Corps de l’article

Introduction

Dans les milieux scolaires, il existe plusieurs modèles et aménagements différents pour aider les élèves en troubles d’apprentissage à mieux réussir et à développer une meilleure estime d’eux-mêmes. Pour sa part, le Québec a amorcé une réflexion majeure sur le phénomène de l’intégration scolaire (Gervais, 2011). Dans une école primaire située dans une région éloignée du Québec, l’inclusion scolaire des enfants qui sont au 2e et 3e cycle du primaire et ayant un trouble d’apprentissage est actuellement pratiquée. En 2004, une orthopédagogue a démarré une classe (appelée classe-liaison) d’élèves ayant des troubles d’apprentissage. Pendant les trois premières années, il s’agissait d’une classe fermée avec des intégrations partielles en classe régulière. En 2007, un projet d’inclusion a débuté; ces enfants ont alors été inscrits à temps plein en classe régulière, selon leur niveau d’âge, tout en continuant à fréquenter la classe-liaison au besoin, animée par l’orthopédagogue. La classe-liaison permet aux enfants visés par l’inclusion, mais également à d’autres enfants qui en ressentent le besoin, d’approfondir leurs apprentissages et de développer leurs compétences. Chaque année, un processus de sélection, comprenant quelques tests pour évaluer le quotient intellectuel, la nature des troubles d’apprentissage et le degré de maîtrise des compétences en français et en mathématiques, permet de choisir quelques élèves de la région qui pourraient bénéficier de cette démarche d’inclusion. Bien que plusieurs acteurs de cette école (enseignants, parents, intervenants, enfants et direction) soulignent les aspects positifs du modèle d’inclusion qui a été développé, l’analyse spécifique de la situation n’a jamais été effectuée dans le contexte d’une étude scientifique.

Même si les résultats de la recherche seront brièvement abordés, le présent article s’attardera principalement à décrire les phases de collecte des données de même que le processus d’analyse ayant mené à la théorisation de l’objet étudié (Glaser & Strauss, 1967; Guillemette, 2006a; Guillemette, 2006b).

1. Les intentions de recherche

L’objectif général de cette recherche participative est de mieux comprendre les particularités qui font du modèle d’inclusion d’élèves en troubles d’apprentissage mis en place dans l’école concernée une expérience positive pour les intervenants comme pour les élèves et leurs parents. Une première partie de la recherche est qualitative. Il y est question de l’expérience et de la perception des enseignants quant au modèle d’inclusion mis en place, du climat contextuel, des pratiques éducatives qui y sont reliées, ainsi que de l’effet perçu sur les élèves qui ont des troubles d’apprentissage. Un objectif spécifique est rattaché à ce volet qualitatif, soit celui de déterminer des conditions liées au contexte, aux attitudes et aux pratiques éducatives qui font de l’expérience d’inclusion scolaire vécue une réussite pour les acteurs concernés. Une deuxième partie de la recherche est quantitative. Ce second volet est l’occasion de mesurer les effets du modèle d’inclusion scolaire vécu dans l’école concernée sur l’estime de soi et la réussite éducative des élèves intégrés. Une étude statistique répartie en trois temps durant l’année scolaire 2012-2013 a été développée à cet effet.

Le présent article concerne exclusivement la première partie de la recherche, soit le volet qualitatif. Il est également important de mentionner qu’au moment de la rédaction du présent article, le projet de recherche est toujours en cours. Le volet qualitatif étant pour sa part très avancé, nous parlerons brièvement des résultats préliminaires découlant du processus d’analyse des données.

2. Le contexte théorique

Environ 5 % des enfants âgés de moins de 15 ans au Canada ont un trouble d’apprentissage (Wilson, Furrie, Walcot-Gayda, Armstrong, & Archer, 2007). En comparaison avec leurs pairs, ces enfants ont notamment des risques plus importants de développer des problèmes de santé, de moins bien réussir à l’école et de décrocher avant d’avoir obtenu leur diplôme d’études secondaires (Wilson et al., 2007). Il importe donc d’intervenir le plus rapidement possible auprès de ces enfants pour que leur expérience scolaire soit des plus positives.

