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Introduction

L’objectif général de notre recherche était non seulement de comprendre et de décrire une pratique de communication publique mettant en scène le dissensus sur la question des accommodements raisonnables, mais aussi de proposer un éclairage théorique sur le fonctionnement de la parole publique à partir d’un corpus empirique.

Cet objectif a fait appel à la méthodologie de la théorisation enracinée[1]. Il s’agit d’une méthodologie

itérative de théorisation progressive d’un phénomène […], c’est-à-dire que son évolution n’est ni prévue ni liée au nombre de fois qu’un mot ou qu’une proposition apparaissent dans les données. Ainsi, elle ne correspond ni à la logique de l’application d’une grille thématique préconstruite ni à celle du comptage et de la corrélation de catégories exclusives les unes des autres

Paillé, 1994, p. 151

Cette définition insiste notamment sur les allers-retours réguliers et progressifs entre les données empiriques et le processus de théorisation. En revanche, Paillé la définit comme un acte de conceptualisation s’inscrivant dans une démarche de théorisation différente de la Grounded Theory de Glaser et Strauss (1967). Pour Paillé, la théorisation enracinée est conçue en tant que méthode d’analyse de données et non en tant que méthode générale de recherche qualitative. Ainsi, les chercheurs recourant à la théorisation enracinée, selon ce point de vue, répondent à la question suivante : « Que faire avec les données, comment les analyser? » plutôt qu’à celle consistant à demander : « Comment mener une recherche qualitative? » (Paillé, 1994, p. 149). Cependant, la Grounded Theory, dans l’optique de Glaser et Strauss (1967), n’est pas uniquement une méthode d’analyse des données. Elle est une méthode générale de recherche. C’est cette dernière acceptation de la Grounded Theory qui prévaut dans ce texte. En d’autres mots, le raisonnement inductif, dans notre travail de recherche, a commencé dès le début du processus, c’est-à-dire que l’analyse des données n’a pas été guidée depuis le départ par des questions de recherche spécifiques et bien définies. Nous avons seulement commencé à observer ce que les acteurs ont fait lors d’audiences publiques en commission parlementaire.

1. Le défi de l’induction

Au vu de notre objet de recherche, il était clair que le processus à explorer, soit la publicisation du dissensus dans une audition publique en commission parlementaire, était lié à une expérience discursive qui met en scène la confrontation de points de vue antagonistes. Dans la mesure où la recherche du sens concerne la façon dont cette expérience fonctionne effectivement dans une arène publique, l’approche consiste à appréhender le processus de publicisation à partir de données sur la pratique de communication telle qu’elle est réalisée dans la réalité empirique. Ainsi compris, notre objet de recherche correspondait à une forme de parole publique « située », c’est-à-dire ancrée dans la spécificité du contexte dans lequel elle se déploie (société multiculturelle, gestion étatique de la diversité, forme de laïcité, politique publique d’immigration). Il nous a semblé que la meilleure façon pour développer une compréhension de cet objet de recherche était de décrire inductivement la manière dont les actants agissent dans la situation analysée, tout en donnant une primauté à ce qui émerge du terrain.

L’analyse par théorisation enracinée est, comme l’a souligné Paillé (1994), une démarche de conceptualisation progressive du phénomène étudié à partir de données empiriques. En plus de ce principe d’enracinement des analyses dans les données, les chercheurs expérimentés évoquent le principe de progression de la conceptualisation. Comme l’a bien noté Paillé, cette méthode est une démarche « itérative de théorisation progressive d’un phénomène » (1994, p. 151). Dans cette optique, la proposition d’hypothèses ou d’une grille d’analyse peut enfreindre les principes de la méthode par théorisation enracinée. Ainsi, il est normal que les questions précises de la recherche ne puissent être définies qu’a posteriori (Paillé, 1994).

Paillé (1994) et Charmaz (2006) rejoignent Strauss et Corbin (1998) dans leur insistance sur le fait que la méthode de la théorisation enracinée construit et transforme la recherche au fur et à mesure que la collecte de données se poursuit, au lieu d’être totalement structurée au préalable. À partir de ces postulats, il devient clair qu’avant l’étape de « l’écoute des données » (Strauss & Corbin, 1998 cité dans Guillemette, 2006, p. 38), il est difficile de faire une description précise de la collecte des données, car celle-ci dépend des résultats primaires de l’analyse progressive. En ce sens, cette manière itérative ou circulaire convenait bien à notre objet d’étude puisque le processus dynamique d’échanges de points de vue que nous proposions d’examiner comporte également un caractère imprévisible qui tient de la nature incertaine des discours conversationnels.

S’appuyant sur les expériences des chercheurs qui ont eu recours à la théorisation enracinée, Goulding (2001) a qualifié cette méthode de « risquée ». Ainsi, à mesure que le chercheur fait des allers et retours entre des étapes qui sont habituellement réalisées de façon séquentielle, sa démarche peut être « contestée pour sa non-conformité aux procédures habituelles de la démarche scientifique » (Guillemette & Luckerhoff, 2009, p. 5). Toutefois, la démarche itérative n’est aucunement une adhésion à une manière que certains qualifient d’anarchiste[2] d’appréhender la recherche scientifique. La méthodologie est flexible sans pour autant être moins rigoureuse. En dépit de l’aspect « flou » que Paillé (2006) décrit comme un état d’imprécision riche, de flou artistique, d’opacité suspecte ou d’implicite suggestif, cette démarche inductive nécessite des procédés systématisés comme l’échantillonnage théorique, le codage et la catégorisation.

