Corps de l’article

Introduction

L’article qui suit propose la conceptualisation de certains paramètres méthodologiques d’une recherche réalisée par le premier auteur de ce texte dans le cadre d’une thèse de spécialisation (Castonguay, 2016). Cette recherche qualitative exploratoire a mis à profit le cadre de la MTE et s’est intéressée au vécu et à l’expérience de thérapeutes d’expérience (n=4) en lien avec leur travail clinique avec les pères. Elle constitue le préambule à un projet de recherche doctoral ultérieur visant une meilleure compréhension et ultimement la promotion de l’engagement des pères en consultation psychologique pour leur enfant. En plus d’identifier plusieurs spécificités et enjeux relatifs aux pères en consultation, les résultats de cette étude suggèrent que le savoir qui sous-tend le travail clinique auprès d’eux prend une forme préconceptuelle. En effet, ce sont l’expérience et le vécu cliniques des participants qui orientent le travail des thérapeutes avec les pères, et non des repères théoriques. Dans cette optique, cette recherche a proposé l’ébauche d’un modèle conceptuel de la place et du rôle des pères en consultation psychologique infantile.

La première section expose les perspectives épistémologiques et théoriques ayant guidé la pratique réflexive des auteurs au regard de la conceptualisation du processus méthodologique de la thèse de spécialisation décrite ci-dessus. Afin de bien situer le lecteur, la deuxième section s’attarde à décrire ce processus méthodologique. Enfin, les conceptualisations du processus méthodologique de la thèse de spécialisation du premier auteur ainsi que les phénomènes psychiques y étant impliqués sont présentés dans la troisième section. Au cours de la réalisation de cette recherche, ces éléments méthodologiques, qui ont été mis en place de manière spontanée et intuitive, se sont révélés extrêmement efficaces. Les conceptualisations ici présentées ont donc été élaborées en après-coup et permettent de pérenniser ces paramètres méthodologiques afin d’en faciliter une utilisation future. Ces conceptualisations ont trait aux conditions et aux opérations qui concourent à une utilisation judicieuse des subjectivités et des appareils psychiques respectifs des deux chercheurs dans un cadre basé sur la MTE.

1. Référents interprétatifs et position épistémologique

Bien que les cadres théorique et technique de la psychanalyse soient le plus souvent utilisés dans un contexte clinique, en tant que science du psychisme inconscient propice à l’analyse des psychopathologies les plus diverses, elle s’applique également, et avec grande pertinence, à d’autres entreprises de connaissance à titre de méthode de recherche (Freud, 1925). En effet, la pensée psychanalytique se prête à l’éclairage des phénomènes psychiques à la fois normaux et pathologiques, car elle recèle des concepts éclairant l’activité mentale générale (Roussillon, 2012; Widlöcher, 1996). L’élaboration présentée dans la troisième section de cet article s’appuie sur cette perspective, et cet article s’inscrit résolument dans ce que Gilbert (2007, 2009) nomme l’analyse qualitative d’orientation psychanalytique, ou encore dans ce que Brunet (2009) désigne par la recherche à partir de la psychanalyse. Les concepts issus de la pensée psychanalytique sont donc ici appelés à jouer un rôle primordial dans le processus menant à la formulation d’une interprétation du phénomène observé (Brunet, 2009); ceux-ci constituent en effet les fondements de l’univers interprétatif des membres de l’équipe de recherche (Gilbert, 2009; Paillé & Mucchielli, 2012) et représentent la « condition qui nous permet d’avoir des expériences et grâce à laquelle ce que nous rencontrons nous dit quelque chose » (Gadamer, 1996, p. 36).

La pensée psychanalytique s’échafaude sur une position épistémologique postulant l’existence de l’inconscient (Assoun, 1981; Kaufmann, 1997), de telle sorte que la vie psychique (consciente et inconsciente) est conceptualisée comme pouvant à la fois être porteuse de connaissance et de méconnaissance. Il va sans dire que l’adhésion à une telle théorie interprétative nécessite que le chercheur en assume toute l’ampleur. Celui-ci doit en effet s’assurer de mettre en place des opérations méthodologiques propices à faire émerger des contenus inconscients comme préconscients et y accéder (en ce que ces opérations tiennent compte des dimensions dynamique et économique de l’inconscient), mais surtout, à l’examen attentif, rigoureux et méticuleux des manifestations et des phénomènes relevant tant de l’activité de sa propre vie psychique inconsciente que de celles de ses participants. C’est à cet égard qu’intervient la psychanalyse entendue comme méthode de recherche, avec son utilisation de la pensée associative et dont l’emploi mise sur l’examen des éléments contre-transférentiels ainsi qu’un principe de neutralité dictant la conduite des entretiens (Brunet, 2009; Gilbert, 2007, 2009). Au demeurant, en plus d’enrichir grandement le processus d’interprétation, la méthode de recherche psychanalytique permet de discriminer les interprétations arbitraires relevant des aléas projectifs du chercheur des interprétations cohérentes et signifiantes (Brunet, 2009; Frisch, Leopoldo, & Séchaud, 2013; Gilbert, 2009), le terme projectif désignant la « tendance [du chercheur] à fournir les informations manquantes dans une équation à partir des schémas internes comprenant aussi des données personnelles et subjectives » (Drapeau & Letendre, 2001, p. 81). Cela est abordé plus en détail ultérieurement.

Enfin, dans le présent article, nous faisons périodiquement référence à certaines notions issues du cadre de pensée de l’herméneutique philosophique (Gadamer, 1996; Ricoeur, 1991), dans le but de donner forme à nos propos. Bien qu’une certaine affiliation à cette école de pensée se discerne, en filigrane, tout au long de cet article, il est important de souligner qu’elle est davantage employée pour sa valeur métaphorique et euristique quant à l’illustration de notre réflexion que comme cadre de référence à proprement parler. Plus spécifiquement, les développements retrouvés dans cet article sont sous-tendus par l’idée selon laquelle l’entièreté de la démarche d’analyse qualitative s’envisage comme une seule et unique dialectique herméneutique croissante et ininterrompue, dans laquelle sont engagés deux protagonistes : l’être-qui-interprète (le chercheur et sa subjectivité) et le phénomène-à-interpréter (l’objet de recherche) (Paillé & Mucchielli, 2012). En ce sens, l’acte d’attribution de sens et d’interprétation, lequel constitue le coeur de la recherche qualitative, se présente comme une transaction ou un dialogue constant entre le chercheur et son objet de recherche et se décline en de multiples bribes de conversation réciproques qui s’enrichissent mutuellement (lectures préparatoires, élaboration de la problématique, formulation de la question de recherche, conception des canevas d’entretien, passation des entretiens, etc.).

