Corps de l’article

Introduction

Il existe essentiellement deux façons de faire si l’on souhaite adopter un enfant domicilié au Québec : soit on s’inscrit sur une liste d’attente pour l’adoption régulière, soit on entreprend les démarches pour devenir une famille d’accueil de type Banque-mixte. Dans le premier cas, il faut s’armer de patience, puisque très peu de bébés naissants sont confiés à l’adoption par leurs parents d’origine, si bien que l’attente dure de nombreuses années. C’est pourquoi la majorité des quelque 300 adoptions qui sont réalisées chaque année au Québec (Association des Centres jeunesse du Québec, 2013) sont des adoptions faites dans le cadre du programme Banque-mixte.

Devenir une famille d’accueil de type Banque-mixte signifie que l’on accepte de s’occuper d’un enfant dont la situation a été prise en charge par la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ). Cet enfant est considéré à « haut risque d’abandon », que ce soit parce que ses parents n’assument plus les soins, l’éducation et l’entretien à son égard, ou parce que ses parents présentent de graves lacunes qui altèrent leur rôle parental et qu’ils ne seront jamais en mesure de les surmonter (Goubau, 1994). Au moment où l’enfant arrive dans la famille, il n’est pas encore admissible à l’adoption et les parents Banque-mixte n’ont aucune garantie qu’il le deviendra un jour. C’est donc dire que ces parents qui accueillent un enfant avec le fort désir de l’adopter doivent gérer, pour une durée indéterminée, l’incertitude quant à la possibilité que cet enfant devienne le leur ainsi que la probabilité, minime mais réelle, qu’il puisse retourner dans son milieu familial d’origine si la situation de ses parents change suffisamment pour que sa sécurité et son développement ne soient plus compromis (Goubau & Ouellette, 2006; Ouellette, Méthot, & Paquette, 2003). De plus, en tant que famille d’accueil, les postulants au programme Banque-mixte sont obligés d’accompagner l’enfant à des visites supervisées hebdomadaires avec ses parents d’origine, ce qui leur rappelle régulièrement que l’enfant n’est pas le leur et que malgré leurs difficultés à assumer leurs responsabilités parentales, les parents d’origine demeurent les seuls détenteurs de l’autorité parentale et donc de tous les droits sur l’enfant.

C’est de ce contexte unique de transition vers la parentalité qu’a émergé l’intérêt de réaliser une étude centrée sur le sentiment de filiation des parents qui accueillent un enfant en vue de l’adopter dans le cadre du programme Banque-mixte. La méthodologie de la théorisation enracinée (MTE) a guidé chacune des étapes de la démarche de réalisation de cette recherche, tant au niveau de la définition du cadre conceptuel, de la précision de l’objectif de recherche, de la procédure de collecte et d’analyse des données que de la rédaction du rapport de recherche. Le présent article a pour but de décrire le chemin parcouru pour réaliser cette étude. Il trace notre parcours en tant que jeune chercheuse qui n’avait aucune expérience préalable de l’utilisation de cette méthodologie, afin de voir comment nous avons concrètement mis en application les principes de la MTE.

1. Quelques principes de la MTE

Avant de se lancer dans le vif du sujet, il semble pertinent de rappeler certains principes de la MTE afin de mieux situer la suite de nos propos.

Selon ses fondateurs, la MTE est une approche inductive. À l’inverse d’une approche hypothético-déductive, elle vise la construction d’un cadre théorique à partir des données recueillies sur le terrain plutôt que de chercher à insérer ces données à l’intérieur d’un cadre théorique préexistant (Glaser & Strauss, 1967). Pour certains, comme Glaser (1992), cela signifie qu’aucune recension des écrits ne devrait être faite avant la collecte de données afin d’éviter de se laisser influencer par des conceptions déjà établies. D’autres auteurs (p. ex. Corbin & Strauss, 2008; Strauss & Corbin, 1990, 1994, 1998, 2004; Suddaby, 2006) nuancent la position de Glaser en prétendant que le chercheur ne doit pas nécessairement s’abstenir de recenser les écrits pertinents avant de commencer sa collecte de données, puisque les connaissances scientifiques et professionnelles du chercheur lui permettent d’augmenter sa sensibilité théorique, c’est-à-dire sa capacité à déceler les subtilités et les nuances à l’intérieur des données qui peuvent influencer le sens qui leur est accordé (Corbin & Strauss, 2008). De plus, selon Wuest (2000), la connaissance que le chercheur acquiert en consultant les écrits théoriques, pratiques et scientifiques est un apport dans le processus circulaire de collecte et d’analyse des données qui permet d’adapter la théorie existante aux données récoltées. En tant que chercheuse ayant traversé une première expérience de MTE, nous sommes plutôt de l’avis des auteurs s’inscrivant dans la logique straussienne, c’est-à-dire selon laquelle il est pertinent de réaliser une recension des écrits au préalable, sans nécessairement qu’elle soit exhaustive, entre autres afin de s’assurer que la démarche entreprise permettra l’acquisition de connaissances nouvelles. Malgré les divergences d’opinions, tous s’entendent pour dire que la recension des écrits ne doit pas contraindre l’analyse; la théorisation doit d’abord s’enraciner à même les données recueillies (Deslauriers & Kérisit, 1997; Wuest, 2000). D’ailleurs, pour cette raison, certains chercheurs préfèrent recenser les écrits après avoir fait la collecte et l’analyse des données (Guillemette & Luckerhoff, 2009). Dans le cas de la présente étude, la recension des écrits aura été un processus continu qui a commencé au moment de l’élaboration d’une première version du cadre conceptuel et qui s’est poursuivi pendant la collecte et l’analyse des données ainsi qu’au moment de la rédaction du rapport de recherche.

