Résumés
Résumé
Cet article décrit l’utilisation de la méthodologie de la théorisation enracinée, comme l’ont conceptualisée Glaser et Strauss (1967), dans une étude portant sur des représentations sociales. Plus spécifiquement, nous entendons illustrer comment une approche inductive qui encourage la mise à distance temporaire des écrits connus a permis de faire émerger les représentations socialement partagées à propos du leadership féminin sous un angle nouveau. Ces analyses ont été réalisées lors d’une recherche visant la description et la compréhension des fonctions des représentations sociales chez une population de femmes reconnues comme faisant preuve de leadership. L’analyse des données recueillies au moyen d’entretiens individuels semi-dirigés auprès de vingt femmes considérées comme des leaders a permis l’exploration de trois types de représentations du leadership : les représentations de la femme leader, celle du leader idéal et les représentations biographiques du leadership.
Mots-clés :
- Approches inductives,
- représentations sociales,
- leadership féminin,
- entretiens,
- approche biographique
Corps de l’article
Introduction
Cet article met en lumière l’intérêt d’utiliser une démarche inductive pour l’étude des représentations sociales portant sur le leadership féminin. Dans un premier temps, soulignons que les femmes continuent d’obtenir un salaire inférieur aux hommes, environ 20 % de moins, et ce, pour des postes ou des fonctions similaires (Jérôme-Forget, 2012). En effet, comparativement aux détenteurs masculins d’un diplôme universitaire, les femmes ne gagnent que 85,2 % de la rémunération hebdomadaire moyenne de ceux-ci. De plus, selon l’Institut de la statistique du Québec, les milieux qui sont généralement les plus lucratifs sont ceux majoritairement occupés par des hommes (Jérôme-Forget, 2012). Les femmes éprouvent encore aujourd’hui de la difficulté à investir les professions à prédominance masculine (Beeman, 2011; Gardiner & Tiggemann, 1999; Lafortune, Deschênes, Williamson, & Provencher, 2008; Pruvost, 2007). En effet, que ce soit du côté de l’ingénierie, de l’informatique ou des métiers de la construction, la proportion de femmes qui s’y retrouvaient en 2000 est passée de 20,2 % à 18,5 % en 2005 (Beeman, 2011). Ce nombre est toujours en décroissance (Emploi Québec, 2009). D’ailleurs, plusieurs auteurs issus du monde scientifique, mais aussi de celui des affaires et de la politique, pointent la sous-représentation des femmes dans les hautes sphères de la direction et des instances de tous horizons (Eagly & Carli, 2007; Jérôme-Forget, 2012; Laufer, 2005; Powell, 2011; Sandberg, 2013). Le même son de cloche se fait entendre partout dans le monde selon l’Organisation internationale du travail (2015) alors que les femmes occupent à peine 5 % des postes de PDG des plus grandes entreprises.
Faisant office de contexte social historiquement situé, ces statistiques alimentent notre intérêt d’étudier le leadership des femmes, mais aussi la pertinence sociale de ce projet de recherche. Ce besoin de mieux comprendre leurs perceptions du leadership nous a menées à mettre sur pied la présente étude. Plus spécifiquement, nous avons rencontré vingt femmes qui sont considérées comme des leaders en Mauricie. Celles-ci ont vu leur titre de femmes influentes être « officialisé » à travers une nomination ou un couronnement aux différents concours de Mauriciennes d’influence. Nous cherchions au cours de notre étude inductive à comprendre les représentations sociales du leadership de Mauriciennes considérées comme des leaders et de saisir sur quels éléments repose la construction de ces représentations. Se représentent-elles le leadership dans des termes masculins tel que le suggèrent plusieurs auteurs (Eagly & Carli, 2003, 2007; Kark, 2004; Powell, 2011)?
Dans la lignée de cette étude, l’objectif du présent article est d’illustrer les apports et la richesse des approches inductives dans une recherche visant à étudier les représentations sociales. Plutôt que d’être mobilisées en tant que théorie, les représentations sociales l’ont été en tant qu’objet d’étude. Ce faisant, les représentations sociales ont, comme nous le verrons, servi de guides, faisant office de « lunettes » avec lesquelles nous avons récolté et analysé les données empiriques. Avant d’aborder ces réflexions à propos des représentations sociales, nous présenterons les principes épistémologiques qui sous-tendent cette étude. Par la suite, nous décrirons la relation que nous avons entretenue tout au long du processus scientifique au regard des écrits portant sur le leadership. L’entretien sera ensuite mis de l’avant comme une méthode de collecte de données qui s’inscrit dans une posture inductive favorisant l’émergence de données empiriques. Enfin, les résultats de la présente étude seront brièvement présentés.
La motivation derrière cet article est de décrire en profondeur les réflexions et la démarche qui ont concouru à l’interprétation des discours produits durant les entrevues individuelles afin de permettre à d’autres chercheurs de s’en inspirer. Ce texte offre ainsi un aperçu concret de la démarche grâce à plusieurs exemples tirés des expériences vécues lors de la réalisation du projet.
1. Principes épistémologiques
Notre recherche a été inspirée de l’épistémologie de la méthodologie de la théorisation enracinée (MTE). De fait, l’induction comme approche méthodologique, mais aussi analytique, demeure une approche populaire chez les chercheurs en sciences sociales (Garneau, 2015). Son utilisation repose en partie sur la volonté de s’éloigner des démarches plus classiques, notamment celles qui sous-tendent les paradigmes hypothético-déductifs longtemps considérés comme les seules démarches valides, rigoureuses, voire scientifiques (Guillemette & Luckerhoff, 2009). Afin de remédier à cette situation, les auteurs Glaser et Strauss ont conceptualisé les bases d’une démarche scientifique novatrice soutenue et enrichie de procédures adaptées aux logiques inductives. Ils ont mis sur pied la Grounded theory en 1967 dans leur ouvrage devenu une référence The discovery of grounded theory (Glaser & Strauss, 1967). Depuis, cette démarche traduite comme la méthodologie de la théorisation enracinée (MTE) (Luckerhoff & Guillemette, 2012b) a été au coeur de nombreuses recherches. Plusieurs auteurs issus des sciences de l’éducation (Lapointe & Guillemette, 2012), des études culturelles (Luckerhoff, Paré, & Lemieux, 2012; Plouffe & Guillemette, 2012) ou encore des sciences de la gestion (Kempster & Parry, 2011; Labelle, Navarro-Flores, & Pasquero, 2012; Lebrument & De La Robertie, 2012) ont mobilisé cette approche. C’est aussi notre cas pour cette recherche en communication.
