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Introduction

L’histoire du peuple ndénié[1] est intimement liée à celle du grand groupe ethnolinguistique akan[2]. Les contributions de Perrot (1982, 2005), Loucou (1970, 1984, 1986) et d’Ekanza (2006) attestent que les Agni ndénié sont originaires de l’actuel Ghana. Ils ont immigré vers l’actuelle Côte d’Ivoire pour « fuir d’une part la pression européenne au commerce négrier et aux incursions esclavagistes et d’autre part, aux tracasseries dérivant des rapports conflictuels existants entre le Denkyira et l’Ashante » (Ekanza, 2006, p. 56).

Une fois sur le nouveau territoire, les émigrants composés des sous-groupes des Alangwa, Ashua, Ndénié, Abradé, Denkyira et Béttié se dispersent sur l’ensemble du territoire pour former le royaume ndénié avec chacun son adjabia[3] (Perrot, 1982). Aussi, ces émigrants reproduisirent-ils le mode d’organisation sociale et le système politique de leur milieu d’origine (Perrot, 2005). Le royaume ndénié au plan géographique est situé à l’est de la Côte d’Ivoire et fait frontière avec le Ghana. Il est traversé par le fleuve Comoé et appartient administrativement à la région Indénié-Djuablin. La ville d’Abengourou est la capitale de ce royaume et l’actuel roi est Nanan Boa Kouassi III.

Comment se présente l’espace habité chez les Agni ndénié? Quelles sont les logiques locales qui soutiennent cette conception?

La réponse à cette préoccupation nous amène à nous interroger sur l’anthropologie de l’espace habité en empruntant les démarches de la méthode inductive.

La méthode inductive est une démarche scientifique construite directement à partir de la réalité vécue par les sens. C’est pourquoi le chercheur s’initie à une véritable immersion dans les données empiriques (Guillemette, 2006) dans l’optique de « procéder à des observations particulières de la réalité étudiée, de regarder, de chercher à tout voir si possible, à tout entendre, à tout sentir… puis d’en déduire des énoncés généraux qui rendent compte de cette réalité » (Depelteau, 2000, p. 56).

Avant de faire connaître son mode d’application dans la présente étude, un succinct exposé de l’objet dans le contexte ivoirien, empreint d’éléments sociologique et historique, semble s’imposer.

La distinction entre « espace socialisé » et « espace naturel » est une préoccupation humaine. Dans toute aire culturelle, le besoin d’inventer, de penser, de fonder et de bâtir un espace familier et familial de vie témoigne de l’existence d’un « art type » (Mauss, 1926, p. 57) très significatif dans la formation du paysage (Atta, 1978). Bien qu’universelles, les expressions morphologiques et socioculturelles qui fondent ces espaces, ou du moins leurs expressions micro-spatiales (habitations), marquent leur diversité et leur hétérogénéité. Un bref regard historique sur le cas ivoirien permet de présenter un large éventail d’habitus spatial selon des normes d’habitabilité prenant racine dans le culturel.

Décrivant la morphologie des maisons annulaires à impluvium (sirikukubé) du peuple dida[4], Bernus (1964) rapporte :

Ces maisons sont toutes construites sur un même type […] La maison est rigoureusement circulaire, [… elle] comprend donc un mur circulaire, à l’intérieur duquel s’inscrivent un certain nombre de petites chambres. [… E]ntre chacune d’elles il y a presque toujours un espace qui sert de cuisine à la femme dont la chambre est voisine : […] il n’existe que deux portes vis-à-vis : l’une est l’entrée principale, l’autre, de plus petites dimensions, est utilisée seulement par les femmes […] Cette maison fermée, d’un seul tenant, est aussi bien l’habitation d’une famille étendue que celle d’un seul ménage

pp. 3-5

Quant à Coulibaly (1978), il présente les comportements spatiaux du monde sénoufo[5] selon des constructions disposées dès le premier abord comme un désordre apparent. Sous une forme circulaire délimitant une cour intérieure, ces concessions (katiolo), reliées entre elles par des murs et accessibles par un vestibule, constituent la résidence d’une famille élargie.