2. La recherche à l’étude : tour d’horizon méthodologique

Les lignes suivantes présentent les éléments méthodologiques sur lesquels a porté la pratique réflexive des deux auteurs. Sont d’abord abordés les multiples rôles du premier auteur tout au long de la collecte et de l’analyse des données. Les apports réflexifs procurés par notre adhésion au cadre de recherche de la MTE, la conduite des entretiens de recherche ainsi que la procédure d’analyse par catégories conceptualisantes (Paillé & Mucchielli, 2012) pratiquée lors de l’analyse des données sont ensuite discutés.

2.1 Rôle et travail du premier auteur

Le rôle joué par le premier auteur s’est décliné de multiples façons au fil des différentes étapes de la collecte et de l’analyse des données, à commencer par la passation des entretiens de recherche. De ce fait, au-delà du recueil des témoignages des participants par enregistrement audio, considérés ici comme la principale source de données à interpréter, il a également eu accès à des données issues de la rencontre intersubjective (le non-verbal des participants, les répercussions subjectives issues de la rencontre, etc.) que constituent les entretiens de recherche (Gilbert, 2009). Dans les heures qui ont suivi la passation de l’entretien, généralement le jour suivant, le premier auteur a transcrit l’entretien de la veille à l’aide du logiciel SONAL. En parallèle à ce travail de transcription verbatim mot à mot, il a pris soin de laisser le discours du participant résonner et s’enraciner en lui, en plus de cultiver une disposition psychique lui permettant de relever les réflexions se présentant à sa conscience en réponse à ce qui était entendu et remémoré de la veille; cela dans l’idée que l’une d’entre elles pourrait bien se révéler signifiante dans l’immédiat ou lors des phases subséquentes de l’analyse. Après avoir transcrit l’entretien de recherche et réuni les conditions nécessaires à l’accueil phénoménologique des données (inventaires de ses a priori expérientiels et théoriques afin de les suspendre temporairement; retour sur la problématique et la question de recherche; écoutes et lectures répétées des entretiens de recherche), il a procédé à une première analyse du verbatim au moyen de la méthode de thématisation continue (Paillé & Mucchielli, 2012) et assisté du logiciel QSR NVivo. Cette méthode d’analyse a été sélectionnée en raison de son grand apport inductif (exhaustivité de l’analyse descriptive obtenue), particulièrement recommandé dans les cas de corpus peu étendu. Par ailleurs, grâce à l’analyse thématique continue, il a accédé à une connaissance thématique quasi cartographique du corpus de recherche, connaissance mise à profit lors de l’analyse conceptualisante subséquente, étape pratiquée en tandem.

En assumant ces différents rôles, postures et perspectives vis-à-vis des données recueillies (conduite, transcription et thématisation continue des entretiens), le premier auteur a eu l’occasion d’enrichir son dialogue avec le corpus de recherche et donc d’appréhender l’objet de recherche de manière plus complexe et entière. Essentiellement, ces perspectives ont de surcroît exercé un effet cumulatif constituant un bagage qui a grandement enrichi le travail d’analyse final, réalisé en tandem. De plus, les étapes énumérées ci-dessus ont été exécutées de manière quasi contigue : la passation, la transcription et l’analyse thématique de chaque entretien ne s’échelonnant que sur quelques jours. Cette contiguité temporelle s’est avérée précieuse, car en bénéficiant de l’accessibilité mnésique de ces différentes étapes, le premier auteur a été en mesure d’alimenter, de sélectionner et de peaufiner ses réflexions et ses interprétations préliminaires (Drapeau & Letendre, 2001).

2.2 La MTE : Impératif d’enracinement et logique itérative

La recherche à l’étude emploie le cadre de la MTE (Guillemette & Luckerhoff, 2015), et plusieurs mesures ont été mises en place afin qu’elle demeure cohérente avec les prescriptions de cette méthodologie. Ces mesures sont décrites ci-dessous.

2.2.1 Enracinement dans les données

L’un des principes fondamentaux de la MTE, faisant par ailleurs également l’objet d’un consensus à travers plusieurs courants de recherche qualitative, renvoie à ce que Paillé et Mucchielli (2012) qualifient d’impératif d’enracinement. Il s’agit ici de veiller à réunir les conditions permettant d’appliquer un « regard authentique de la logique propre des acteurs et des évènements, en vue d’arriver à une imprégnation significative des données » (Paillé & Mucchielli, 2012, p. 77), cela dans le but d’assurer, du moins partiellement, la rigueur de la démarche subséquente. Les membres du tandem de recherche se sont assurés de répondre à cet impératif : par exemple, ils ont multiplié les écoutes et les lectures phénoménologisantes individuelles des entretiens, tout en prenant soin de consigner toutes les réflexions émanant de ces premières occasions de dialogues avec le corpus de recherche. Selon nous, le principe d’enracinement dans les données ne se limite pas à une vision dichotomique de la chose : nous considérons que cette notion s’articule sur un continuum. Dans cette optique, nous sommes d’avis que les membres du tandem de recherche, bien que tous deux solidement enracinés dans les données, se sont distingués à l’égard de leur enracinement respectif. Plus précisément, nous envisageons celui du premier auteur comme étant quantitativement et qualitativement différent de celui de la seconde. Sur le plan quantitatif d’abord, en raison de ses occasions de dialogue répétées avec le corpus de recherche (après avoir conduit, transcrit puis thématisé les entretiens de recherche), le premier auteur a bénéficié d’un niveau d’enracinement et d’une maîtrise thématique des données de recherche optimaux. Sur le plan qualitatif, il s’est distingué de la seconde auteure du fait qu’il a pris part au dialogue herméneutique par l’entremise de perspectives différentes, mais non moins complémentaires. D’abord, la perspective descriptive associée à son travail de thématisation continue du corpus a garanti l’enracinement dans les données. Ensuite, le fait de participer aux entretiens de recherche lui a permis d’avoir en mémoire et d’enrichir l’analyse des verbatims d’entretien grâce à l’analyse des données infraverbales issues de la rencontre intersubjective à laquelle il a pris part avec les participants.

