-pratique pour développer des compétences professionnelles en exploitant l’analyse d’études de cas et en s’intéressant à l’impact de la méthode sur la formation des étudiants. Cet exercice visait à contrer le manque d’expérience des étudiants qui ne disposent pas de répertoire de solutions en lien avec la pratique, en amenant à percevoir la pertinence des modèles théoriques dans l’analyse des situations. La réflexion différenciée permettait d’envisager un problème sous plusieurs angles sans la pression d’agir qui peut inhiber la réflexion chez le débutant. La démarche impliquait trois phases : contextualisation, décontextualisation et recontextualisation, tout en amenant l’étudiant à sélectionner des problématiques pertinentes en développant l’explicitation contextuelle. Les propos cités par des étudiants ayant vécu une démarche structurée d’analyse témoignent que, au prix du même effort, ils arrivent à plus de résultats et s’approprient graduellement la démarche à force de l’utiliser (Mercure, 2014). Selon Portelance et Legendre (2001), des habiletés transversales se développent et le processus s’enrichit de la discussion entre pairs dans une argumentation structurée qui est partagée aux autres. Le groupe permet de prendre conscience de la complémentarité des interprétations possibles et de se constituer un bagage d’options plus complet. Barth (2004) ajoute qu’il faut fournir aux étudiants des outils d’analyse pour modifier et élargir leur perception intuitive, tout en développant leur confiance.

Ainsi, la réflexivité permet d’améliorer sa lecture des situations et des milieux de la pratique afin de développer sa capacité à l’analyse critique. Pour Kpazaï (2015), la pensée critique n’est plus un choix, mais bien une nécessité pour les étudiants pour composer avec un monde en continuel changement et gérer un si grand volume d’information disponible. Pour cet auteur, nous devons transcender le caractère normatif de la pratique en étant en critique constante du pouvoir. C’est ainsi que nous pourrons imaginer comment la pratique pourrait être, en projetant et façonnant d’autres possibilités.

3. Un modèle de réflexivité et de pensée critique

Ancrés dans une idéologie critique et postmoderne, Fook et Gardner (2007) proposent un modèle structuré permettant le développement de la pensée critique et d’analyse de la pratique. Ce modèle fut choisi pour appuyer notre propre démarche pédagogique qui structure le premier cours obligatoire : Analyse des pratiques sociales directes. Nous en présentons ici les assises, pour ensuite décrire comment nous l’adaptons et l’utilisons comme outil pédagogique.

Essentiellement, le modèle développé par Fook et Gardner (2007) est un processus de réflexion critique et de réflexivité qui implique l’analyse d’une situation et d’une action, et qui vise une prise de conscience et un changement de pratique. Ce modèle a pour but de remettre en question les préconstruits et les automatismes – soit de provoquer un désaxement de ses réactions habituelles – afin de dégager « l’implicite » dans ses prises de décisions et d’examiner les valeurs personnelles et professionnelles dans lesquelles ses présomptions sont ancrées.

La démarche proposée par Fook et Gardner (2007), dans un premier temps, dégage une analyse approfondie d’un « incident critique » visant à nommer ses présomptions. Dans un deuxième temps, elle permet d’explorer la pratique et la façon dont celle-ci pourrait changer à la suite de la prise de conscience du sens compris de ses présomptions.

Le concept d’incident critique est utilisé dans plusieurs domaines avec différentes conceptualisations. Il est particulièrement privilégié dans l’accompagnement des intervenants sociaux, où une démarche réflexive structurée favorisera l’explicitation, l’analyse critique et la transformation des pratiques professionnelles. Le but de cette méthode d’analyse est de « mieux comprendre et considérer différents construits psychosociaux contenus dans l’expérience subjective et intersubjective des acteurs; tenir compte de la complexité de la pratique et des représentations partagées d’une réalité » (Leclerc, Bourassa, & Filtreau, 2010, p. 15).