Dans une étude dénommée HAbitat RUral BAoulé (HARUBA), Hardy, N’guessan, Sicotte, N’dri et Oppenraaij (1977), après avoir fait la description et la hiérarchisation des espaces habités (village, quartier, maison…), présentent l’espace de vie familiale baoulé[6] en deux portions, les portions extérieure et intérieure. Les espaces extérieurs se discernent par la cour ou l’awloklun et l’arrière-cour ou suasin. La cour est l’espace dans lequel se déroulent des activités telles que le repas, la sieste, la réception des amis, la préparation des repas… Dans l’arrière-cour se dissimule la douchière ou l’abialiè. L’intérieur se compose de la maison (sua), au sein de laquelle se trouvent l’alabo (un espace de transition entre la chambre et l’intérieur de la cour l’ahouloklu) et les chambres (sua ma’a).

Ces trois exemples montrent que l’habitat traditionnel ivoirien est l’expression de plusieurs styles de constructions. Néanmoins, cette diversité morphologique connaît d’énormes bouleversements sous l’influence de plusieurs facteurs dont les plus persistants sont l’intervention du colonisateur (Atta, 1978) et la détermination des autorités administratives de faire respecter et appliquer les plans d’urbanisme et de lotissement (Bernus, 1964; Schwartz, 1966) après les indépendances. En dépit de la mobilisation de ces nouvelles ressources technologiques, architecturales et matérielles, le fond architectural du mode d’habitat dans certaines aires culturelles demeure. Ce mode d’habitat est même presque conforme au modèle traditionnel aussi bien en milieu rural qu’urbain. D’ailleurs, les relations sociales qui soutenaient leurs organisations structurelles exposent toujours l’habitant « à l’expérience de la promiscuité, du contrôle social, de l’entraide… » (Durang, 2001, p. 365) et à la démarcation claire entre espace féminin et masculin.

Suivant une démarche descriptive basée sur la combinaison de plusieurs outils qualitatifs (photographie, entretien, observation, dessin), la présente étude vise à présenter la spécificité architecturale de l’habitat traditionnel ndénié, ses descripteurs spatiaux ainsi que les rapports liés au genre.

1. De la nécessité de la multi-instrumentalité en sciences sociales

« L’homme est un producteur de symboles » (Aktouf, 1987, p. 148). Chacun de ses symboles est porteur d’un sens profond dont la captation découle d’une démarche opératoire qualitative ou quantitative fiable. Parmi le répertoire technique et instrumental disponible en sciences sociales, le chercheur est amené à choisir les outils les mieux indiqués pour une lecture plus complète de « sa réalité ». C’est pourquoi le type de recherche, la nature du problème, la structuration de l’instrument (Tremblay, 1968), la connaissance des bases théoriques de la technique, la capacité de cette dernière à produire les données visées, la connaissance des portées et des limites de cette technique, et la nature des hypothèses, des objectifs et des caractéristiques de la population cible (Aktouf, 1987) sont des préalables formels. De ce point de vue, la qualité de la démarche opératoire serait liée à un certain nombre de facteurs se traduisant en termes de conditionnalités au processus et de fiabilités des résultats.

Toutefois, la partialité et la particularité des propriétés structurales des instruments de recherche (Tremblay, 1968) dans la lecture de la réalité sociale et le recours récurrent à l’entretien à usage complémentaire (postérieure, parallèle, corrélative…), au questionnaire, à l’observation ou à la recherche documentaire (Blanchet & Gotman, 1992) dans les études, témoignent de l’importance de l’usage multi-instrumental. Pour Beaud et Weber (1998), la multi-instrumentalité dans une recherche implique qu’on peut « faire feu de tout bois à condition de toujours se rappeler comment telle ou telle “donnée” a été fabriquée » (p. 299). Cette position des auteurs conseille au scientifique un savoir-faire empreint de cohérence, de dextérité, de rationalité et de lisibilité dans ses choix techniques. Abondant dans le même sens, Tremblay (1968) perçoit l’utilisation simultanée ou successive de plusieurs instruments dans une même étude comme une nécessité puisqu’elle « confère aux résultats une plus grande sûreté et validité » (p. 99) grâce à la valeur de supplémentation de chaque instrument dans le processus de reconstruction systématique, complète et globale de la réalité sociale.

Le souci de fournir une lecture descriptive complète du code architectural agni est la résultante du choix de différents instruments dans la présente étude où seule la réalité du terrain semble dicter ses principes méthodologiques et le choix des techniques de collecte des données. Avant d’aborder la manière dont chaque instrument a été utilisé, il s’avère important d’expliciter les raisons qui ont motivé leur choix.

