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Introduction

Il est admis que l’école joue un rôle fondamental au sein des milieux francophones minoritaires au Canada. En tant qu’institution sociale, l’école francophone du milieu minoritaire canadien en général, et celle du milieu acadien du Nouveau-Brunswick en particulier, apparait comme un levier en ce qui a trait à la transmission des savoirs et à la revitalisation de la langue française et de la culture francophone (Ferrer & Allard, 2002; Landry, 2010). Elle contribue pour ce fait à la sauvegarde de l’identité culturelle acadienne. Toutefois, cette institution charnière est confrontée ces dernières années à une diminution de sa population. Le recours à l’immigration pour compenser cette baisse rend les effectifs scolaires de plus en plus hétérogènes du point de vue de la composition ethnoculturelle (Landry, 2010). C’est pourquoi, dans cette étude, il nous a paru nécessaire de réfléchir sur un certain nombre de questions liées aux enjeux de la diversité ethnoculturelle en milieu scolaire acadien à travers le discours du personnel enseignant, considéré comme un vecteur de la mission de l’école francophone minoritaire. Quels défis pose l’intégration des élèves immigrants à l’école francophone du milieu minoritaire acadien du Nouveau-Brunswick, notamment au personnel enseignant? Les enseignants sont-ils bien préparés à cet effet? Quelles pratiques mettent-ils en oeuvre pour composer avec cette diversité ethnoculturelle? Quelles croyances sous-tendent ces pratiques? Pour mieux comprendre ce phénomène, nous avons mené une recherche auprès des enseignants francophones du Nouveau-Brunswick à travers une méthodologie de recherche par théorisation enracinée (MTE). Cet article porte essentiellement sur cette démarche suivie tout au long du processus de recherche. Nous y décrivons notre positionnement épistémologique, le choix de la méthode de recherche, la procédure de collecte, de traitement et d’analyse des données, et les instruments utilisés à cet effet. Nous présentons également le cadre de recherche, les participants, les critères de choix ainsi que le mode de leur recrutement. Enfin, nous présentons de façon synthétique quelques résultats auxquels nous avons abouti en nous basant sur des éléments qui ont émergé au cours du processus d’analyse des données.

1. Positionnement épistémologique et choix de la méthode de recherche

Cette première section présente la posture épistémologique et la pertinence du choix de la méthode de recherche.

1.1 Positionnement

Étant donné l’objectif de comprendre en profondeur les croyances et les pratiques des enseignants en ce qui a trait à la diversité ethnoculturelle au sein de leurs écoles et des classes multiculturelles, nous avons opté pour une approche qualitative de la recherche. Un tel positionnement nécessite une clarification à travers ses assises épistémologiques. En effet, prenant racine dans la conception herméneutique des sciences de Dilthey, dans la sociologie compréhensive de Weber ainsi que dans la phénoménologie de Husserl, la recherche qualitative n’appréhende pas le monde comme une entité définie et finie, mais plutôt comme un construit subjectivement vécu (Drapeau, 2004). Cette façon d’envisager le savoir scientifique s’inscrit dans l’approche dite constructiviste, dont les principaux tenants sont entre autres Schutz (1982), Berger et Luckmann (1979) et Latour (2006). Pour ces auteurs, la connaissance découle de l’étude d’un processus humain de construction, de reconstruction et de mutation dans lequel le chercheur est lui-même acteur. Cela signifie que le comportement humain, selon cette appréhension du savoir, se comprend et s’explique en fonction de la relation avec les significations que les individus donnent aux choses ou à leurs actions, bref à leurs expériences (Poupart, 1981; Strauss & Corbin, 1998). Pour Guba (1990), Guba et Lincoln (1985, 1989) et Shkedi (2003), le courant constructiviste est une épistémologie alternative à l’orientation positiviste de la recherche quantitative. Toutefois, sans rentrer dans les débats des différentes traditions scientifiques basées sur des points de vue différents (Alexander, 2006), les fondements constructivistes de la recherche qualitative postulent que le seul réel devant faire l’objet de connaissance est la signification qu’un esprit humain donne aux choses (Blanchet, 2000). De même, l’interaction du sujet connaissant avec l’objet observé est précisément constitutive de la connaissance (Le Moigne, 1995). Pour les constructivistes, le réel est constitué d’interprétations qui se construisent grâce aux interactions (Girod-Séville & Perret, 1999). Strauss (1993) précise que la découverte de la réalité passe par l’interprétation qui doit être validée par la confrontation avec le monde empirique. Pour ce faire, la démarche générale qui s’impose prend la forme exploratoire caractérisée par un examen minutieux et un retour constant sur le terrain (Guillemette, 2006). De ce point de vue, il convient de statuer que les croyances et les pratiques sont des connaissances socialement construites auxquelles les acteurs donnent un sens qu’il convient de comprendre à travers une « concrétude empirique ».