Une autre particularité de la MTE est son échantillonnage qui se réalise de manière à favoriser l’émergence d’une théorie ou à atteindre une certaine représentativité sémantique, c’est-à-dire relative au sens des mots ou des concepts à l’étude, plutôt que de manière à atteindre une représentativité statistique (Guillemette & Luckerhoff, 2009; Laperrière, 1997b). C’est ce qui s’appelle l’échantillonnage théorique (Charmaz, 2006; Glaser & Strauss, 1967; Pires, 1997). Ainsi, les éléments qui constituent l’échantillon sont sélectionnés en fonction de leur capacité à nourrir la construction de la théorie.

Comme le soulignent Guillemette et Luckerhoff (2009), même si elle est issue des données, la théorie n’apparaît pas de manière naturelle à la suite d’un simple coup d’oeil aux propos des participants à l’étude. Au contraire, elle se construit en utilisant les données brutes pour valider les concepts créés par le chercheur et les énoncés théoriques qu’il formule à la suite de la catégorisation de ces concepts (Laperrière, 1997a; Suddaby, 2006). Ce principe, que l’on nomme emergent-fit et qu’il est difficile de traduire fidèlement en français, est unique à la MTE. Guillemette et Luckerhoff (2009) ajoutent que ce principe influence également toutes les étapes de la recherche, par exemple le choix des outils de collecte de données, de même que la manière d’analyser puis de présenter les résultats. Ainsi, selon ce principe, il peut être difficile pour un chercheur d’élaborer tous les aspects méthodologiques de son étude avant de commencer la collecte de données puisque l’analyse des données peut l’inciter à prendre une direction plutôt qu’une autre et ainsi l’amener à développer de nouveaux outils de collecte de données. Cette rigueur dans le processus d’élaboration de la théorie permet d’en assurer une plus grande pertinence puisque le fait de confronter la théorie à la réalité empirique permet d’en assurer la validité (Laperrière, 1997b).

Finalement, la dernière particularité de la MTE qui doit être mentionnée ici est le principe de la circularité. Elle permet de décrire le mouvement de va-et-vient entre la collecte et l’analyse des données (Glaser, 2001; Glaser & Strauss, 1967; Guillemette & Luckerhoff, 2009; Suddaby, 2006). Ainsi, les deux opérations se réalisent de manière simultanée plutôt que de manière séquentielle. Cela place donc le chercheur dans une perspective constructiviste et exige que la méthodologie soit suffisamment flexible pour s’adapter au fur et à mesure que l’échantillonnage théorique se précise (Charmaz, 2006).

À la suite de la présentation de ces principes, il faut comprendre que leur existence accorde à la MTE la rigueur qui lui permet d’être considérée comme une démarche scientifique, particulièrement aux yeux de certains détracteurs des méthodes de recherche qualitative en général (Laperrière, 1997a). Toutefois, il ne faut pas confondre rigueur et rigidité (Guillemette & Luckerhoff, 2009). Ainsi, la MTE a également la particularité d’être flexible (Strauss & Corbin, 1998), ce qui permet au chercheur de mettre en place certaines adaptations lorsque le champ de recherche le requiert. D’ailleurs, le présent article permet d’illustrer la manière dont les principes de la MTE ont été ajustés dans le cas particulier de cette recherche sur le sentiment de filiation. Pour ce faire, les étapes de la démarche méthodologique sont maintenant présentées, à savoir l’élaboration du cadre conceptuel, la précision de l’objectif de recherche, la collecte et l’analyse des données, puis la rédaction du rapport de recherche. Il est important de noter que ces étapes se sont chevauchées dans le temps et se sont influencées les unes et les autres.

2. L’élaboration d’un cadre conceptuel

La première étape pour réaliser cette étude a été de délimiter un champ conceptuel qui permettrait de cibler plus particulièrement un aspect pertinent à étudier de l’expérience de la parentalité dans le contexte de la Banque-mixte. L’élaboration d’un cadre conceptuel permet de définir les concepts qui servent de modèle afin d’appréhender un phénomène ou une réalité particulière ainsi que les relations entre ces concepts (Fortin & Côté, 1996). Pour Strauss et Corbin (2004), l’élaboration d’un cadre conceptuel permet au chercheur d’entrer en contact avec le terrain en ayant à l’esprit une représentation globale des concepts afin d’observer la manière dont leurs propriétés et leurs dimensions se modifient sous différentes conditions. À la suite d’un premier survol des écrits existants repérés dans des bases de données comme PsycInfo, Social Services Abstracts et Francis, il a semblé pertinent de distinguer les concepts de filiation, de liens familiaux et d’attachement lorsqu’il était question de la relation entre l’enfant adopté et ses deux paires de parents, soit ses parents adoptifs et ses parents d’origine. La lecture de certains écrits de cliniciens et de chercheurs européens a été déterminante puisqu’elle nous a permis de prendre connaissance de l’importance de la dimension psychique de la filiation dans l’établissement d’une relation significative et durable entre le parent et l’enfant qu’il adopte (Goubier-Boula, 2005; Lévy-Soussan, 2002; Rosnati, 2005; Soulé & Lévy-Soussan, 2002). En effet, cette dimension de la filiation se développe grâce à l’expérience d’une proximité relationnelle vécue au quotidien entre un parent et un enfant ainsi que par la constitution d’une histoire commune (Soulé & Lévy-Soussan, 2002). Elle est issue de la rencontre entre le désir du parent d’avoir un enfant et le désir de l’enfant d’avoir des parents, ainsi que de l’acceptation mutuelle que le parent et l’enfant développent. Ainsi, la filiation psychique s’établit à partir du moment où le parent s’identifie comme le père ou la mère de cet enfant en particulier, et où l’enfant s’identifie comme le fils ou la fille de ce parent en particulier (Lévy-Soussan, 2002; Rosnati, 2005). Ce concept est devenu la pierre d’assise de tout le travail qui a suivi. Nous considérons que le processus de théorisation a débuté avec cette première recension des écrits concernant la filiation psychique. Il est à noter que la recension réalisée ne fut pas menée en profondeur afin de faciliter une plus grande ouverture d’esprit au moment de la collecte et de l’analyse des données, tel que le mentionnent certains auteurs (Deslauriers & Kérisit, 1997; Wuest, 2000). Rappelons que la recension des écrits a constitué un processus continu tout au long de la démarche de recherche et s’est poursuivie même au-delà de la collecte de données.

