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Introduction

La conception du projet architectural a longtemps découlé des directives formulées par le décideur : anciennement, le prince ayant le pouvoir[1]. Le projet est en quelque sorte déduit de contraintes programmatiques[2] imposées par ce décideur. L’architecture moderniste (des années 1920 aux années 1950) est le résultat d’un changement de paradigme oscillant entre respect des directives d’un nouveau « prince » (bourgeoisie, élu, multinationale…) et déduction du programme à partir de principes doctrinaires[3]. Depuis les années 1920, ces principes font appel aux sciences humaines (et à celles de l’ingénieur) qui opéraient à partir d’approches statistiques[4] dont on déduisait le programme architectural universel. Cette généralisation des besoins à partir de données quantitatives présuppose ceux-ci comme universels à tous les hommes (Neufert, 1936/1967). Ces projets, conçus comme des produits universels préfabriqués, n’étaient pas enracinés dans leur contexte (physique et humain). Un retournement de posture émerge cependant à partir des années 1960. Certains architectes partent directement des attentes exprimées par les futurs usagers. Par leur participation à ces consultations, ces derniers induisent des solutions plus adaptées à leur usage du terrain (Godart, 1988/2014). Depuis, l’appel à des recherches-actions s’est multiplié et les approches induites à partir du terrain se sont systématisées (notamment à travers la multiplication des processus de concertation spontanés puis institutionnalisés). Les démarches de recherche sur ces processus enracinés dans le vécu des usagers portent sur l’amont du projet ou consistent en son évaluation par son observation (par un acteur externe au processus de conception). Étonnamment pour l’architecte, son corps de métiers (qui consiste à chercher la meilleure solution par le projet) n’est pas inclus dans la démarche scientifique, car d’une part l’architecture est récemment entrée à l’Université en Europe[5] et d’autre part la démarche de recherche par le projet pose des problèmes méthodologiques (exposés dans les parties 3, 4 et 5). Or la conception du projet engendrera un nouvel environnement vécu quotidiennement. La scientificité de la démarche améliorerait-elle l’adéquation des formes architecturales aux attentes et besoins des usagers?

L’article se propose de montrer à travers un cas particulier et caractéristique d’architecture, celui d’un hôpital, le potentiel d’une telle démarche de changement de méthodologie, celle de la « recherche par le projet enraciné ». Notre approche est inspirée de la méthodologie de la théorisation enracinée (MTE) et génère des résultats aux propriétés parallèles. Tout comme la MTE ne se construit pas à partir des théories existantes qu’on vérifie sur le terrain, le projet architectural inspiré de la Recherche par le projet enraciné (RPPE) n’est plus déduit de doctrines, de normes ou de décisions hiérarchiques. Il s’enracine dans le terrain et le vécu. En quoi un aménagement spatial basé sur une démarche de recherche par le projet enraciné[6] permet-il de mieux répondre aux attentes?

1. Une méthodologie alternative : combiner observation, spatialisation et projet

La méthode de recherche appliquée sur un service pédiatrique passe d’abord par l’habituelle récolte de données du terrain pratiqué en urbanisme (survey). Celle-ci se complète parfois par des enquêtes qualitatives. Ici, trois groupes sont identifiés comme étant les plus impactés par l’architecture d’un service pédiatrique : le personnel hospitalier, les patients (enfants et adolescents) et les parents d’enfants.

Les deux caractéristiques de la méthode expérimentée sont l’originalité de la méthode, précisée à travers les étapes de sa mise en oeuvre, et la contextualisation des résultats dans une théorisation émergente du projet.

L’originalité de l’expérience découle de l’approche inductive, de la spatialisation des données et de l’utilisation de la recherche par le projet. Premièrement, la méthode inductive choisie s’oppose à l’approche architecturale classique déduite des normes et doctrines imposant une solution « universelle ». Deuxièmement, le chercheur centre son analyse sur la perception spatiale des différents usagers qu’il localise et spatialise scrupuleusement. Les données proviennent d’entretiens semi-directifs durant lesquels ont été effectués une prise de note des informations essentielles communiquées verbalement par le personnel, des photographies prises sur le terrain et surtout des croquis permettant la bonne compréhension de la spatialité par la localisation des informations recueillies. La constitution de ces données spatiales est la seule vraiment opérationnelle pour le projet architectural, même si elle demande un temps considérable, comme le spécifiait déjà un des premiers chercheurs du domaine, Lynch (1960/1985). Cette priorité accordée à la spatialisation des informations en architecture peut être mise en lien direct avec la démarche de la MTE qui accorde beaucoup d’importance au travail de mise en parallèle de la constitution des données avec leur analyse. Glaser et Strauss (1967) expliquent combien cette démarche est centrale pour s’assurer que les idées proposées sont consistantes et compréhensibles pour le non-initié. Ainsi, après chaque analyse, il s’avère généralement utile de revenir vers le terrain. Les concepts s’adaptent[7] à l’espace et son vécu. La récolte des données nécessite l’identification précise et systématique des zones où les enfants se sentent le mieux, où le personnel effectue son travail dans de bonnes conditions, mais aussi des espaces moins appréciés. De plus, les propriétés de ces espaces émergent progressivement du croisement de cette spatialisation avec l’écoute des acteurs et l’observation du terrain physique. Une simple transcription verbale sans spatialisation du vécu des personnes interrogées rend difficile la correcte interprétation des résultats en vue du projet architectural (les plans redessinés par le chercheur et les cartes mentales dessinées par les personnes interrogées objectivent encore les constats et les rendent surtout plus utilisables).[8] Troisièmement, la particularité de la démarche repose avant tout sur l’usage du projet comme outil de recherche à la suite de la phase d’observation (voir partie 3). Nous développons ci-dessous les étapes du processus d’amont en aval.

Les étapes de mise en oeuvre de la recherche se structurent autour de deux phases combinant plusieurs approches méthodologiques suivies d’une phase d’interprétation :

  • La première phase a consisté en un relevé, en 2013, de données de terrain par observation de trois services pédiatriques différents, caractéristiques de la pratique au coeur du Hainaut (centre hospitalier Hornu, centre hospitalier régional (CHR) Haute Senne à Soignies et centre hospitalier universitaire (CHU) Tivoli à La Louvière). Les données sont constituées de plans, d’informations fonctionnelles (fonctions, nombre d’étages et de lits) et d’une prise de notes sur le vécu et le fonctionnement de ces espaces réalisée lors de sept entretiens qualitatifs non directifs obtenus lors de visites guidées par un membre du personnel soignant.