1.2 Choix de la méthode de recherche

L’objectif de cette étude étant de comprendre les croyances et les pratiques du personnel enseignant en lien avec la diversité ethnoculturelle, la démarche adoptée est avant tout exploratoire et d’inspiration compréhensive/interprétative faisant appel à une méthodologie de recherche par théorisation enracinée, l’équivalent français de grounded theory (Glaser & Strauss, 1967). Développée par Glaser et Strauss, la MTE est une méthode de recherche qui a pour objet la construction d’une théorie empiriquement fondée à partir des phénomènes sociaux à propos desquels peu d’analyses ont été articulées (Johnson & Christensen, 2004; Laperrière, 2010). Elle a pour but de cerner le processus qui permet aux individus de donner un sens à leur environnement (Hutchinson, 1993). Elle met l’accent sur les perspectives des acteurs sociaux dans la définition de leur environnement social en tenant compte du micro et macrocontexte dans lequel leurs expériences ou actions s’inscrivent (Corbin & Strauss, 1990). Basée sur une théorie psychosociale de l’action sociale, soit l’interactionnisme symbolique, développée par les sociologues Mead (1934) et Blumer (1969), la MTE est une démarche qui rejoint une perspective épistémologique plus large selon laquelle le monde social ne serait pas donné comme le veut le postulat positiviste, mais constamment construit par les acteurs sociaux (Laperrière, 2010). Les différentes étapes de la théorisation enracinée sont modelées par les principes de base de cette approche, dont la suspension temporaire du recours à des cadres théoriques existants, la sensibilité théorique, la flexibilité méthodologique, l’interaction circulaire entre la collecte et l’analyse des données, l’échantillonnage théorique et les procédures d’analyse favorisant l’ouverture à l’émergence (Couture, 2003; Guillemette & Lapointe, 2012).

En l’absence d’une théorie susceptible d’explorer à fond les croyances et les pratiques à propos de la diversité ethnoculturelle, la MTE semble répondre le mieux à notre objectif de recherche et ses différentes étapes ont été opérationnalisées en tenant compte des contraintes de notre projet de recherche.

Ainsi, en ce qui concerne la suspension temporaire du recours à des cadres théoriques existants, nous l’avons appliquée dans cette étude en mettant de côté les différents modèles théoriques susceptibles d’expliquer les croyances et les pratiques pédagogiques ressorties préalablement dans notre recension d’écrits. Toutefois, nous avons retenu de ces écrits certains éléments qui nous permettaient de circonscrire les croyances et les pratiques pédagogiques en lien avec la diversité ethnoculturelle. Cette recension nous a surtout été utile à l’étape de la discussion des résultats où elle a servi pour tracer un parallèle entre les résultats de notre recherche et ceux trouvés dans d’autres contextes d’étude.

Quant à l’opérationnalisation de la sensibilité théorique, nous avons eu recours aux deux aspects de cette notion spécifiés par Glaser et Strauss (1967), c’est-à-dire l’attention à porter aux données empiriques et la perspective théorique de l’analyse et de l’interprétation des données. Dans le premier cas, nous avons fait un effort d’ignorer tout ce que nous savions déjà sur les croyances des enseignants et leurs pratiques en lien avec la diversité ethnoculturelle à l’école. Dans le second cas, nous avons mis de côté notre expérience personnelle, nos préconceptions, nos préjugés et nos opinions ayant trait à la diversité ethnoculturelle en milieu scolaire afin de pouvoir nous ouvrir à l’émergence des données.