L’essentiel à retenir tient au fait que ces différences relatives à l’enracinement des membres du tandem de recherche ont fait en sorte que chacun d’entre eux a assumé, de manière intuitive, des rôles et des fonctions complémentaires lors du travail d’analyse en tandem des données. Le terme en tandem témoigne ici du fait que l’analyse conceptualisante a pris la forme d’un travail de coconstruction réalisé par deux chercheurs. Toutefois, ce terme rend également compte du constat que ce travail d’analyse des données a été celui d’un « tandem » de perspectives adoptées par les deux chercheurs à l’égard du corpus de recherche : le premier auteur bénéficiait d’une perspective à teneur descriptive issue de son travail préalable de thématisation sur le corpus de recherche, de ses occasions de dialogue avec celui-ci, et la deuxième auteure détenait une perspective propice à la conceptualisation en raison du recul possible d’une position plus périphérique à l’égard des données. En effet, il est évident qu’au cours de l’analyse en tandem, la seconde auteure n’avait pas en tête le même niveau de détail des thèmes et ne bénéficiait pas non plus d’un accès direct à la mémoire subjective des entretiens de recherche. Exempte de ces aspects et forte d’une expérience clinique garantissant la pratique d’une écoute compréhensive, la seconde auteure a donc pu adopter une position plus dégagée par rapport au corpus de recherche, position que l’on pourrait qualifier de tierce (Letendre, 2007), et étant propice à l’application d’une analyse à portée conceptualisante ainsi qu’à l’écoute de la subjectivité du premier auteur. Nous revenons plus en détail sur ces points dans la troisième section l’article.

2.2.2 Enlacement des étapes de la séquence de recherche

La MTE se distingue d’autres méthodes de recherche par l’application constante d’une logique itérative (Guillemette & Luckerhoff, 2015). En ce qui concerne la recherche à l’étude, l’usage d’une logique séquentielle a été mis de côté lors de la collecte et de l’analyse des données, et ce, en faveur d’un protocole non linéaire dans lequel les divers épisodes issus de la séquence collecte-analyse-théorisation sont « enlacés » (Guillemette & Luckerhoff, 2015). Par exemple, chaque entretien de recherche s’est vu analysé dans son entièreté avant la passation du suivant. D’autre part, au fil de ces mouvements d’allers-retours entre les étapes de la séquence collecte-analyse-théorisation, quelques remaniements méthodologiques ont été appliqués afin de respecter le principe d’emergent fit, c’est-à-dire que tous les aspects et paramètres de la recherche soient cohérents avec ce qui émerge de l’analyse des données empiriques.

Un de ces remaniements a eu pour objet le protocole d’analyse du corpus de recherche. Initialement, les deux chercheurs avaient opté pour une analyse à portée strictement descriptive, à savoir l’analyse thématique continue proposée par Paillé et Mucchielli (2012). Or, après avoir constaté le nombre important d’éléments réflexifs générés par cette première analyse, ceux-ci en sont venus à la conclusion qu’une seconde analyse était nécessaire. Ainsi, après une première lecture thématisante, l’ensemble du corpus de recherche a été réexaminé au moyen d’une analyse par catégories conceptualisantes, cela lors de séances de travail menées en tandem par les deux auteurs. À souligner que ce qui a d’abord été perçu par le premier auteur comme une sérieuse embûche à la bonne réalisation du projet de recherche (le nombre de thèmes dégagés) s’est, au final, révélé être un atout précieux : l’exhaustivité analytique de la thématisation continue a permis d’enrichir, d’étayer et surtout d’enraciner l’analyse par catégories conceptualisantes.

La procédure de collecte des données s’est également vue remaniée au fil de la réalisation de la recherche. Il avait au départ été décidé que les participants seraient interrogés au moyen d’entrevues semi-directives : schéma d’entretien comprenant plusieurs questions ouvertes fixes, accompagnées de relances thématiques prédéterminées. Or, après la transcription et l’analyse de la première entrevue, il s’est avéré évident que la teneur du matériel suggérait la nécessité d’appliquer un important changement concernant le protocole d’entretien. Cette première analyse a mis en exergue que la thématique paternelle mobilisait, chez les participants, de nombreux processus psychiques préconscients et inconscients qui se sont manifestés par un discours associatif foisonnant, empreint d’un aspect condensé, et comprenant de nombreux glissements thématiques vers des éléments extraprofessionnels; le thème du père étant, selon toute vraisemblance, investi d’un grand potentiel affectif et projectif. Les chercheurs ont donc convenu de convier les participants à deux entretiens plutôt qu’un. Ces derniers ont été séparés d’une durée maximale de 10 jours et conduits selon l’approche héritière des techniques d’entretien clinique psychanalytique préconisées par Gilbert (2009). Une attitude d’écoute non directive, mais non moins active sur le plan réflexif, caractérisée par la minimisation des interventions de la part du chercheur, a déterminé la conduite des entretiens subséquents. Aucune consigne contraignante ne s’est vue formulée aux participants au début du premier entretien; celui-ci a débuté par la question d’amorce ouverte : « Pouvez-vous me raconter votre travail et votre expérience avec les pères en consultation? », le terme raconter ayant été choisi en raison de sa valeur inductive propice à une approche de type associative et narrative. Un tel changement de posture a permis 1) de soutenir la production d’un discours associatif chez le participant; 2) de focaliser et d’arrimer l’entretien sur le fil conducteur spontané du discours des participants (Gilbert, 2009); 3)  de moissonner au maximum, lors du second entretien, les élaborations, les réflexions et les représentations mentales des participants émergeant dans l’après-coup du premier entretien et touchant, de près ou de loin, au thème de recherche. Le caractère non directif des seconds entretiens s’est vu préservé en cédant d’emblée la parole aux participants, en les interrogeant directement sur de potentielles réflexions élaborées par eux depuis le premier entretien. Par ailleurs, c’est une logique inductive qui a guidé l’élaboration du canevas du second entretien pour chacun des participants : celui-ci a été composé exclusivement de relances à partir des données du premier entretien choisies en fonction de leur potentiel associatif, c’est-à-dire dans l’optique de soutenir l’élaboration du discours et de la pensée de chaque participant. Concrètement, une relance a donc été incluse dans le deuxième canevas moyennant qu’elle représente une idée énoncée durant le premier entretien et identifiée, lors de son analyse, comme constituant le condensé de plusieurs éléments implicites à clarifier si possible.