Pour Corbin (2012), ce courant ramène au premier plan les approches inductives et met en exergue l’importance de générer des théories « enracinées » dans les données de terrain. Comme le soulignent Duchesne et Savoie-Zajc (2005), l’analyse par théorisation enracinée procède selon des étapes bien définies et poursuit quatre intentions. La première de ces intentions tient, selon ces auteures, à la valorisation de la construction d’une théorie plutôt qu’à sa validation ou à sa reproduction. L’analyse par théorisation enracinée poursuit aussi l’objectif de donner une rigueur au processus de recherche qualitative par des procédés détaillés ainsi que d’offrir au chercheur la possibilité de contrer ses biais ou ses préjugés en demeurant centré sur les données issues du terrain. Enfin, toujours selon Duchesne et Savoie-Zajc (2005), la théorisation enracinée s’applique à procurer l’enracinement des données puis à construire, à partir de celles-ci, une théorie dense correspondant à la réalité qu’elle veut représenter. Bien que hautement structurée, la théorisation enracinée demeure une méthode très flexible, soulignent Glaser et Holton (2004).
Par ailleurs, le principe d’émergence est au coeur de l’approche de la MTE. Grâce au caractère exploratoire et interprétatif de la démarche, c’est la théorie qui émerge des données empiriques et non l’inverse. D’une part, cette situation s’explique parce que « la réalité ne peut pas être purement et simplement découverte telle qu’elle est, sans le filtre de l’interprétation » et, d’autre part, parce que « la science ne doit pas se limiter à l’étude de ce filtre ou à l’étude de ce qui est construit par l’esprit humain », expliquent Guillemette et Luckerhoff (2009, p. 7). En ce sens, et suivant ces auteurs, la MTE s’inscrit dans la perspective de l’interactionnisme symbolique. L’inscription dans ce champ sous-entend de saisir la réalité sociale des individus tels qu’ils l’ont construite et interprétée et non la réalité telle qu’elle existe dans la nature (Allard-Poesi & Marechal, 1999).
Garneau (2015) souligne, dans un prolongement similaire, l’importance de contextualiser, tant à l’échelle micro que macro, les données au moment de leur récolte, mais aussi lors de l’analyse de celles-ci. Cela permettrait aux chercheurs qui s’inscrivent dans la MTE d’interpréter les données récoltées de façon à refléter le plus fidèlement possible la réalité observée. L’auteure met de l’avant l’importance du contexte et explique qu’il s’agit d’un concept largement utilisé en sciences sociales qui n’est cependant pas univoque. Elle décompose le contexte en deux niveaux; d’un côté, le contexte réfère au découpage empirique de l’étude (permet d’expliquer), de l’autre, il correspond au statut théorique accordé aux données (permet d’interpréter). Nous verrons plus loin comment la prise en compte du contexte produit à l’intérieur même des entretiens, mais également relativement au type de données récoltées, a permis une meilleure compréhension de notre objet d’étude. Cette contextualisation aura, au final, enrichi l’interprétation des discours et permis de nuancer les diverses expériences de leadership rapportées par les femmes interviewées.
Enfin, suivant Guillemette et Luckerhoff (2009), la MTE répond aux exigences de la science empirique parce que les résultats de recherche sont fondés sur de l’observation systématique et qu’il existe une adéquation des analyses avec les observations. Garneau (2015) met cependant en garde contre l’utilisation de la MTE à des fins de description, et met de l’avant l’importance d’une montée en abstraction des données récoltées.
2. Concept sensibilisateur : la théorie des représentations sociales
L’expression sensibilité théorique renvoie dans cette étude à l’idée d’instruments de lecture avec lesquels nous nous sommes plongées dans les données empiriques pour en laisser émerger une analyse (Guillemette & Luckerhoff, 2009). L’étude d’un phénomène comme celui du leadership féminin en regard au parcours, aux obstacles et aux défis qui jonchent la trajectoire professionnelle des femmes a emprunté la route des représentations en tant qu’a priori. En effet, les représentations sociales constituent pour nous le matériel primaire à partir duquel la réalité acquiert un sens et s’actualise chez les individus. Parce qu’il nous était difficile de faire une complète abstraction de cette notion, nous nous en sommes servies comme d’un concept sensibilisateur. Plus encore, nous en avons fait notre principale question de recherche. Nous voulions connaître les représentations du leadership féminin chez des femmes ayant elles-mêmes démontré du leadership et comprendre dans quels contextes ont été produites ces représentations.
Ce faisant, nous nous sommes inspirées de la théorie des représentations sociales de Moscovici, considéré comme le fondateur de ce courant de pensée. Les bases de la théorie ont été jetées en 1961 par la publication de sa thèse doctorale intitulée La psychanalyse, son image, et son public. Ce que nous retenons de cet ouvrage et de bien d’autres écrits portant sur les représentations sociales, c’est que pour les auteurs de l’école française des représentations sociales, celles-ci sont appréhendées comme des structures sociocognitives organisées et hiérarchisées (Abric, 1994). Ces structures sont formées d’informations, d’opinions et de croyances par rapport aux objets sociaux. Les représentations sont partagées par des groupes de personnes qui quelquefois ne se connaissent pas personnellement, mais qui ont hérité de ce savoir collectif, comme le fait remarquer Seca (2010). Ipso facto, l’ajout du qualificatif social au mot représentation prend tout son sens parce que « son élaboration repose sur des processus d’échange et d’interaction qui aboutissent à la construction d’un savoir commun, propre à une collectivité, un groupe social ou à une société tout entière » (Moliner, 2001, p. 8). À cet effet, « toute réalité est représentée », c’est-à-dire « appropriée par l’individu ou le groupe, reconstruite dans son système cognitif, intégrée dans son système de valeurs dépendant de son histoire et du contexte social et idéologique qui l’environne » (Abric, 1994, p. 12).