Pour Fook et Gardner (2007), l’incident critique en travail social est distinct de l’étude de cas et n’est pas nécessairement une situation ou un moment de crise. C’est un événement ciblé qui se produit à un moment précis, un énoncé prononcé ou une idée évoquée dans le vécu de la personne qui le présente, et qui est d’importance pour celle-ci. L’importance qui est accordée à l’événement s’explique par une tension ressentie entre la lecture de la situation et les valeurs personnelles et professionnelles, ainsi que les réactions et les actions de la personne.

Pour Leclerc et al. (2010), qui travaillent dans le domaine de l’éducation, il s’agit de situations suffisamment déstabilisantes pour susciter l’engagement des personnes dans une pratique réflexive et ces incidents critiques deviennent des moments de transformation particuliers.

Fook et Gardner (2007) privilégient l’incident critique dans la démarche de prise de conscience et relatent l’importance de l’exercice de réflexion en alternant le travail individuel et de groupe selon quatre axes d’analyse : l’approche réflexive, la réflexivité, le postmodernisme (associé à la déconstruction) et la théorie critique.

Le premier axe, soit l’approche réflexive, vise à aider le professionnel à prendre conscience des « théories » ou présomptions qui meublent ses champs conceptuels et méthodologiques, de même que sa pratique afin de réduire l’écart entre ce qui est l’idéal et l’agir réel dans l’action. L’approche réflexive propose d’harmoniser la lecture du contexte de l’action en puisant, d’une part, dans les théories et les connaissances liées au domaine et, d’autre part, en utilisant à la fois l’intuition pour nommer ce qui nous apparaît spontanément et la créativité pour poser un nouveau regard sur la situation. Ce processus met en valeur la connaissance qui émerge de manière inductive.

Le deuxième axe du modèle de réflexion critique porte sur la réflexivité. Il cible le développement de l’habileté à porter un regard sur soi (de l’intérieur) tout en ayant une vision globale (extérieure) afin de reconnaître et de repérer les liens entre le social, le culturel et la construction de la connaissance. La réflexivité concède que la connaissance est influencée par notre propre expérience subjective liée à des identités construites socialement (genre, classe sociale, sexualité, ethnicité/race/culture) et s’actualise dans un processus interactif en explicitant la relation entre l’interprétation de la situation et le regard sur soi dans la situation.

S’appuyant sur des idéologies postmodernes, le troisième axe soulève un questionnement quant à la représentation d’une seule et unique vérité en nommant l’implicite des discours dominants et les pouvoirs qui leur sont conférés. En nous engageant dans un processus de déconstruction des idées et des valeurs, nous pouvons ainsi comprendre comment les discours dominants liés au pouvoir et à la connaissance ont contribué à la construction de la perspective présentée. Ce processus implique l’examen systématique des diverses facettes de la narration d’une situation, des valeurs qui meublent les interprétations, pour arriver à nommer les croyances et les idéologies sur lesquelles reposent ces valeurs.

Le quatrième et dernier axe du modèle de réflexion critique est ancré dans la théorie critique (critical social theory) et illustre comment le pouvoir ou la capacité de dominer sont vécus personnellement et créés collectivement et structurellement, mettant en évidence la distinction entre le pouvoir personnel et le pouvoir social.

Comme cela a été mentionné précédemment, la démarche proposée par Fook et Gardner (2007) s’actualise dans un processus ayant deux étapes principales, une alternance entre la réflexion individuelle et au sein d’un groupe. Après l’identification et la rédaction de son incident critique, la personne présente celui-ci au groupe, amorçant une discussion structurée qui a pour but d’approfondir la réflexion et l’analyse, d’examiner ses valeurs personnelles et professionnelles, de dégager l’implicite, de nommer et de déconstruire ses présomptions et ses préconstruits. Fook et Gardner (2007) proposent des séries de questions pour chaque axe théorique, à partir desquelles les membres du groupe s’inspirent afin de faciliter le processus de réflexion critique au sujet de l’incident présenté (voir Tableau 1). Après la séance de groupe, l’individu poursuit sa réflexion individuellement pour dégager les nouvelles perceptions et idées qui furent provoquées par le questionnement en groupe. Dans un deuxième temps, une seconde rencontre de groupe permet d’explorer comment la pratique et sa conceptualisation pourraient changer à la suite de la prise de conscience du sens compris de ses présomptions, de ses valeurs et de ses idéologies.