L’analyse de ces premières données montre les dysfonctionnements relevés par le personnel hospitalier en ce qui a trait à des aspects architecturaux. Des atouts et des faiblesses identifiés ressortent les questions spatiales, comme le repérage de l’usager dans l’espace – cet aspect pouvant le rassurer ou renforcer son désarroi –, les émotions ressenties dans les divers espaces rencontrés, mais aussi les attentes quant à ce qu’un hôpital peut offrir. Ces premières constatations font émerger cinq paramètres spatiaux importants pour les usagers : l’agencement général en plan du service, les couloirs, l’aménagement des chambres, la décoration et le type de chambres. Trois de ces paramètres sont déjà spatialisés sur les plans présentés ci-dessous (Figure 1), soit l’agencement général, les couloirs (circulation) et l’aménagement des chambres.

Figure 1

Plans des trois services pédiatriques transmis par les hôpitaux puis remaniés

Plans des trois services pédiatriques transmis par les hôpitaux puis remaniés

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Il y avait un triple objectif à cette première phase : s’immerger dans la réalité du terrain de recherche, explorer la problématique spatiale des hôpitaux et trouver le terrain le plus propice au développement d’une recherche par le projet enraciné, la recherche étant l’objet de la seconde phase.

  • Lors de la seconde phase, à partir de la compréhension de ces trois terrains, le chercheur imagine ce que pourrait être l’espace du service pédiatrique du CHU Tivoli en 9 étapes :

    • Sur ce terrain ciblé, de nouvelles données abordant des points tels que le repérage dans l’espace, la luminosité ou encore l’aspect esthétique du service pédiatrique sont récoltées lors d’entretiens qualitatifs semi-directifs (1). L’enquête vise entre autres à vérifier si le patient se sent bien dans le cadre architectural existant. Elle explore en profondeur les problématiques et dysfonctionnements identifiés tant par le personnel médical (deux infirmières du service, le médecin en chef et le directeur du Département Techniques et Infrastructure de l’hôpital) que par un patient (seul un adolescent a pu être interrogé en raison de l’âge des patients présents durant l’enquête (0 à 2 ans)) et par trois parents d’enfants désignés par le personnel soignant.

    • La présentation des images (qui illustrent des agencements en plan, les couloirs, l’aménagement, la décoration et le nombre de lits des chambres)[9] à ces mêmes types d’acteurs ainsi que leur avis et leurs réactions à l’égard de celles-ci permettent d’explorer le potentiel des cinq paramètres spatiaux significatifs identifiés lors de la première phase (2).

    • Les nouvelles données (plans, implantations, photographies et cartes mentales effectuées par les usagers) servent à illustrer, à annoter et à expliciter les réflexions de l’analyse menant à un diagnostic plus approfondi (3). Ces réflexions sont mises en parallèle avec la vision spatiale du service intégrant la réceptivité aux cinq paramètres (4). À cette fin, mais également pour régler les problèmes de protection de la vie privée, le service pédiatrique a été redessiné intégralement par le chercheur. Les avis émis par les différents groupes sont alors spatialisés ou situés sur les plans. Des zones problématiques se sont dessinées, montrant des dysfonctionnements spatiaux. Un référentiel est également élaboré durant cette phase d’analyse. Il contient les différents éléments qui sont ressortis durant la phase d’observation; il servira à la conception des scénarios.

    • L’étape qui suit est un des éléments centraux de la recherche architecturale. Sur la base des données récoltées auprès d’usagers, des règles de programmation des surfaces en vigueur pour l’hôpital, du référentiel élaboré et de certains modèles expérimentés à travers le monde dans le milieu hospitalier, trois scénarios d’organisation spatiale du service pédiatrique du CHU Tivoli sont construits par le chercheur par modélisation spatiale (5). Durant cette modélisation et selon le même principe, six zones sont spécifiquement spatialisées au sein du service pédiatrique : l’accueil, les couloirs, les espaces de détentes, les espaces parents-enfants, les chambres et les services généraux. Une fois les propositions effectuées, le chercheur évalue la pertinence des scénarios créés par rapport aux différents critères mis en avant précédemment sous forme d’un tableau comparatif.

    • La présentation de la situation existante et de ces trois scénarios (6) s’opère ensuite sur une planche générale, accompagnée de planches détaillées pour chaque scénario. Ces scénarios sont illustrés par la simulation de l’espace projeté en perspective. Ils sont produits en trois dimensions grâce à un logiciel de modélisation (Sketchup). Ils représentent les nouveaux espaces proposés avec leur ambiance de manière virtuelle. Ils sont ensuite évalués par les usagers (7) lors de onze entretiens semi-directifs (auprès de deux infirmières du service, trois parents de patients, quatre enfants de cinq à quatorze ans, le médecin en chef et le directeur du Département Techniques et Infrastructure de l’hôpital).

    • Une évaluation conjointe des données obtenues est réalisée par l’analyse critique du chercheur et d’une psychologue non impliquée dans le processus (8). Puis, ils travaillent ensemble à partir de la littérature et des enquêtes réalisées (au cours des étapes 1 à 7) pour aboutir à une proposition d’esquisse de projet à mettre en oeuvre.

    • Les résultats sont finalement partagés (9) avec le centre hospitalier qui pourra s’en servir comme base pour d’éventuelles modifications spatiales.

À la suite de ces deux phases de terrain, nous proposons une phase de contextualisation des résultats dans le cadre d’une théorisation émergente. À partir d’une décontextualisation – recontextualisation, nous resituons la méthode utilisée dans le cadre des actuels débats du monde académique sur la recherche par le projet.