Afin d’aider les enfants qui ont un trouble d’apprentissage, plusieurs types d’intégration sont proposés dans les écoles, allant de la classe spécialisée à l’inclusion (Potvin & Lacroix, 2009; Vienneau, 2002). Cependant, de plus en plus de chercheurs et de groupes de défense pour enfants soutiennent que l’inclusion en classe ordinaire est une solution préférable à la classe spécialisée ou à toute autre forme d’enseignement (Doré, Wagner, Brunet, & Bélanger, 1999; Vienneau, 2002). L’inclusion vise à fournir à l’enfant un milieu de vie le plus normal possible. L’enfant est donc intégré dans une classe ordinaire. À l’opposé, la classe spéciale comprend des enfants qui ont des difficultés et qui sont donc séparés de leurs pairs sans difficulté (Doré et al., 1999). Il est difficile de déterminer les impacts réels de l’inclusion étant donné que les résultats diffèrent d’un projet à l’autre, selon les difficultés de l’élève et la façon dont l’inclusion est réalisée (Lindsay, 2007; McLaughlin, Warren, & Schofield, 1996). Il semble néanmoins que la manière dont l’inclusion est conduite influence grandement son efficacité (Rousseau, 2010). D’ailleurs, les attitudes des enseignants, leurs compétences professionnelles, leurs pratiques d’intervention, leur niveau de formation ou encore les ressources mises à leur disposition constitueraient des facteurs importants de réussite de l’inclusion des élèves en difficultés (Almog, 2008; Bélanger, 2006; Ben-Yehuda, Leyser, & Last, 2010; Memisevic & Hodzic, 2011; Raviv, 2010; Woodcock & Vialle, 2010).

Plusieurs études ont été réalisées sur l’inclusion scolaire, notamment pour des élèves qui ont un trouble envahissant du développement (p. ex., Harrower & Dunlap, 2001), une déficience intellectuelle (p. ex., Gauthier & Poulin, 2006) ou encore un trouble du comportement (Parent, Plouffe, & Dubé, 2003). Toutefois, peu d’études ont été conduites sur l’inclusion scolaire d’enfants qui ont un trouble d’apprentissage. Par ailleurs, des recherches indiquent que les troubles d’apprentissage peuvent conduire au décrochage scolaire et à des conséquences psychologiques négatives, telles qu’une faible estime de soi (Dumas, 2013). Considérant que l’estime de soi est associée à un meilleur ajustement psychosocial et à la persévérance scolaire (Gaudreault, Veillette, & Perron, 2003), il importe de préciser le rôle que peut jouer une expérience d’inclusion scolaire sur l’augmentation de l’estime de soi et de la réussite scolaire des jeunes élèves en troubles d’apprentissage.

3. La méthodologie

Le caractère participatif du volet qualitatif de la recherche a nécessité l’adoption d’une approche empirique (Desgagné & Bednarz, 2005). Une telle approche doit être vue comme une « tentative de compréhension d’une part du monde social par la mise en oeuvre de démarches concrètes, vivantes et au contact direct des personnes et des lieux qui sont concernés par la recherche » (Derèze, 2009, p. 13). Cette visée participative de la recherche empirique appelle un devis méthodologique inductif (Guillemette & Luckerhoff, 2009). En ce sens, la méthodologie de la théorisation enracinée, ou MTE (Luckerhoff & Guillemette, 2012), s’est avérée une démarche méthodologique concrète, vivante et interpersonnelle. La MTE est une approche inductive dont la finalité est de générer des théories émergeant des données (Glaser, 1998; Glaser & Strauss, 1967). Pour notre recherche, la MTE s’est manifestée à travers les principes fondamentaux que sont l’approche en spirale (Glaser, 2001) et la flexibilité procédurale (Strauss & Corbin, 1998). Toutefois, c’est spécifiquement pour notre démarche d’analyse de données que nous nous sommes référés à la MTE.

Pour l’analyse, nous avons procédé selon la méthode comparative continue (Glaser & Strauss, 1967). Selon cette méthode analytique, les données sont répétitivement soumises à des comparaisons entre elles afin d’identifier « les similitudes, les différences, les variations, les contrastes, les différentes relations entre les données » (Guillemette, 2006a, p. 68). Les participants ont ainsi participé à des entretiens par courriel au cours duquel ils ont été invités à partager leur expérience de l’inclusion scolaire telle qu’ils la vivent dans leur milieu de travail. Ensuite, ils ont participé à un entretien de groupe afin d’approfondir leurs pensées sur les divers aspects abordés dans les entretiens par courriel. Comme nous le présentons plus loin, les échanges ont permis d’explorer le phénomène étudié afin de mieux comprendre les facteurs qui font sa réussite.

3.1 Les participants

Cinq enseignants (quatre femmes et un homme) et une orthopédagogue ont participé à la collecte de données. Un participant n’a pas participé aux entretiens par courriel, et deux participants n’ont pu être présents à l’entretien de groupe. Ils ont été sélectionnés selon le principe de l’échantillonnage théorique (Glaser & Strauss, 1967). De cette façon, les participants sont choisis en fonction de leur capacité à favoriser l’émergence et la construction progressive de la théorie (Guillemette, 2006a; Savoie-Zajc, 2004). Plutôt que d’être représentatif, l’échantillon que nous avons constitué était constructif en vue des objectifs de la recherche. Ainsi, nous avons déterminé que les intervenants travaillant directement auprès des élèves en troubles d’apprentissage seraient les plus susceptibles de contribuer au processus de théorisation. Dans une classe inclusive, chaque intervenant joue un rôle distinct, et les expériences qu’il vit sont fortement liées à ce rôle. Même s’ils travaillent ensemble depuis un bon moment, leurs propos ont montré que les expériences relatées étaient diversifiées et complémentaires.