Le défi pour les chercheurs qui veulent argumenter sur la pertinence de leur approche par théorisation enracinée, comme le soulignent Guillemette et Luckerhoff (2009), « consiste à montrer qu’ils peuvent être préparés sans avoir nécessairement de planification séquentielle détaillée » (p. 16). Pour mieux illustrer ce propos, l’exemple de notre recherche doctorale est tout indiqué. Au début, l’enjeu était de présenter un projet suffisamment balisé alors qu’il correspondait plus à une thématique, à un terrain à explorer (thématique de la parole publique sur le pluralisme religieux) qu’à des questions de recherche bien délimitées. Le travail que nous présentions manquait de précisions claires sur le corpus. Il consistait plus en une identification des paramètres de la situation à étudier (Strauss & Corbin, 1998) qu’en une identification d’une grille d’analyse bien délimitée. C’est précisément sur ce point que peut être éprouvée une tension entre « créativité » et « scientificité » (Garrau & Bandeira de Mello, 2010). La créativité renvoie à une stratégie de recherche dont le postulat fondamental est l’émergence et la possibilité d’ajustement au fur et à mesure de l’avancement de l’analyse du phénomène étudié. La scientificité renvoie ici à la nécessité de planification précise de chaque étape.

En raison de cette tension et de pressions scolaires[3], nous avons retravaillé le projet en enfreignant les exigences de la théorisation enracinée. Nous avons en effet proposé une grille d’analyse de données tout en insistant sur la possibilité de remplacer ou d’ajouter des indicateurs[4]. En revanche, pour demeurer fidèle à la spécificité de la méthodologie de la théorisation enracinée et respecter ses paramètres scientifiques, cette grille d’analyse a plus tard été « suspendue » (Glaser, 1992, 1998), mise à l’écart. Le retrait de cette grille s’est justifié par le souci de minimiser autant que possible le risque de forcer les données à entrer dans cette grille et de favoriser une approche où les catégories conceptualisantes (Paillé & Mucchielli, 2003) ne sont pas prédéfinies, mais ont émergé à partir des données, au fur et à mesure de l’analyse.

Afin de poursuivre notre réflexion issue de cette expérience de recherche, nous évoquons dans ce qui suit que les mises en garde contre des soi-disant « risques » de subjectivité qui pourraient être principalement formulées par les partisans de la séparation radicale entre le chercheur et son objet. Ces derniers considèrent que les prétendus « risques » de subjectivité pourraient être plus importants quand le chercheur se situe en rapport de proximité avec son objet d’étude. Il nous paraît important de discuter brièvement de ce défi.

2. L’induction et le défi de proximité

Dans notre cas, la proximité était d’autant plus tangible et complexe qu’il s’agissait d’une proximité visible. Par proximité visible, nous entendons une posture où la proximité de la chercheuse par rapport à son objet d’étude est perçue dans son identité manifeste, c’est-à-dire dans des traits ou des attributs qui sont visibles et qui relèvent, par ailleurs, certains aspects de son humanité (par exemple, le genre, la couleur de la peau et l’appartenance à un groupe). Cette situation peut susciter une tension entre la nécessité d’extériorité qu’exige la démarche scientifique et la posture de proximité qu’imposent les paramètres de l’objet de recherche (dissensus sur la thématique du port des signes religieux).

Revenons un instant sur la période où nous avons amorcé notre projet de recherche, laquelle coïncidait avec la médiatisation de controverses soulevées dans la province de Québec à propos des pratiques des accommodements raisonnables. Ce débat public a provoqué en nous une interrogation préliminaire : quel est le rôle joué par des discours circulant dans les arènes publiques dans la construction des problèmes publics?

C’est à l’examen de ce genre de questions que nous avons par la suite décidé de nous consacrer dans le cadre d’une recherche doctorale. Nous voulions à ce moment-là comprendre la logique de fonctionnement des situations de discussion publique où les repères culturels ou normatifs ne sont pas partagés et approcher scientifiquement ce phénomène sociocommunicationnel.

Nous sommes alors partie de l’intuition que la compréhension du fonctionnement de la discussion publique pourrait se faire à travers une focalisation sur la communauté arabo-musulmane de Québec en tant que groupe social concerné par le problème des accommodements raisonnables. Prenant pour point de départ l’idée que la compréhension du phénomène à l’étude serait facilitée par le choix d’un groupe social concerné par le problème public et dont les origines sont proches des nôtres, nous nous sommes fixé l’objectif de comprendre la spécificité de la participation publique de la communauté musulmane de Québec. Dans une optique d’ethnographie de la communication, nous avons également pensé à l’atout de maîtriser l’arabe, la langue parlée pendant les événements communautaires, puisque cela peut favoriser la compréhension des comportements verbaux et non verbaux du groupe social étudié. Prenant le problème d’un autre côté, celui de l’impact de la méthode à adopter sur le rapport avec l’objet d’étude, nous nous sommes posé les questions suivantes : l’impact de cette proximité peut-il être le même que nous choisissions de faire de la phénoménologie, de l’auto-ethnographie, de l’étude de cas ou de l’analyse de discours? Ne convient-il pas de privilégier une méthode qui permet de rester en dehors des situations observées?

Avant de répondre à ces questions et de choisir une méthode de recherche, nous avons décidé de recourir à des procédés méthodologiques (le journal réflexif, l’écriture descriptive et la problématisation théorique) qui favorisent l’ouverture aux données et l’immersion dans le terrain et aident à prendre des décisions justifiées. Une interaction s’est alors établie entre nous et notre objet d’étude à travers un journal réflexif dans lequel nous notions une variété d’informations sur nous-même, notre environnement, notre objet d’étude et les difficultés récurrentes de la méthode. D’ailleurs, ce journal que nous avons tenu jusqu’à la fin du projet nous a permis de maintenir une pratique réflexive tout au long de la recherche, une pratique qui

demande la rupture des adhérences et des adhésions les plus profondes et les plus inconscientes, celles, bien souvent, qui font l’« intérêt » même, de l’objet étudié pour celui qui l’étudie, tout ce qu’il veut le moins connaître de son rapport à l’objet qu’il cherche à connaître