Le schéma (Figure 2) synthétise la démarche qui n’est pas séquentielle, mais en spirale. Il existe des parallèles entre cette approche et celle de la MTE (Guillemette, 2006). Le chercheur passe systématiquement de la collecte des données du terrain à l’analyse de ces données et vice-versa. D’abord, le terrain initial (le coeur du Hainaut) permet la récolte de données de trois cas de services pédiatriques. L’analyse des données fait émerger cinq paramètres spatiaux. Cette analyse appelle une deuxième récolte de données plus en profondeur sur un terrain ciblé pour son potentiel particulier. Ces nouvelles données élargissent la compréhension du vécu du site pour un diagnostic approfondi par la réceptivité aux cinq paramètres émergents. Ce diagnostic permet un plus haut niveau de conceptualisation et la modélisation de scénarios induits par les données récoltées et analysées. Ces scénarios impulseront la troisième collecte de données qui se conclut (provisoirement) dans une troisième analyse des données sous forme d’évaluation conjointe des scénarios par le chercheur impliqué et un autre externe au processus.

La différence fondamentale entre ce schéma et celui de la MTE proposé par Plouffe et Guillemette (2012) est qu’en architecture, une phase de projection (le futur de l’espace) est nécessaire. Ce qui est similaire à la MTE, c’est que le processus en spirale (récoltes de données – analyses) permet de s’ancrer de plus en plus en profondeur dans le terrain présent. Et dans le cas présent, la projection est également au service de stratégies de recherche (par le projet) dans l’esprit impulsé par Glaser et Strauss (1967). L’objectif est aussi de mettre en place une méthode. Par contre, la conceptualisation par le projet est ici au service d’un futur projet qui doit servir aux usagers (cadre similaire à la recherche-action).

2. Les résultats de l’analyse du croisement de méthodologies : de l’observation critique à la recherche par le projet

Les résultats des deux phases et des neuf étapes sont développés ci-dessous. Elles s’enchainent temporellement dans l’ordre proposé.

Figure 2

Schéma de la méthodologie de recherche du cas du CHU Tivoli par le projet enraciné

Schéma de la méthodologie de recherche du cas du CHU Tivoli par le projet enraciné

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2.1 Du vécu spatial de trois centres hospitaliers au coeur du Hainaut au CHU Tivoli : orientation, intimité et espaces collectifs

Des données récoltées dans les trois centres hospitaliers se dégagent trois points d’attention des usagers (ou des codes, pour reprendre l’expression de la MTE) : 1) l’orientation, qui peut s’avérer compliquée : « Les enfants se perdent sans cesse, tout se ressemble. C’est un long couloir. […] Je ne sais jamais de quel côté je me trouve » (infirmière du centre hospitalier d’Hornu); 2) le manque d’intimité : « Certains n’hésitent pas à obstruer les hublots présents sur les portes d’entrée pour avoir un peu plus d’intimité » (docteur en chef du service pédiatrique du CHU Tivoli); 3) les espaces collectifs lieu de rencontre.

En croisant ces résultats avec l’observation du comportement, les plans et l’espace, nous sommes arrivés à déterminer cinq paramètres spatiaux à explorer : l’agencement général en plan du service, les couloirs, l’aménagement des chambres, la décoration et le type de chambres, auxquels s’ajoutent certaines variables comme la signalétique, la dimension des espaces, les espaces collectifs de socialisation, le traitement de l’intimité.

Sur la base de cette immersion dans trois hôpitaux, des problèmes assez transversaux ressortaient de ces architectures modernistes dont la conception s’inspire de l’ère machiniste (comme en témoigne Siegfried Giédon). Parti de l’observation architecturale d’espaces froids, hygiéniques et aseptisés, le terrain précise ces enjeux autour de trois nouveaux concepts : l’orientation, l’intimité et les espaces collectifs. Selon les enquêtes réalisées, les patients se sentent désorientés, manquent d’intimité et ne trouvent pas d’espace où partager des échanges humains. Ces critiques des usagers sont assez semblables à certains reproches faits aux grands ensembles (HLM par exemple). Ceux-ci ont été explicitement qualifiés de « machines à habiter » par leurs concepteurs (dont Le Corbusier). Au vu de l’influence de cette doctrine, de la similarité des styles adoptés et de la perception des usagers, on peut considérer que la mise en oeuvre par les architectes de ces hôpitaux (conçus plus comme des « machines à soigner »[10] que des lieux de vie) ne correspond pas aux besoins des patients. Le choix du service à analyser en profondeur, objet de recherche par le projet, s’est fait sur la base de ces résultats partiels : l’hôpital d’Hornu, quasi neuf, était peu propice à être critiqué, le CHR de Haute Senne à Soignies présentait le moins de problèmes; en conséquence, le choix s’est porté sur l’hôpital Tivoli à la structure plus ancienne et où le personnel demande de nouvelles perspectives.

2.2 Observation approfondie de l’espace et du vécu du service pédiatrique du CHU Tivoli pour une recherche par le projet

Nous regroupons ici les résultats des neuf étapes méthodologiques en trois parties.

  • Diagnostic approfondi montrant l’inadaptation des locaux aux usagers.

    Pour mieux comprendre les qualités, mais avant tout diagnostiquer les faiblesses du service en vue d’y apporter d’éventuelles solutions, il a été primordial de questionner les différents intervenants du service tels que le personnel soignant, le chef de service de travaux et les familles (1). Nous cherchions à savoir si l’hôpital, tel qu’il est conçu, répond aux besoins des utilisateurs. Il s’est avéré que, d’une manière générale, les parents sont conscients que « tout est fait pour que les enfants soient à l’aise », comme en témoignait une mère. Mais il en ressort néanmoins certains problèmes pratiques difficiles à gérer au quotidien, notamment la disposition spatiale des chambres partagées, celles-ci pouvant accueillir jusqu’à deux patients. Dans la pratique, chaque enfant peut être accompagné d’un parent, ce qui élève à quatre le nombre de lits par chambre, mais la conception de ces dernières ne permet pas cette capacité d’accueil. Les parents sont donc contraints de coincer leur lit d’appoint entre le pied du lit de l’enfant et le bureau. Comme l’exprimait l’entretien avec un membre du personnel soignant du service, cela pose également des problèmes d’intimité : « Quand les mamans doivent allaiter et qu’elles partagent leur chambre, c’est assez compliqué ». Par ailleurs, comme l’explique la pédiatre, chef du service pédiatrique, de nombreux enfants doivent être isolés en réponse au caractère contagieux de leur maladie; le service pédiatrique est alors souvent considéré comme saturé alors que seulement 15 lits sont occupés sur les 27 disponibles au total. L’aménagement des chambres partagées dans un service où la majorité des maladies sont contagieuses pose donc de plus un problème de rentabilité de l’espace. Enfin, d’autres problèmes importants ont été évoqués comme le manque d’espace disponible pour le personnel soignant.