3.2 L’instrumentation

Les ouvrages de référence traitant de la MTE ne s’attardent que très peu sur les instruments de collecte de données. Sans vouloir associer un type d’instrumentation à cette approche méthodologique, nous voulons principalement illustrer l’utilisation que nous avons faite de l’entretien par courriel et de l’entretien de groupe, et souligner l’important apport qu’ils ont eu sur notre compréhension du phénomène étudié.

L’utilisation de l’entretien par courriels, ou E-interview (Bampton & Cowton, 2002), constitue notre première source de données. Un groupe de discussion (Parrini-Alemanno, 2011) composé des intervenants ayant participé aux entretiens par courriels a également été organisé, ce qui représente une deuxième source de données. Finalement, un journal de bord ainsi que quelques mémos rédigés par les chercheurs ont constitué une troisième source de données. Même si la démarche que nous décrivons peut servir de balise de départ pour l’utilisation de ces deux types d’entretiens lors de futures recherches portant notamment sur les pratiques éducatives, elle ne doit toutefois pas être considérée comme un modèle à suivre en tout point. Bien au contraire, l’efficacité et la pertinence des entretiens par courriels et des groupes de discussion résident justement dans l’adaptabilité et la souplesse de leur démarche d’utilisation.

Dans les prochaines sections, nous nous attarderons principalement à décrire l’utilisation que nous avons faite de l’entretien par courriels, puisqu’il s’agit de notre source principale de données. Également, nous traiterons plus brièvement de l’apport des mémos et du groupe de discussion dans notre processus d’analyse, en tant que sources de données complémentaires.

3.2.1 L’entretien par courriels

Dans l’étude des sciences sociales, l’entretien par courriels est considéré comme un outil qui offre plusieurs avantages pour le chercheur comme pour le participant (Bampton & Cowton, 2002; Lavoie & Guillemette, 2009; McCoyd & Kerson, 2006; Roller, 2012). Son utilisation en sciences de l’éducation s’inscrit dans l’engouement entourant le recours aux technologies de l’information et de la communication (TIC) (Karsenti, Komis, Depover, & Collin, 2011). Pour ces entretiens, qui ont été construits selon le principe de l’approche en spirale (Glaser, 1978; Glaser, 2001), nous avons commencé avec les participants par l’adresse courriel qu’ils avaient préalablement fournie aux chercheurs.

Lorsque nous analysons a posteriori la structure des entretiens qui se sont déroulés au moyen d’échanges de courriels, nous réalisons qu’ils sont constitués de quatre types de questions, que nous distinguons de la façon suivante : 1) les questions de situation; 2) les questions d’orientation; 3) les questions de précision; 4) les questions de validation. Chaque type de questions correspond à une intention différente de la part du chercheur, et crée une réaction distincte chez le participant. Ainsi, pour notre projet de recherche, chaque type de questions a joué un rôle nécessaire dans notre compréhension de l’objet étudié.

Les questions de situation

Ce premier type de questions, qui se retrouve généralement au début de l’entretien, vise à mieux connaître le participant. En posant une question de situation, le chercheur ne sollicite aucun avis explicite du participant envers l’objet d’étude. Ainsi, la réponse obtenue ne devrait pas impliquer les idées ou les croyances du participant, puisque la question vise simplement à le situer par rapport aux autres et par rapport à ses réponses futures. Lors de notre étude, la première question posée était la suivante : « Décrivez brièvement votre parcours professionnel en mettant l’accent sur votre expérience de l’inclusion scolaire en classe régulière? »

Face à une telle question, nous nous attendions à recevoir des réponses se rapprochant du récit autobiographique, comprenant certes certains éléments réflexifs, mais demeurant principalement axées sur des expériences antérieures. Tout au plus, notre intention était de faciliter notre interprétation des données fournies par le participant et de les mettre en perspective à la lumière de son vécu. Or, notre expérience montre que les réponses obtenues à cette première question ont toutes largement dépassé ces modestes intentions. En fait, on retrouve dans leur réponse l’essence même du discours qu’ils nous livreront ultérieurement. Nous constatons que les participants ont confié une grande partie de leurs réflexions, de leurs croyances et de leurs perceptions des concepts clés du projet de recherche. Les questions de situation ont produit des réponses très développées et détaillées. La motivation des participants par rapport au projet s’est également manifestée dans leur promptitude à répondre. Ils ont tenu à ce que le chercheur sache rapidement ce qu’ils pensent de l’objet d’étude. Ce constat nous porte à croire que, dans un projet de recherche recourant à l’entretien par courriels, une attention particulièrement marquée devrait être portée aux données provenant des réponses aux questions de situation.