Parce que les représentations du leadership sont socialement et culturellement construites, et qu’elles sont historiquement situées, il nous a semblé nécessaire de connaître celles spécifiques à la culture nord-américaine dans laquelle les participantes s’inscrivent. Faisant partie de cette société qui endosse certaines représentations à propos du leadership, les femmes rencontrées les partagent elles aussi et les négocient au quotidien. Ces représentations font partie intégrante des expériences de leadership vécues et du sens qu’elles lui attribuent. Nous retenons donc de nos lectures que, comme d’autres objets sociaux en évolution, le leadership fait l’objet de nombreuses représentations. Néanmoins, plusieurs chercheurs s’accordent à dire qu’il est ancré et décrit majoritairement dans des termes masculins (Eagly & Carli, 2003, 2007; Kark, 2004; Powell, 2011). Plus spécifiquement, Koenig, Eagly, Mitchell et Ristikari (2011) expliquent que plusieurs chercheurs ont montré que le leadership est représenté comme étant davantage le domaine des hommes que des femmes, celui de la masculinité, non de la féminité, et qu’il correspond surtout aux caractéristiques agentic (relatives aux stéréotypes masculins), très peu à celles communal (relatives aux stéréotypes féminins). Ces représentations sont partagées non seulement par la population en général, mais aussi par les décideurs et les gestionnaires qui perçoivent le leadership comme étant « naturellement » plus le domaine des hommes que des femmes (Eagly & Karau, 2002; Laufer, 2005).
Ces images préconçues et largement répandues ont notamment pour conséquences que les femmes qui veulent se démarquer professionnellement, mais aussi socialement, font face à plus d’obstacles que leurs homologues masculins pour atteindre leurs objectifs (Eagly & Carli, 2007).
Ces doubles standards s’expliquent parce que les représentations du leadership, mais aussi de tous les objets sémiotiques, sont des guides pour l’action, car elles permettent d’orienter et de justifier les conduites (Abric, 1994). Selon Abric (1994), fondateur de l’approche structurale des représentations, les représentations sont influencées par les pratiques et les pratiques le sont à leur tour par les représentations. Les représentations en tant qu’objet symbolique ont donc de réels impacts dans le monde physique. Par exemple, le fait de percevoir les femmes comme n’étant pas des leaders naturelles pourrait occasionner l’embauche d’un homme plutôt que d’une femme pour pourvoir un poste de leader.
Le fait que les représentations sociales puissent avoir des impacts dans le monde réel est en adéquation avec le matériel empirique de notre étude. Cela est spécialement vrai parce que nous avons eu accès à des femmes qui ont vécu des expériences de leadership et qui, dans ce prolongement, endossent différentes représentations du leadership ayant pu influencer leurs pratiques de leaders. Nous nous sommes demandé comment des femmes qui ont réussi à se démarquer par leur leadership se représentent le leadership. Le perçoivent-elles également dans des termes masculins comme plusieurs auteurs le suggèrent? Comment, dans ce contexte où le leadership est perçu comme le domaine des hommes et de la masculinité, se définissent-elles en tant que femmes leaders? Nous verrons dans les lignes suivantes comment, à partir d’entretiens individuels semi-dirigés, nous avons été en mesure de faire émerger les représentations sociales du leadership féminin.
3. Méthode : l’entretien qualitatif
Glaser et Holton (2004) font remarquer que l’entretien de recherche qualitatif demeure une des méthodes les plus populaires dans les études poursuivant l’objectif de faire émerger une théorie à partir de matériaux empiriques. Il est à noter cependant que, contrairement aux méthodes inductives classiques, notre dispositif de recueil de données était établi avant d’entamer notre étude. En effet, cette recherche s’inscrit à l’intérieur d’un projet plus vaste financé par une commandite émise en 2014 provenant de la Table de concertation du mouvement des femmes de la Mauricie (TCMFM). L’organisme voulait à ce moment connaître le parcours de femmes considérées comme des leaders en Mauricie.
Nous avons d’abord rejoint l’ensemble des femmes figurant sur une liste de candidates fournie par la TCMFM. Au final, vingt d’entre elles ont accepté de nous rencontrer, représentant un taux de réponse de plus de 87 % (20/23). Nous avons ensuite communiqué avec ces femmes par le biais d’un courriel type auquel nous avions attaché un schéma d’entretien, ainsi que le formulaire de consentement. Ces entretiens se sont déroulés entre mai et septembre 2014. Ils ont été réalisés en personne et ont eu lieu dans les locaux de l’Université du Québec à Trois-Rivières, mais aussi à quelques occasions dans l’environnement personnel ou professionnel de la participante. La durée moyenne des entretiens se situe autour de deux heures. Étant assez longs, ils ont demandé de grands efforts, tant pour les participantes qui devaient replonger dans leurs souvenirs que pour nous qui avions à déployer une grande concentration.