Tableau 1

Quelques exemples de questions du modèle de réflexion critique (Fook & Gardner, 2007)[2]

Quelques exemples de questions du modèle de réflexion critique (Fook & Gardner, 2007)2

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4. La mise en application du modèle de réflexion critique

Dans le contexte du nouveau programme de maîtrise en service social, les étudiants débutent avec deux cours obligatoires, dont le cours Analyse des pratiques sociales directes. Il est donné en concomitance avec un autre cours sur les pratiques sociales indirectes, inspiré d’assises sociologiques. Les objectifs d’apprentissage du premier cours visent à favoriser le développement de la pensée critique et à développer la capacité d’analyse de pratiques et d’approches en intervention directe. Dans une perspective de continuité et d’intégration, le modèle de réflexion critique et les types d’analyses qu’il permet sont devenus la méthodologie pédagogique utilisée au fil des cinq dernières années, ces assises ayant permis la création et le développement continu de ce premier cours du programme.

De plus, cette pédagogie puise dans un continuum d’apprentissage de compétences et de créativité dans la pratique du travail social, dans un processus d’action, de réflexion, d’application et de généralisation (Eadie & Lymbery, 2007). Ce processus permet de faciliter la résolution de problèmes, la compréhension de son rôle et des valeurs professionnelles dans la pratique. Il permet aussi l’analyse du travail collaboratif, de l’action professionnelle et d’autres aspects, dont l’émotivité et l’intuition, tout en invitant l’étudiant à se mettre au défi de voir et d’expliquer les choses autrement, au-delà de la routine des protocoles structurels.

Ainsi, non seulement le modèle de réflexion critique est-il structurant pour la création et le développement du cours, mais il est aussi appliqué concrètement dans une adaptation avec les étudiants au sein du cours afin de favoriser l’exploration, la mise en application et l’intégration d’une réflexion sur sa pratique. De plus, cette approche rejoint la philosophie d’enseignement et la pratique professionnelle de la professeure, en incluant sa propre posture de réflexivité dans ses divers rôles (enseignante, formatrice, travailleuse sociale, thérapeute). Cela se répercute sur la vision de l’accompagnement d’étudiants dans une démarche de réflexivité, favorisant l’engagement des étudiants dans un processus de métaréflexion, au-delà de l’exécution d’un modèle. Ainsi, la démarche consiste à réfléchir à la façon dont on réfléchit, à analyser la façon dont on analyse, à faire évoluer sa pratique, tout en favorisant l’alternance entre la réflexion individuelle et de groupe.

Le cours est découpé en trois étapes inspirées du processus d’apprentissage de Eadie et Lymbery (2007) précédemment nommé. L’exploration[3] permet le développement de connaissances théoriques liées à l’analyse, aux modèles d’analyse, à la réflexion, à la réflexivité et aux contextes et enjeux actuels de la pratique. L’application[4], dans un processus de construction collective de la connaissance, offre deux différentes opportunités de réfléchir en groupe en actualisant l’application de deux modèles d’analyse différents, soit l’analyse systémique proposée par Amiguet et Julier (2012)[5] et l’analyse de réflexion critique de Fook et Gardner (2007). La présentation de deux modèles différents permet aux étudiants de réfléchir et d’analyser selon deux structures différentes et leur donne ainsi la possibilité de choisir le modèle d’analyse qui semble le plus cohérent à leur personne, leurs valeurs et leur vision professionnelle. Amiguet et Julier (2012) proposent un modèle qui facilite une analyse de sa pratique en s’appuyant sur l’approche systémique et huit repères d’analyse[6]. Les conditions entourant la pratique de l’intervenant sont la cible d’analyse de ce modèle et permettent de cerner les influences organisationnelles sur la prestation de services offerte par l’intervenant. Et, comme nous l’avons discuté préalablement, Fook et Gardner (2007) situent l’intervenant ancré dans ses valeurs personnelles et professionnelles, ses identités sociales et la cohérence de ses actions au centre de son analyse. Ces deux modèles d’analyse sont appliqués, d’une part, à un récit de pratique d’une intervenante communautaire invitée à présenter dans un cours et, d’autre part, à un incident critique présenté par la professeure. Finalement, dans un souci d’intégration[7], puisant dans ses expériences individuelles, chaque étudiant aborde avec le groupe un récit de pratique ou un incident critique visant à produire un travail écrit intégratif issu de la réflexion du processus collectif sur sa pratique et permettant de pousser plus loin l’analyse critique dans une perspective de changement de pratique.