Les questions d’orientation

Ce second type de questions vise à induire les préoccupations du chercheur. Les questions d’orientation succèdent généralement aux questions de situation, et leur utilisation constitue un moment important dans l’entretien puisque c’est l’occasion pour le chercheur d’orienter le participant vers les concepts centraux du projet de recherche. Les questions d’orientation peuvent être utilisées à tout moment par le chercheur durant l’entretien. Dans notre recherche, elles ont généré des réponses très développées et riches de la part des participants. Ce type de questions sollicite un premier niveau réflexif, puisque c’est le chercheur qui induit certaines pistes de réflexion aux participants. Notre expérience démontre que ces derniers apprécient les questions de ce genre puisqu’ils y répondent rapidement et longuement. Voici un exemple de question d’orientation que nous avons posée lors d’un entretien :

En ce qui concerne la poursuite de notre entretien, je souhaiterais que vous me parliez de l’estime de soi chez les élèves qui sont intégrés dans votre classe. Y a-t-il un lien à faire avec leur estime de soi et leur expérience d’intégration telle qu’ils la vivent à votre école?

Lorsque le chercheur pose une question d’orientation, la tentation est forte pour induire chez le participant certains éléments de réponse qui semblent indispensables à la poursuite du projet. Dans l’extrait précédent, nous avons choisi d’orienter le participant vers le concept d’estime de soi. Comme il s’agissait d’un concept se situant au centre de nos préoccupations initiales de recherche, nous tenions à ce qu’il soit discuté par tous les participants lors des échanges par courrier électronique, sans toutefois chercher à diriger les entretiens. Ainsi, l’utilisation de questions d’orientation ne doit pas répondre à une volonté de formatage des entretiens, mais doit plutôt viser à collecter l’avis de chaque participant sur les thèmes qui sont au centre du projet. Par ses réponses, le participant choisit la place que prendront les thèmes proposés par le chercheur dans l’entretien.

Au fil des entretiens, les questions d’orientation peuvent se transformer en questions d’exploration visant à amener le participant vers une voie différente, à inclure d’autres concepts ou d’autres thèmes dans l’entretien. Même si elles peuvent changer le rythme des échanges, les questions d’orientation dont l’intention est d’explorer d’autres pistes d’investigation ne doivent pas représenter une cassure dans la progression de l’entretien. Elles découlent plutôt de l’analyse simultanée faite par le chercheur, qui décèle certains éléments inexploités dans les affirmations antérieures du participant. Ces questions de fin de parcours sont fortement liées à l’intuition du chercheur.

Les questions de précision

En recourant à des verbes comme approfondir, préciser, expliquer, développer, ce type de questions vise à pousser le participant à adopter un point de vue réflexif sur les propos qu’il tient. La question de précision se base sur un élément de réponse qui a été affirmé, mais qui nécessite de plus amples explications afin que le chercheur soit à même de l’interpréter convenablement. Ce troisième type de questions nécessite un effort réflexif de la part du participant, supérieur aux deux premiers types de questions. Pour notre part, les questions de précision ont souvent découlé d’une affirmation forte qui n’a pas été explicitée par le participant. Voici deux exemples de questions de précision :

  • Dans votre dernière réponse, vous affirmez que les élèves intégrés sont motivés et veulent réussir. Selon votre expérience, qu’est-ce qui motive les jeunes intégrés? Donnez-moi tous les éléments de réponse qui vous viennent en tête.

  • Dans votre dernière réponse, vous mentionnez que « l’intégration, c’est d’abord une histoire de sociabilité » pour l’élève intégré. C’est très intéressant comme affirmation. Pouvez-vous aller plus loin dans votre réflexion, spécifiquement sur ce point?

Pour certains auteurs, l’accès à la pensée réflexive du participant est un des principaux avantages à l’utilisation de l’entretien par courriels (Bampton & Cowton, 2002; McAuliffe, 2003; Roller, 2012). Ainsi, nous fondions beaucoup d’attentes par rapport aux questions de précision. Toutefois, ce type de questions n’est pas apparu comme une source de motivation pour les participants. Certaines caractéristiques liées aux réponses (délai, ampleur, etc.) rendent compte du manque de stimulation que les questions de précision ont entraîné chez le participant. Ainsi, bien que les réponses contiennent certains éléments réflexifs intéressants, elles n’ont pas permis de préciser la pensée du participant de façon satisfaisante. Les réponses aux questions de précision ont été répétitives, les participants reprenant somme toute les mêmes propos tenus antérieurement en utilisant des termes différents. L’effort réflexif demandé aux participants leur était peut-être plus difficile à fournir par courrier électronique. À cet effet, d’autres types d’entretiens (d’explicitation, par exemple) permettraient peut-être d’accéder à un niveau réflexif plus profond.