Soulignons d’emblée que l’entretien est une méthode de recueil de données prisée par les théoriciens des représentations sociales, notamment parce que les représentations sont « appréhendables » grâce au contexte discursif (Abric, 1994). En effet, « l’utilisation de l’entretien approfondi constitue toujours, à l’heure actuelle, une méthode indispensable à toutes études sur les représentations », soutient Abric (1994, p. 75). D’ailleurs, aux fins de cette étude, les rencontres ont été animées de façon souple. Nous nous sommes laissé guider par le rythme et le contenu unique des participantes, comme le propose Savoie-Zajc (2010). Les questions étaient ouvertes et laissaient aux participantes la possibilité de retourner dans leurs souvenirs. Le schéma d’entretien agissait à titre de guide et toutes les questions n’ont pas été posées dans le même ordre ni posées systématiquement à chaque femme rencontrée. Une question large et ouverte était d’abord formulée et la suite de la rencontre se déroulait en fonction des réponses émises. Seules les grandes thématiques ont été récurrentes d’une entrevue à l’autre. Notons à ce sujet que l’entrevue qualitative est une méthode en adéquation avec le courant de l’interactionnisme symbolique. En effet, durant l’entretien, le sens est coconstruit à travers les interactions entre la chercheure et la participante (Luckerhoff & Guillemette, 2012a). Suivant cette approche, l’entretien offre en ce sens aux chercheurs la possibilité, voire la liberté d’approfondir certaines thématiques et d’en éliminer d’autres au fur et à mesure qu’ils mènent les rencontres. Le potentiel théorisant de ce dispositif de recueil de données tient à sa flexibilité et à sa richesse, selon Glaser et Hotlon (2004), favorisant la production de connaissances nouvelles et inédites.
Enfin, pour recueillir ces réflexions, l’enregistreur s’est avéré nécessaire afin de transcrire le plus fidèlement possible les propos des participantes, assurant par le fait même la validité de contenu. L’emploi d’un carnet de notes, aussi appelé mémos (Plouffe & Guillemette, 2012), a également été incontournable. Il nous a permis de consigner en détail les propos, et ce, avant, pendant et après l’entrevue.
4. Corpus : le discours des Mauriciennes d’influence
Les femmes qui ont participé à notre étude ont toutes été mises en nomination et récompensées au concours régional d’envergure Mauriciennes d’influence. Il s’agit d’un concours biennal organisé par la Table de concertation du mouvement des femmes de la Mauricie (TCMFM). Il récompense les femmes qui ont fait une différence en Mauricie et qui, pour y arriver, ont fait preuve de leadership. L’objectif de ce programme est de promouvoir le talent des femmes d’ici et de les inciter, notamment avec l’aide de mentors, à oser se diriger vers les hautes sphères de la direction et des lieux décisionnels. Les membres de la TCMFM espèrent ainsi pallier leur sous-représentation des lieux de pouvoir en médiatisant la réussite des femmes de la région.
Au moment des entretiens, l’âge des participantes se situait entre la fin de la vingtaine et la soixantaine tardive. N’étant pas toutes natives de la Mauricie, chacune d’elles y est établie et y travaille cependant depuis plusieurs années. Les lauréates proviennent de tous les secteurs professionnels et de tous les niveaux hiérarchiques. Ce sont par exemple des femmes qui ont occupé des postes à responsabilités dans des milieux masculins ou qui ont mis sur pied un projet qui a contribué à améliorer la société, comme la création de Maisons pour femmes ou de Centres jeunesse. Dans plusieurs cas, il s’agit d’un amalgame de ces deux types de parcours.
Plus spécifiquement, des attachées politiques, des conseillères municipales, des mairesses ainsi que des députées provinciales et fédérales font partie de notre échantillon. Des professeures d’université et des chercheures, des entrepreneures, des directrices d’entreprise, des agricultrices ou encore des travailleuses autonomes y figurent également. Plusieurs de ces femmes ont également été récompensées pour leur leadership et leur implication dans d’autres concours régionaux et provinciaux : Femmes et mérite de la YWCA Québec, Femmes essor, ou encore Chapeau les filles!
Nous avons eu accès à un échantillon original par rapport à d’autres études ayant pour objet les femmes leaders. La particularité de notre échantillon provient dans un premier temps du fait que les femmes rencontrées ont toutes été récompensées pour leur leadership. Contrairement à plusieurs études de leadership, les participantes ne sont pas considérées leaders seulement en raison de leur position hiérarchique (Laufer, 2005; Mardellat, 1994; Petit, 2012; Shnurr, 2008). L’exercice de ce leadership a été reconnu par des pairs et apprécié au point de leur avoir permis d’être en nomination ou de remporter un des concours de Mauriciennes d’influence.
Dans un deuxième temps, la diversité des expériences professionnelles et personnelles des participantes rend aussi notre échantillon particulièrement intéressant et singulier. En effet, les études ont plutôt porté sur le leadership des femmes en regard à un secteur particulier, comme celui de la politique (Blanc & Cuerrier, 2007; Caprioli & Boyer, 2001), de l’entrepreneuriat (Constantinidis, 2010) ou encore des sciences de la technologie, l’ingénierie et les mathématiques (Lafortune et al., 2008). La diversité présente dans cette étude rend possible, selon nous, une meilleure compréhension des fonctions des représentations du leadership et des mécanismes à l’oeuvre pour leur construction.
5. Approche biographique
Comme il a été mentionné précédemment, la contextualisation de notre étude, tant au regard de l’objet observé que des données recueillies, a été une étape fondamentale. Plus tôt, nous avons mis en lumière les contextes social et culturel historiquement ancrés – soit le contexte macro (Garneau, 2015) – qui sous-tendent le concept de leadership. Nous avons également rendu compte de notre inscription dans le champ des représentations sociales.
Dans la section qui suit, nous porterons un regard spécifique sur les données tirées du terrain, soit les verbatims des vingt entretiens réalisés. De quel type de données s’agit-il? Dans quel contexte ont-elles été produites? De quoi parle-t-on et comment en parle-t-on? En ce sens, il s’est avéré essentiel de considérer les propos émis sous un angle biographique puisque les femmes rencontrées avaient à offrir un récit qui portait sur plusieurs aspects de leur vie personnelle et professionnelle. En effet, elles étaient questionnées sur leur parcours, les défis et obstacles rencontrés, mais aussi à propos de leur propre leadership et de la perception qu’elles avaient du leadership des autres Québécoises. Cette manière d’appréhender les discours produits nous permet d’enrichir la compréhension du contexte micro de notre objet d’étude.