L’observation, la photographie, l’entretien et le dessin constituent les éléments de la maquette technique qui ont conduit la phase opératoire de l’étude. Elles font partie de la panoplie d’instruments auxquels ethnologues, anthropologues et sociologues sont beaucoup attachés pour la captation verbale, visuelle ou auditive des informations du terrain.

La captation du fait social par l’observation de groupes humains et de documents a longtemps été au coeur de la recherche en sciences sociales. Elle nécessite un triple travail de perception, de mémorisation et de notation (Beaud & Weber, 1998). Toutefois, ces actions sont faites en fonction de la position du chercheur (observation interne, observation externe, observation participante, observation désengagée…) ou de l’objet d’étude (observation documentaire, observation de groupe…). Dans l’un ou l’autre des cas, le chercheur peut jouer le rôle d’un participant complet, d’un participant observateur, d’un observateur participant ou d’un observateur complet (Gold, 1958, dans Martineau, 2005).

L’entretien de recherche qui se différencie de l’entretien informatif est un échange « entre deux personnes, un interviewé et un interviewer, avec pour objectif de favoriser la production d’un discours de l’interviewé sur un thème défini dans le cadre d’une recherche » (Blanchet, Ghiglione, Massonnat, & Trognon, 1987, cités dans Albarello, 2012, p. 86). Il peut être individuel ou collectif et sert très souvent de technique complémentaire dans certaines études (Blanchet & Gotman, 1992). Dans la présente étude qualitative, son usage (individuel et collectif) est associé à l’observation pour comprendre et décrypter le « vu ».

Pour une approche plus complète et intégrale de l’explication et de la compréhension du fait social, Mauss (1926), Tremblay (1968), Mead (1979), Colleyn (1988), Chenal (2006), La Rocca (2007), Laplantine (2007), et Pezerile (2008) proposent l’utilisation de la photographie. Celle-ci est perçue comme une technique complémentaire importante dans les études de terrain (Tremblay, 1968) puisqu’« en plus de fournir une image arrêtée de la situation et d’en donner une reconstitution authentique, elle sert à recueillir des informations » (Tremblay, 1968, p. 257). En effet, ses fonctions illustratives, démonstratives, d’archivage, descriptives, d’ouverture au débat (Laplantine, 2007; Pezerile, 2008) permettent de fusionner la communication verbale et iconique, l’image et le discours (La Rocca, 2007).

À l’usage de la photographie s’ajoute celui du dessin, dont les capacités illustratives par la représentation graphique permettent de fixer rapidement la réalité sur du papier (Mauss, 1926; Tremblay, 1968).

Ces différentes techniques présentent des fonctions différentes et diverses. Ici, la photographie et le dessin sont utilisés pour la lecture structurelle. L’entretien et l’observation ont été appliqués pour faire ressortir les fonctionnalités des descripteurs spatiaux qui composent l’habitation agni.[7] Le dessin vient en complément à la photographie, et l’entretien à l’observation.

2. Démarches préliminaires et enquête exploratoire

Avant de mener l’étude de terrain, des démarches ont été entreprises auprès des autorités administratives et locales en vue d’obtenir leur accord et leur protection puisque le pays connaissait une période de crise[8]. Le préfet de région nous a remis une lettre officielle afin que nous la présentions aux autorités locales (roi, chef de canton, chef de village, chef de famille…) pour faciliter l’accès au terrain et aux informateurs clés. Dans le même temps, il a pris le soin de faire parvenir aux sous-préfets un courrier pour les informer de la tenue d’une enquête dans leurs circonscriptions. À notre arrivée sur les lieux d’étude, nous avions signalé notre présence à la sous-préfecture avant tout contact avec la communauté villageoise.

Afin d’engager véritablement les autorités coutumières dans l’étude, une visite leur a été rendue avec la lettre du préfet de région. Après l’explication des objectifs de l’étude, le roi nous a confiée à son porte-canne (son représentant) afin que celui-ci nous introduise auprès des autorités locales d’Apprompron Afewa, Aniassué, Apprompronou et Dramankro[9]. La visite chez le roi a été facilitée par l’un de ses notables que nous avons rencontré grâce à une connaissance.