Bourdieu & Wacquant, 1992, p. 224

Cette réflexivité que Desroche (1990) considère comme une « maïeutique » et que nous avons mise en mots dans notre journal nous permet de « retrouver la dynamique du terrain et [de] reconstituer les atmosphères qui ont prévalu pendant la recherche » (Savoie-Zajc, 2004, p. 147). Ainsi, un regard rétrospectif sur notre journal réflexif laisse voir une crainte de faillir à l’objectivité scientifique, d’offusquer des lecteurs qui peuvent se méfier de notre apparence, une crainte d’être entachée de subjectivisme et de voir la double appartenance à la communauté culturelle et à la communauté scientifique interprétée comme un clivage entre l’incontrôlable et le maîtrisable, le corps et la raison, la subjectivité personnelle et l’objectivité scientifique. Cette crainte a même fait surgir à un certain moment du processus de recherche l’idée de changer de thématique de recherche. En d’autres moments plus productifs, le journal rend compte de l’exploration de différentes voies de collecte de données, c’est-à-dire la réflexion sur notre projet sous des angles différents. Garreau et Bandeira de Mello (2010), qui proposent de dépasser la tension entre scientificité et créativité évoquée ci-dessus en mobilisant le cadre proposé par Alvesson, Hardy et Harley (2008), appellent cette pratique « la réflexivité-R ». Elle représente pour eux « un mécanisme conforme aux canons de la théorisation enracinée en vue d’une meilleure capacité à innover » (Garreau & Bandeira de Mello, 2010, p. 14). L’exploration des voies possibles de recueil de données a finalement été guidée par la question suivante : comment approcher ce sujet controversé sans que l’analyse soit destinée à défendre ou à condamner les pratiques et les positions étudiées?

Cette question représente un véritable défi pour la sociologie des problèmes publics qui est de plus en plus soucieuse de la question suivante : peut-on prétendre à un détachement absolu et à une complète distanciation par rapport à un problème d’intérêt commun, en l’occurrence un problème public qui nous touche de près? Pour y répondre, Cefaï (1996) souligne que le chercheur n’a pas affaire au traitement d’un conflit de valeurs, mais à une activité collective qu’il analyse tout en suspendant son jugement quant à la pertinence des propositions sur ce que le monde est et devrait être. Le questionnement porte alors sur le rapport que le chercheur établit avec son identité et non de son identité en tant que telle.

L’honnêteté intellectuelle exige qu’un chercheur dont l’objet d’étude l’implique à un certain niveau ne puisse prétendre être étranger à cet objet. Quand le « je », écrit Edgar Morin, « se cache, notamment en sociologie et dans les sciences sociales, c’est une ruse honteuse! » (Morin, 1984, p. 50). Dans notre cas, nous avons préféré ne pas passer sous silence cette proximité ni de dissimuler notre identité.

Dans ce même ordre d’idées, Guillemette pense qu’il est important de « mettre à jour la relation entre les intuitions du chercheur (faites de savoirs antérieurs et de références à des théories existantes) et les suggestions qui proviennent des données du terrain » (2006, p. 45). Assumer cette responsabilité, qui est un principe d’ordre éthique et non seulement méthodologique, n’est possible qu’en réfléchissant aux conditions qui permettraient que cette responsabilité ne soit pas seulement un slogan ou l’expression d’une bonne intention difficile à réaliser concrètement. Elle se réalise aux yeux de Pierre Bourdieu (2003) à l’aide d’un exercice qu’il nomme l’objectivation participante qui « vise à une objectivation du rapport subjectif à l’objet qui, loin d’aboutir à un subjectivisme relativiste et plus ou moins antiscientifique, est une des conditions de l’objectivité scientifique » (Bourdieu, 2003, p. 47; voir également Hamel, 2008). L’objectivation participante s’est manifestée dans notre travail en cherchant à adopter toujours un recul par rapport à nos observations et nos interprétations.

Une pratique a appuyé cet exercice : l’écriture réflexive. Cette écriture concerne des moments vécus et l’observation de ce que nous étions en train de faire. Quant au « je » auquel nous avons eu recours à travers cette écriture descriptive, il n’est pas un instrument de connaissance (Feldman, 2002). C’est plutôt un « je existentiel » (Feldman, 2002) qui correspond à un miroir devant lequel nous nous remettions en question.

3. L’échantillonnage au sein d’un site inédit pour la théorisation enracinée

Si les nombreux chercheurs qui se réclament de la méthodologie de la théorisation enracinée s’accordent sur les principes propres à cette méthodologie, il demeure qu’ils peuvent s’appuyer sur des types de corpus distincts. Or ce qui nous a frappée d’emblée à la lecture des textes de référence se rapportant à la théorisation enracinée, c’est l’absence, ou du moins l’insuffisance[5], de publications scientifiques qui proposent de décrire, concrètement, l’opération de construction d’un corpus de discours conversationnels.

En consultant les écrits scientifiques sur l’utilisation de la théorisation enracinée, nous avons constaté que les écrits laissent souvent penser que l’on ne peut se livrer à une méthode par théorisation enracinée qu’à partir d’un corpus de données provenant de transcriptions d’entrevues. Les textes abordant la théorisation enracinée s’accordent pour donner des exemples à partir de recherches menées sur des entretiens. Cette concentration sur les entretiens comme outil de collecte de données s’explique par le fait que cette méthode s’est avérée utile dans la quête du sens que donnent les participants à un phénomène.

Les lecteurs pourront s’étonner de voir des discours conversationnels en situation d’audition publique engageant des élus et des citoyens figurer parmi les données principales d’une démarche par théorisation enracinée. Mais que les lecteurs se rassurent : la théorisation enracinée ne concerne pas que les chercheurs qui choisissent une approche phénoménologique ou, pour le dire autrement, que les thèmes de recherche dont la finalité est de dégager la perception que les participants ont de la réalité étudiée. La théorisation enracinée peut bel et bien constituer une option méthodologique adéquate pour l’analyse des processus en jeu dans la pratique et le discours des acteurs (démarche inspirée du courant praxéologique). Les verbatims et les vidéos enregistrées peuvent fort bien servir d’univers empirique pour une théorisation enracinée.