De fait, le discours autobiographique, ou le récit de vie, amène les individus sondés à décrire « la vie comme un chemin, une route, une carrière, avec ses carrefours […], ses embûches, voire ses embuscades » (Bourdieu, 1986, p. 69). Bourdieu (1986) soutient que ce type de récit s’inspire toujours, au moins en partie, du souci de donner sens, de dégager une logique à la fois rétrospective et prospective en établissant des relations intelligibles de causalité entre les états successifs. Pour l’auteur, les discours autobiographiques amènent les narrateurs à sélectionner des évènements significatifs selon une création artificielle de sens. Il s’agirait en fait de la présentation publique d’une représentation privée de sa propre vie (publique ou privée), d’une présentation de soi, voire d’une production de soi (Bourdieu,1986). Pour Bourdieu (1986), le récit biographique n’est jamais rien d’autre que la production « illusoire » de soi.
Notre perspective concernant le récit de vie s’éloigne en partie de celle de Bourdieu. Nous soutenons que, bien que construits, les récits autobiographiques rendent compte de valeurs, de croyances et de connaissances réelles et authentiques pour le narrateur au moment de l’entretien. De fait, pour Desmarais (2010), le récit autobiographique tient sa richesse dans l’expérimentation par le participant de l’objet ou la thématique qui intéresse le chercheur. L’auteure suggère que, comme c’est par la culture que les évènements prennent forme dans la conscience, il n’y a pas de sens préexistant aux expériences. Il s’agit plutôt de la subjectivité personnelle – l’expérimentation du réel par le narrateur – qui contribue à donner sens au monde. Ce faisant, chaque narration est interprétative. Desmarais (2010) explique que le récit autobiographique permet aux acteurs-narrateurs, dans toute leur « texture individuelle » (p. 368), d’être les producteurs de connaissances originales. C’est dans cette perspective que nous avons étudié les discours produits comme étant le terrain rendant visibles les représentations socialement construites et partagées chez les Mauriciennes de notre étude.
6. Analyse, codage et interprétation des données
L’analyse a débuté dès les premiers entretiens et s’est poursuivie jusqu’au moment de la rédaction suivant une trajectoire hélicoïdale et itérative lors de la théorisation, mais aussi lors de la collecte de données et du recours aux écrits scientifiques (Luckerhoff & Guillemette, 2012b).
Pour être en mesure de faire émerger les représentations qui sous-tendent l’existence de notre objet d’étude et poursuivre l’objectif de saisir les modes de raisonnement différents et uniques des participantes, nous avons dû suspendre temporairement les théories connues (Plouffe & Guillemette, 2012). Par exemple, nous savions déjà que certains chercheurs avaient proposé différents modèles pour concevoir le leadership. Pensons à la typologie développée par Bass en 1895, soit 1) le style de leadership transformationnel; 2) le leadership transactionnel; 3) le style laissez-faire. Ces écrits, et bien d’autres encore, ont été mis temporairement de côté afin que nous puissions porter un regard nouveau sur les données récoltées et penser le leadership en dehors des théories connues. De cette façon, nous nous assurions également que les données recueillies ne subissaient pas de forcing, c’est-à-dire qu’elles n’étaient pas forcées à entrer dans un cadre théorique ou conceptuel préétabli (Plouffe & Guillemette, 2012). Les ouvrages portant sur le leadership n’ont été consultés qu’après avoir codé et interprété les propos émis durant les entretiens. Cela nous a permis d’analyser ces textes dans leurs aptitudes à enrichir la théorie émergente. Suivant la démarche préconisée par la théorisation enracinée, ces recherches ont été comparées régulièrement avec les données émergentes des entrevues, selon la méthode de la comparaison constante (Glaser & Holton, 2004).
Afin de donner un sens aux discours obtenus, nous avons dû coder puis interpréter les verbatims, mais aussi les mémos pris tout au long de la collecte de données. En effet, les éléments éloquents, uniques ou récurrents d’une entrevue à l’autre ont été consignés dans des mémos qui ont par la suite servi de fondement pour le codage et la catégorisation des verbatims. Les mémos ont notamment permis de situer certaines citations au contexte dans lequel elles ont été produites. D’ailleurs, c’est grâce à la communication non verbale, aux silences et aux intonations des participantes que nous avons senti que certains propos étaient plus importants ou sensibles que d’autres. Soulignons que nous n’avons pas analysé de façon systématique ces éléments non verbaux. Ils ont surtout permis d’indiquer le climat général des rencontres et d’accorder un sens plus pointu à certains propos qui, pris hors contexte, n’auraient pas eu la même signification. Sans l’accès à ces éléments « subjectifs », les discours n’auraient pas été ancrés dans leur contexte (micro) de production, c’est-à-dire dans des rencontres en face à face entre une chercheure novice et des femmes reconnues pour leur influence en Mauricie. Une relation particulière basée sur la confiance et le respect mutuel s’est établie lors de chacune de ces vingt entrevues, modifiant ainsi les interactions produites. Cette richesse tient principalement des approches qualitatives.
De fait, la codification des verbatims et des mémos s’est effectuée de façon manuelle. En effet, nous avons utilisé des codes définis tels des codes de couleurs et des commentaires directement dans les notes prises lors de chaque entrevue, mais aussi durant la transcription de celles-ci. Par exemple, nous notions au fur et à mesure des entretiens les qualités et les caractéristiques utilisées par les participantes pour décrire le leadership, que ce soit en parlant du leadership des femmes, de leur propre leadership ou de celui du leader idéal. Nous consignions également les grandes thématiques abordées avec toutes les participantes, par exemple, les défis rencontrés par les femmes leaders ou la conciliation famille-travail. Nous avons par la suite formé des catégories textuelles, puis avons codé chacune des citations correspondantes aux thématiques que nous avons choisi d’aborder dans notre étude. Lors de cette étape, nous avons posé la question de recherche suivante afin de délimiter et d’orienter nos observations : quelles sont les représentations sociales du leadership féminin et quels éléments ont influencé la construction de ces représentations?