Cette première étape qui a permis le choix des personnes ressources a été aussi possible grâce à l’appui de l’Agence National d’Appui au Développement Rural (ANADER), qui avait déjà réalisé une monographie du royaume ndénié. S’appuyant sur ses travaux antérieurs, elle nous a fourni une liste d’informateurs clés dans la ville d’Abengourou et dans les villages de Dramankro, Elinso, Tahakro, Abronamoué, Apprompron Afewa, Aniassué, Apprompronou et d’Amangouakro. Le critère de choix des enquêtés était essentiellement basé sur leur connaissance de la tradition agni et leur implication dans la gestion quotidienne de la communauté. L’échantillon était composé de 17 personnes, sept femmes et dix hommes.

L’enquête exploratoire s’est déroulée dans quatre différentes cours familiales à Apprompron Afewa, Aniassué, Apprompronou et Dramankro. Elle a été réalisée du 3 au 9 mai et du 7 au 13 juin 2010. Dans les villages d’Apprompron Afewa, d’Aniassué et d’Apprompronou, les cours de nanan[10] Edoukou, de nanan Amoakon et de nanan Adou Yao ont été visitées.

À Dramankro, lieu que nous avons par la suite retenu pour procéder à la véritable enquête de terrain, nous avons été reçue par le représentant du chef du village, celui-ci étant absent. Sous la direction de l’ahoulokpagni[11], l’accès au site de l’étude, c’est-à-dire la cour de Kouakoudraman ou Kouakoudraman-ahoulo[12], a été autorisé. Afin de faciliter la pré-observation de l’objet d’étude, il nous a proposé les services de son neveu. Avec ce dernier, une visite exploratoire de l’espace habité a été réalisée. Cette inspection a permis d’élaborer l’« échantillon photographique », le choix des instruments de collecte des données, les sous-thèmes des guides d’entretien et les grilles d’observation. Dans cette localité, les notables ont porté leur choix sur quatre traditionnistes dont l’ahoulokpagni, la doyenne des femmes de la cour visitée et deux autres aînés sociaux du village.

Avant de quitter le village, pour y revenir pour l’enquête, nous avons obtenu de nos hôtes, après plusieurs justifications et explications, l’autorisation de photographier les lieux sélectionnés. En accord avec nos hôtes, une date a été retenue pour l’enquête.

Dans chacune des localités visitées, après les civilités, deux bouteilles de gin[13] ont été remises, l’une à la notabilité et l’autre aux nanans[14] afin d’obtenir leur permission et leur bénédiction.

3. L’usage pratique des outils de recherche sur le terrain

Le groupe des informateurs clés de l’étude était composé d’hommes et de femmes ayant une connaissance profonde des coutumes du peuple. Les figures emblématiques rencontrées dans la cour de Kouakoudramankro, le chef de famille et l’ahouloblakpagni[15] ont chacun insisté sur l’identité de leur « espace », leurs lignes de démarcations et de perméabilités. L’entretien a mis l’accent sur les expériences personnelles des deux enquêtés et la gestion de leur espace. Il a porté successivement sur la conception agni ndénié de l’ahoulo (la cour), les fondements de son code architectural, les descripteurs spatiaux, le rapport et le rôle de la femme et de l’homme dans l’organisation de l’ahoulo.

Le guide d’entretien adressé aux autres femmes a insisté sur l’espace habité féminin. Les logiques autochtones de sa morphologie, de ses micro-espaces, de ses espaces de circulation et de ses modes d’accès ont été abordées. La dénomination culturelle de ses micro-espaces et les pratiques sociales de cohabitation selon le genre, l’âge, le statut social, l’origine (autochtone, étranger) ont également été prises en compte dans ce guide d’entretien semi-structuré. Ces mêmes aspects ont été développés chez les hommes avec une insistance particulière sur l’histoire de ce patrimoine architectural.

Les entretiens individuels se sont déroulés soit tôt le matin (à partir de 6 heures) soit pendant la nuit (à partir de 19 heures) de manière discontinue pendant quatre mois (juillet à octobre 2010). Chaque entretien prit en moyenne une heure. La durée de cette phase de l’enquête a été beaucoup influencée par la disponibilité des informateurs. Ils se déroulaient généralement les mercredis, les vendredis fastes ou les dimanches. L’entretien individuel a pu se réaliser à Abengourou, Dramankro, Elinso, Tahakro et Abronamoué.