Dans ce qui suit, nous montrons comment nous avons fait de la théorisation enracinée avec des données verbales et non verbales issues d’auditions publiques en commission parlementaire. Nous expliquons aussi comment nous avons abordé un univers empirique fait d’interactions, d’argumentations et d’échanges de paroles à partir d’une logique inductive et comment nous avons fait l’échantillonnage à partir de verbatims préexistants et de vidéos enregistrées.

En choisissant de travailler sur un corpus inédit dans les travaux recourant à la théorisation enracinée, nous rejoignons Reiner Keller (2013) qui a exploré la possibilité d’intégrer l’analyse de discours dans la théorisation enracinée. Cependant, la proposition de Keller se limite à une problématisation qui oppose une version postmoderne de la théorisation enracinée à une version classique, sans pour autant développer une démonstration concrète. La description ici faite de la constitution du corpus de verbatims et de vidéos enregistrées des auditions en commission parlementaire vise à apporter une contribution pour combler cette lacune.

Pour construire le corpus d’interactions en situation de communication relative aux « problèmes publics », nous nous sommes inspirée de la façon dont les chercheurs utilisant la théorisation enracinée constituent leurs corpus de données provenant d’entretiens et surtout d’entretiens de groupe (Baribeau & Germain, 2010), car ceux-ci contiennent des interactions entre les participants ainsi que des tours de parole.

3.1 La sélection d’un site

Étant donné que la théorisation enracinée est adoptée dans cette recherche en tant que méthode générale de recherche et non pas seulement comme méthode d’analyse des données, toutes les données susceptibles de nous informer sur notre thématique de recherche (le débat public autour de l’exercice de la liberté de religion dans le contexte de la neutralité religieuse de l’État) ont été considérées. Alors que nous ne savions pas encore quel cas d’étude allait occuper notre observation de la confrontation des points de vue par rapport à cette situation, nous savions que l’objet d’étude ne pouvait être étudié qu’en focalisation sur une situation concrète de communication puisque cette thématique n’est saisissable qu’à travers des formes de discours qui lui donnent du sens. La spécificité de notre ancrage disciplinaire (la communication publique) et son aptitude à articuler arène et discours, pratique et dispositif, nous ont amenée à nous interroger sur l’arène qui délimite l’étude, c’est-à-dire le lieu où la confrontation des points de vue est rendue publique.

En vue de sélectionner une arène de discours, nous avons consulté notre journal de bord. En effet, tout en observant des arènes (articles de presse, blogues, forums de discussion, débats télévisés, etc.) où se discutait la thématique de l’exercice de la liberté de religion dans le contexte de la neutralité religieuse de l’État, nous prenions des notes sur celles-ci qui nous paraissaient significatives. Une d’entre elles a retenu notre attention : « un groupe de personnes du Centre culturel islamique du Québec travaille sur la rédaction d’un mémoire qui sera déposé au Secrétariat des Commissions au plus tard le 7 mai 2010 dans le cadre d’une consultation générale sur le projet de loi n° 94 » (Extrait du journal de bord, février 2010).

En raison du caractère dynamique des acteurs qu’il met en jeu (ministres, députés, citoyens, représentants d’organisme, personnalités publiques) et du caractère complexe du problème social faisant l’objet d’une consultation en commission parlementaire sur les accommodements raisonnables, et aussi, et peut-être surtout, de l’originalité de ce type d’activité communicationnelle, les auditions publiques en commission parlementaire sur le projet de loi n° 94 nous a semblé particulièrement pertinent.

Comme le recommandent les méthodologues de la théorisation enracinée, le cas devrait être choisi en fonction des éléments théoriques qui sont présents dans les paramètres de l’objet de recherche (Guillemette & Luckerhoff, 2009). Cela veut dire qu’il faut vérifier si les caractéristiques de la problématique sont compatibles avec celles du cas choisi. Notre cas permettait de traiter la thématique de l’exercice de la liberté de religion dans le contexte de la neutralité religieuse de l’État en tant que chose publique et de souligner que le phénomène de la parole délibérative touche aussi aux thématiques éthico-politiques, autrefois regardées comme les plus rétives à la consultation publique. En choisissant un univers empirique en fonction de la pertinence de ses caractéristiques par rapport aux éléments de la problématique de recherche, nous répondions au critère de pertinence théorique de l’échantillon par rapport à la situation d’étude (Pourtois & Desmet, 2007).

Ce que nous venons de décrire illustre le recours à la problématisation théorique (Berger & Paillé, 2011). La problématisation théorique correspond à l’opération de sélection qui concerne non seulement l’objet de l’étude (la parole publique sur les accommodements raisonnables), mais aussi l’angle par lequel nous souhaitons approcher cet objet ou, pour le dire autrement, la délimitation de la situation à étudier. Pour nous, l’effort intellectuel au cours de cette opération consistait à éviter d’être désorientée par la richesse qu’offraient les observations du terrain général. Cet exercice sert à juger de la pertinence des données en posant la question suivante : ces données « sont-elles bien en relation avec mon objet de recherche et concernent-elles la même définition du cadrage de ma recherche? » (Mucchielli, 2007, p. 3). À ne pas en douter, évoquer le cadrage de la recherche ne revient pas à confiner la démarche à la déduction. Le cadrage de la recherche désigne plutôt le fait de s’assurer que le choix du site est balisé par des paramètres liés aussi bien à l’objectif général de la recherche qu’au cadre conceptuel qui a guidé la construction de l’objet d’étude.

Jusqu’ici, nous avons parlé de notre cas d’étude comme s’il s’agissait d’une entité homogène. Or, l’étude d’auditions publiques en commission parlementaire comprenait des cas de participation (cinquante groupes et citoyens ont été entendus), ce qui nous a conduite à prendre des décisions en vue d’effectuer un échantillonnage intracas (Miles & Huberman, 2003).