Pour répondre à notre question de recherche, nous avons refait un deuxième, puis un troisième codage à partir des codes préexistants. Cette manière de procéder nous a permis de comprendre les différentes nuances entourant les significations du leadership énoncées par les participantes. Il s’agit d’un type de codage axial et sélectif visant l’approfondissement par « réduction et densification » (Plouffe & Guillemette, 2012, p. 106). Comme le fait remarquer Lalancette (2009), il s’agit dans un premier temps de découper et de réduire les informations en petites unités comparables, de maximiser les ressemblances et d’ordonner de façon sommaire les données. Ensuite, l’auteure propose de reconstruire et de synthétiser les données en maximisant, cette fois-ci, les différences, en raffinant et en subdivisant les catégories.
Une fois la catégorisation terminée, nous avons procédé à l’interprétation. C’est également à ce moment que nous sommes retournées consulter les écrits entourant les représentations du leadership, mais aussi les diverses théories du leadership. Nous avons pu à ce moment comparer nos analyses à celles faites par d’autres chercheurs. Ces écrits nous ont permis de raffiner notre compréhension du sujet, mais aussi de nuancer certains propos codés en amont. L’interprétation s’est surtout concrétisée lors de la rédaction des chapitres d’analyse. « Ceux-ci font état des découpages qui servent à organiser les données, à choisir les extraits les plus représentatifs des procédés et opérations dont nous devions faire état » (Lalancette, 2009, p. 89). Ce faisant, comme le propose Lalancette (2009), nous nous sommes assurées que la recherche était authentique, qu’elle rendait justice aux matériaux étudiés ainsi qu’aux perspectives proposées par les femmes qui ont participé à l’étude.
7. Principaux résultats
En comparant constamment les nouvelles données récoltées aux plus anciennes, nous avons été en mesure de saisir les éléments nouveaux et ceux, au contraire, qui étaient récurrents d’une entrevue à l’autre. Cette façon de procéder assure en quelque sorte la validité interne de nos résultats (Kempster & Parry, 2011). Nous présenterons brièvement dans cette section les principaux résultats de nos analyses des discours produits par des Mauriciennes d’influence. Trois grandes représentations du leadership ont émergé : 1) les représentations de la femme leader; 2) les représentations du leader idéal; 3) les représentations de leur leadership personnel. Soulignons d’emblée que nous avons fait émerger ces catégories parce qu’elles se différencient entre elles, bien que quelques éléments se recoupent.
7.1 Représentations de la femme leader
À la question « comment appréhendez-vous le leadership des femmes? », les participantes rencontrées évoquent surtout des éléments relatifs à l’être, soit à la femme leader elle-même. De fait, elles la décrivent dans des termes relatifs à la féminité et dans plusieurs des cas, en fonction des stéréotypes de genre féminin (Sarlet & Dardenne, 2012). Elles partagent une représentation homogène du leadership « féminin ». Lorsqu’elles décrivent les forces et les avantages de la femme leader, elles la peignent à partir de trois principales caractéristiques : l’attention portée aux autres, la sollicitude et la recherche de consensus.
L’attention portée aux autres apparaît comme la caractéristique principale et la plus récurrente chez les femmes interrogées pour décrire la femme leader. L’attention se décline par le trait de l’humanisme. En effet, la femme leader est surtout perçue comme étant humaine, notamment parce que l’humain serait son centre d’intérêt premier. Les femmes leaders sont en ce sens envisagées comme des personnes axées vers les relations interpersonnelles. Le trait de l’empathie est une caractéristique fondamentale dans cette catégorie.
La sollicitude s’illustre comme une deuxième caractéristique essentielle dans la représentation de la femme leader. Celle-ci se rapporte aux actions de prendre soin, de se préoccuper et de se soucier des autres. La sollicitude est possible notamment grâce au fait « d’être maternelle » selon les femmes rencontrées. En effet, la femme leader québécoise est avant tout perçue comme une mère, plus précisément comme naturellement maternelle. De plus, selon ces Mauriciennes, les femmes leaders seraient préoccupées par certaines questions dites sociales, notamment en lien avec l’humain, la famille ou encore la pauvreté.
Un troisième élément central est apparu pour décrire le leadership des femmes. Il s’agit de la recherche de consensus. Elle se caractérise, selon nos participantes, par une approche en douceur et par le trait de la gentillesse. La femme leader serait motivée par l’envie d’éviter les conflits à tout prix et d’arriver à satisfaire les besoins de l’ensemble des membres de son équipe.
Le style qui se rapproche le plus de leur vision du leadership féminin est le style interactif, défini par Rosener (1990). Nous n’avons consulté cet ouvrage qu’après avoir analysé nos verbatims. Ce texte produit il y a plusieurs années déjà concorde étroitement avec la vision que les participantes de notre étude se font de la femme leader. L’auteure a nommé ce style de leadership interactif parce que les femmes influentes qu’elle a rencontrées dans son étude travaillaient activement à faire en sorte que les interactions avec leurs subordonnés soient positives pour tout le monde impliqué. Plus spécifiquement, l’auteure explique que ces femmes encouragent la participation, partagent le pouvoir et les informations, améliorent la confiance en soi des autres et demeurent passionnées à propos de leur travail (Rosener, 1990).