Initialement, nous avions obtenu un rendez-vous d’entretien avec une personne ressource dans chacun de ces villages, mais à notre arrivée sur le terrain, l’enquêté pré-choisi était accompagné d’une autre personne (à Apprompron Afewa, Aniassué et Amangouakro) ou de deux autres (à Apprompronou). Le choix de ces personnes additionnelles a été fait en accord avec la notabilité. À Apprompron Afewa et à Aniassué, une femme et un homme étaient chargés de renseigner notre guide d’entretien. Quand nous leur avons demandé « pourquoi? », ils nous ont répondu :

la cour appartient à l’homme et à la femme… aux deux… […] les hommes ont leur espace, les femmes aussi. Les hommes peuvent mieux présenter le leur, et la femme ce qui la concerne… […] Chacun a son mot à dire, la cour se compose de « chez les hommes » et de « chez les femmes »… chacun parlera de son milieu… mais il s’agit du même espace.

Pour le chef de canton d’Aniassué, « ce sont les femmes qui détiennent le plus d’informations dans ces choses… elles sont plus conservatrices et savent mieux retracer les faits… » Ces différentes raisons motivent notre décision d’accepter l’entretien collectif. Pour chacune des questions, chaque enquêté donnait son point de vue sur un ton complémentaire ou rectificatif. D’un autre point de vue structurel, cet exercice renvoyait à une interversion virtuelle des rôles. Ces mêmes arguments ont été avancés à Apprompronou. Dans ce village, deux hommes et une femme constituaient le groupe d’enquêtés. Pour l’enquêtée,

seules les femmes sont capables de bien présenter leur univers féminin et seuls les hommes connaissent leur espace. Si nous participons ensemble (homme et femme) à ton travail, tu auras plus d’informations et tu comprendras que malgré le partage en deux, la cour familiale est « une » pour toute la famille.

La composition des petits groupes de deux et de trois personnes en accord avec la notabilité et les arguments développés par les uns et les autres pour justifier la nécessité de la présence masculine et féminine nous ont contrainte à nous conformer aux exigences du milieu d’étude. Ainsi, à Apprompron Afewa, Aniassué et Amangouakro, l’entretien en dyade a été privilégié tandis que celui en triade a été privilégié à Apprompronou. En outre, le premier entretien réalisé, soit celui en triade, a permis de découvrir les relations « de deux en un » dans l’espace familial. Aussi, pour éviter des frustrations pouvant être causées par des renvois, l’opportunité d’un entretien collectif (pas dans le sens traditionnel du focus group) a été saisie afin de « susciter la réflexion, la discussion, la contradiction et l’échange d’idées » (Albarello, 2012, p. 87). Ces deux entretiens collectifs ont été réalisés respectivement de 8 heures à 10 heures 30 minutes et de 16 heures à 19 heures. Ces petits groupes ont été soumis au guide d’entretien individuel prévu.

L’observation a été également réalisée selon le genre. Elle s’est déroulée en deux grandes étapes selon les gestionnaires traditionnels de l’espace habité, son occupation et le temps. En tenant compte des gestionnaires spatiaux, la première phase a consisté à visiter les deux univers selon la traditionnelle partition de la cour familiale. Le chef de famille a guidé la visite de l’univers masculin et la doyenne des femmes, l’espace féminin. Chaque partie a été observée deux fois. La première en l’absence des occupants (généralement à 10 heures du matin lors d’un jour ouvert aux travaux champêtres) et la deuxième, au moment de sa forte occupation (16 heures chez les femmes, heure de la confection des repas, et 19 heures chez les hommes; heure d’échange après le partage des repas). La deuxième étape a été également conduite par les deux acteurs principaux. Toutefois, la visite de l’espace féminin a été faite sous la conduite de l’homme, et l’espace masculin par la femme. Cette interversion de rôle dans la deuxième étape consistait à apprécier le degré d’intériorisation et de flexibilité des valeurs et pratiques spatiales du « cohabitat » construit selon le genre.