Par ailleurs, la flexibilité méthodologique de la MTE a fait en sorte que nous avons pu intégrer des données de provenances différentes (entrevues et notes d’observation) pour l’analyse. Nous nous assurions de privilégier surtout les données issues du terrain. Également, nous réadaptions nos instruments de collecte de données en optant pour une ouverture à ce qui se présentait à nous, mais aussi nous réajustions constamment nos choix en matière d’analyse.

Conséquemment, nous avons défini notre échantillon théorique, que nous décrivons en détail plus loin (voir section 3), en fonction des critères susceptibles de favoriser l’émergence d’une théorie (Beck, 1999; Charmaz, 2006; Corbin, 2009). Les caractéristiques du contexte de l’étude et des participants favorisaient cette émergence.

Une démarche circulaire a été adoptée tout au long du processus d’analyse. Il n’y a pas eu de démarcation entre les différentes étapes du processus. Ce qui nécessitait un va-et-vient entre le terrain et l’analyse, selon l’approche en spirale (Glaser, 2001). Dans notre cas, la circularité de la démarche concernait presque toutes les étapes. Plus nous évoluions dans la collecte et l’analyse des données, plus nous retournions à nos objectifs, à la problématique et au cadre conceptuel à des fins de modifications. Ce va-et-vient fut constant jusqu’à la fin du processus, la flexibilité méthodologique nous permettant d’adapter et de réadapter certains éléments au cours du processus.

Enfin, en termes d’analyse, nous avons opté pour une ouverture à ce qui émergeait des données, notamment par l’usage de codes in vivo essentiellement extraits des discours des participants. Tout au long du processus d’analyse, nous avons appliqué ce que Strauss et Corbin (1998) appellent « l’écoute des données ». Les procédures d’analyse utilisées à cet effet visaient essentiellement à favoriser l’ouverture à l’émergence à travers les opérations de codage et de catégorisation, ce qui a mené dans un premier temps à la réduction des verbatims en codes puis, dans un deuxième temps, à la transposition de ces codes en catégories. Il convient de préciser que nous avons utilisé deux types de validation. Tout au long du processus de codage, nous avons validé nos codes auprès de pairs et le portrait global a été soumis à l’appréciation des participants, ce qui nous a conduits à renommer certains codes ou certaines catégories.

2. Présentation du cadre de l’étude

Les données ont été collectées dans les écoles du District scolaire francophone Sud de la province du Nouveau-Brunswick. Il s’agit de l’un des plus importants districts scolaires du secteur francophone, qui couvre un vaste territoire du centre-sud de la province. En 2013, le district comptait plus de 13 300 élèves répartis dans 36 écoles situées dans les centres urbains et dans les communautés rurales. Le personnel au service des élèves[1] dans le District francophone scolaire Sud comprend 1800 membres et le contact avec cette instance a été effectué par courrier. À la suite de son approbation en vue de rechercher des participants à notre recherche, nous avons envoyé des lettres à l’ensemble des écoles francophones ayant un certain nombre d’élèves immigrants. La liste de ces écoles nous a été fournie par le district lui-même, toutefois, nous n’avons pas pu avoir la proportion des élèves immigrants au sein de ces écoles. Quatre écoles des centres urbains ont répondu favorablement à la demande de collecte des données auprès de leur personnel enseignant, dont trois (deux écoles primaires et une école secondaire) sont situées à Grand Moncton et l’autre, une école primaire, à Fredericton. Des codes alphabétiques ont été attribués aux écoles participantes. Les critères généraux qui ont guidé le choix de ces écoles sont les suivants :

  • Le territoire géographique : les écoles devaient se situer dans le Grand Moncton ou dans la ville de Fredericton puisque ces endroits figurent parmi les plus importants centres urbains du Nouveau-Brunswick abritant les écoles francophones.

  • Les écoles francophones des niveaux primaire et secondaire devaient accueillir des élèves immigrants depuis au moins les cinq dernières années.

Notons bien que les données ont été collectées au courant de l’année 2013.