2.3 L’analyse en tandem des données de recherche

La dernière phase du processus d’analyse des données a été celle d’une analyse en tandem. Il est ici question d’une démarche de coconstruction de sens qui a pour objectif la formulation de catégories conceptualisantes dites englobantes (Paillé & Mucchielli, 2012). Ces catégories ont permis la formulation de la théorisation qui constitue le principal résultat de cette recherche (thèse de spécialisation du premier auteur).

Le support réflexif et interprétatif offert par la deuxième auteure a permis de valider les principaux thèmes identifiés au préalable par le premier auteur et a dégagé plusieurs interprétations et éléments thématiques pertinents ayant pu lui échapper. En effet, après la thématisation continue du corpus, le premier auteur ne bénéficiait pas toujours du recul favorisé par la position d’extériorité ni de l’expérience et des référents interprétatifs, tous nécessaires au travail de conceptualisation. Cela étant dit, le travail de thématisation rigoureux réalisé par le premier auteur a fourni un étayage réflexif indispensable ainsi qu’une garantie d’enracinement dans les données. Enfin, ce travail d’analyse et de conceptualisation en tandem a également offert l’occasion d’aborder et de confronter plusieurs interprétations émergentes, de discuter de difficultés et d’observations relevées par le premier auteur lors des différentes étapes du processus d’analyse des données empiriques.

3. Mise en perspective avec la théorie psychanalytique

Cette troisième section présente la conceptualisation des paramètres et procédures méthodologiques exposées ci-dessus à l’aide de la pensée psychanalytique. Nous nous attachons également à présenter ici les paramètres de la MTE qui, selon notre expérience, supportent une utilisation rigoureuse et valide de la psychanalyse comme méthode de recherche.

3.1 Analyse en tandem des données et supervision psychanalytique

Dans le but de communiquer et d’illustrer la situation d’analyse en tandem avec le plus de clarté possible, nous proposons sa mise en parallèle avec la situation de supervision psychanalytique, car bien que ces deux situations restent foncièrement différentes, il est possible de tracer quelques rapprochements euristiques entre celles-ci. Un premier rapprochement concerne le fait que, dans les deux cas de figure, il est question de la poursuite du même l’objectif : l’élaboration d’un sens nouveau dans une situation d’impasse relative et classique dans les entreprises de recherche impliquant la subjectivité. En ce qui concerne la recherche à l’étude, le premier auteur n’arrivait plus à penser les données de recherche avec créativité, ce qui faisait obstacle à leur interprétation. De plus, dans un cas comme dans l’autre, l’accent est mis sur l’utilisation d’une pensée dite associative[1]. Cependant, le point de rencontre le plus significatif entre la situation d’analyse en tandem et celle de la supervision psychanalytique a trait aux rôles complémentaires attribués aux deux protagonistes. La dynamique de supervision se trouve assujettie à une certaine assignation de rôles qui, bien qu’asymétrique, ne correspond pas à une logique hiérarchique stricte : d’un côté, le supervisé vient chercher un support réflexif en la personne du superviseur, cela dans le but de lui offrir un espace de réflexion et de parole propice à ce qu’il y développe sa pensée ou afin de surmonter un écueil relatif à son travail; de l’autre, le superviseur, considéré davantage comme le responsable du cadre et du processus que comme l’expert du sens à accorder à ce qui est discuté, est chargé d’écouter le supervisé tout en lui offrant une certaine forme d’aiguillage réflexif (Ogden, 2005). En ce sens, la situation de supervision s’articule de manière effective autour du besoin formulé par le supervisé : celui de la présence d’un tiers apte à soutenir ses capacités réflexives (Ogden, 2005).

C’est une conjoncture analogue qui s’est déployée dans le contexte de l’analyse en tandem : après avoir conduit, transcrit et finalement thématisé les entretiens de recherche, le premier auteur se trouvait dans une impasse, car il ne disposait plus de la clairvoyance ni du recul psychique nécessaires pour avoir une lecture conceptualisante efficiente du corpus de recherche. De plus, étant donné que les séances d’analyse en tandem se sont déroulées en vue de l’élaboration d’un sens coconstruit, c’est à l’image du rôle du superviseur décrit ci-dessus que la deuxième auteure s’est assurée de maintenir un cadre favorable à une telle entreprise. Exerçant une fonction tierce (Letendre, 2007), elle a fourni un accompagnement propice à l’émergence de pensées sur un mode associatif sans imposer sa perspective dans le travail d’interprétation; en aucun cas elle n’a été l’unique responsable du contenu et de son sens. Le rôle assumé par la deuxième auteure s’est traduit par une écoute à double registre favorisée par sa position d’extériorité : celle du matériel rapporté par le premier auteur concernant le contenu des entretiens et celle de la pensée et des affects de ce dernier au moment de raconter l’entretien. Cette focalisation de son écoute sur la subjectivité du premier auteur à propos des données de recherche s’est vue sous-tendue, d’une part, par l’utilisation de techniques inspirées de la clinique permettant de soutenir l’élaboration verbale chez le premier auteur et ainsi d’opérer un éclaircissement de sa pensée (reflets et reformulations par exemple) et, d’autre part, par le recours à ses propres pensées associatives par rapport aux deux niveaux de matériel.