Autant dans le processus de réflexion individuel que dans la discussion de groupe, les étudiants puisent des assises des modèles d’analyse présentés dans le processus d’exploration et d’application. Par cet exercice, les étudiants participent et sont témoins des divers résultats possibles selon les divers outils d’analyse utilisés, tout en intégrant dans la démarche des éléments essentiels d’une pensée critique.

5. Le concept de répertoire

Au trimestre suivant, le cours Séminaire d’intégration est donné en concomitance avec le cours de méthodologie de recherche et vise à accompagner les étudiants dans la construction de leur projet, en continuité avec les savoirs acquis dans les autres cours qui doivent être approfondis dans le cadre de leur projet de stage spécialisé ou de recherche.

Dans le séminaire d’intégration, la professeure a construit son approche pédagogique en combinant : 1) le travail sur un récit de pratique retraçant la trajectoire de l’étudiant, en vue d’extraire les concepts et théories sous-jacents à son discours et son orientation vers le service social; 2) le travail sur la construction d’un projet personnalisé en cohérence avec ses valeurs et ses champs d’intérêt. Le concept du répertoire est au coeur de tout ce cours où les étudiants composent avec un processus réflexif et inductif, où les concepts émergent du récit de leurs expériences professionnelles et seront par la suite intégrés à une démarche scientifique. Il se veut en continuité avec le cours précédent sur l’analyse des pratiques sociales directes, tout en y joignant les dimensions sociologiques et de méthodologie de recherche. Ainsi, l’encadrement du cours s’assure que l’étudiant développe les perspectives micro et macro en lien avec la profession du service social, de manière à s’assurer des retombées pour la pratique dans une conceptualisation propre au service social.

Chaque professionnel en devenir développe sa propre façon de décoder les situations et de planifier ses actions, ce qui le rend unique dans sa façon d’être efficace dans l’intervention.

C’est chaque personne qui construit sa propre combinaison de ressources pour répondre de façon pertinente à des exigences professionnelles, pour réagir à un événement ou pour résoudre un problème. Il peut se faire que face à une même situation, les personnes fassent appel à des mêmes types de ressources mais en les utilisant dans des combinatoires distinctes.

Le Boterf, 2001, p. 86

Le concept du répertoire amène à lier l’apprentissage à une visée de développement des compétences professionnelles et peut s’avérer pertinent pour observer la trajectoire d’apprentissage qui se manifeste dans un contexte de formation professionnelle. « Le répertoire est une construction, par l’action, d’un ensemble de référents propres au contexte de la pratique, restructurés et ouverts à l’expérience » (Malo, 2005, p. 34).

L’étudiant en apprentissage mobilise des savoirs avec une visée d’actualisation. Il existe plusieurs combinaisons de savoirs différents et efficaces pour faire face aux situations sur le terrain. Le répertoire permet de faciliter l’intégration théorie-pratique et de décrire comment les étudiants apprennent à nommer les fondements théoriques empruntés pour observer, décrire et analyser leurs actions. Cette conversation réflexive avec la situation bonifie les hypothèses en permettant d’ajuster les théories selon les compréhensions de la situation qui émergent et les capacités à résoudre des problèmes en tant que novice.

Selon le postulat de Giddens, un acteur n’agit pas sans raison. Il peut démontrer sa capacité à donner les raisons pour lesquelles il agit (Malo, 2005). Il fait ses choix en fonction des occasions et des contraintes du contexte, et sa résolution de problème tient compte des indices observés dans le contexte. Le concept est divisé en deux espaces de construction :

  • Les schèmes de compréhension (façons de penser et de comprendre) : compréhensions, représentations et constructions;

  • Les schèmes d’action (façons de faire et d’agir) : actions, interventions et stratégies.