Les questions de validation

Pour notre projet, nous avons conclu les entretiens par courriels avec une question de validation, qui annonce aux participants qu’elle sera la dernière question qui lui sera posée. C’est l’occasion pour le chercheur de poser une question directement arrimée à l’analyse qu’il a faite des données fournies antérieurement. Voici un exemple de question de validation posée à l’un des participants :

  • Lorsque je relis toute notre correspondance depuis le début du projet, une question me vient en tête et je vous la pose : quelles sont, selon vous, les pratiques que vous considérez devoir adopter pour rendre l’expérience d’inclusion positive pour les élèves en difficulté d’apprentissage?

Avant de poser une telle question, le chercheur doit prendre le temps d’approfondir son analyse. Cet exemple montre une question contenant l’essentiel des constats d’analyse auxquels nous sommes arrivés, à savoir que certaines pratiques d’intervention jouent un rôle central dans l’expérience d’inclusion scolaire vécue par l’élève en difficulté d’apprentissage. Ainsi, le chercheur tient compte de l’évolution, à l’intérieur même de la réalisation de la collecte de données, de sa compréhension du phénomène étudié. La réponse obtenue à cette question de validation devrait donc aller dans le même sens que les conclusions tirées de l’analyse simultanée faite par le chercheur. Si tel est le cas, le chercheur pourra considérer que ses conclusions ont été validées par le participant, ce qui mettra fin à l’entretien. À l’opposé, si la dernière réponse diffère significativement des propos déjà tenus par le participant, le chercheur devra poursuivre son analyse et, par le fait même, poursuivre nécessairement la collecte de données. Il arrive également que d’autres questions de validation soient utiles lors d’un même entretien.

3.2.2 La structure du groupe de discussion

Après avoir réalisé les entretiens par courriels et en avoir fait un premier niveau d’analyse, nous nous sommes rapidement rendu compte qu’une rencontre entre les participants serait susceptible d’enrichir la collecte de données et, par le fait même, d’élargir notre compréhension du phénomène à l’étude. Nous avons réalisé un groupe de discussion composé, pour l’essentiel, des mêmes intervenants qui avaient participé aux entretiens par courriels. Nous les avons rencontrés dans leur lieu de travail, après avoir préalablement fixé un moment qui leur semblait opportun.

Fortement apparentés aux entretiens de groupe, les groupes de discussion sont :

des entretiens peu structurés dans le cadre desquels la chercheuse ou le chercheur est plus en retrait, laissant la place à des interprétations plus libres de la part des personnes sollicitées, posant des questions plus ouvertes, et encourageant les interactions qui deviennent la principale source de données pour l’étude.

Morissette, 2011, p. 25

Lors de cet entretien collectif, nous n’avons pas eu à jouer un rôle d’animateur à proprement dit, qui implique généralement de gérer les droits de parole, le temps et les thèmes discutés. Les interactions se sont faites naturellement, sans que nous ayons à intervenir pour relancer les échanges. Nous avons également rarement eu besoin de reformuler les idées évoquées, puisque les propos étaient généralement clairs et précis. Aussi, en tant que chercheurs, nous n’avons pratiquement posé aucune question aux participants, entre qui la discussion s’est rapidement établie. L’échange s’est déroulé dans un profond respect, tant dans la gestion de la prise de parole que dans les commentaires, l’un complétant les propos d’un collègue, l’autre résumant dans ses mots une idée présentée. Ainsi, la rencontre s’est davantage apparentée à une discussion entre collègues plutôt qu’à une entrevue entre un chercheur et des participants. Les données obtenues après près d’une heure trente de discussion ont été d’une grande richesse, et nous ont permis de valider certains aspects de la théorie que nous avions antérieurement isolés par l’analyse des entretiens par courriels. Après l’analyse du groupe de discussion, nous avons constaté que notre compréhension de l’expérience d’inclusion scolaire vécue à l’école concernée par le projet de recherche s’était élargie et approfondie. Nous avons été à même d’établir clairement des facteurs pouvant être liés à la réussite du programme étudié.