Alors que le personnel propose des solutions fonctionnelles et pratiques – l’augmentation du personnel, l’agrandissement du service et des zones de travail –, les familles, elles, suggèrent un espace plus coloré, une chambre qui puisse être personnalisable pour une meilleure appropriation de l’espace et ainsi procurer un sentiment « comme à la maison ». C’est à partir des éléments énoncés par les différents groupes d’usagers que les cinq paramètres spatiaux qui importaient le plus pour les usagers ont été testés et précisés (2). Ces paramètres ont ensuite servi pour bâtir les scénarios.

  • Scénarios du futur service pédiatrique du CHU Tivoli : pour un espace lisible[11], fonctionnel, protecteur et à l’orientation facile.

    Le diagnostic (3) et l’analyse de la réceptivité de ces paramètres (4) ont ensuite servi pour bâtir les scénarios. Les scénarios proposaient un ensemble d’adaptations du service existant, allant de simples modifications comme l’utilisation de chambres individuelles ou encore de thématiques décoratives colorées adaptées à l’enfance jusqu’à une réorganisation complète du service, l’insertion de pièces supplémentaires ou de taille suffisante, des espaces pour les familles, etc. Ces scénarios s’ancrent dans la réalité de terrain puisqu’ils se basent sur les aspirations des utilisateurs interrogés avec néanmoins en trame de fond les normes en vigueur en milieu hospitalier.

L’élaboration des différents scénarios (5) s’est effectuée de la façon la plus réaliste possible, c’est-à-dire que la volumétrie existante du bâtiment a été conservée et que la trame des murs a été respectée pour se rapprocher au maximum de la réalité. Les modèles proposés sont également élaborés de manière graduelle; d’un modèle ne concernant que de légères modifications « de surfaces » à de lourdes modifications impliquant l’agrandissement de l’aile pédiatrique, l’insertion de nouveaux locaux… Les figures 3 à 5 présentent les plans des trois scénarios ainsi que des modélisations de certains espaces.

Lors de la présentation des scénarios aux usagers (6), ceux-ci ont dû faire différents choix en fonction de leurs besoins et de leurs attentes : l’ambiance dans laquelle ils aimeraient être accueillis, les couleurs qui leur correspondent et les font se sentir en sécurité, la configuration spatiale dans laquelle ils se sentent le mieux et se repèrent facilement… La mise en parallèle des différents scénarios a permis de mettre en évidence d’une manière générale le troisième scénario, qui a été cité plusieurs fois comme étant le « favori ». L’évaluation des modèles (7) a permis de vérifier la pertinence de ceux-ci. Ce qui a surtout plu, c’est l’ambiance bien moins médicalisée que le service existant : le côté rassurant de la mer, la déambulation dans les couloirs comme une promenade, les angles saillants ayant disparu au profit de murs courbes. « Le thème est vraiment assorti à la forme du bâtiment, c’est harmonieux, “foetal”, plus convivial, c’est le plus rassurant », déclare une maman. Autant les adultes que les enfants optent pour des espaces relativement ouverts, clairs et lumineux. Ils choisissent également un aménagement où ils s’y retrouvent facilement, car c’est rassurant. De plus, si l’espace adopte des formes foetales, il renforce l’évocation de protection. Le personnel, lui, favorise des espaces suffisamment grands répondant aux besoins pour effectuer leur travail en toute sérénité. C’est d’ailleurs pour cette raison que l’espace accueil du scénario 2 l’a séduit : son espace central visuellement attrayant, composé d’un espace d’attente, permet entre autres au personnel de contrôler les allées et venues dans le service.

  • Évaluation conjointe et résultats partagés.

    Cette enquête nous a révélé certains manquements des aménagements du service pédiatrique de l’hôpital Tivoli. Les résultats permettent de mettre en relation les attentes de chacun des intervenants qui n’ont pas les mêmes désirs : les équipes soignantes et techniques ont des attentes en termes de fonctionnalité de l’espace; les parents et les enfants quant à eux, mettent l’accent sur les besoins émotionnels et sensibles.

Figure 3

Scénario 1 et ses modélisations

Scénario 1 et ses modélisations

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Au regard d’une autre discipline, le rapport de la psychologue offre une analyse complémentaire (8) et permet également d’interpréter les résultats d’un autre point de vue. Des éléments nouveaux émergent, propres à sa discipline, et donnent ainsi du relief au point de vue de l’architecte. La psychologue Tamara Costalunga explique : « L’isolement social est souvent un frein à l’amélioration de la santé, ainsi, développer des lieux d’échanges entre camarades est nécessaire. » D’autres propositions émergent de la confrontation des disciplines, comme l’insertion du bureau d’une assistante sociale dans le service même, évitant ainsi aux enfants la déambulation dans l’hôpital, et donc le risque de désorientation et d’angoisse. Ce qui n’avait pas du tout été identifié par l’architecte, ici la fragilité psychologique de l’enfant, l’a été par la psychologue : « Se retrouver avec des enfants de leur âge avec lesquels ils peuvent échanger et jouer permet d’introduire une certaine “normalité” dans leur quotidien. » Ce type de constat et d’interprétation est un apport incontestable au croisement des disciplines autour de l’espace. Il aurait certainement pu être plus développé.

Figure 4

Scénario 2 et ses modélisations

Scénario 2 et ses modélisations

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Figure 5

Scénario 3 et ses modélisations

Scénario 3 et ses modélisations

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Le partage des résultats (9) avec deux responsables du centre hospitalier a mené à l’adhésion de ceux-ci aux concepts mis de l’avant. Ils ont d’ailleurs motivé l’extension de l’hôpital dans le sens de ces résultats.

3. Contextualisation de la recherche par le projet enraciné

Est-ce bien scientifique de chercher sur la base d’éléments produits directement par le chercheur?