Au cours de l’observation, des notes étaient prises pour signifier ce qui était vu et entendu. Les visites ont été réalisées de façon discontinue sur quatre jours du fait de la disponibilité des acteurs. Dans le cadre de ces observations, nous avons effectué un séjour d’une semaine dans le village de Dramankro, séjour durant lequel nous avons pu nous entretenir avec tous les enquêtés du village. Quant à l’observation des autres cours (à Apprompron Afewa, Aniassué et Apprompronou), elle a été réalisée une fois par univers (masculin/féminin) sous la conduite de l’homme ou de la femme selon le « sexe » de l’espace. Dans la double intention de saisir la structure du code architectural agni et les logiques sociales et les rapports de cohabitation sous l’égide du rapport entre les genres, deux grilles d’observation ont été utilisées : la grille d’approche et la grille systématique (Martineau, 2005). La première permet d’indiquer les caractéristiques d’un lieu physique (son nom, sa nature, ses acteurs, les usages de ses lieux, ses composantes…) et la seconde, les interactions et les rapports sociaux dans leur contexte. Durant ce processus, le chercheur a pris le rôle d’un observateur complet (Martineau, 2005), c’est-à-dire qu’il a observé les faits sans prendre part à leur construction. À la fin de l’observation, nous avons réalisé un dessin sur papier de la cour familiale traditionnelle présentant ses micro-espaces, ses entrées, son espace de rencontre et son lieu de jonction entre les deux univers.

La photographie a été faite en collaboration avec un photographe. Deux séances ont été prévues pour deux sites différents, mais le refus des photographes de s’éloigner de la ville d’Abengourou, qu’ils considèrent comme un « marché juteux », a conduit à une seule séance de quarante-et-une prises. Celle-ci a eu lieu le dimanche 17 octobre 2010 de 16 heures à 17 heures à Dramankro. Avant la photographie, une séance de travail avec mon binôme a eu lieu. Elle a permis d’aborder les objectifs de la recherche, de lui montrer et de justifier le choix des espaces à photographier sous présentation du dessin, de définir le nombre de photographies et le doublage de certaines prises de vue.

Une fois sur le terrain et avant la session photographique, nous avons fait connaître notre « échantillon photographique » dans sa réalité à notre collaborateur afin qu’il prenne les dispositions nécessaires pour la production d’images utilisables dans la suite du travail. Il a procédé à la programmation de prises de vue, de la distance à l’objet, au choix des types de cadrages et des angles de prises de vue. Pendant la photographie, aucun aménagement des lieux n’a été fait. Les prises de vue ont commencé à l’extérieur avant d’accéder à l’univers masculin et de terminer par la partie féminine, en passant par le couloir reliant les deux espaces sexués. L’accès à la cour s’est fait par l’entrée principale (côté homme) et la sortie par l’entrée secondaire (côté femme). Après l’étape de la photographie, nous avons pris congé de nos hôtes.

Deux jours après, nous avons reçu les quarante-et-une images. Après un tri des photographies, sur la base des notes prises pendant l’enquête et des objectifs, seulement trente-cinq étaient utilisables[16]. Quatorze d’entre elles, en appui au dessin réalisé sur le terrain, ont servi à produire un plan plus raffiné du code architectural ndénié. Ce résultat a été obtenu grâce au logiciel AutoCAD 2008, manipulé par un ingénieur en génie civil. Toutefois, seulement trois images photographiques seront présentées dans les résultats de cette étude.

Hormis le difficile accès à certains villages, qui a nécessité l’usage d’une motocyclette comme moyen de transport, le bicéphalisme dont souffrent certains villages a été l’une des difficultés majeures de cette enquête. En effet, dans certaines localités, comme à Apprompron Afewa, deux chefs de village sont présents, un retraité de la fonction publique, soutenu par la jeunesse et les cadres, et un planteur, appuyé par les anciens et reconnu selon la tradition comme l’héritier.

4. La conception ndénié de l’espace habité

La captation des données verbales, visuelles et auditives sur le code architectural du peuple agni ndénié dévoile un modèle spatial qui rend compte d’une réalité sociale construite sur le genre. Les résultats présentés sont le décryptage à partir d’images et d’un dessin des référents géographiques, de leurs dénominations locales et des logiques sociales qui soutiennent cette répartition.

4.1 Vue de l’extérieur en image

L’acte photographique, faut-il le rappeler, a couvert successivement l’univers masculin par l’entrée principale (côté homme), le couloir reliant les deux espaces sexués, la partie féminine et la sortie par l’entrée secondaire (côté femme). Cependant, nous ne présenterons ici que trois images, soit celles montrant la vue générale et les deux portes d’accès.

Vu de l’extérieur, l’espace habité ndénié est un bloc unique (voir Photo no1). Toutefois, les deux modes d’accès, et surtout leurs dimensions (voir Photos no2 et no3), traduisent clairement des particularités dont le dessin saurait mieux les exprimer.