3.3 Le déroulement de la collecte des données

En MTE comme dans la recherche qualitative, il est généralement reconnu que le chercheur gagne à se familiariser avec le terrain d’investigation. Il doit s’imprégner le plus possible de la réalité étudiée, afin de contextualiser son analyse et son interprétation des données, et ainsi approfondir sa compréhension du phénomène. Lors du déroulement de la collecte de données, un étroit travail de collaboration s’est mis en place entre les deux chercheurs principaux ayant contribué au projet de recherche. Puisqu’un seul chercheur avait fréquenté le terrain d’investigation et s’était familiarisé avec le milieu étudié, il a été décidé que tous les échanges avec les participants passeraient par ce dernier. Ainsi, ce chercheur a piloté les entretiens par courriels et le groupe de discussion, en plus de rédiger le journal de bord. Les participants connaissaient déjà bien le chercheur attitré à la collecte de données, ce qui a grandement facilité l’établissement d’une relation de confiance. L’autre chercheur, quant à lui, était chargé de diriger les entretiens par courriels, faisant simultanément la rédaction des questions et l’analyse des réponses. Les participants connaissaient l’existence de ce deuxième chercheur, mais ne sont jamais entrés en contact avec lui.

Cette collaboration particulière qui s’est établie entre les deux chercheurs a entraîné certains avantages. En plus d’avoir un effet motivant sur les chercheurs, elle a notamment permis la révision, par le chercheur lié au terrain, de tous les courriels rédigés par l’autre chercheur et envoyés aux participants, apportant un autre point de vue sur la poursuite des entretiens. Cette répartition des rôles des chercheurs a aussi eu des inconvénients évidents. Outre certaines difficultés liées aux horaires, le principal inconvénient rencontré par le chercheur à l’extérieur du terrain d’investigation a été la difficulté de s’enraciner dans la réalité vécue par les participants afin que l’analyse soit éclairée par le contexte. Pour y arriver, ce chercheur s’est fortement appuyé sur les données provenant des entretiens par courriels, du groupe de discussion et du journal de bord.

3.4 La description du processus d’analyse des données et la construction de la théorie

Selon la méthode d’analyse par comparaison continue (Glaser & Strauss, 1967), nous avons simultanément procédé à la collecte et à l’analyse des données. Il faut donc garder en tête que les différentes phases que nous décrivons n’ont pas été opérationnalisées d’une manière séquentielle, mais qu’elles s’imbriquent l’une dans l’autre dans un processus d’influence réciproque.

Les propos des participants aux entretiens par courriels et au groupe de discussion ont, dans un premier temps, été placés dans cinq documents pour ensuite être codés à l’aide du logiciel QSR N’Vivo. Près de deux cents catégories distinctes ont ainsi été créées. À cette étape, le discours des participants a été soumis à un premier découpage des données par unité de sens. Ce découpage nous a menés à l’élaboration de quelques catégories générales liées de près aux thèmes que nous avions choisi d’aborder dans les entretiens et qui ont été discutés dans l’entretien collectif. Dans un second temps, les unités de sens se retrouvant à l’intérieur d’une même catégorie ont été comparées entre elles afin de faire ressortir les concordances et les différences et ainsi complexifier les propriétés théoriques liées à chaque catégorie. Dans cette phase, l’interprétation du chercheur joue un rôle secondaire. C’est dans la phase subséquente que l’interprétation des données commencera à faire partie du processus d’analyse.

Dans un troisième temps, nous avons créé de nouvelles catégories découlant des propriétés théoriques ressorties à la phase précédente. Pour la première fois, des catégories issues de la réflexion des chercheurs sont apparues et se sont jointes à celles issues du discours des participants. Ces nouvelles catégories créées par les chercheurs sont essentiellement composées de pistes de réflexion inspirées d’une première interprétation des données. Même si elles ne se rattachent pas directement au vécu des participants, ces catégories interprétatives ont joué un rôle important dans notre processus de théorisation.

Une quatrième phase a consisté à relire attentivement le contenu de chaque catégorie développée, et à tenter d’établir des liens et des disjonctions entre les propriétés théoriques identifiées. À cette étape, nous avons également jugé nécessaire d’adopter une vision globale du schéma analytique développé, et ce, tant d’un point de vue physique que théorique. En effet, l’aspect et l’organisation physique de la carte de catégories peuvent en dire beaucoup sur l’orientation que prend la théorie en construction.