3.2 L’échantillonnage intracas

Étant donné que c’est l’émergence des catégories conceptuelles qui guide l’échantillonnage théorique (Strauss & Corbin, 1998), l’échantillon a évolué en fonction des résultats des premières analyses. En effet, les opérations de sélection se sont entremêlées avec le processus analytique qui consistait à donner du sens aux données brutes, c’est-à-dire aller au-delà de ce que les données brutes disent a priori (Blais & Martineau, 2006). Les séances ont été choisies en fonction de « leur capacité à favoriser l’émergence et le développement de la théorie » (Guillemette, 2006, p. 40). Le va-et-vient entre les données a permis de détecter à temps les données manquantes et de choisir une autre séance d’audition en conséquence. Le corpus s’est donc construit au fur et à mesure que se précisaient les objectifs et les questions de recherche. L’atteinte de la saturation théorique a mis fin au processus d’échantillonnage. Les cas éliminés étaient des cas qui n’ajoutaient rien de nouveau à la modélisation proposée à la fin de l’analyse.

Comme le recommande Glaser, nous avons commencé la recherche en « suspendant » toute connaissance du phénomène. Il fallait réussir à appliquer la maxime socratique « je ne sais qu’une chose, c’est que je ne sais rien ». Si nous prétendons ne rien savoir du phénomène à l’étude, c’est précisément parce que notre fonction est de laisser les données nous faire découvrir les significations à comprendre et à saisir. Dans la perspective de cette approche, il est apparu pertinent d’amorcer le travail avec une étape exploratoire qui consistait à visionner toutes les vidéos des auditions publiques. À la suite de lectures flottantes des verbatims et de visionnements intuitifs des enregistrements vidéo, nous avons constaté que les données proposaient différentes perspectives et, par conséquent, plusieurs options méthodologiques. L’univers empirique s’est révélé être à cet égard un corpus exemplaire par la richesse des phénomènes de sens qu’ils offraient à l’analyse.

Afin que la démarche soit fidèle à sa vocation d’être une démarche inductive et afin d’enraciner la recherche dans le monde empirique, nous n’avons eu aucun parti pris avant de débuter l’analyse, nous n’avons pas cherché à utiliser un cas qui pouvait aider à établir des liens entre les objectifs de la recherche et les catégories découlant des données brutes. À cette étape préliminaire, l’observation des données a toutefois suggéré une première piste : se concentrer sur la parole des actants de minorités religieuses. L’objectif était, selon cette direction, d’apporter des éclairages à la question suivante : comment, lors d’une audition publique en commission parlementaire considérée comme une arène publique où est débattue la question des accommodements raisonnables, des acteurs sociaux minoritaires gèrent-ils leur situation de prise de parole?

3.2.1 Le premier cas analysé

L’audition du Centre culturel islamique de Québec, qui comporte des situations de confrontation entre des élus et certains représentants de ce groupe qui portent des signes religieux, est apparue comme un cas riche qui exprimait le phénomène avec intensité. À cette étape préliminaire de l’analyse, l’observation a porté sur les unités maximales que sont l’intervention du groupe (l’exposé que font un ou deux participants pour présenter le point de vue du groupe aux députés) et l’échange (la période de question-réponse avec les députés). L’analyse de ce premier cas est d’autant plus importante qu’elle m’a permis de poser les observations méthodologiques suivantes :

  • Le risque de manquer tout l’aspect sémantique s’accroît en cas de concentration sur une perspective interactionnelle. Il faut donc problématiser et spécifier que l’objectif est de repérer et caractériser les formes de langage, les stratégies discursives et les processus argumentatifs employés pour se faire entendre lors du traitement législatif du problème des accommodements raisonnables. Une stratégie d’échantillonnage intrinsèquement liée à cet objectif permettra de focaliser l’analyse sur ce qui importe pour les finalités de la recherche.

  • L’univers empirique en est un de discussion. Dans cet univers, il y a non seulement une divergence de conception du rapport établi entre les groupes sociaux (intégration, assimilation, accueil, accommodement), mais aussi une contestation de ce rapport (besoin de reconnaissance, critique de la ghettoïsation, stigmatisation, etc.). Il y a donc une mise en scène du rapport de forces entre deux groupes d’appartenance : la majorité laïque et les minorités religieuses. Ceci permet de penser cette situation de communication comme une situation où s’actualisent des relations de pouvoir inégalitaires (minorité, majorité, personnalité publique, simples citoyens).

  • Pendant l’audition du Centre culturel islamique de Québec, la ministre de l’Immigration et des Communautés culturelles a évoqué à plusieurs reprises l’avis d’autres groupes musulmans qui s’opposent à l’avis du groupe entendu. Elle confrontait des arguments soutenus par ce groupe avec des arguments adverses soutenus par des groupes appartenant eux aussi aux minorités religieuses. Cette donnée a fait émerger une nouvelle direction : comment des individus placés dans un même groupe social (des musulmans) peuvent-ils défendre des formes de reconnaissance différentes? L’étude des processus argumentatifs utilisés au fil des auditions par les musulmans nous a alors intéressée. Nous avons donc inclus dans le corpus de base tous les cas de groupes ou citoyens musulmans. Les premiers résultats de l’analyse de ce corpus ont confirmé que l’intervention des musulmans aux auditions était différente selon les groupes, et ce, à plusieurs égards. On aurait tort de croire que cet échantillon est homogène, parce qu’il inclut des cas typiques et des cas atypiques, des partisans et des opposants aux principes des accommodements raisonnables.

Suivant ces observations méthodologiques notées dans des mémos, nous avons abandonné la première stratégie de construction du corpus qui ciblait seulement les groupes musulmans. Il s’est avéré que cette stratégie n’était pas cohérente ni avec notre position épistémologique pluraliste qui rompt avec toute forme de réductionnisme ni avec notre objet d’étude qui est la situation de participation et non pas les musulmans qui participent à cette situation. En fait, comme le dit Boltanski (1990), pour se référer à la sociologie de l’action, il importe de ne pas parler de personnes religieuses, psychologiques ou sociales, mais « de personnes actancielles » (p. 266). Il était plus pertinent alors d’utiliser ce trait identitaire qu’est la tradition religieuse comme attribut pour qualifier les actants et non comme un trait qui fixe a priori le corpus.