Nous resituons ces résultats en lien avec le débat actuel autour de la recherche par le projet (enraciné ou pas) au sein des écoles doctorales architecturales françaises (Arlot & Lengereau, 2005) et belges. La pratique de l’enseignement de l’architecture est fondée sur la conception d’un projet. Considéré parfois comme une simple phase créative, le projet est généralement exclu des processus de recherche. En effet, comme le rappellent Boudon, Deshayes, Pousin et Schatz (1994/2004), le projet n’est pas seulement la résultante logique de données initiales (programme, contraintes techniques, humaines, économiques, du site…), mais également le produit d’une idée qui est la base du « parti » architectural. Comme le souligne Avermaete (2011), les autres disciplines sont plus solides et servent d’appui à la recherche en architecture. La théorie de l’architecture s’appuie essentiellement sur la pratique de la construction par rapport à laquelle une première prise de recul est effectuée à travers les doctrines que les architectes rédigent eux-mêmes. Mais ces doctrines, souvent à l’origine de certaines idées, sont sans portée scientifique, à l’exception de celle d’un architecte chercheur comme Rossi (1981).

Mais alors, comment tenir compte du coeur de la discipline architecturale sans la limiter aux analyses menées par les autres disciplines sur sa propre production? Les conditions de la découverte de la MTE en sociologie ressemblent aux conditions d’émergence attendues en architecture. Glaser et Strauss (1967) précisent qu’ils tentent de souligner le caractère fondamental de leur discipline. De nombreux professionnels étaient capables de faire des descriptions, des vérifications en matière sociale, mais ils ne pouvaient pas générer de la théorie sociologique au contraire des sociologues. En architecture, ne faisons-nous pas face au même enjeu et n’est-il pas lié à une cause semblable? La partie créative n’est-elle pas à inclure dans le processus scientifique moyennant les prises de recul adéquates? L’observation du terrain permettrait-elle de faire émerger des intuitions à l’origine de l’idée génératrice du parti, ce concept théorique central en architecture?

Comme l’illustre l’expérience du CHU Tivoli, le processus de composition architecturale est rarement le produit d’une simple intuition ou le résultat d’un coup de génie. Il est souvent le fruit d’une lente maturation basée sur une analyse de paramètres très variés menant à une synthèse exprimée sous forme de plans. Ce processus permet d’explorer l’environnement, de préciser ses potentialités et d’anticiper la réceptivité du nouvel environnement construit proposé. Même si la recherche par le projet fait l’objet de nombreuses évocations dans les milieux scientifiques de l’architecture, comme dans les débats cités ci-dessus, la reconnaissance de cette démarche comme scientifique n’est pas acquise. Quelles sont les stratégies de rigueur scientifique nécessaires à la recherche par le projet enraciné qui émergent dans cette expérience du CHU Tivoli?

4. Cinq grandes catégories de recherche liées au projet

Différentes approches sont à distinguer afin de comprendre les spécificités de notre recherche. Plusieurs publications se sont déjà penchées sur la question. Nous comparons nos résultats à ces catégories identifiées dans les milieux de la recherche architecturale. Notre angle d’attaque est aussi particulier dans la mesure où il confronte aussi ces catégories avec la recherche-action. Cette prise en compte de phases déductives ressort également dans la MTE, comme le souligne Guillemette (2006). Les savoirs antérieurs du chercheur l’influencent même si ceux-ci ont été mis temporairement entre parenthèses. Replonger dans la littérature permet de mieux comprendre ce qui est ressorti de manière originale du terrain.

On peut tout d’abord distinguer la recherche-action de la recherche classique qui est commune à de nombreuses disciplines universitaires. Le rapprochement de la recherche-action avec la recherche par le projet en architecture paraît d’autant plus pertinent qu’elles sont toutes deux liées à la mise en oeuvre sur le terrain. Toutefois, la recherche-action, qui elle fait plutôt consensus, ne contamine pas automatiquement la réalisation, au contraire du projet qui en est sa représentation... Cette dernière serait donc subjective et non propice à une prise de recul scientifique. D’autres catégories se dessinent comme la recherche assistée par le projet, définie par Bignon (2005) comme étant un intermédiaire entre la recherche par le projet et la recherche sur le projet. Cette dernière fait aussi le consensus puisque dans ce cas, le chercheur ne fait pas le projet, mais l’observe. Tâchons de comprendre à quelles catégories de recherche liées au projet pourrait appartenir l’expérience du CHU Tivoli. En quoi se distinguent-elles les unes des autres et comment peuvent-elles se combiner?

4.1 La recherche-action

Elle a pour but d’optimiser l’action sur le terrain. La recherche sert l’action. La problématique a pour origine la pratique. Et elle est effectivement souvent directement utilisée pour améliorer une pratique qui est en projet. Son usage est très fréquent dans le cadre de travaux en sciences sociales et en sciences appliquées qui débouchent directement sur des réalisations. Elle peut facilement et naturellement s’associer à la prospective (Podevin, 2011) et donc au projet, car elle concerne des pratiques qui visent souvent à améliorer une situation existante. Elle s’opère en amont du projet et s’apparente aux phases préalables 1 et 2 de l’expérience du CHU Tivoli qui concernent respectivement le vécu spatial de trois centres hospitaliers hainuyers et l’observation approfondie de l’espace du service pédiatrique du CHU Tivoli.

4.2 La recherche classique « appliquée » : « action-recherche »

Le chercheur travaillant dans un cadre théorique cherche à faire évoluer ses hypothèses. Pour cela, il passe par un cadre appliqué. Le but n’est pas de faire évoluer la pratique, mais bien la théorie. Nous l’appellerons l’action au service de la recherche, « action recherche » pour faire simple. Ce n’était pas du tout l’objectif initial de l’expérience du CHU Tivoli.

La recherche-action et l’action-recherche peuvent alimenter directement et indirectement le projet en amont. Autre avantage, ces deux approches sont « acceptées » dans la recherche universitaire. Quelles méthodes de recherche pourraient s’avérer plus spécifiques de la discipline architecturale?