Sans pouvoir affirmer qu’il s’agit d’une phase à proprement dit, la rédaction de mémos a accompagné, et fortement alimenté, tout notre processus d’analyse. Nous avons rédigé trois types de mémos. Un premier type de mémos a été rédigé sous forme de journal de recherche. Dans ce journal se retrouvent essentiellement des notes chronologiques prises lorsque nous étions sur le terrain. Ces notes concernent nos impressions, nos questionnements sur tous les aspects de la recherche (motivation des participants, échanges informels, difficultés rencontrées sur le terrain, suivi de la correspondance par courrier électronique sous forme de tableau, idées soudaines, etc.). Visant surtout à faciliter la planification des entretiens, ce premier type de mémos ne concernait pas directement les données collectées. Un deuxième type de mémos a été rédigé sous forme de courts billets portant essentiellement sur le contenu des entretiens (idées de questions à venir, commentaires sur les échanges par courriels, réflexions issues des propos des participants, etc.). Ces billets, à la fois brefs et précis, ont été intégrés à notre analyse dès les premiers instants des entretiens par courriels. Un troisième type de mémos a également été rédigé, cette fois-ci sous la forme de nouveaux documents dans N’Vivo, distincts des cinq déjà créés. Ce dernier type de mémos correspond à une phase distincte de notre processus d’analyse, puisqu’il revêt un caractère fortement interprétatif.

En effet, dans un cinquième temps, nous avons créé un nouveau document dans N’Vivo pour chaque aspect de la théorie en émergence. Par exemple, à cette étape du processus d’analyse, il ressortait déjà de cela que l’identification de compétences professionnelles ne suffisait pas pour bien comprendre les facteurs de réussite du programme d’inclusion développé dans l’école concernée. En effet, les données analysées ont rapidement montré que les compétences d’ordre génériques des intervenants, se rapportant aux qualités et aux attitudes, jouaient un rôle prépondérant dans l’augmentation de l’estime de soi des élèves intégrés. Nous avons donc créé un nouveau document N’Vivo dans lequel nous avons regroupé l’ensemble des codes et des mémos liés à cet aspect théorique. Nous avons par la suite rassemblé tous ces éléments théoriques sous forme de texte suivi, gardant en tête que ce texte serait susceptible d’alimenter la rédaction d’un futur rapport de recherche. Nous avons procédé de la sorte pour les autres aspects de la théorie en émergence.

4. Les résultats préliminaires

Même si les phases analytique et interprétative sont toujours en cours, des résultats préliminaires permettent de faire ressortir certaines tendances. Ainsi, lors des entretiens que nous avons faits avec les membres de l’équipe pédagogique qui interviennent directement auprès des élèves en troubles d’apprentissage, certaines conditions ont pu être identifiées comme pouvant faciliter la réussite de l’expérience d’inclusion vécue à l’école primaire concernée. Les résultats préliminaires font principalement état de trois familles de conditions favorables à la réussite : les pratiques éducatives liées aux compétences des intervenants, l’attitude des parents d’élèves intégrés et les éléments contextuels se rattachant au programme d’inclusion d’élèves en troubles d’apprentissage.

Tout d’abord, des caractéristiques liées aux pratiques des intervenants ont été identifiées comme étant des conditions qu’il est nécessaire de considérer afin de mieux comprendre ce qui fait de l’expérience d’inclusion une réussite. D’une part, notre analyse préliminaire nous permet de relier la réussite scolaire des élèves intégrés et le développement de compétences professionnelles chez les intervenants. Ainsi, les intervenants des classes d’inclusion établissent un lien direct entre certaines compétences professionnelles qu’ils ont développées (gestion de classe et pratiques différenciées, développement et engagement professionnel, organisation et planification des savoirs enseignés, travail d’équipe, etc.) et l’augmentation de la réussite scolaire chez leurs élèves intégrés. D’autre part, notre analyse s’est également attardée à l’estime de soi des élèves intégrés. En effet, même si le volet quantitatif de la recherche (visant à évaluer le niveau d’estime de soi auprès des élèves concernés) est toujours en cours, le discours des participants aux entretiens suggère que ces élèves ont une estime d’eux-mêmes positive, ce qui a priori peut sembler surprenant étant donné l’importance des difficultés d’apprentissage qu’ils vivent. Lors de la collecte de données, nous nous attendions à ce que les compétences professionnelles soient liées à l’estime de soi des élèves intégrés. Or, une analyse soutenue des données permet plutôt de relier l’estime de soi à une famille de compétences génériques. Apparentée aux qualités et aux attitudes, cette famille de compétences est à leurs yeux « […] ce que ça prend pour travailler dans une classe inclusive ». Ils identifient ainsi, notamment, la patience, l’empathie, la communication interpersonnelle, l’entraide, la promptitude, la conscience professionnelle, la justice, l’investissement, la confiance, la sensibilité et l’ouverture comme des composantes essentielles de leur travail auprès des élèves intégrés. Pour eux, l’amélioration de l’estime personnelle des élèves intégrés passerait notamment par le soutien d’une équipe d’intervenants directs faisant preuve de compétences génériques hautement développées. Ces compétences professionnelles et génériques sont à la base des pratiques éducatives adoptées par les intervenants envers les élèves intégrés.