Photo no 1

Une vue générale de la cour (côté entrée principale)

Une vue générale de la cour (côté entrée principale)

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4.2 Décryptage des référents géographiques

L’identification des descripteurs spatiaux sur le dessin (voir Figure 1) est faite avec les lettres (A, B, C, a, b, c, d) et les chiffres (1, 2, 3, 4) :

  • L’entrée principale située du côté de l’univers masculin est symbolisée par la lettre (A), le couloir reliant l’univers masculin et féminin par la lettre (B) et l’entrée secondaire qui s’ouvre sur l’univers féminin par la lettre (C).

Photo no 2

L’entrée principale donnant accès à la cour côté univers masculin (vue de l’extérieur)

L’entrée principale donnant accès à la cour côté univers masculin (vue de l’extérieur)

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  • Les lettres indicatives de l’univers masculin : le symbole (a) désigne la cour du chef de famille, elle est constituée d’une véranda (embama), d’un salon et de deux chambres. La lettre (b) désigne l’adjaziè, l’espace réservé aux cérémonies familiales. Le (c) indique les chambres ou swama. Devant celles-ci existent de petites vérandas. Quant à la lettre (d), elle traduit les W.-C. et les douches.

  • Les chiffres indicatifs de l’univers féminin : Les chiffres (1) indiquent les cuisines ou pata. Les (2), les chambres réservées aux étrangers, les (3), les chambres occupées par les femmes et les enfants et les (4), les douches et W.-C.

Photo no 3

L’entrée secondaire donnant accès à la cour côté univers féminin (vue de l’extérieur)

L’entrée secondaire donnant accès à la cour côté univers féminin (vue de l’extérieur)

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4.3 Fondements de la bipolarisation de l’espace habité

L’observation du mode d’habitation agni qui a conduit à la photographie et au plan de celle de Kouakou Draman ou Kouakou Draman ahoulo (voir Figure 1) montre les dispositifs de délimitations, d’un point de vue général entre l’habité et le non habité et de façon spécifique entre ses occupants sur la base du genre. Quoique marquée par des limites visibles entre les univers féminin et masculin, la cour familiale traditionnelle agni renoue dans sa matérialité avec la notion de complémentarité entre l’homme et la femme, symbolisée par la fréquentation des deux espaces par les deux sexes et la présence d’espace de jonction. La logique architecturale ndénié traduit d’une part le rappel à la différence entre l’homme et la femme, symbolisé par la séparation, et d’autre part le rappel au même, traduit géographiquement par la jonction des deux espaces et socialement par la flexibilité des frontières territoriales.

Les discours des enquêtés sur les raisons de ce modèle sont divers. Pour un premier, cela se justifie par le fait que

lorsqu’un chef de famille possède un bia[17], il doit faire attention à sa relation avec les femmes… puisqu’il est défendu aux femmes… surtout en période de menstrues de le toucher… de voir le bia… d’avoir accès aux espaces sacrés, là où sont exposés les fétiches de la famille… cela peut être source de beaucoup de problèmes… d’offenses aux génies…

Figure 1

Plan architectural de la cour

Plan architectural de la cour

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Pour la doyenne des femmes de kouakou draman ahoulo, cela s’expliquerait par le fait que

certains hommes ne supportent pas la saleté et la maladresse des femmes pendant la confection des plats. Pendant la préparation, il arrive que les enfants jouent avec les condiments… si un homme qui ne supporte pas la saleté voit cela, il peut ne pas manger. Or, si cela se fait à son insu, il n’y a pas de problème… il mange sans problème

Elle ajoute :

les menstrues ont longtemps été considérées comme impures. Ainsi une femme en menstrues est considérée comme impure et n’a pas accès à certains espaces, hommes ou objets sacrés. Dans la majorité des cas, il lui est interdit de faire la cuisine pour son époux… elle est plus ou moins isolée.