7.2 Représentations du leader idéal
Nous avons aussi interrogé les femmes rencontrées à propos du leadership idéal. À l’instar de la représentation précédente, la vision qu’elles en ont se rapporte surtout aux caractéristiques que le leader lui-même doit posséder. De fait, le leader idéal réfère pour bon nombre de participantes à un individu qui pourrait être à la fois une femme ou un homme, sans sexe prédéterminé. Selon elles, ce leader serait un équilibre entre les traits qui caractérisent chacun des sexes. Autrement dit, il s’agit d’un leader que nous avons qualifié d’androgyne. Trois caractéristiques essentielles ont émergé pour ce portrait : l’équilibre, la communication fédératrice et l’inspiration.
Le premier élément qui ressort dans la représentation du leader idéal est celui de l’équilibre. Cette représentation se traduit dans un premier temps par l’obligation d’authenticité. En effet, la principale caractéristique d’un leader, qu’il soit compétent ou non, devrait selon ces femmes tenir du trait de l’authenticité. Une deuxième condition essentielle émerge, celle d’un équilibre entre la féminité et la masculinité. Ainsi, elles s’attendent à ce que ce leader soit lui-même, mais qu’il évite les comportements polarisés dans la dimension féminité-masculinité. L’idée d’un paradoxe s’illustre fortement dans leur propos.
Le second élément récurrent de la représentation du leader idéal, et un des aspects les plus importants, est celui relatif à la communication, que nous pouvons qualifier de fédératrice. Celle-ci rejoint et rassemble les individus entre eux vers un objectif commun. Dans ce sens, le trait de rassembleur semble être fondamental dans la représentation du leader idéal. Celui-ci est principalement appréhendé comme un « bon communicateur ». La communication non verbale s’illustre comme étant tout aussi importante.
Les femmes rencontrées parlent aussi de la capacité du leader idéal à inspirer les autres. Il s’agit du troisième et dernier élément central dans cette section. L’inspiration provient d’abord de l’idée que ces leaders doivent, pour être considérés comme des leaders compétents, inspirer de la confiance. Le trait qui se démarque parmi tous ceux énumérés durant les entretiens est celui relatif à l’intelligence. Le leader idéal inspire de la confiance surtout parce qu’il possède une grande intelligence. Toutefois, ces Mauriciennes suggèrent que le leadership des individus doit avant tout avoir été reconnu par les pairs et les subordonnés. Pour être un leader idéal, l’individu doit avoir été légitimé à porter ce titre.
Le style de leadership qui correspond le plus étroitement à ces caractéristiques est le leadership transformationnel. Comme l’a décrit Eagly (2007), les leaders transformationnels accordent de grandes considérations individuelles aux membres de leur équipe. Ce sont aussi des leaders qui les inspirent, les motivent et les stimulent intellectuellement en exerçant une influence idéale. Cette théorie nous était déjà familière, mais nous n’avons fait le lien entre nos résultats et celle-ci qu’après avoir rédigé l’essentiel de l’étude.
7.3 Les représentations du leadership personnel
Lorsque les femmes ont eu à décrire leur propre leadership, lequel rejoint l’aspect biographique de notre étude, elles ont soulevé une myriade de traits et de comportements. Ce faisant, les discours produits étaient assez hétérogènes. Cette pluralité prend racine, selon nous, dans l’expérience personnelle de leadership ainsi que dans l’interprétation donnée à l’expérience qui est propre à chaque participante. Chacune des femmes a mis de l’avant durant l’entretien différentes caractéristiques de son leadership qui pour elle donnaient du sens à cette expérience. En outre, c’est cet éclatement des visions offertes qui nous a menées à nous demander par quoi la construction de ces dernières est influencée. Dès lors, nous avons remarqué à travers les récits que les appartenances sociales y jouent un grand rôle (Lipiansky, 1993; Maalouf, 1998). C’est l’aspect inductif de notre démarche qui nous a permis de rester ouvertes à cette découverte, laquelle nous a ensuite amenées à enrichir notre portrait des représentations sociales du leadership féminin.
En effet, les appartenances auxquelles chaque femme s’identifie influencent les divers éléments qu’elles valorisent dans son leadership personnel. Soulignons aussi que nos participantes ne mobilisent pas les mêmes appartenances et qu’elles ne le font pas avec la même intensité. Ces différentes appartenances sociales, bien que présentes dans les témoignages de ces Mauriciennes, ne sont pas nécessairement identifiées par ces dernières comme un élément central qui définit leur leadership. C’est avant tout l’aspect interprétatif qui nous a permis de dégager ces différentes appartenances. De fait, nous avons remarqué que trois principales appartenances mobilisées par les participantes semblent avoir joué un rôle prédominant dans la construction de leur vision de leur leadership : l’appartenance au milieu professionnel, celle au genre et l’appartenance à la génération.
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L’appartenance professionnelle est au coeur de plusieurs représentations du leadership personnel et en influence grandement les diverses conceptions. Dans ce sens, nous avons scindé en deux les secteurs professionnels, soit les secteurs masculins et féminins. Les secteurs masculins sont des milieux professionnels où le nombre de femmes (employées et clientes) est inférieur à 30 % (Emploi Québec, 2016). Inversement, les milieux féminins dénombrent près de 70 % de femmes (employées et clientes) (Emploi Québec, 2016).
Dans un premier temps, les femmes qui s’identifient fortement et évoluent dans des milieux masculins décrivent leur leadership dans des termes relatifs à une transaction. Ce sont ces femmes qui mobilisent le plus de termes relatifs à la masculinité pour décrire leur leadership. Elles se disent par exemple fonceuses, stratégiques ou encore courageuses, des termes généralement associés au sexe masculin (Bem, 1974). Les traits énoncés font surtout référence à leur solidité et à leur ténacité créant de la sorte une « rupture avec la douceur » qui était pourtant un trait ayant fortement émergé lorsqu’elles décrivaient la femme leader. Elles se décrivent généralement comme étant axées sur la tâche et aimant avoir le contrôle. Il appert que pour ces Mauriciennes, le pouvoir est distribué verticalement, c’est-à-dire à partir du haut, où la plupart d’entre elles se retrouvent, vers le bas de la hiérarchie organisationnelle. Le style de leadership qui correspond le mieux à cette vision est le style transactionnel (Eagly, 2007; Powell, 2011).