Outre les intervenants en milieu scolaire, l’attitude positive et déterminée des parents d’élèves intégrés est également liée à la réussite du programme d’inclusion scolaire. Par exemple, les parents ayant un enfant intégré au programme d’inclusion s’impliquent activement dans leur cheminement scolaire. Ils assureraient un suivi scolaire serré et assidu à la maison, renforçant ainsi les interventions faites en classe. Leurs exigences envers leur enfant seraient à la fois réalistes et adéquates. Ces attitudes parentales sont considérées comme une condition facilitant la réussite de l’expérience vécue à l’école concernée.

Certains éléments contextuels propres à la situation étudiée jouent aussi un rôle dans la réussite du programme d’inclusion scolaire. Par exemple, la sélection des élèves et le contingentement du programme sont liés à l’implication des parents et à l’attitude positive qu’ils adoptent par rapport au programme. Le faible ratio enseignant-élève, l’important effort financier, humain et administratif mis en place par les responsables du programme de même que le processus d’affectation des intervenants entraînent la mise en place de conditions facilitantes.

Conclusion

Depuis sept années, une école primaire située dans une région éloignée du Québec accueille des élèves en troubles d’apprentissage qui sont intégrés en classe inclusive. Même si le programme développé par cette école n’avait jamais été évalué dans le cadre d’une recherche scientifique, les acteurs concernés (parents, élèves, intervenants, administrateurs) voient l’expérience comme une réussite. Bien que la recherche concernée par le présent article soit toujours en cours, certains facteurs de réussite ont été dégagés. Principalement, ces facteurs concernent les pratiques éducatives liées aux compétences des intervenants, l’attitude des parents d’élèves intégrés et les éléments contextuels se rattachant au programme d’insertion d’élèves en troubles d’apprentissage.

D’un point de vue méthodologique, la recherche a été menée selon certains principes propres à la méthodologie de la théorisation enracinée, ou MTE (Luckerhoff & Guillemette, 2012). Tant au niveau procédural qu’analytique, la MTE a permis de mieux comprendre ce que vivent les intervenants qui travaillent auprès des élèves en troubles d’apprentissage qui font partie du programme d’inclusion scolaire. En participant à des entretiens individuels et collectifs, les intervenants ont fortement souligné que leur expérience en classe inclusive est une réussite pour eux, pour les élèves et pour les parents. La méthode d’analyse par comparaison continue (Glaser & Strauss, 1967) a joué un rôle important dans notre compréhension de l’objet étudié.

Le projet de recherche a nécessité une collecte de données provenant d’entretiens par courriels, d’un groupe de discussion et d’un journal de bord. Sur les entretiens par courriels, nous retenons certaines limites quant à leur utilisation. Nous notons d’abord que la richesse des réponses et l’intérêt des participants s’amenuisent graduellement au fil des échanges, et ce, en dépit de nos multiples tentatives de les raviver. Également, la flexibilité dans la gestion du temps que permet l’entretien par courriels a semblé nuire aux participants. En effet, ils ont mentionné avoir trouvé difficile d’organiser leurs temps de réponse puisque l’entretien n’était pas préalablement entré dans leur horaire de travail. Certains ont même précisé qu’ils écrivaient leurs réponses en plusieurs temps, en sauvegardant les données inscrites et en continuant la rédaction le jour suivant. Ces difficultés relatées par les participants vont à l’encontre des propos adoptés par certains auteurs sur l’utilisation de l’entretien par courriels, notamment ceux de Bampton et Cowton (2002) et de McAuliffe (2003). À la lumière de notre expérience, nous croyons qu’il serait intéressant, dans un projet de recherche ultérieur, de se questionner sur ces difficultés rencontrées par les enseignants lors des entretiens par courriels. Malgré ces difficultés, les entretiens par courriels ont tout de même généré des données importantes pour la recherche, particulièrement en ce qui concerne les réponses aux questions de situation et d’orientation.

Sur le groupe de discussion, nous retenons qu’il a permis d’enrichir, de nuancer et de préciser les propos déjà recueillis lors des entretiens par courriels, si bien que nous nous questionnons sur l’utilisation exclusive, pour nos futures recherches, de l’entretien par courriels. Nous remettons également en question l’ordre dans lequel nous avons utilisé les deux types d’entretiens. En effet, il aurait peut-être été plus profitable de commencer les entretiens par la tenue d’un groupe de discussion, dont une première analyse aurait pu jeter les bases des futurs échanges courriel. Les entretiens par courriels auraient ainsi été plus ciblés, accroissant sans doute l’intérêt et la motivation des participants. Hormis cet avantage, il demeure que le groupe de discussion représente une façon intéressante de clore une phase de collecte de données. En gardant cette réflexion entière, nous retiendrons que l’entretien par courriels et le groupe de discussion sont deux instruments offrant des possibilités complémentaires pour une recherche qualitative comme celle que nous avons relatée dans cet article.