Dans le cadre du développement d’un devis de recherche en vue de présenter une demande de certification éthique, il était nécessaire de présenter le cadre conceptuel qui guiderait la réalisation de l’étude. Cela a représenté tout un défi, et ce, pour deux raisons. Premièrement, ce n’est pas dans l’esprit de la MTE d’élaborer un cadre conceptuel rigide avant de procéder à la collecte de données. Toutefois, pour le bien de l’exercice, il fallait que le cadre conceptuel soit suffisamment complet pour justifier les décisions méthodologiques et satisfaire les membres du comité d’éthique qui, ultimement, accorderaient le droit de réaliser l’étude. Ce genre d’incompatibilité entre les principes de la MTE et les exigences des comités d’évaluation a d’ailleurs déjà été documenté (Luckerhoff & Guillemette, 2012).

Deuxièmement, le concept de filiation psychique n’avait jamais fait l’objet d’une étude empirique avant cette thèse. Il a donc fallu opérationnaliser ce concept pour être en mesure de développer un canevas d’entrevue qui amènerait les participants à émettre des propos qui divulgueraient l’essence de leur sentiment d’être (ou non) le parent. Pour ce faire, des écrits de diverses natures (théoriques, cliniques, empiriques) ont été lus afin de trouver différents indices de l’expression du sentiment d’être ou non le parent lorsqu’on se retrouve en situation d’adoption. À la suite de ces lectures, il a été décidé de rebaptiser le concept de filiation psychique pour parler plutôt de « sentiment de filiation », afin de nous détacher de la conception strictement psychanalytique des auteurs qui nous ont précédée et de construire un concept qui rend compte de l’expérience concrète des parents adoptants.

Ainsi, le cadre conceptuel permettant de se faire une première représentation du sentiment de filiation et qui a été élaboré avant de commencer la collecte de données a permis d’identifier deux types d’éléments, soit :

  • des indicateurs du sentiment de filiation, tels que l’inscription de l’enfant dans son histoire familiale, la constitution d’une histoire commune, le sentiment d’appartenance, l’identification à l’enfant, le sentiment de légitimité, le degré de confort dans l’exercice du rôle parental, l’engagement, le lien d’attachement;

  • des conditions pouvant favoriser ou inhiber l’apparition du sentiment de filiation, tels que l’âge de l’enfant au moment de son arrivée dans la famille, le sexe du parent, la probabilité que l’enfant puisse retourner dans son milieu familial d’origine dans le contexte du programme Banque-mixte, le fait que la filiation est perçue en Occident comme un lien d’exclusivité.

Parmi ces conditions, certaines ont été prises en considération lors de la sélection des participants à l’étude afin d’atteindre une plus grande diversification (les caractéristiques de l’échantillon seront présentées plus loin) alors que d’autres ont été utilisées comme cadre d’analyse pour éclairer la compréhension de certaines parties du discours des participants. Par exemple, le fait de reconnaître que la filiation est considérée comme étant exclusive dans la conception occidentale du lien parent-enfant nous a permis d’analyser plus finement la manière dont les participants se positionnaient par rapport aux parents d’origine de l’enfant, à la lumière de cette conviction que l’enfant ne peut avoir qu’une seule paire de parents.

Enfin, ce cadre conceptuel a également servi à l’élaboration d’une première ébauche du canevas d’entrevue. En effet, il a permis de délimiter sept grands thèmes, soit le processus de placement et d’adoption, les motivations sous-jacentes à l’adoption, les réactions de l’entourage par rapport au projet d’adopter dans le cadre du programme Banque-mixte, la perception des parents d’origine, la relation avec l’enfant, l’expérience de parentalité et l’ouverture par rapport à l’adoption (c’est-à-dire le sentiment d’aise que ressent le participant à parler avec l’enfant de son adoption). Une question de départ a été formulée pour chacun de ces thèmes, avec deux à cinq sous-thèmes à développer pour chaque question. Par exemple, en ce qui a trait aux réactions de l’entourage, la question de départ était : « Comment votre entourage a-t-il réagi lorsque vous leur avez annoncé que vous vouliez adopter? » Dans ce thème, le participant était amené à préciser les réactions que les différents membres de l’entourage pouvaient avoir par rapport à l’enfant ainsi que sa perception de leur sentiment d’appartenance à cet enfant. Comme entrée en matière en début d’entrevue, chaque participant a été invité à décrire sa famille, ce qui permettait de voir à quel système familial il s’identifiait de manière instinctive (selon qu’il fait référence à sa famille d’origine – ses propres parents, sa fratrie – ou à sa famille actuelle – son conjoint ou sa conjointe, ses enfants) ainsi que les personnes faisant partie de ce système (p. ex. est-ce que l’enfant accueilli par le biais du programme Banque-mixte était d’emblée considéré comme un membre de la famille?). Les différents thèmes étaient ensuite abordés sans chronologie précise, en fonction de ce que le participant abordait, afin de l’amener à détailler son propos. Par exemple, le participant pouvait être invité à préciser ses motivations à adopter s’il avait d’abord parlé de l’historique de son couple. Tout au long de l’entrevue, le parent était encouragé à partager ses perceptions, son expérience, ses émotions. L’entrevue se terminait en demandant au participant d’énoncer un conseil qu’il souhaiterait donner à des amis qui pourraient être intéressés par le programme Banque-mixte.