Le critère de sélection des auditions est donc devenu la pertinence par rapport à l’objet étudié (Laperrière, 1997), soit le dissensus autour de la question des accommodements raisonnables. Pour être retenue dans le corpus, une audition devait comporter des liens avec d’autres discours disqualifiés. Comme les auditions étaient choisies en fonction de leur capacité à favoriser l’émergence et la construction de la théorie, nous avons décidé d’ajouter de nouveaux cas d’auditions au corpus de base pour résorber ainsi le risque d’un manque de données pertinentes. Ces cas impliquaient des groupes non musulmans.

Il ressort de cette description de l’opération de constitution du corpus que le regard analytique n’est jamais figé. Il se déplace incessamment d’un point à l’autre dans un ajustement constant avec ce qui émerge des données. Nous avons en définitive, retenu la stratégie d’échantillonnage suivante :

  • Effectuer une comparaison systématique entre les séances d’audition de musulmans et de non-musulmans parallèlement à une comparaison constante entre les différents groupes musulmans. Le principe de comparaison qui guidait l’échantillonnage théorique permettait de considérer des façons de faire différentes ou présentant des caractéristiques divergentes afin d’augmenter les chances de découvrir des variations conceptuelles (Strauss & Corbin, 1998). Nous y avons aussi ajouté des cas uniques, comme le cas des sikhs qui ont été empêchés d’entrer dans l’enceinte parlementaire québécoise en portant le kirpan. Malgré que le groupe n’ait pas pu rencontrer les parlementaires, nous retenons ce cas atypique qui est apparu sous une forme insolite et non rituelle car son analyse enrichit les énoncés émergents. Premièrement, ce cas nous offre une illustration concrète du sujet du débat, c’est à dire, qu’il matérialise le débat sur la question des accommodements raisonnables et nous suggère ainsi que le site dialogique qu’est l’Assemblée nationale s’articule au réseau dialogique de la controverse des accommodements raisonnables. Deuxièmement, aide à changer l’idée qui présuppose « une typicalité des actions » comme pourraient le laisser croire quelques exemples d’échanges rituels, conformes aux normes institutionnelles. Il est toujours possible que les contraintes soient sapées et que le déroulement des auditions ne soit pas totalement prévisible. Troisièmement, ce cas qui a servi de prétexte pour le vote, le 9 février 2011, d’une motion qui propose que l’Assemblée nationale appuie la décision prise par sa direction de la sécurité à l’effet d’interdire le port du kirpan à l’Assemblée nationale, enrichie l’idée selon laquelle une audition publique en commission parlementaire peut fonctionner comme une scène publique où les acteurs essaient de conquérir d’autres arènes publiques plus larges.

  • Laisser émerger des indices d’interdiscursivité (par exemple, « d’autres groupes nous ont dit ») lors des premières analyses. Les données ont ainsi laissé voir des liens avec d’autres événements sur le plan national (l’affaire du kirpan) et le plan international (l’affaire du voile en France). Le type d’échantillon choisi recouvre alors, comme l’a noté Alvaro Pires (1997), deux champs événementiels virtuels superposés et éventuellement fusionnés et transformés : le champ de l’intrigue préinstitutionnelle, qui se situe en dehors de l’institution, et le champ institutionnel de l’intrigue, qui est souvent la création d’une nouvelle intrigue. Au-delà du lien avec tout ce qui se construit en dehors de l’arène institutionnelle, une perspective se dessine et nous rapproche de la position de Schütz (1998), selon qui le langage est un moyen de contextualisation, et de celle de Suchman (1987), qui recherche dans la communication verbale le lieu d’une approche contextuelle de l’action. Bien que le corpus soit ancré dans le contexte sociopolitique inhérent au déroulement des auditions, sa portée ne s’y limite pas et les résultats peuvent être transférables.

Pour garantir la possibilité d’étendre les résultats de notre recherche à d’autres contextes que celui qui entoure les séances d’auditions publiques analysées, la constitution du corpus d’analyse a satisfait aux critères suivants :

  • L’échantillonnage répond au critère de pertinence théorique par rapport à l’objet d’étude. Comme le soulignent Pourtois et Desmet (1997), ce principe permet « d’estimer le degré et le type de similitude entre le site observé et d’autres sites sur lesquels on voudrait transférer les conclusions » (p. 121).

  • Comme le phénomène d’intérêt de cette étude est un processus social, en l’occurrence une série d’auditions se développant dans le temps et dans l’espace, le corpus a une structure diachronique. Cela veut dire qu’il permet d’observer la continuité du déroulement des auditions, de comparer des discours construits continuellement (au début des auditions, à la fin des auditions). Par souci de satisfaire pleinement à ce critère, nous avons ajouté au corpus les séances d’ouverture et de clôture des auditions publiques.

  • Le corpus analysé permet de mettre en présence des groupes qui ont un rapport différent avec la question des accommodements raisonnables : des membres des groupes minoritaires et des membres du groupe majoritaire, des représentants de l’autorité publique et des représentants de la société civile.

Avec ces caractéristiques, la transférabilité des résultats de recherche vers d’autres terrains – ce qui constitue bien évidemment l’un des critères de scientificité de la recherche – peut être envisagée.

3.3 Codage et catégorisation au moyen de QSR NVivo

Les opérations conduites au moyen du logiciel d’aide à l’analyse des données qualitatives QSR NVivo sont ici décrites. Le choix de ce logiciel pour analyser les données répondait essentiellement à notre besoin d’organisation et de coordination des données hétérogènes du corpus (enregistrements vidéo, verbatims, mémoires, mémos). Les documents constituant le corpus ont été importés dans un projet QSR NVivo et convertis en cas. Dans ce projet QSR NVivo, ces cas ont été liés à des documents (verbatims de l’audition, enregistrements vidéo, mémoire déposé). QSR NVivo peut également joindre des liens externes (vers des articles de presse, des sites de groupes qui permettent d’avoir une idée de la mission du groupe, etc.) à ces cas, ce dont nous avons tiré profit.