Allant plus avant dans cette réflexion, nous concevons le rôle joué par la deuxième auteure en nous référant au concept de « l’appareil à penser les pensées » (Bion, 2004, 2005). À l’aide de ce concept, Bion propose une théorie de la pensée dans laquelle il marque une distinction entre les pensées « comme contenu » et le fait de penser comme un processus; cela supposant, du même coup, l’idée selon laquelle les pensées définies « comme contenu » sont « génétiquement » antérieures au travail de penser (Lusso, 2002). Pour Bion, cette théorie de la pensée a exercé une influence majeure à l’égard de sa conception de la thérapeutique psychanalytique en ce qui a trait au rôle du psychanalyste et des processus thérapeutiques : concernant « l’appareil à penser les pensées », le psychanalyste est vu comme utilisant le sien afin de penser les protopensées que lui présente l’analysé pour réaliser le travail menant à une meilleure connaissance de la réalité psychique de l’analysé par le travail d’interprétation (Jalley, 1997). Puisque la situation de recherche qualitative diffère en plusieurs points de la situation thérapeutique psychanalytique, il nous est impossible d’assimiler totalement le rôle adopté par la seconde auteure à ce que décrit Bion. Néanmoins, le travail de cette chercheuse lors de l’analyse des données en tandem et l’utilisation par le psychanalyste de son appareil à penser les pensées se rejoignent en deux points : 1) ils tendent vers le même objectif, soit la clarification de la pensée, du fait que la présence de l’autre oblige le locuteur à préciser et à mettre en mots sa pensée consciente (Widlöcher, 1996), qui est de surcroît bonifiée, par la pensée associative, des émergences préconscientes et inconscientes; 2) à l’instar de la situation de supervision, y sont impliquées des modalités de pensées secondarisées (Jalley, 1997), celles qui permettent le travail intellectuel. En somme, cela nous a permis de faire émerger ce que « le propre est moins d’être que “d’être été” (to be been), et dont le phénomène transparaît dans l’aire des émotions, des pensées, et des mots » (Jalley, 1997, p. 72); bref ce que le premier auteur ne savait pas ou ne savait plus connaître.

3.2 Retour verbal sur la passation de l’entretien

En recherche qualitative, c’est sur la subjectivité du chercheur que se fonde l’acte interprétatif, c’est l’être-chercheur lui-même qui constitue l’instrument de recherche. La production d’interprétations signifiantes passe donc nécessairement par un certain encadrement de cette subjectivité (Paillé & Mucchielli, 2012). Pour le chercheur d’approche psychanalytique, cette question s’actualise notamment par l’examen du vécu contre-transférentiel dont est teintée la collecte de données. La notion de « contre-transfert » désigne tous les évènements psychiques (perceptions, idées, sentiments, représentations, interprétations, images et mots relatifs au participant et/ou à la rencontre) qui s’actualisent à l’intérieur de la psyché du premier auteur durant la rencontre intersubjective des entretiens de recherche avec le participant (Gilbert, 2009); cela en référence au fait que toute relation humaine dans laquelle se rencontrent deux psychismes implique nécessairement le déploiement de dynamiques conscientes et inconscientes (Drapeau & Letendre, 2001). L’approche psychanalytique considère généralement que le contre-transfert représente à la fois une barrière importante quant à l’accès à une interprétation signifiante de la réalité subjective du patient et se révèle éloquent, car porteur de sens (Brunet, 2009; Ciccone, 2014; Heimann, 1950; Racker, 1968).

Afin de se pencher sur la dimension contre-transférentielle du travail de recherche, chaque séance d’analyse des données empiriques en tandem a débuté par un retour verbal sur la passation des entretiens, retour au cours duquel ont notamment été discutées puis élaborées les réactions dites « contre-transférentielles » du premier auteur. Ainsi, après s’être montré à l’écoute et avoir identifié ses réactions contre-transférentielles dans son journal de bord, le chercheur a eu l’occasion de les élaborer en les verbalisant à haute voix et en abordant tant le contenu de l’entretien que ce que les propos et la relation instaurée avec le participant ont soulevé en lui en termes de sentiments et d’idées. Il les a examinés à la lumière d’autres éléments réflexifs (verbatims, notes d’analyse, arbres thématiques) dans un dialogue engagé et soutenu par un tiers extérieur à l’entrevue de recherche, la seconde chercheuse (Drapeau & Letendre, 2001). De cette manière, le premier auteur s’est graduellement abstrait de son rôle de participant à la rencontre intersubjective et a pu réintégrer son rôle de chercheur par rapport à son objet de recherche (Gilbert, 2009). L’élaboration de ses réactions contre-transférentielles a également permis d’amorcer le processus de discrimination des réflexions ou interprétations n’ayant que pour seule origine son histoire personnelle et son monde privé de celles véritablement en lien avec ce qui a pris vie lors des entretiens, c’est-à-dire qui a été coconstruit entre lui et le participant. C’est dans cette deuxième éventualité que les réactions contre-transférentielles ont été considérées comme significatives et pertinentes à l’égard de l’interprétation émergente.

Afin d’expliciter et d’enrichir nos propos concernant ce processus d’élaboration des réactions contre-transférentielles, il nous semble intéressant de l’illustrer en présentant quelques exemples de ce même processus tirés du journal analytique du chercheur. Ceux-ci illustrent comment le travail d’élaboration des réactions contre-transférentielles nous a permis d’accueillir les parts préconscientes et inconscientes de soi et de l’autre, cela dans le but de les affecter au service de la recherche de sens des données empiriques.

Un premier cas de figure concerne le fait que, dans les heures qui ont suivi le déroulement d’un entretien, le premier auteur a été habité d’une impression tenace selon laquelle la rencontre en question n’avait pas été des plus productives, car en plus d’être confus par rapport aux propos tenus dans cet entretien, il était convaincu que très peu de données pertinentes avaient émergé. Il s’est avéré que cette constellation de réactions contre-transférentielles tirait son origine de deux sources : la première, se rapportant à l’appréhension classique et légitime relative aux attentes entretenues par le premier auteur quant au bon déroulement de la collecte des données et à la réalisation de son projet de recherche; la seconde, relative à la crainte du participant d’un manque de pertinence (perçu par celui-ci et qui résonna avec l’état affectif du premier auteur) de son témoignage. Il ne fait aucun doute que dans l’éventualité où ces éléments d’ordre contre-transférentiel n’avaient pas été élaborés et clarifiés, ils auraient entravé l’accueil véritable dudit entretien et, au final, le chercheur serait resté convaincu de sa pauvreté informative.