3. La précision de l’objectif de recherche

L’objectif principal initial de l’étude était de mieux comprendre la manière dont les parents Banque-mixte développent leur sentiment de filiation par rapport à l’enfant qu’ils accueillent en vue de l’adopter. Toutefois, la réalisation de la collecte et de l’analyse des données nous a amenée à juger pertinent de préciser l’objectif général par l’ajout de deux objectifs spécifiques, soit : 1) comprendre la manière dont les parents Banque-mixte s’identifient et perçoivent leur rôle par rapport à l’enfant et 2) identifier les façons dont le contexte dans lequel ils sont plongés favorise ou inhibe leur sentiment de filiation, en raison de la place importante que ces éléments occupaient dans le discours des participants. À notre avis, cet exercice de précision de l’objectif de recherche représente un bel exemple du principe de circularité de la MTE. En effet, par le mouvement de va-et-vient et l’interaction entre la collecte et l’analyse des données que plusieurs auteurs décrivent (Glaser, 2001; Glaser & Strauss, 1967; Guillemette & Luckerhoff, 2009; Suddaby, 2006), il nous semble logique que ce processus puisse également amener le chercheur à revoir la formulation de ses objectifs de recherche.

4. La procédure de collecte et d’analyse de données

La manière la plus cohérente d’atteindre l’objectif de la recherche était de réaliser des entrevues avec les principaux intéressés, soit des parents Banque-mixte. Il a été décidé de les rencontrer avant que l’enfant soit légalement adopté parce que c’est justement dans cette période où l’enfant n’est pas légalement lié à eux qu’il est intéressant de comprendre ce qui leur permet ou non de se sentir le parent. De plus, cela permettait de rencontrer des parents qui auraient accueilli un enfant sans pouvoir l’adopter parce que ce dernier serait retourné dans son milieu familial d’origine. Tout en ne minimisant pas que l’expérience de la perte d’un enfant est douloureuse, l’accès à de tels récits pouvait permettre d’atteindre une compréhension plus globale de ce phénomène par l’analyse de cas contrastés (Pires, 1997).

Après avoir obtenu la certification éthique, le recrutement des participants a pu commencer. L’intention initiale, afin de respecter les principes de la MTE, était de procéder à l’analyse des données par le codage des verbatim d’entrevues en même temps que se déroulait la collecte. Par contre, la réalité fut tout autre. Contre toute attente, une quarantaine de parents Banque-mixte ont répondu à l’appel et un total de 25 parents ont été rencontrés sur une période de seulement six mois. Considérant le temps de transcription et de codage, s’il avait fallu attendre que chaque entrevue soit entièrement codée avant de réaliser la suivante, la collecte de données aurait facilement pu s’étendre sur un an, peut-être plus. Or, faire attendre de potentiels participants pendant aussi longtemps risquait d’occasionner une perte de sujets. Nous ne voulions pas courir ce risque. C’est pourquoi nous avons opté pour la rédaction de mémos pour entamer le processus d’analyse, soit une prise de notes systématique permettant de colliger toute idée qui nous passe par la tête au sujet de l’analyse des données. Dans le cadre d’une démarche de MTE, la rédaction de mémos est essentielle parce qu’elle permet au chercheur de s’impliquer rapidement dans l’analyse et de s’élever à un niveau supérieur d’abstraction (Charmaz, 2006) afin d’éviter de demeurer à un niveau purement descriptif. Cette rédaction de mémos peut se réaliser à n’importe quel moment dans le processus d’analyse et constitue un complément essentiel au codage du matériel d’entrevue.

Concernant la sélection des participants, au début de la collecte, tous les volontaires ont été rencontrés sans qu’il y ait de sélection particulière. Toutefois, après cinq entrevues, la manière dont il serait nécessaire d’orienter la sélection des participants en raison des nouvelles questions et des hypothèses qui se dessinaient devenait plus claire. En effet, pour trois des cinq premiers participants rencontrés, l’accueil de l’enfant se déroulait sans heurt puisqu’il y avait un abandon clair de la part des parents d’origine. Or, cette expérience n’est pas représentative des attentes que l’on peut se faire de l’accueil d’un enfant dans le contexte du programme Banque-mixte. En effet, tel que mentionné en introduction du présent article, sur le plan juridique, les familles Banque-mixte possèdent le statut de famille d’accueil. Ainsi, à moins que cela n’aille à l’encontre de l’intérêt de l’enfant, les intervenants de la protection de la jeunesse doivent prévoir le maintien de contacts entre l’enfant et ses parents d’origine lors d’un placement. Pour cette raison, il semblait pertinent de fournir un effort supplémentaire pour rencontrer des parents Banque-mixte qui accompagnent l’enfant à des visites régulières avec ses parents d’origine afin de contraster leur expérience avec celles de nos premiers participants. Nous avons tout de même continué à rencontrer tous les volontaires par la suite parce que ces derniers se présentaient tranquillement un à un, jusqu’à ce que le recrutement dans un centre jeunesse soit si fructueux qu’il n’était ni réaliste, ni nécessaire, de rencontrer tout le monde. Ainsi, avec l’aide des intervenants et lors du premier contact téléphonique avec les parents intéressés, il a été décidé de procéder à une sélection afin de cibler des candidats dont l’expérience contrastait sur des points précis avec celle des participants qui avaient déjà été rencontrés.