S’appuyant sur le contexte de réalisation de l’entretien, le chef de famille de Draman kouakou ahoulo affirme :

Vois-tu… actuellement nous sommes en entretien, si les femmes étaient présentes avec les bruits, la fumée, les cris d’enfants… serait-il possible de faire cet entretien? […] Voici l’une des raisons de la partition des espaces (…) aussi, chez les femmes, nous gardons les biens de peu d’importance… tels que les ustensiles de cuisine, les aliments… Quant aux biens de grande importance, qui constituent l’ahouloadja[18], ils sont préservés dans l’espace masculin. C’est aussi dans l’espace féminin que nous hébergeons nos étrangers… les voyageurs qui sont de passage…

L’analyse des discours des enquêtés évoque un ensemble de raisons dont les plus visibles à notre sens sont d’ordre biologique, religieux, sécuritaire et hygiénique. Les termes désignant la femme en menstrues font soit référence à « la femme au bras fracturé » (bla sa bou) ou « la femme sur le toit » (bla ô batasu). Ils traduisent l’incapacité de celle-ci à réaliser des travaux, sinon son interdiction de réalisation de certaines tâches. Les menstrues sont repérées comme une « matière impure »[19] qui fait de celle qui la porte un « être impur », interdit d’accès à certains espaces, objets ou êtres sacrés de la famille préservés dans l’espace masculin. En d’autres termes, le biologique vient troubler l’ordre social en dictant à la femme des prescriptions d’ordre religieux qui prennent fin à la ménopause. La partition physique de l’espace habité renvoie, sur le plan économique, à la lecture de la séparation des biens usuels de peu d’importance (présents dans l’espace féminin) de l’ahouloadjapadiè (héritage familial) gardé chez les hommes. Le maintien de l’étranger dans l’univers féminin est aussi une mesure de sécurisation de ces biens de prestige.

Sur le plan hygiénique, cette séparation des concessions a pour but de préserver l’espace masculin des bruits, de la fumée et des déchets ménagers produits par le milieu féminin afin de faire de l’univers masculin le lieu approprié pour les rencontres intra et interfamiliales.

Conclusion

Le corpus des données brutes obtenues et la pertinence des résultats découlant de leur analyse consacrent l’utilité de la méthode inductive en sciences sociales en général et particulièrement dans cette étude. En effet, l’étude de l’occupation spatiale des Agni ndénié a conduit à s’imprégner directement des pratiques quotidiennes et des réalités de l’habitus spatial de ce peuple. Le traitement des informations obtenues grâce à la mobilisation du capital instrumental composé de l’observation directe, de la photographie, de l’entretien semi-structuré et du dessin a fait émerger des connaissances sur les facteurs socio-biologiques de cette partition spatio-sociale, les éléments du contexte, les conditions spécifiques de fonctionnement, les stratégies mises en place par les hommes et les femmes et leurs conséquences sur la vie institutionnelle de la famille. Une démarche qui se rapproche du schéma de Creswell (2010, cité par Albarello, 2012) sur la modélisation des résultats en étude inductive.

L’analyse des données récoltées sur le terrain a permis, d’une part, de rapporter les logiques sociales locales qui sous-tendent cette conception architecturale et, d’autre part, d’en dégager le sens (Blais & Martineau, 2006). En d’autres termes, l’option bipartite de l’espace familial agni est une reproduction matérialisée des rapports politiques, économiques, sociaux et religieux entre hommes et femmes. L’expression de ces rapports est symbolisée par un jeu de visibilité et d’invisibilité dans lequel chaque sexe ou acteur social occupe la première ou la seconde[20] place selon les circonstances et les normes préétablies. Dans ce cas précis, la recherche qualitative a toute sa valeur dans la mesure où elle a permis de donner la signification profonde de la conception agni de l’espace habité à partir du sens attribué aux données brutes (Savoie-Zajc, 2000).

L’analyse du code architectural de la cour traditionnelle agni lui donne toute sa valeur pédagogique. Il s’agit d’une coutume résidentielle particulière dont les enseignements permettent de pénétrer et de cerner l’esprit créatif d’un peuple certifiant la construction sociale du rapport entre homme et femme par la matérialisation d’un espace bipolaire. Elle révèle ainsi l’intégrale de l’habitusspatial agni. Conduit sous le vocable ahoulokpli, l’espace habité ndénié traduit culturellement et géographiquement la famille. L’introduction de nouveaux facteurs (techniques, matériels, technologiques) qui a conduit à d’autres modèles architecturaux (studio, villa, etc.) dictés par des pensées individualistes n’a pu ébranler totalement les pratiques spatiales agni qui constituent aujourd’hui un patrimoine architectural à préserver puisqu’il est la marque de l’identité culturelle d’un groupe ethnique ivoirien.