4.3 La recherche sur le projet

La recherche sur le projet est centrée sur l’observation du projet d’architecture et de sa conception. Elle se centre sur l’activité de la discipline architecturale, mais généralement dans le cadre d’autres disciplines (sociologie, psychologie, histoire…). Les moyens de ces disciplines peuvent néanmoins être adaptés, voire muter pour correspondre aux spécificités du projet architectural ou urbanistique. Trois enquêtes, qui ont marqué et marquent toujours la théorie architecturale, montrent bien certaines manières de faire propres aux enquêtes menées par les architectes. L’architecte Philippe Boudon (1969), dans sa recherche sur Pessac qui aura un grand impact sur l’avènement de la postmodernité en architecture, fonde son enquête sur une bonne spatialisation de tous les résultats sur une carte à grande échelle, montrant les différents types de logement vécus. Lynch (1960/1985) avec son décodage de l’image perçue de la ville américaine arrive à simplifier la représentation de la ville tout en localisant toutes les informations. L’urbaniste, grâce à cette spatialisation de l’information, arrive à se servir directement de cette analyse pour la construction de son diagnostic préalable au projet. Rapoport (1972), dans son anthropologie de la maison et par son étude très minutieuse des plans de maisons à travers le monde, remet pour sa part en question la notion de besoin spatial (postulé par les doctrines modernistes) pour la ramener à une notion culturelle non universalisante.

La spatialisation du projet de l’expérience du CHU Tivoli a été conçue dans le respect de ces fondements souvent oubliés. Elle utilise en plus le potentiel de la modélisation numérique pour se déplacer dans l’espace et explorer de nombreux aspects du projet, et ensuite les présenter aux usagers. À cette étape, toutefois, il ne s’agit plus de recherche sur le projet, mais de recherche par le projet enraciné. Dans ce nouveau cas, les précautions méthodologiques décrites ne suffisent pas à une réelle prise en compte du projet comme démarche scientifique.

La question est aussi plus large que cela. L’homme peut-il se comprendre en dehors d’un devenir, d’un projet? Une partie de ce champ a été explorée par la philosophie, plus particulièrement la phénoménologie. Pour l’architecte, le projet n’est-il pas aussi en soi un mode d’exploration du réel? La prospective, qui cherche aussi ses marques, tente de le montrer, mais elle reste contestée et considérée par certains comme incompatible avec la recherche (Bastide, 2016). Perçue comme « divinatoire », la prospective serait incompatible avec la science. Il s’agirait bien de s’attarder aux faits futurs qui sont non prévisibles, car ils résulteront de décisions encore à prendre. Sans doute, son association à un caractère prédictif non vérifiable est-elle à l’origine de la difficulté de sa reconnaissance. Au contraire, la recherche sur le projet s’inscrit dans un rapport à l’histoire passée : dans ce cadre, de tels débats ne se posent pas[12]. Mais la prospective sert plutôt à envisager des futurs possibles et surtout d’essayer d’en mesurer les conséquences. La prospective en architecture se définit alors comme un mode d’exploration de différents environnements construits possibles.

Deux modes de recherches prospectives se dégagent en architecture : la recherche par le projet et celle assistée par le projet.

4.4 La recherche assistée par le projet

Cette formulation intermédiaire définie par Bignon (2005) est située entre la recherche sur le projet et la recherche par le projet. La recherche assistée permet de vérifier ou non des hypothèses par des projets. Il s’agit d’une forme de simulation ou d’expérimentation. Le projet devient alors une sorte de « dispositif expérimental ». On est dans ce cas assez proche de la recherche prospective par scénarios (Heselmans, 2002). On pourrait aussi dire qu’on reste dans un cadre d’action recherche dans la mesure où le dispositif est entièrement subordonné au cadre théorique de construction des hypothèses. Il s’agit alors d’une démarche hypothético-déductive. De ce point de vue, la recherche par le projet enraciné adopte une posture exactement inverse. L’objectif n’est pas du tout de valider un cadre théorique quelconque, mais bien d’améliorer le bien-être des patients à partir de la rencontre des acteurs et de l’observation du terrain. C’est là encore un cadre inspiré de la MTE.

4.5 La recherche par le projet

La recherche par le projet permet de fixer « un cadre à partir duquel se produisent des connaissances » (Bignon, 2005, p. 26). En ce sens, on se rapproche de la recherche-action par son caractère immersif. Le projet sert de manière expérimentale à produire des hypothèses et l’objectivation se fait dans le cadre du suivi ou de l’évaluation simultanée du processus. La recherche porte sur la mise en oeuvre d’un dispositif d’évaluation. Celui-ci n’est pas la fin poursuivie, mais le moyen d’évaluer les connaissances acquises sur le terrain grâce au projet.

Bignon (2005) précise que dans ce cas (et celui de la recherche assistée par le projet), ce n’est pas « l’activité de projet qui fait thèse », mais « sa problématisation et la manière dont il s’insère dans un dispositif de connaissances » (p. 27). C’est probablement de ce type de recherche associé au projet que se rapproche le plus l’expérience du CHU Tivoli. Celle-ci montre l’importance d’envisager différents futurs afin de limiter l’effet d’orientation produit par les analyses proposées par le chercheur (scénarios créés par lui-même). Elle vise aussi et surtout à tester des hypothèses (ou, pour mieux coller à la posture adoptée en MTE, des « intuitions » plutôt que des « hypothèses » à confronter au terrain (Guillemette, 2006, p. 44)) qui émergent du terrain. La recherche par scénarios de projet est probablement une terminologie appropriée pour tester ces intuitions. Les différents scénarios soumis ouvrent le débat pour stimuler la liberté de choix des usagers. Ceux-ci projettent alors mieux leurs attentes facilitant la création de projets adaptés. Stimulés par l’existence de choix, les usagers attribuent à l’espace projeté des sens plus diversifiés. Ils facilitent avec le chercheur l’émergence de projets innovants.

Suite à la désignation de cette recherche comme meilleur travail de fin d’études de notre université et surtout de la difficulté croissante de nos étudiants à positionner leur travail dans notre nouveau cadre de recherche[13], nous utilisons régulièrement l’expérience Tivoli pour illustrer la notion de recherche par le projet enraciné. La présentation de ce travail a un impact positif et éclairant pour les étudiants auxquels il sert de référence. Cette méthode de recherche pose néanmoins certains problèmes épistémologiques.