L’échantillon final était composé de 25 participants provenant de 20 familles différentes et recrutés dans cinq régions du Québec. La majorité des participants sont des femmes (18 sur 25), a une moyenne de 40 ans, proviennent de couples hétérosexuels (17 sur 25) et ont au minimum une scolarité de premier cycle au niveau universitaire (19 sur 25). Certaines caractéristiques, comme l’âge de l’enfant au moment de son arrivée dans la famille Banque-mixte ou le fait de prendre ou non le congé parental[1] pour s’occuper de l’enfant, sont apparues comme étant importantes à prendre en considération au fur et à mesure de l’avancement de la démarche de conceptualisation et d’analyse des données afin d’analyser l’expérience des participants de manière contrastée.

Même si la majeure partie du codage des verbatim s’est effectuée après la réalisation des entrevues, il a tout de même été possible de commencer l’analyse dès le départ par la rédaction de mémos (Charmaz, 2006; Corbin & Strauss, 2008). En effet, en plus de permettre la prise de notes sur le contexte dans lequel se sont déroulées les entrevues, les mémos ont aussi servi à colliger nos premières impressions analytiques à la suite de chacune des rencontres. Ainsi, après les cinq premières entrevues, comme il s’est passé une période d’environ six semaines sans que de nouveaux participants se manifestent, nous avons pris un peu de recul pour tenter de comprendre ce qui ressortait de ces données. Les premiers constats furent à propos de la difficulté à bien capter les manifestations du sentiment de filiation dans le discours des participants puisqu’il s’agit d’un concept plutôt abstrait qui ne peut faire l’objet d’une observation. Également, l’analyse sommaire des premières entrevues a permis l’identification de la prédominance de certaines conditions pouvant influencer le sentiment de filiation, telles que la manière dont se déroulent les contacts avec les parents d’origine et l’intensité perçue du « risque » que l’enfant puisse retourner dans son milieu familial d’origine. Aussi, quelques ajustements ont été apportés au canevas d’entrevue pour ajouter de nouveaux thèmes qui n’étaient pas présents dans les écrits, mais qui ont été abordés par les premiers participants rencontrés, comme l’influence du lien qui se développe entre l’enfant et les autres membres de la famille sur le développement d’un sentiment de filiation chez le participant. Ce deuxième canevas n’a subi aucune autre modification majeure jusqu’à la fin de la collecte de données. Toutefois, il a été utilisé avec flexibilité à chacune des entrevues, si bien que même si tous les thèmes ont été abordés avec tous les participants, leur approfondissement pouvait dépendre de l’expérience des participants et de l’avancement des réflexions concernant l’analyse des données.

Concernant le codage des données, seule la première entrevue a été codée avant que toutes les entrevues soient terminées, ce qui fait que le codage des autres entrevues s’est faite de manière subséquente à la réalisation des entrevues. Ceci ne signifie pas pour autant que la collecte et l’analyse des données ont été réalisées de manière linéaire ou successive. En plus de la rédaction de mémos, tout au long de l’analyse des données, de nombreuses informations ont été recueillies en provenance d’autres sources, par exemple lors d’échanges avec des intervenants du centre jeunesse (tant les intervenants du service adoption, qui assurent le suivi avec les familles Banque-mixte, que les intervenants de l’application des mesures, qui s’occupent de l’enfant et de ses parents d’origine), avec des membres d’organisations qui viennent en aide aux parents adoptifs et avec des collègues chercheurs. D’autres informations ont également été recueillies par la poursuite de la lecture d’écrits scientifiques, théoriques et cliniques tout au long du processus de collecte et d’analyse, de même que lors de participations à des colloques sur l’adoption et la filiation et d’échanges avec certains des auteurs clés qui produisent des écrits sur le concept de filiation psychique. Tel que le mentionne Glaser (1998), en MTE toutes les sources de données sont valables et peuvent contribuer à générer de la théorie, pourvu que le chercheur s’engage à recueillir ces données de manière rigoureuse. Dans le cas présent, toutes ces informations n’ont pas été codées de manière systématique comme l’ont été les verbatim d’entrevues; par contre, elles sont considérées comme des données valables puisqu’elles ont nourri notre réflexion et ont fait partie intégrante des mémos d’analyse, en plus d’être confrontées à l’analyse des données provenant des verbatim d’entrevues.

Il est certain que, comme le codage des entrevues n’était pas très avancé lorsque la décision a été prise de cesser de faire de nouvelles entrevues, ce n’est pas l’analyse des données provenant de ces entrevues qui a permis de constater que la saturation théorique avait été atteinte. En fait, jusqu’à la dernière entrevue nous avons eu le sentiment que chaque participant rencontré apportait des éléments nouveaux et pertinents pour l’enrichissement de l’analyse et il est probable que si quelques entrevues supplémentaires avaient été réalisées, elles auraient également contribué, chacune à leur manière, à nourrir la réflexion. Toutefois, la décision d’arrêter de réaliser des entrevues a été prise parce qu’il semblait plus important, à ce stade, de se concentrer sur l’analyse des données. Par ailleurs, afin de se laisser une certaine marge de manoeuvre, la possibilité de réaliser des entrevues supplémentaires, que ce soit auprès de nouvelles personnes ou encore auprès des parents qui avaient déjà été rencontrés, a toujours existé. Ce n’est que lorsque l’analyse des données et la mise en forme de cette analyse pour présenter les résultats ont été terminées qu’il a été possible de conclure que la saturation théorique avait été atteinte, puisque la théorie qui a émergé pouvait s’appliquer à chacune des entrevues réalisées.