Dans un deuxième temps, nous avons montré que les femmes issues des milieux féminins se voient comme des leaders d’équipe. Pour elles, la collaboration et l’inclusion sont les éléments qui le rendent possible. Il s’avère que ces femmes d’influence perçoivent le pouvoir comme n’étant pas l’apanage d’une seule personne, mais plutôt une affaire d’un groupe. Nous avons remarqué que le dépassement de soi est une caractéristique qui se démarque dans le discours de ces Mauriciennes. En effet, elles se décrivent surtout comme étant audacieuses, altruistes et ayant la volonté de faire autrement, d’améliorer ce qui se fait déjà et d’aider les plus démunis. Pour l’ensemble de ces raisons, la vision qu’elles ont de leur leadership correspond au style de leadership démocratique et participatif (Northouse, 2009; Powell, 2011).
Le genre est également un aspect qui entre en jeu dans la construction de l’identité de leader. De plus, l’appartenance au genre et celle au milieu professionnel sont inextricablement liées entre elles. En effet, les Mauriciennes qui ont tendance à s’identifier au genre féminin évoluent généralement dans des milieux féminins. Elles adhèrent davantage aux valeurs, aux attentes et parfois même aux stéréotypes associés à la féminité. Elles se définissent comme des « femmes d’abord ». Par ailleurs, les participantes qui se voient moins féminines ont tendance à rejeter, ou du moins à se détacher des stéréotypes de genre; elles se voient comme des « garçons manqués » et, pour cause, évoluent généralement dans des contextes masculins.
Nous avons fait émerger une troisième et dernière appartenance sociale pour expliquer le contexte de production des différentes représentations du leadership personnel. Il s’agit de la génération d’appartenance ou de différenciation. Nous avons relevé à travers le discours des Mauriciennes d’influence que la génération d’appartenance a amené ces femmes à vivre certaines expériences de leadership et à les interpréter différemment. D’une part, nous avons remarqué que celles qui sont issues de la génération silencieuse et celle des baby-boomers se perçoivent généralement comme étant des « militantes ». Ces femmes ont rencontré de nombreux obstacles, surtout en lien avec le contexte social de leur époque (l’inégalité homme femme entre autres), les amenant à se percevoir ainsi. D’autre part, les femmes des générations X et Y se voient surtout comme étant ambitieuses. Selon elles, l’époque dans laquelle elles ont grandi est plus ouverte aux femmes et à leur leadership.
Conclusion
Nous souhaitions dans cet article montrer la polyvalence d’une approche inductive et qualitative dans la réalisation d’une étude en communication. Le discours étant le produit d’une interaction, l’analyse méthodique de son contenu se marie richement avec les fondements épistémologiques de la méthodologie de la théorisation enracinée. Nous l’avons illustré, l’entretien individuel est un dispositif de recueil de données qui favorise l’émergence de connaissances nouvelles et uniques rendant possible une meilleure compréhension de l’objet étudié.
Grâce à cette méthode, nous avons, entre autres, remarqué que les femmes rencontrées fondent leurs représentations du leadership à partir des expériences qu’elles ont vécues, tant sur le plan personnel que sur le plan professionnel. Certaines se décrivent presque exclusivement à partir de traits considérés comme masculins, d’autres féminins, et certaines d’un mélange des deux. Le rapprochement entre les représentations sociales et les appartenances a peu été étudié jusqu’ici, spécialement en regard au leadership des femmes. Dans notre recherche, cette convergence met de l’avant l’idée que les femmes leaders ne doivent pas être considérées comme un groupe homogène, mais comme un ensemble pluriel qui est autant influencé par l’environnement dans lequel elles évoluent que par les expériences passées et les traits de personnalités. Notre approche multiniveaux laisse voir que c’est un ensemble de facteurs qui intervient dans l’élaboration, le maintien et la négociation des représentations du leadership chez les femmes rencontrées, plus largement dans toutes les représentations sociales.
Ajoutons également que nos résultats se distancient des autres études portant sur les représentations du leadership notamment en ce qui a trait à l’image du leader idéal. En effet, nous avons mis en évidence que les Mauriciennes rencontrées ne le considèrent pas selon des traits masculins, comme plusieurs auteurs le suggèrent (Eagly & Carli, 2003, 2007; Kark, 2004; Powell, 2011), mais androgynes. Selon elles, il peut s’agir d’un homme ou d’une femme, tant que cet individu porte certaines caractéristiques nécessaires et essentielles pour être reconnu ainsi. Cette nuance peut s’expliquer notamment par le fait que les études ayant porté sur le présent objet de recherche ont surtout mobilisé des méthodes quantitatives comme le sondage, ce qui limite les possibilités de générer du contenu original. En ce sens, l’entretien semi-directif permet de sortir des sentiers battus et d’approfondir le questionnement en fonction du discours des participantes.
Enfin, nous espérons avoir démontré l’importance de la contextualisation. Celle-ci a été mise de l’avant dans cet article comme une pratique qui se prête bien à la démarche prescrite par la théorisation enracinée, notamment parce qu’elle permet d’appréhender un objet nouveau ou peu connu du chercheur, comme c’est souvent le cas pour les chercheurs novices. Sans influencer l’analyse et le regard porté sur les données, la contextualisation permet une appropriation de l’objet, de ses particularités et de ses spécificités. Elle l’ancre dans une historicité, une culture et une société spécifique. À notre avis, la contextualisation de l’objet observé valide en quelque sorte l’interprétation faite des données, comme celle-ci est également influencée par l’époque et la culture dans laquelle les chercheurs se situent.
Parties annexes
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