Dans un deuxième cas de figure, le chercheur a quitté l’un des entretiens de recherche avec le sentiment tenace selon lequel son interlocuteur lui avait adressé un message implicite dépassant largement ce qui avait été verbalisé de manière effective lors de l’entretien. En effet, la visée illocutoire (Krymko-Bleton, 2014b), ou le message implicite derrière les propos tenus lors de cet entretien, a été perçue/vécue comme relevant du désir du participant de transmettre le flambeau de la reconnaissance et de la prise en compte de la souffrance paternelle en contexte de consultation psychologique pour leur enfant (sujet de la recherche à l’étude) au chercheur (clinicien d’expérience rencontrant en la personne du premier auteur un futur clinicien). Une fois verbalisée et élaborée, cette interprétation a jeté un jour nouveau sur une foule d’éléments présents dans le verbatim, et à partir de ce moment, ceux-ci s’assemblèrent pour constituer l’une des dimensions les plus importantes de l’interprétation finale : celle selon laquelle la souffrance des pères n’est malheureusement pas suffisamment détectée et prise en compte par les différents acteurs oeuvrant dans des services de santé mentale.

3.3 Pensée associative et statut méthodologique des associations

La section qui suit présente notre conceptualisation d’une utilisation de la pensée associative en contexte de recherche. Après une brève description de cette utilisation, le statut méthodologique des associations ainsi que les apports procurés par l’emploi d’une pensée associative sont discutés.

3.3.1 Description de notre utilisation de la pensée associative

Ce que nous qualifions de « pensée associative » fait évidemment directement référence à ce que la psychanalyse désigne comme la « règle fondamentale »; règle qui, pour l’analysé dans la situation clinique (Laplanche & Pontalis, 1968), consiste à verbaliser toutes les pensées, les images, bref tout ce qui vient à l’esprit, et ce, avec une spontanéité exempte de censure personnelle (Lacas, 1997). Il est courant de rencontrer une définition de la règle fondamentale selon laquelle il y a prescription de dire tout ce qui traverse l’esprit. Or, dans toute sa complexité, cette règle est en réalité double, car au-delà d’une parole exempte de censure, elle invite le sujet à accorder la même attention à toutes les pensées qui se présentent à sa conscience (Widlöcher, 1996). La règle fondamentale permet à l’analysé, et à son psychanalyste, d’avoir accès à des idées, des représentations ou interprétations oubliées, ou refoulées (Freud, 1915), et consiste en une prescription énoncée sous la négative : elle invite à ne pas réprimer l’expression de « ce qui pourrait être mis à l’écart, soit pour des raisons de bienséance (censure morale), soit pour des raisons de cohérence intellectuelle (censure logique) » (Widlöcher, 1996, p. 103). Cela étant dit, l’associativité de pensée n’est pas le propre de la technique psychanalytique (Roussillon, 2012). Elle est en effet le principe qui gouverne le fonctionnement de la psyché humaine : l’organisation de la mémoire (consciente, préconsciente et inconsciente) s’effectue sous le primat de l’associativité : « une idée qui vient au sujet, apparemment de façon isolée, est toujours un élément qui renvoie en réalité, consciemment ou non, à d’autres éléments » (Laplanche & Pontalis, 1968, p. 37).

Dans le cadre des séances d’analyse en tandem, la pensée associative s’est davantage vue assigner un statut d’attitude plutôt que celui de règle fondamentale, le terme attitude ayant été choisi pour marquer le type de regard posé sur le réel selon Paillé et Mucchielli (2012). Ainsi, la pensée associative employée au sein de notre démarche d’analyse en tandem ne doit pas être confondue avec la règle fondamentale psychanalytique, même s’il y est fait référence. Dans notre cas, il a été question de s’en tenir à un travail dont l’objectif est strictement intellectuel, c’est-à-dire à associer à partir et dans les limites de l’objet de recherche, dans le but d’accroître notre compréhension des faits examinés, et ce, dans le contexte particulier de la recherche universitaire. Dans le deuxième cas, il est plutôt question de favoriser l’émergence ou l’accès à du matériel psychique inconscient à l’intérieur d’un dispositif et d’un contexte cliniques bien différents du cadre de la recherche qualitative.

S’appuyant sur ces éléments de définition et en référence à la pensée herméneutique, nous définissons l’attitude de pensée associative comme l’activité psychique permettant à l’être-chercheur de poser un regard tourné vers soi, regard caractérisé par une atténuation de ses mouvements de censure logique personnelle et par une écoute attentive à l’égard des évènements psychiques subjectifs se présentant à sa conscience, en lien avec la dialectique herméneutique dans laquelle il s’est engagé. De manière pragmatique, cette attitude de pensée associative s’instaure en deux temps : 1) il est d’abord question de permettre au corpus de recherche (ce qui est lu ou entendu) de s’enraciner dans la subjectivité du chercheur, d’y laisser courir ses réverbérations, d’y prendre vie et d’y inscrire ses ramifications; 2) après quoi intervient la nécessité de laisser se déployer le temps nécessaire à la réflexion, de tolérer l’incertitude et d’accueillir les pensées, les images et les mots liés à l’objet de recherche se présentant à la conscience, même ceux qui à première vue semblent sans grande importance ou quelque peu anticipés (Widlöcher, 1996). Afin de saisir l’essence de cette attitude de pensée associative, nous proposons de l’illustrer à l’aide du schéma de la Figure 1, qui témoigne de la façon dont la pensée associative contraste avec le concept d’examen phénoménologique des données de recherche (Paillé & Mucchielli, 2012) : là où le second fait référence au fait d’examiner les choses comme elles se présentent dans la réalité, la première tient en la disposition psychique permettant d’éclairer et de s’approprier les ramifications subjectives conscientes, préconscientes et inconscientes se dessinant dans la psyché du chercheur en réponse au dialogue entamé avec son objet de recherche. En effet, comme le souligne Widlöcher (1996), l’idée « subite » (celle qui émerge en associant) « résulte d’un travail préalable de l’esprit. […] Elle est à la fois un évènement de la vie de l’esprit, mais aussi le résultat d’un travail d’extraction à partir d’un univers de représentations » (p. 109).