La manière de coder les données a évolué au fur et à mesure de l’avancement de l’analyse. Ainsi, les 12 premières entrevues ont fait l’objet d’un codage ouvert afin de déconstruire les données en unités de sens pour en faire émerger des concepts et des catégories, puis d’un codage axial afin d’établir des relations entre les concepts et les catégories pour ainsi reconstruire les données en un tout cohérent (Charmaz, 2006; Corbin & Strauss, 2008; Laperrière, 1997a; Saldaña, 2009). De manière plus concrète, un arbre de codage, composé de 23 concepts regroupés en 4 catégories, a été réalisé à l’aide du logiciel d’analyse qualitative QSR NVivo. Cet arbre est présenté dans le Tableau 1.

Tableau 1

Arbre de codification après 12 entrevues

Arbre de codification après 12 entrevues

-> Voir la liste des tableaux

Parallèlement, des mémos de synthèse de chaque entrevue ont été rédigés pour faire ressortir les principaux concepts abordés par chacun des participants, tout en tenant compte des nuances propres à leur situation singulière, et extraire les citations les plus pertinentes. Toutefois, au terme de l’analyse de la douzième entrevue, bien que les concepts et les catégories reflétaient fidèlement le discours des participants, nous avons ressenti une certaine insatisfaction parce que les catégories semblaient bloquer l’analyse à un niveau descriptif et il était difficile de l’élever à un niveau plus théorique, comme le requiert la MTE. Par conséquent, grâce à la rédaction de mémos d’analyse, nous nous sommes recentrée sur l’objectif général et les objectifs spécifiques de la recherche, ce qui a permis de procéder à un codage axial et de réorganiser et redéfinir certains concepts de manière à élaborer quatre nouvelles catégories qui permettaient de répondre plus adéquatement aux objectifs de la recherche. La Tableau 2 présente les nouvelles catégories ainsi que les concepts qui y sont associés. Les deux premières catégories permettent de répondre au premier objectif spécifique qui est de comprendre comment les parents Banque-mixte s’identifient et perçoivent leur rôle par rapport à l’enfant alors que les deux autres catégories permettent de répondre au deuxième objectif spécifique qui est d’identifier les manières dont le contexte influence le sentiment de filiation.

Dix autres entrevues ont été codées à partir de ce nouvel arbre. Plutôt que de les coder dans l’ordre dans lequel elles ont été réalisées, les entrevues ont été codées en fonction de leur pertinence pour répondre à l’objectif de la recherche et pour compléter la construction de la théorie. Une fois la théorie complétée, elle a été confrontée aux trois dernières entrevues. Nous avons pu constater que ces dernières entrevues n’apportaient rien de nouveau à notre compréhension du sentiment de filiation, ce que nous avons considéré comme un indice que la saturation théorique était atteinte.

La phase de théorisation s’est principalement concrétisée au moment de la rédaction du rapport de recherche; c’est pourquoi il en sera question dans la prochaine section.

Tableau 2

Arbre de codification après la réorganisation

Arbre de codification après la réorganisation

-> Voir la liste des tableaux

5. La rédaction du rapport de recherche

Selon Richardson et St-Pierre (2005), le processus d’écriture constitue en soi une manière de faire de la recherche qualitative. En lien avec la pensée de ces auteures, dans le cadre de la présente démarche de recherche, l’écriture (tant de mémos que du rapport de recherche) a constitué une étape déterminante du processus d’analyse des données afin de permettre l’émergence d’une théorie. À cet effet, il semble pertinent d’expliquer plus en détail le processus de rédaction du rapport de recherche. En réalité, ce dernier a commencé avant même que l’analyse des données soit terminée. Un premier plan de rédaction a été élaboré après le codage des 12 premières entrevues dans un effort de commencer à ce moment à structurer l’information transmise par les participants de manière cohérente. Dans le cadre de ce processus, même la rédaction des premiers chapitres, c’est-à-dire la recension des écrits et la présentation du cadre conceptuel, a été influencée par l’analyse des données, en ce sens que ce n’est qu’une fois que la théorie a commencé à émerger des données de recherche qu’il a été possible de circonscrire de manière plus précise l’orientation à privilégier pour la rédaction de ces premiers chapitres. Ainsi, dans le cas présent, même si la recension des écrits n’a pas été uniquement réalisée après la collecte de données comme ce que privilégient certains chercheurs rencontrés par Guillemette et Luckerhoff (2009), il n’en demeure pas moins qu’elle a été finalisée et rédigée en fonction de l’analyse des données.