Par ailleurs, l’exploitation du logiciel QSR NVivo dans le cadre de notre démarche de théorisation enracinée a semblé lui apporter une rigueur qui lui manquait au tout début du processus. Comme le souligne Hamel (2010), les logiciels d’analyse qualitative sont capables de traduire l’interprétation que l’analyste orchestre dans son esprit. En effet, « les rouages techniques qui, sous le mode informatique, commandent leur exploitation obligent à déterminer exactement les opérations et les règles qui donnent ici corps à l’analyse » (Hamel, 2010, p. 174). Ainsi, QSR NVivo aide le chercheur à découvrir le sens contenu dans les différents types de données en l’appuyant dans son processus itératif d’organisation, de comparaison et de mise en relation des éléments essentiels (les codes, les catégories, les mémos, les réseaux de codes) pour faire émerger un construit théorique. Mentionnons à cet égard que QSR NVivo permet de créer des noeuds libres pour la phase du codage ouvert et de convertir les noeuds libres en noeuds hiérarchisés pendant la phase de codage axiale.

3.3.1 Le codage ouvert

Une des premières décisions à prendre a été la sélection de l’unité du codage (Crabtree & Miller, 1999). Le corpus étant constitué à la fois d’enregistrements vidéo et de leur transcription, il a fallu se demander si les unités d’analyse allaient être les mêmes pour les deux types de données. Pour les enregistrements vidéo, nous avons opté pour des unités non verbales (un geste, un habit, un regard expressif, des façons de dire, des intonations). Il nous a par exemple semblé important de faire ressortir les traces des différences d’accent ou dans la maîtrise de la langue. QSR NVivo a été sur ce point d’un apport considérable, car il a permis d’analyser les vidéos directement et de créer des liens informatiques entre les vidéos et les codes.

Le choix des unités à analyser dans les vidéos en a amené un autre, celui des unités à analyser dans les verbatims. Il est ici question de rigueur méthodologique, car ce qui est à repérer dans les verbatims dépend des lunettes avec lesquelles on regarde les données. Et c’est justement là que le respect des paramètres de l’analyse par la théorisation enracinée a posé un nouveau défi. En effet, ce qui retenait notre attention était bien différent selon que nous abordions l’analyse dans une perspective linguistique, interactionniste, phénoménologique, critique ou autre. En vue de garantir l’enracinement de l’analyse dans les données et qu’une perspective préexistante ne détermine pas l’analyse et la formation de la théorie par la suite, nous avons préféré ne pas choisir d’unité d’analyse. L’analyse s’est alors réalisée par un codage phrase par phrase. C’est ce que Strauss et Corbin appellent le codage ouvert, laquelle permet de morceler le texte. Nous nous sommes ensuite tournée vers une approche pragmatique du discours, où les énoncés sont considérés comme les unités d’analyse[6], plutôt que linguistique (les phrases comme unités d’analyse).

Par ailleurs, il faut préciser que le codage ne s’est pas arrêté une fois la saturation atteinte. La Figure 1 précise la notion de saturation, en prenant l’exemple d’un code nommé « relation avec des discours extérieurs ».

Le code « relation avec des discours extérieurs », créé lors de l’analyse de la première audition, est apparu suffisamment fréquemment dans les auditions suivantes pour confirmer sa pertinence le transformer en une catégorie conceptualisante que nous avons nommée Dialogisation. Par dialogisation nous entendons la relation qu’établit un actant entre son positionnement et des discours extérieurs. Comme cela est illustré dans la figure, l’avancement de l’analyse a apporté de nouvelles informations pour ce code et rendu possible le regroupement des sous-catégories « disqualification », « alliance » et « justification » sous la catégorie Dialogisation. Cette étape subséquente du codage correspond au codage axial.

Figure 1

La saturation d’un code : l’exemple du code « relation avec d’autres discours »

La saturation d’un code : l’exemple du code « relation avec d’autres discours »

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3.3.2 Codage axial

Lors du codage axial, les fonctionnalités du logiciel QSR NVivo permettent un niveau de familiarité avec les données ou de « closeness » (Gilbert, 2002) difficile à atteindre de façon manuelle. À cette étape de l’analyse, le niveau d’abstraction est aussi plus élevé. Les codes créés lors du codage ouvert sont examinés pour vérifier s’ils sont vraiment liés à l’objectif de l’analyse. Il s’agit alors de vérifier si certains codes sont liés à des attributs du contexte dans lequel le phénomène est étudié ou à des stratégies discursives et des interactions que les acteurs accomplissent, s’ils sont liés à des conséquences de ces stratégies et interactions. Il s’agissait surtout pour nous d’interroger les fonctions des énoncés : à quoi ça sert de dire ceci? Dans quelle intention cela est-il dit?

Ces questions nous ont d’ailleurs incitée à revenir continuellement aux extraits des vidéos et aux verbatims pour améliorer le codage. Reprendre le codage, c’est opérer un codage itératif et rigoureux des données. La rigueur est en effet appréhendée en termes de consistance du codage (Johnston, 2005).

Après le va-et-vient constant entre les codes en émergence et les données observées, les catégories d’analyse ont commencé à se raffiner. La catégorie[7], qui est une conceptualisation qui rend compte d’un aspect d’un phénomène analysé, est alors devenue notre principal outil analytique. Elle « se situe, dans son essence, bien au-delà de la simple annotation descriptive ou de la rubrique dénominative. Elle est l’analyse, la conceptualisation mise en forme, la théorisation en progression » (Paillé & Muchielli, 2003, p. 233). Pour améliorer la description du processus par lequel la parole des acteurs engagés dans l’audition est publicisée, nous avons utilisé l’outil de génération de sens qu’est la métaphore. Nous donnons ici l’exemple de la catégorie Diagnostiquer.