5. Problèmes épistémologiques du projet d’architecture

Il ne faudrait pas par la volonté de faire entrer une discipline dans un cadre (universitaire) lui faire perdre l’origine de sa richesse. L’invention de la perspective n’est pas le résultat d’une recherche théorique, mais bien un outil construit par Brunelleschi lors de la construction de Ste-Marie de la Fleur à Florence. Ce n’est que par la théorisation qu’en apportera Alberti et sa diffusion au sein des mathématiques et de la peinture que la perspective acquit ses lettres de noblesse. Mais c’est bien du terrain que l’architecture tire sa richesse apportant un nouveau regard sur notre société. Sa faiblesse ne serait-elle pas un atout?

Comme on l’a abordé ci-dessus, le premier problème épistémologique du projet est l’objectivation d’une réalité qui n’existe pas encore. Il est explicite dès le XVIIIe siècle, au moment de l’émergence des sciences modernes. Quatremère de Quincy (1980) soulignait que l’art, et en l’occurrence l’architecture, consiste à imiter l’objet « dont on ne peut pas montrer le modèle » (p. 176)… La représentation architecturale montre donc un objet d’analyse qui n’est pas encore réel. Ce ne serait alors pas, pour l’homme de science, un objet d’analyse scientifique. Pourtant, si l’on considère qu’Alberti invente son processus de représentation révolutionnaire (la perspective, les plans, coupes et élévations) à partir d’un projet architectural, ne peut-on pas s’interroger? La pratique du projet actuelle n’ouvre-t-elle pas aussi à des réflexions novatrices dans le domaine scientifique? C’est moins dans la solution proposée que dans la méthode que se dessinent les outils réutilisables. Foucault (1966) montrait que le langage s’est progressivement retiré du vécu « pour entrer dans son âge de transparence et de neutralité » (p. 70). La représentation au service de la science n’est pas chargée « de rendre le monde proche de soi » (p. 75) et « il est caractéristique que l’exemple premier d’un signe qui donne la logique de Port-Royal, ce ne soit ni le mot, ni le symbole, mais la représentation spatiale » (p. 79). Ces modes de représentations graphiques (auxquels a fortement contribué Alberti) sont les premiers à participer à cette prise de distance entre le concept (représentation) et l’objet qui permet l’apparition des logiques des sciences modernes. « Ainsi le signe enferme deux idées, l’une de la chose qui représente, l’autre de la chose représentée, et sa nature consiste à exciter la seconde par la première » (Foucault, 1967, note p. 10). Constatons que la nature de la représentation graphique est plus globale et sa compréhension reste plus ouverte. D’une part, avec peu de moyens et en peu de temps, elle permet d’exprimer le potentiel de l’espace, « un petit dessin vaut mieux qu’un long discours ». Cet adage populaire cache l’essentiel, le dessin reste concret, donc proche de l’homme ordinaire. D’autre part, l’induction est ouverte et fait appel à la créativité du répondant. Comme le montre l’expérience de recherche par le projet enraciné, la spatialisation par le dessin est par ses caractéristiques un excellent compromis entre la recherche d’objectivation, l’induction ouverte et la proximité avec le vécu.

La seconde grosse difficulté épistémologique soulevée par le projet d’architecture est qu’il n’est pas le résultat d’un processus externe, observable à distance. Lors de l’expérience du CHU Tivoli, l’architecte qui propose le projet est lui-même à la source de la production du phénomène observé. Non seulement ce phénomène n’est pas « réellement » observable puisque pas encore bâti, mais en plus sa représentation pourrait être le résultat de la seule subjectivité de l’auteur-chercheur. Cela pourrait sembler comme confier au chercheur une boule de cristal au sein de laquelle il projette ses visions de l’avenir qui permettent d’éclairer la décision. Pourtant, il est bien nécessaire à notre société de passer par cette phase de projet si nous désirons critiquer et anticiper ce que sera notre environnement construit. L’évolution récente des modes de conception (évoquée en introduction) est ici centrale. Alors que par le passé, la conception architecturale était le résultat d’un rapport étroit entre le pouvoir et l’architecte qui propose sa solution, l’émergence des contre-projets a depuis facilité la prise de conscience d’autres possibilités. Le développement des concours d’architecture et d’urbanisme et le travail par scénarios ouvrent réellement la voie à une recherche exploratoire par le projet. Cette phase est suivie de la décision publique. Les projets ou scénarios deviennent alors des outils d’optimisation de l’action. Nous pensons que le rapprochement que nous opérons entre recherche par le projet enraciné et recherche-action pourrait s’avérer propice à mieux positionner la recherche en architecture, car il maintient la proximité avec le terrain. CE principe est très lié à la pratique architecturale antérieure à la Renaissance et ne comporte pas que des désavantages.

Conclusion : Vers quelques stratégies de recherche : du projet autistique aux scénarios alternatifs