Concernant l’organisation des chapitres de résultats, il a d’abord été convenu de s’inspirer de l’arbre de codage réalisé dans QSR NVivo et donc de découper la rédaction en quatre sections distinctes, une pour chacune des catégories présentées dans le Tableau 2. Toutefois, cette façon de présenter les résultats demeurait encore insatisfaisante puisqu’aucune catégorie centrale ne ressortait, alors que la phase de théorisation vise justement à intégrer les concepts et les catégories sous un thème unificateur (Charmaz, 2006; Corbin & Strauss, 2008; Laperrière, 1997a; Saldaña, 2009). En nous recentrant une fois de plus sur l’objectif général et les objectifs spécifiques de la recherche, il nous a semblé que la première partie des résultats devait présenter les principaux constats émanant des propos des participants concernant le coeur de cette étude, à savoir le sentiment de filiation chez les parents qui accueillent un enfant en vue de l’adopter. Voilà pourquoi les deux premières catégories, soit « la définition de soi en tant que parent » et « la temporalité du sentiment de filiation » ont été réunies dans un même chapitre. Les éléments regroupés sous ces catégories permettaient de bien cerner les propriétés (c’est-à-dire les caractéristiques ou les attributs) et les dimensions (c’est-à-dire les limites du concept sur un continuum) du concept de sentiment de filiation, en plus de répondre au premier objectif spécifique. Ensuite, les autres éléments de l’analyse, qui apportaient des précisions concernant le contexte dans lequel le sentiment de filiation se développe, ont été divisés en deux chapitres distincts, soit un sur les particularités juridiques et cliniques du programme Banque-mixte et l’autre sur les relations avec le milieu familial d’origine de l’enfant. La rédaction d’une première version des chapitres de présentation des résultats a donc été réalisée selon ce plan. Cet exercice de rédaction s’est révélé indispensable pour avoir une bonne vue d’ensemble de l’analyse des données. À ce moment, de nouveaux ajustements ont été apportés qui ont nécessité de revoir en entier la présentation des résultats afin de pouvoir lier ces derniers de manière cohérente et ainsi faire ressortir le fil conducteur de la théorie émergente concernant le développement d’un sentiment de filiation chez les parents qui accueillent un enfant en vue de l’adopter. La Figure 1 illustre de manière schématique la théorie qui a émergée des données recueillies en majeure partie lors des entrevues avec les participants à l’étude, mais également à travers les lectures que nous avons réalisées et les divers échanges que nous avons eus avec d’autres acteurs de l’adoption lorsque nous leur avons présenté nos analyses préliminaires (intervenants, représentants d’organismes de soutien pour les parents adoptifs, conférenciers). Cette manière d’organiser visuellement les données a émergé au moment de l’écriture du rapport de recherche puisque cet exercice exigeait de prendre un recul par rapport aux données afin de tenter de raconter, d’une manière cohérente, comment le sentiment de filiation se développe chez les parents Banque-mixte.

Ainsi, notre nouvelle compréhension du développement d’un sentiment de filiation chez les parents qui accueillent un enfant en vue de l’adopter s’explique comme suit. Au centre de la figure se trouve une flèche qui représente le thème unificateur de cette théorie, à savoir que, pour les parents Banque-mixte, le développement du sentiment de filiation précède l’établissement de la filiation légale (c’est-à-dire que les parents Banque-mixte considèrent l’enfant qu’ils accueillent comme le leur AVANT que ce dernier ne soit légalement adopté). Ainsi, la finalisation de l’adoption n’est pas tant l’évènement marquant dans leur cheminement vers la parentalité; plutôt, il semble que les parents atteignent à un moment ou à un autre de leur expérience un « point de non-retour » qui marque leur passage d’un statut d’étranger à un statut de parent sur le plan psychologique. Par ailleurs, comme les parents Banque-mixte ne peuvent fonder leur sentiment d’être les parents sur le fait d’être légalement les parents, ils doivent se rabattre sur d’autres aspects de leur expérience qui agissent comme des piliers qui soutiennent leur sentiment de filiation. Ces piliers sont leur fort désir d’avoir un enfant, le constat qu’ils exercent seuls le rôle de parent par rapport à l’enfant, le fait de développer une relation significative avec l’enfant et le fait de sentir qu’ils sont reconnus comme le parent de l’enfant dans le regard d’autrui.

Figure 1

Schéma de la théorie concernant le sentiment de filiation chez les parents Banque-mixte

Schéma de la théorie concernant le sentiment de filiation chez les parents Banque-mixte

-> Voir la liste des figures

Cette explication du sentiment de filiation se confirme chez tous les participants de l’étude. Par contre, ce qui nuance leur expérience est le degré de probabilité que l’enfant devienne admissible ou non à l’adoption (représentée dans la figure par le cercle bicolore). Ainsi, comme certains parents Banque-mixte ont la « chance » d’accueillir un enfant dont l’abandon par ses parents d’origine est clair dès le départ ou très rapidement après son arrivée dans la famille, leur sentiment d’être le parent a peu de chance d’être remis en question. Ce n’est qu’une question de temps avant que l’obtention du jugement d’adoption n’officialise le statut de parent et ne vienne valider ce sentiment. Par contre, lorsqu’il n’est pas clair que l’enfant deviendra bel et bien admissible à l’adoption, les parents Banque-mixte vivent plusieurs frustrations et ressentent une profonde injustice parce que leur sentiment d’être le parent est invalidé lorsqu’ils sont confrontés à la réalité de ne pas être le parent légal de l’enfant et aux limites que cela leur impose. Ainsi, le fait de n’avoir aucun pouvoir décisionnel par rapport à l’enfant ou encore le fait de ne pas avoir de reconnaissance parce qu’ils sont considérés comme de « simples » familles d’accueil leur fait vivre plusieurs frustrations, puisque cela les prive de vivre une expérience « normale » de parentalité. Par rapport à cette difficulté que les parents Banque-mixte peuvent avoir à gérer l’absence de congruence entre leurs représentations (c’est-à-dire se sentir le parent) et la réalité (c’est-à-dire ne pas être le parent), les participants rencontrés parlent des efforts que les intervenants sociaux semblent déployer dans le but de les rassurer et de minimiser leurs inquiétudes liées à la probabilité que l’enfant retourne dans son milieu familial d’origine. Ces efforts visent à contribuer à l’installation d’un climat de certitude dans le but de favoriser le développement du sentiment de filiation avant l’établissement de la filiation légale.