Dans une boucle « construction du monde – interaction avec autrui – sentiment d’adaptation » (Malo, 2005, cité dans Mercure 2014, p. 38), elle indique que c’est par l’appréciation de son niveau de confort que l’étudiant intègre ou non un concept à son répertoire. Ainsi, le répertoire ne se modifie que si l’acteur évalue que son répertoire actuel n’apporte pas les résultats escomptés, en tenant compte des exigences imposées par le contexte institutionnel et sa communauté de pratique. Dans cette démarche réflexive, le praticien ou chercheur en devenir porte un regard sur son répertoire, le remet en question, le met au défi et le peaufine. Le répertoire permet aussi de poser un regard sur l’expérience à la lumière des schèmes préalablement construits.

6. Les outils

Ayant maintenant situé le concept de répertoire en lien avec la réflexion dans l’action, nous vous présentons trois outils pédagogiques permettant de faciliter et d’expliciter la mobilisation du répertoire : le récit de pratique, la carte conceptuelle, le cahier d’observation et d’analyse. Le récit de pratique adopte un style narratif pour décrire la trajectoire d’apprentissage. La carte conceptuelle présente une vision globale des liens entre les concepts choisis. Quant au cahier d’observation et d’analyse, il est un outil combiné des deux premiers.

6.1 Le récit de pratique

Le premier travail exigé dans le cours Séminaire d’intégration consiste en la rédaction d’un récit de pratique retraçant la trajectoire de l’étudiant, en vue d’extraire les théories et concepts sous-jacents à son discours et son orientation vers le service social. Le travail d’écriture permet à la fois de revisiter les situations et de réfléchir en exploitant le pont théorie-pratique pour dénouer les questionnements suscités. Il permet en parallèle une synthèse des cours précédents dans une intégration personnalisée des concepts du service social impliqués dans le discours. Les écrits démontrent un lien déterminant entre la richesse des descriptions narratives et la qualité du processus réflexif possible (Beauchesne, Martineau, & Tardif, 2001). Selon Paré (2003), le travail d’écriture dans un contexte de formation professionnelle est un instrument d’émergence, de création et de connaissance de soi. « Apprendre, c’est changer et devenir plus efficace pour aller au-delà des événements et en comprendre les dimensions cachées » (Paré, 2003, p. 1-3). Ainsi, l’intuition nous révèle ce qui est en train de s’organiser en nous, ce qui tend à vouloir s’intégrer dans notre répertoire, en tenant compte des valeurs qui orientent nos actions. Ce processus met en évidence le savoir qui se construit par l’action et la réflexion. Dans ce dernier cours obligatoire, le récit de pratique vise une démarche d’intégration où la narration stimule un processus inductif qui permettra de faire émerger les connaissances à exploiter dans le projet de maîtrise.

6.2 La carte conceptuelle

La carte conceptuelle est un outil graphique permettant la représentation spatiale et l’organisation du champ du savoir. Elle est utile pour visualiser les repères conceptuels et théoriques, pour élargir la perception intuitive et pour approfondir la compréhension des situations. Elle permet d’être mieux outillé pour nommer ce que l’on fait dans des contextes, tout en tentant de défaire cette dichotomie entre théorie versus pratique. Elle aide l’étudiant à réfléchir, à organiser ses connaissances, à optimiser son apprentissage et à développer sa créativité. La carte conceptuelle est au coeur du cours Séminaire d’intégration. Elle sert à documenter les concepts entourant les projets et permettre un dialogue de convergence ou de divergence pour corriger et peaufiner l’outil, à l’aide des échanges avec la classe. C’est une façon d’aborder une clarté à l’oral avant le travail d’écriture du projet scientifique.