L’expérience du CHU Tivoli clarifie ce que pourrait être la recherche par le projet enraciné. Il ne ressort pas une solution reproductible, mais un intérêt marqué à s’ouvrir aux solutions qui émergent des particularités du terrain étudié. Une grande proximité existe entre cette démarche proche d’approches qualitatives en sociologie et le développement de l’architecture contextuelle[14]. Au contraire de l’architecture moderne autonome qui propose une solution universelle parachutable en tous lieux, l’architecture contextuelle se nourrit des particularités de chaque site ce qui la rend hétéronome, c’est-à-dire dépendante de facteurs externes. Le cas du CHU Tivoli en est un excellent exemple : le projet d’architecture dépend des contraintes du bâtiment existant, du mode de fonctionnement du corps médical et des attentes des patients et de leur famille. Il s’agit d’une démarche opposée à l’une des deux tendances qui se développent actuellement à travers l’architecture numérique. Les deux voies que décrit Wachter (2009) sont celles de l’architecture « autistique » et de l’architecture contextuelle qui utilisent l’ordinateur pour tester des hypothèses de projet. La seconde intègre « la prise en compte des interactions entre le bâti et l’environnement » et « l’espace social » (p. 36). La première, mise en valeur par la « star architecture »[15], domine la scène médiatique internationale à partir de formes spatiales préconçues. Le parallèle avec la naissance de la MTE est assez évident à travers la métaphore proposée par Glaser et Strauss (1967). Ils expliquent que le défaut de la démarche hypothético-déductive est de forcer des formes rondes dans des formes carrées. La question est identique en architecture : on force des usages ronds dans des formes carrées, au sens concret du terme. Ou, pour élargir le propos architectural au processus, l’architecte force les usagers à utiliser des formes conçues selon des doctrines sans lien avec le terrain auquel elles étaient destinées. Par exemple, le pont en verre de Calatrava à Bilbao, la ville à la pluviométrie la plus importante d’Espagne, est devenu une glissoire impraticable pour de nombreux usagers. Ce qui est étonnant, c’est d’entendre les circonvolutions auxquelles doivent se livrer ces architectes pour justifier leur projet, tout comme Glaser et Strauss remarquaient l’usage d’une « longue explication justificative » (1967, p. 37) dans un autre cadre. Pour la seconde (l’architecture contextuelle), il ne s’agit plus d’envisager le projet comme imposé par une doctrine inspirée par la Beauté, le génie, la marque de fabrique, la norme ou les contraintes du logiciel. Il s’agit en quelque sorte d’intervenir sur le réel par le projet, tout comme dans une expérience scientifique qui modifie certains paramètres (comme l’intimité, la luminosité, les couleurs, l’agencement, les distributions… qui étaient ressortis de la première phase de recherche) pour anticiper les conséquences des transformations spatiales sur les usages (par exemple, au sein de l’espace hospitalier). Ce n’est pas seulement enraciner le projet dans le terrain observé, c’est aussi comprendre les attentes, les rêves et finalement les réels besoins de ces usagers en s’enracinant non seulement dans le terrain, mais aussi dans la culture des gens ordinaires.

Le mixage de différentes disciplines ayant des proximités avec l’espace en vue du diagnostic préalable enrichit le projet. Il est possible de combiner la recherche-action avec la recherche par le projet enraciné, tout en s’appuyant sur une recherche sur le projet passé. De Walsche (2012) fait également ce rapprochement entre la recherche qualitative qui explore le réel et la recherche par le projet qui explore les possibles. Ce qui semble généralisable, c’est moins les connaissances acquises que la méthode pour acquérir ces connaissances par le projet. Selon lui, il faut différencier « certains futurs qui peuvent être prédits, d’autres projetés » selon qu’ils sont sûrs ou de simples peut-être… Il y a donc une différence entre prévision et prospective. La recherche par le projet, en raison de son rôle prospectif, anticipe les futurs possibles. La vision par le projet permet une vision critique par la création de réalités hypothétiques.

La principale objection à la recherche par le projet réside dans le fait qu’elle oriente le résultat par l’intervention du chercheur (étant présupposé que de cette manière il déforme la réalité). Mais comme le montre l’expérience du CHU Tivoli, la recherche par le projet enraciné offre au contraire trois nouvelles opportunités de mieux coller à la réalité. C’est le chercheur qui s’est immergé dans le terrain pour l’étudier en profondeur qui maîtrise le mieux les questionnements à explorer. Il est dès lors, par le fait d’être imbibé par le terrain, dans la meilleure position pour imaginer des hypothèses inédites qui collent à la réalité. Enfin, au moment de l’interprétation des résultats de l’analyse des présentations des projets alternatifs, il est à nouveau particulièrement bien positionné pour être créatif quant à la conceptualisation, car il a vécu de près toutes les phases du processus.

Il semble néanmoins utile de prévoir plusieurs garde-fous. La méthode ne vise évidemment pas à trouver les moyens de faire passer son idée, ce qui est encore souvent l’objectif des architectes, soit pour des raisons historiques de leur rôle de promoteur des idées des décideurs ou simplement parce qu’ils doivent absolument obtenir le contrat. Voici quatre points d’objectivation qui ont émergé durant le travail sur le CHU Tivoli :

  1. La recherche par le projet enraciné a du sens par l’immersion préalable dans le terrain au moyen d’une méthode plus classique de recherche-action (l’enquête qualitative). Elle fait que le projet n’est pas seulement une belle idée de son concepteur, mais le résultat de la prise en compte de données initiales. L’immersion permet aussi de déterminer où se situent les champs d’incertitude et d’intervention.

  2. Le fait de construire des hypothèses à falsifier mène à des projets à casser et non à défendre. La modélisation de l’espace au moyen de scénarios vise à lier les constats de terrain et les intuitions à tester. On ne connaît que trop bien dans les écoles d’architecture ces analyses de terrain intéressantes, dont on ne tient pas compte par la suite. C’est bien dans un esprit de projet contextuel qu’une démarche scientifique peut se construire. Ce qui fait la recherche ce n’est pas la réponse, mais ce qui est mis en lien entre l’observation et la proposition.

  3. L’évaluation du projet se fait avec des éléments externes. Il s’agit de savoir ce qui ferait sens pour les usagers. Ce n’est pas l’auteur qui s’apprécie, mais des usagers qui expriment leur satisfaction et leurs attentes. Par ailleurs, le chercheur explore (dans la théorie, les doctrines, les normes, les exemples de réalisations et surtout les attentes) la matière à critiquer les projets proposés, et ce, avec un certain recul.

  4. Les futurs possibles sous-tendent l’existence de plusieurs projets à explorer. Nous ne parlons alors plus de recherche par le projet, mais de scénarios de projets enracinés. La recherche par scénarios alternatifs offre un potentiel à la participation des usagers qui peuvent ainsi être confrontés à des choix.

L’expérience du CHU Tivoli montre que des scénarios enracinés provoquent des réactions et aident à mieux comprendre les atouts et les faiblesses des espaces proposés. Sur cette base prospective et en suivant les conditions d’objectivation décrites, il est alors envisageable d’apporter un projet répondant aux besoins humains.

Détail fortuit ou terrains symptomatiques, la relecture de Glaser et Strauss (1967) nous a fait observer que ces travaux de terrain partaient d’une même nature, ceux de la santé. Le cadre hospitalier nous semble particulièrement propice, car il pourrait révéler avec plus d’acuité certains phénomènes. Les patients étant dans une situation de détresse, ils semblent manifester une sensibilité accrue à leur environnement. C’est probablement un élément qui a contribué à faciliter la mise en évidence de certaines caractéristiques de l’environnement construit qui affectent le patient.