Finalement, la portion supérieure de la Figure 1 représente la relation que les parents Banque-mixte établissent avec les parents d’origine de l’enfant. Comme le désir d’enfant est souvent très fort chez les personnes qui entreprennent des démarches d’adoption, la plupart d’entre elles ressentent le besoin d’avoir une filiation qui est exclusive avec l’enfant, c’est-à-dire qu’ils souhaitent avoir un enfant qui leur « appartienne » à eux seuls. Or, dans le cadre du programme Banque-mixte, ils sont dans un contexte où l’enfant qu’ils souhaitent adopter a d’autres parents, qui, de surcroît, ne sont pas nécessairement d’accord avec l’adoption de leur enfant. Comme les parents Banque-mixte ne peuvent pas prétendre que l’enfant est sans attache, ils font preuve d’une certaine ouverture par rapport aux origines, mais celle-ci se limite à ce qu’ils jugent nécessaire pour permettre à l’enfant de développer une saine identité (Brodzinsky, 2011; Grotevant & von Korff, 2011; von Korff & Grotevant, 2011). En même temps, pour se permettre la légitimité de se sentir le parent de l’enfant qu’ils accueillent sans être envahis par le sentiment de culpabilité de prendre l’enfant de quelqu’un d’autre, ils développent des stratégies qui leur permettent de mettre les parents d’origine à distance, et ce, même si l’enfant n’a pas encore été déclaré admissible à l’adoption.

En résumé, la théorie que nous proposons est la suivante : les parents qui accueillent un enfant en vue de l’adopter n’ont pas besoin d’être le parent légal pour se considérer, sur le plan du sentiment de filiation, comme le parent de cet enfant. Ils fondent plutôt ce sentiment sur leur fort désir d’avoir un enfant, sur le constat qu’ils sont seuls à exercer le rôle parental au quotidien, sur le fait qu’ils ont une relation significative avec l’enfant et sur la reconnaissance qu’ils perçoivent chez les gens de leur entourage qui les considèrent comme les parents. Plutôt que de se considérer le parent au moment où le jugement d’adoption officialise la nouvelle filiation légale de l’enfant, le plus déterminant pour le parent d’accueil de type Banque-mixte est l’atteinte d’un point de non-retour qui fait en sorte qu’il ne peut plus s’imaginer sa vie sans cet enfant, sans SON enfant. Pour lui permettre de vivre une filiation exclusive avec l’enfant, le parent d’accueil de type Banque-mixte utilise des stratégies pour éloigner le plus possible les parents d’origine de l’entité familiale qu’il essaie de se créer avec l’enfant, et ce, même si ce dernier n’est pas encore admissible à l’adoption. Enfin, l’expérience du parent d’accueil de type Banque-mixte sera différente selon qu’il est confronté ou non à la dualité entre le sentiment d’être le parent et la réalité légale de ne pas être le parent.

Conclusion

L’objectif de cet article était d’illustrer une des manières dont la MTE peut s’appliquer en décrivant le processus méthodologique utilisé pour construire une meilleure compréhension d’un processus peu étudié, soit le développement d’un sentiment de filiation chez les parents qui accueillent un enfant avec le désir de l’adopter. En effet, la MTE s’est imposée comme étant tout indiquée pour réaliser cette étude. Par contre, cela représentait un grand défi parce qu’il était insécurisant de se lancer seule dans une démarche de MTE sans expérience préalable. Ainsi, même s’il existe de nombreux ouvrages de référence qui détaillent bien toutes les étapes du processus, chaque projet de recherche est unique, ce qui fait que cette démarche méthodologique peut s’incarner de manière légèrement différente d’une fois à l’autre. Par conséquent, nous avons ressenti plusieurs émotions tout au long de ce parcours, tels le doute, le découragement, la panique même par moments. Par exemple, le fait de réaliser ce processus seule, c’est-à-dire sans la présence de cochercheurs, fut déstabilisant par moments parce que cela aurait été rassurant de pouvoir valider avec un ou une collègue l’analyse des données, de pouvoir échanger sur l’atteinte de la saturation théorique, etc. Le fait de rédiger des mémos visant à documenter la démarche de recherche a permis de pallier, d’une certaine manière, cette difficulté.

Le présent article rend bien compte du respect des principes fondamentaux de la MTE, et ce, tant avec rigueur qu’avec flexibilité. En effet, la recherche a été menée de manière inductive, en laissant les données parler d’elles-mêmes et guider l’essentiel du processus analytique. La recension des écrits a d’abord été utilisée pour développer une conceptualisation préliminaire du concept de sentiment de filiation, conceptualisation qui était nécessaire afin d’élaborer une première version d’un canevas d’entrevue qui soit pertinent en fonction de l’objet d’étude et afin de diriger la sélection des participants dans le but d’atteindre une meilleure diversification et une représentativité sur le plan théorique (Guillemette & Luckerhoff, 2009; Luckerhoff & Guillemette, 2012). Par la suite, la poursuite de la recension des écrits tout au long du processus de collecte des données, d’analyse et de rédaction du rapport de recherche a permis de mettre ces derniers en dialogue avec les résultats de recherches antérieures (Guillemette & Luckerhoff, 2009), entre autres sur la parentalité adoptive et l’intégration d’un enfant adopté dans la famille. Finalement, les nombreux allers-retours entre la formulation de l’objectif de recherche, la réalisation de la recension des écrits, l’élaboration d’un cadre conceptuel, la collecte des données, l’analyse et la rédaction des chapitres de résultats ont permis d’assurer une cohérence à travers tout le processus de la recherche.