Barth (2004), spécialiste du savoir en construction, explique que, pour comprendre un savoir, il faut pouvoir le manipuler. Pour cette auteure, le savoir se confond avec son contexte. C’est pourquoi nous devons guider le processus de construction de sens en stimulant le dialogue cognitif, entre autres, par une alternance entre la pensée convergente et la pensée divergente. Elle va plus loin en affirmant qu’« on ne perçoit que ce que l’on conçoit » (p. 159). Le rôle des concepts est selon elle indispensable à cette construction de sens :

Ce n’est pas le recours à l’expérience qui donne sens au concept; c’est au contraire le concept qui donne sens à l’expérience, qui la rend accessible à l’esprit, qui ouvre à une véritable compréhension. C’est armés du concept que nous allons à l’expérience, c’est par lui que nous l’éclairons

Barth, 2004, p. 55

6.3 Un outil combiné : journal et carte conceptuelle

Dans le cadre de sa recherche doctorale, la professeure du cours Séminaire d’intégration a élaboré un journal d’analyse pour mettre en mots l’expérience observée et garder des traces de la conceptualisation qui se construit. Dans ce cahier (voir Tableau 2), les éléments descriptifs sont colligés sur la page de droite tandis que la page de gauche demeure disponible pour le travail d’analyse autour de ces descriptions. Cet outil amène aussi une démarche structurée d’analyse pour mieux visualiser le répertoire qui se construit à travers les situations du terrain.

Tableau 2

Cahier d’observation et d’analyse (D. Mercure, 2014)

Cahier d’observation et d’analyse (D. Mercure, 2014)

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Bien que le cahier d’observation et d’analyse ne soit pas utilisé formellement dans les cours du programme de maîtrise, il devient un outil utile pour les divers acteurs d’un projet scientifique : les étudiants, les stagiaires, les superviseurs, les professeurs, les participants en recherche-action et les chercheurs. C’est un autre moyen concret qui est suggéré dans la démarche des étudiants pour favoriser une autoanalyse plus approfondie de leurs actions et de leurs apprentissages respectifs dans le domaine du travail social, tout en permettant des traces pour les analyses ultérieures.

Conclusion

L’expérience d’enseignement de ces deux cours durant les dernières années nous permet de noter la concordance pédagogique facilitant une continuité importante pour les étudiants, mobilisant leurs apprentissages, leurs savoirs et leurs expériences. Les réflexions et les sujets d’analyse abordés au sein du cours Analyse des pratiques sociales directes sont souvent poursuivis et approfondis dans l’exploration de leur récit de pratique et leur projet de maîtrise, dans le cours Séminaire d’intégration. Ce processus leur permet ainsi de nommer les tensions et les expériences difficiles dans la pratique, de se mobiliser dans une capacité à mieux comprendre et à agir vers une action choisie, dans une perspective critique qui puise dans leur créativité, leur intuition, leur engagement et leur identité professionnelle.

Cette démarche réflexive d’exploration implique un processus itératif où il faut d’abord accepter de toujours être en cheminement. Ainsi, ce processus peut paraître insécurisant de par la déconstruction et la reconstruction constante et c’est pourquoi un accompagnement rigoureux est nécessaire pour atteindre cette visée.

Les repères conceptuels et théoriques présentés dans cet article s’avèrent utiles dans une variété de contextes professionnels et d’enseignement, mais particulièrement dans l’intégration des théories de l’intervention et le développement de la compétence professionnelle. Ils permettent des pistes de réflexion et des moyens pour concilier le désaxement provoqué par la réflexivité et les défis omniprésents dans les contextes de la pratique, de la formation et de la recherche en travail social.

Nous souhaitons que notre article ait pu contribuer à faire valoir l’importance de méthodologies pédagogiques rigoureuses privilégiant l’approche inductive comme assise à la construction des connaissances, en donnant priorité à l’expérience vécue. Tout en s’appuyant sur un modèle de réflexion existant, la démarche pédagogique exposée vise à accompagner les étudiants à construire de manière critique leur propre répertoire à partir des expériences de la pratique, entre autres, par l’appel à la créativité pour construire de nouvelles connaissances pour leur projet de maîtrise et en s’outillant pour élaborer des interventions novatrices au regard des contextes changeants et complexes de la pratique.