Figure 1

Attitude de pensée associative et accueil phénoménologique.

-> Voir la liste des figures

En somme, nous proposons que l’attitude de pensée associative désigne un outil réflexif actif permettant 1) de générer des associations, définies comme « toute liaison entre deux ou plusieurs éléments psychiques dont la série constitue une chaîne » (Laplanche & Pontalis, 1968, p. 36); 2) de pleinement mobiliser et de mettre à profit les couches conscientes et inconscientes de la subjectivité de l’être-chercheur au sein du processus réflexif; 3) d’assurer une certaine rigueur à la démarche réflexive en permettant notamment d’encadrer la subjectivité du premier auteur par l’élaboration du bagage d’éléments dits « contre-transférentiels » issus de la rencontre intersubjective des entretiens de recherche; 4) d’avoir accès aux réflexions qui, après avoir été élaborées dans le champ de la conscience lors d’étapes antérieures à l’analyse en tandem, ont, pour une raison ou une autre, été reléguées à un niveau psychique préconscient (Widlöcher, 1996), donc pouvant émerger à la conscience à condition que soient amorcées les opérations mentales appropriées (Freud, 1933). En référence au premier point, il est nécessaire de mettre en évidence que les associations générées, dans un contexte de recherche, par le recours à ce que nous qualifions d’attitude de pensée associative ne sont pas équivalentes aux « associations libres ». Celles-ci se rapportent aux pensées produites en l’absence quasi totale de contact avec la réalité extérieure (Widlöcher, 1996), c’est-à-dire dans le contexte de la cure psychanalytique et de la relation particulière qui s’y développe, à savoir celle du transfert sur le psychanalyste (Krymko-Bleton, 2014a). Les associations générées dans un contexte de recherche ne peuvent être qualifiées de « libres », car d’une part, elles sont générées en réponse à des stimuli, c’est-à-dire dans le cadre d’une dialectique avec le matériau de recherche; d’autre part, bien que tirant leur origine d’une opération psychique réflexive délibérément initiée par le chercheur, et faisant parfois appel à des pensées associatives de nature plus affective, ces associations ont été soumises à un filtre permettant au tandem de recherche de s’en tenir à la production intellectuelle. Bref, le recours à une attitude de pensée associative en contexte de recherche implique la mobilisation d’une strate plus affective de la pensée, sans pour autant poursuivre l’objectif d’exploration psychique de la cure psychanalytique.

3.3.2 Statut méthodologique des associations du tandem de recherche

Il convient à présent de se pencher sur la question de la nature des associations générées par les chercheurs. Sans vouloir proposer une version psychologisée de la pensée ricoeurienne (Ricoeur, 1991), nous estimons que l’analogie herméneutique semble, encore une fois, tout indiquée. À cet effet, nous faisons appel à l’hypothèse des « structures prénarratives ». À l’image du rôle joué par les structures prénarratives vis-à-vis des « histoires potentielles », les premières ici considérées comme des « bribes de récits » pour l’instant inintelligibles, mais qui seront re-racontées par les secondes, récits signifiants et cohérents, nous concevons les associations des chercheurs comme des bribes interprétatives qui, moyennant un examen rigoureux et organisateur, contribuent à la création d’une interprétation signifiante et cohérente. L’attitude de pensée associative équivaut donc à l’ajout d’une occasion de dialoguer et d’entrer en contact avec le phénomène-à-interpréter, et par le fait même de produire des données qualitatives (Paillé & Mucchielli, 2012). Ce faisant, les associations des chercheurs sont à considérer comme n’importe quelles autres données qualitatives produites au cours des différentes étapes de l’analyse; intervenant dans une logique de triangulation, elles ne détiennent aucun statut privilégié du fait qu’elles sont liées à un concept phare de la théorie psychanalytique; elles n’ont cependant pas préséance sur les données empiriques.

3.3.3 Apports réflexifs de l’attitude de pensée associative

L’utilisation d’une attitude de pensée associative s’est avérée omniprésente tout au long du processus de recherche, cela afin d’optimiser l’apport des subjectivités des chercheurs au processus réflexif global. Par exemple, les quelques jours qui ont séparé l’analyse thématique (réalisée exclusivement par le premier auteur) de l’analyse par catégories conceptualisantes (réalisée par le tandem de chercheur) ont laissé suffisamment d’espace mental afin que le premier auteur se livre, de manière spontanée et intuitive, à l’élaboration de son travail de thématisation. Dans ce court laps de temps, il a pris soin de consigner le fruit de cette élaboration, c’est-à-dire les réflexions associatives se présentant spontanément à sa conscience, et ce, souvent en dehors des séances de travail de thématisation. Or, à l’instar du deuxième entretien de recherche décrit précédemment, les séances d’analyse en tandem ont offert la possibilité de maximiser la récolte de ce travail d’élaboration psychique dans l’après-coup du travail de thématisation, car en plus des associations dûment consignées, de nombreuses réflexions associatives signifiantes ont émergé spontanément lors du travail d’analyse en tandem. Omniprésente durant la réalisation de la recherche à l’étude, c’est néanmoins au cours des séances d’analyse en tandem que l’attitude de pensée associative a dévoilé tout son potentiel réflexif. En effet, lorsqu’employée dans le contexte d’une réflexion groupale, la pensée associative contribue à créer ce que Frisch et al. (2013) désignent comme un « tissu associatif », soit une réflexion subjectivée « tissée » à partir des associations progressivement énoncées par chacun des membres du groupe. La citation suivante illustre la nature et la richesse de cette pensée de type associatif, et elle s’avère très instructive quant à la description des réflexions associatives coconstruites par le tandem de recherche :

les participants [à la réflexion] tissent leurs associations à partir du matériel et des interventions des autres participants. Le travail se fait à partir du matériel entendu, mais celui-ci devient progressivement plus intériorisé […] Ceci produit un nouveau développement qui à la fois enrichit ce qui était déjà présent antérieurement et à la fois fraye de nouvelles voies psychiques

Frisch et al., 2013, p. 31

Par ailleurs, l’attitude de pensée associative a également permis de condenser les perspectives de chacun des membres du tandem de recherche par rapport au corpus de recherche (voir la section 2.2.1). Elle a garanti au premier auteur l’extériorité nécessaire à l’application d’une lecture conceptualisante (encadrée et soutenue par la seconde auteure), tout en enrichissant cette dernière de la mobilisation de sa subjectivité préconsciente et inconsciente, c’est-à-dire des perspectives provenant de ses occasions de dialogue antérieures (réflexions préliminaires, résultats de l’analyse thématique continue, éléments contre-transférentiels élaborés, etc.) C’est ainsi que nous conceptualisons les nouvelles voies psychiques mentionnées ci-dessus.