3.3.2.1 La métaphore comme stratégie de génération du sens

Diagnostiquer est un des actes de discours les plus signifiants qu’accomplissent les actants lorsqu’ils expriment leur point de vue sur les faiblesses ou les forces du projet de loi no 94. La démarche consiste à procéder à une évaluation qui fait savoir à l’auditoire les symptômes et les causes de ce qui est considéré comme problématique ou bénéfique dans ce projet de loi. Dans la façon de diagnostiquer, deux sous-catégories se distinguent, le diagnostic in vitro et le diagnostic in vivo. Nous mobilisons ces deux notions issues du domaine médical pour caractériser des dispositifs utilisés par les acteurs pour se présenter comme des experts capables de poser des diagnostics en vue d’éclairer la décision publique. Le diagnostic in vivo, par opposition au diagnostic invitro, est une pratique discursive qui se concentre sur le projet de loi. Ainsi, un acteur fait un diagnostic in vivo s’il formule sa prise de position en se concentrant sur l’objectif du projet de loi qui est d’établir les conditions dans lesquelles un accommodement peut être accordé en faveur d’un employé de l’État. Un autre acteur pose un diagnostic in vitro s’il exprime une prise de position basée sur des propositions ou des justifications menées en dehors du projet de loi. Comme les manipulations scientifiques dites in vitro, soit celles effectuées en dehors des organismes ou des cellules, les propositions ou justifications sur lesquelles se fonde le diagnostic in vitro sont identifiées en dehors du contenu du projet de loi, dans sa périphérie, dans son contexte. Produire un diagnostic in vitro ne serait donc pas en phase avec l’objectif des auditions publiques qui est d’aider la décision publique. Qu’elle porte sur la circoncision, l’intégrisme religieux, le port du voile ou le modèle de laïcité, cette pratique discursive offre aux acteurs sociaux l’occasion de porter leurs thèmes à l’attention publique. Tout en s’inscrivant dans un contexte d’argumentation publique, le diagnostic in vitro est un procédé permettant à des thématiques concurrentes d’accéder à l’arène publique.

3.3.2.2 La schématisation pour organiser les résultats

Pour continuer la caractérisation de la pratique de communication que constituent les interactions en situation de commission parlementaire, nous avons introduit des codes-parent, des codes-enfant, fusionné des codes en une seule catégorie plus abstraite et plus large et lié des catégories entre elles[8]. À titre d’exemple, la Figure 2 montre comment la catégorie Dialogisation, évoquée ci-haut, a été intégrée dans un réseau de catégories.

Bien que l’interdiscursivité et la dialogisation réfèrent toutes les deux à un processus d’interaction avec un discours extérieur à la situation de communication, nous employons dialogisation quand il s’agit de relations à des discours d’autrui (ou discours extérieurs) et interdiscursivité quand il s’agit d’une mise en relation de plusieurs discours prononcés par le locuteur lui-même.

Figure 2

Dimensions de l’hétérogénéité discursive : dialogisation et interdiscursivité

Dimensions de l’hétérogénéité discursive : dialogisation et interdiscursivité

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L’hétérogénéité discursive est assurée non seulement par les différentes modalités de dialogisation, telles que l’établissement d’une relation d’alliance, de justification ou de disqualification, mais aussi par la production d’un lien rétrospectif avec des activités argumentatives antérieures, telles que la présentation du mémoire ou la participation à un autre moment discursif portant sur la thématique de la liberté de la religion en contexte de neutralité de l’État.

3.3.2.3 Quand les questions spécifiques sont formulées à partir des catégories

Le processus d’analyse s’est par la suite progressivement orienté vers l’intégration. Rendue à la dernière phase du processus d’analyse par théorisation enracinée, soit l’étape de la modélisation, ou « la reconstitution dynamique » (Paillé, 1994, p. 177) du processus étudié, c’est-à-dire la reproduction des paramètres caractérisant ce processus, nous avons proposé un schéma (Ben Romdhane, 2016) qui récapitule la dynamique des discours conversationnels des protagonistes de l’audition publique étudiée.

La modélisation présentée prend la forme d’un scénario qui s’appuie sur quatre catégories principales : 1) les contraintes des discours conversationnels; 2) les modalités de fonctionnement de ces discours; 3) les motivations qui sous-tendent ces formes de prises de parole; 4) la portée des prises de parole. Nos questions de recherche spécifiques ont été formulées à partir de ces catégories. Elles ont ainsi été « induites par ce qui émerge des données » (Guillemette & Luckerhoff, 2009, p. 7). C’est seulement à la fin de l’analyse que nous avons pu avancer une question de recherche bien précise : par rapport à quelles contraintes, par quels moyens et avec quelle portée des acteurs minoritaires et majoritaires publicisent-ils leur parole dans les différentes séquences discursives (ouverture, exposé, échange) qu’implique une séance d’audition publique en commission parlementaire où est débattue la question des accommodements raisonnables?

Conclusion

Nous avons pu atteindre le but principal de notre recherche en procédant à l’analyse de discours conversationnels en situation d’auditions publiques en commission parlementaire et en contexte de pluralisme religieux. Notre analyse a permis de remédier à la méconnaissance de la pratique de communication publique qu’est la participation à une audition publique en commission parlementaire, de la comprendre, de la décrire et de modéliser le processus de publicisation du dissensus qui s’y déploie. Pour rendre compte le plus finement possible de ce qui a lieu dans la rencontre entre élus et acteurs sociaux impliqués dans les auditions publiques en commission parlementaire, nous avons utilisé la théorisation enracinée comme méthode générale de recherche.

Il faut le souligner, les opérations analytiques décrites dans ce texte ne correspondent pas à des étapes effectuées dans un ordre chronologique continu et de façon séquentielle et linéaire. Les étapes que sont le codage, la catégorisation, l’intégration et la modélisation ont été menées de façon itérative, ce qui correspond mieux à la réalité du processus de publicisation de la parole. Ces opérations analytiques sont traversées par des ajustements, des découvertes et des remises en question.