3.3.4 MTE et pensée associative

La MTE a été primordiale quant à la mobilisation de l’attitude de pensée associative au cours de la réalisation de la recherche à l’étude. Tout d’abord, c’est grâce à la souplesse de ce cadre de recherche (Guillemette & Luckerhoff, 2015) que le tandem de recherche a pu exploiter sa créativité et suivre ses intuitions, cela s’actualisant par le recours à une pensée associative. De plus, l’utilisation de la MTE a permis, en raison de l’importance qui y est accordée aux logiques itérative et inductive de même qu’au principe d’enracinement dans les données, de légitimer l’instauration et l’utilisation de périodes réflexives. Durant celles-ci, la praxis s’est vue mise de côté, tout en cultivant, chez les membres du tandem de recherche, un état d’esprit caractérisé par son ouverture à la nouveauté, sa tolérance à l’incertitude et sa volonté de s’imprégner de la subjectivité des participants telle que capturée et livrée par les entretiens de recherche.

Par ailleurs, plusieurs autres mesures sont intervenues afin de faciliter la mise en place d’un cadre d’analyse propice à l’émergence et à l’utilisation de cette attitude de pensée associative. Au cours des séances d’analyse collaborative, le tandem de recherche s’est d’abord assuré de se prémunir de potentielles interférences pouvant porter atteinte à la libre expression de leur subjectivité, en s’abstenant par exemple de se concentrer sur des informations factuelles (Norman & Salomonsson, 2005). Dans ce même ordre d’idées, les interprétations préliminaires du premier auteur (issues de son analyse thématique et de ses réflexions subséquentes) n’ont été communiquées à la deuxième chercheuse qu’après que celle-ci a eu plongé phénoménologiquement dans le corpus de recherche afin que celui-ci prenne vie et s’enracine de manière autonome au sein de sa subjectivité. Un autre facteur facilitant l’émergence d’associations se rapporte au fait d’avoir, sous les yeux, une copie papier des verbatims d’entretien et des réflexions préliminaires s’y rapportant. En effet, le fait de coucher ces réflexions sur papier, séparément, a permis aux membres du tandem de se libérer d’une pensée rationnelle et concrète, ce qui en retour a favorisé l’expression d’une pensée plus abstraite, subjective et imaginative, donc associative (Ciccone, 2014).

Dans le but d’attester de leur valeur, et ultimement de les admettre au sein de la théorisation émergente, les associations des chercheurs ont été introduites dans un dispositif de recherche apte à les soumettre à un examen rigoureux. La mise en place d’un tel dispositif a débuté par l’accueil phénoménologique des données de recherche (Paillé & Mucchielli, 2012), sans lequel il aurait été impossible de circonscrire les associations à l’intérieur des bornes délimitant notre objet de recherche. En ce qui concerne le déroulement des séances d’analyse en tandem, les associations produites se sont vues consignées, comparées aux données empiriques puis discutées et confrontées à d’autres éléments réflexifs (groupement thématique, catégorie conceptualisante, interprétations préliminaires, etc.), et ce, au cours d’un examen rigoureux s’appuyant notamment sur les notions de saturation, de convergence d’indices (Brunet, 2008) et de comparaison constante. Comme le suggèrent Norman et Salomonsson (2005), la valeur des associations générées s’est également vue assurée par le support des verbatims d’entretien : ceux-ci jouèrent un rôle de tiers permettant de discriminer les inférences associatives exclusivement personnelles, témoins dissimulés de mouvements projectifs inconscients des chercheurs, des interprétations signifiantes. Cependant, c’est le premier auteur, en raison de sa maîtrise thématique quasi exhaustive du corpus de recherche, qui a permis d’attester de la pertinence des associations produites par le travail d’analyse en tandem avec la plus grande assurance. Étant donné que ses nombreuses occasions de dialoguer avec l’objet de recherche (passation des entretiens, transcription des verbatims, thématisation continue) lui ont conféré une connaissance sans pareil du corpus de recherche, il a reçu le mandat implicite d’orienter et d’entériner les inférences associatives émergeant du tissu associatif en les examinant à la lumière de sa connaissance cartographique du corpus de recherche. Autrement dit, le premier auteur a été responsable de l’enracinement des associations dans les données. En réaffirmant les principes d’inductivité et de l’enracinement dans les données, ce chercheur a vu à ce que l’attitude de pensée associative ne déborde pas les limites du cadre de la MTE. Cela nous conduit donc à affirmer que la MTE est ce qui pour nous a et continuera de constituer la condition préalable à la mise en place de l’attitude de pensée associative. En effet, lors de la réalisation de la recherche à l’étude, la seconde chercheuse a cautionné l’utilisation d’une telle pratique, car elle savait que le premier auteur était soucieux de respecter le cadre et les principes axiomatiques de la MTE; il avait dûment accompli le travail le rendant apte à enraciner le tissu associatif et à discriminer les pistes de réflexion associatives valides et prometteuses.

Conclusion

Au terme de cette réflexion, nous estimons proposer une conceptualisation signifiante dans laquelle s’articulent avec cohérence pensée psychanalytique, attitude de pensée associative, analyse en tandem et recherche qualitative d’approche MTE. Comme cette conceptualisation ne s’appuie que sur la prise en compte d’une seule occurrence de recherche, nous chercherons à la raffiner au fil de recherches futures. À cet égard, nous espérons notamment bonifier et préciser les aspects concernant les conditions d’émergence des associations ainsi que celui traitant de l’élaboration des réactions contre-transférentielles associées à la passation des entretiens de recherche.