3. Échantillonnage théorique

L’échantillonnage en recherche qualitative délimite le champ de l’étude selon le temps et les moyens dont dispose le chercheur (Miles & Huberman, 2003). L’échantillonnage de la présente étude est de type orienté puisqu’il se base sur des critères respectant les objectifs et les questions de recherche déjà formulés, d’où son caractère théorique. Notre but étant d’analyser les croyances et les pratiques du personnel enseignant en lien avec la diversité culturelle, nous avons ciblé les enseignants ayant une certaine expérience en enseignement dans les classes multiculturelles. Après les premières entrevues informelles, nous avons établi les critères d’échantillonnage théorique afin d’obtenir les données nécessaires à la compréhension du phénomène. Ces critères visaient la recherche de la variation du phénomène. Il fallait donc trouver cette variation à travers le choix d’un personnel enseignant vivant des situations variées selon la nature du contact avec les élèves d’ailleurs. C’est pourquoi nous avons cherché à interroger le personnel enseignant en situation de classe, les enseignants à l’accueil et les enseignants ressources des écoles des centres urbains. Ces membres du personnel semblent être les principaux acteurs dans le processus d’intégration des élèves immigrants; ils composent de plus avec les parents, les élèves et l’école. Au total, nous avons recueilli les discours sur les croyances et les pratiques en classe multiculturelle auprès de dix enseignants, six femmes et quatre hommes. Les critères généraux qui ont guidé le choix des participants se présentent comme suit :

  • Les enseignants du primaire et du secondaire doivent posséder une expérience minimale de trois ans dans des classes multiculturelles.

  • Le nombre d’années d’exercice au sein de l’école (trois ans ou moins).

  • Le genre (les hommes et les femmes).

La participation du personnel enseignant a été volontaire. Les participants ont été sollicités par l’intermédiaire des directions d’école qui leur ont demandé de faire part de leur volonté à participer à l’étude en communiquant leurs coordonnées au chercheur.

4. Collecte de données

Cette section présente les techniques de collecte des données et les instruments utilisés à cette fin.

4.1 Technique utilisée

Dans le but de recueillir les données auprès des enseignants en situation de classe multiculturelle, nous avons fait appel à l’entrevue semi-dirigée, qui emprunte en partie les techniques du récit oral de pratique. Les définitions de l’entrevue semi-dirigée sont nombreuses dans les écrits méthodologiques, toutefois elles renvoient à une même signification. Selon Patton (2002), l’entrevue semi-dirigée est une conversation, une interaction verbale, un échange de stimuli et de réactions entre le chercheur et le participant. Cette définition met l’accent sur la forme et le déroulement de la technique, sans pour autant mettre en exergue ses finalités. C’est pour cela que Savoie-Zajc (2009) l’a définie comme étant « une interaction verbale entre des personnes qui s’engagent volontairement dans pareille relation afin de partager un savoir d’expertise, et ce, pour mieux dégager conjointement une compréhension d’un phénomène d’intérêt pour les personnes en présence » (p. 339). L’entrevue semi-dirigée permet au chercheur de cerner, avec précision, les propos du sujet à travers des questions ouvertes. Le chercheur a donc la possibilité non seulement de modifier l’ordre des questions, mais aussi d’en poser d’autres selon le discours de l’interviewé (Lamoureux, 2000). Dans cette étude, nous avons eu recours à cette technique pour accompagner les participants dans le partage de leurs croyances et de leurs pratiques. Nous avons organisé plus d’une rencontre dans le but de recueillir des informations pertinentes susceptibles de répondre à nos questions de départ. Au cours des entrevues, nous avons également eu recours à la technique du récit de pratique afin d’avoir des informations sur les pratiques enseignantes.

En somme, on peut préciser que l’outil principal de collecte de données a été l’entrevue semi-dirigée, mais qui a fait appel en partie à la technique du récit de pratique. Ces deux techniques se complètent très bien pour élaborer un guide d’entrevue.

4.2 Instruments de collecte de données

En vue de collecter des données, deux instruments essentiels ont été utilisés, à savoir : le guide d’entrevue et le journal de bord.

4.2.1 Guide d’entrevue

Un guide d’entrevue essentiellement composé de questions ouvertes a été élaboré en tenant compte de l’aspect semi-dirigé de l’entrevue, des objectifs de recherche et du cadre conceptuel. Il est subdivisé en deux grandes parties : la première partie comporte des questions liées aux croyances et la seconde contient des questions portant sur les pratiques enseignantes. C’est dans cette deuxième partie que le recours aux techniques du récit de pratique a été nécessaire. Au cours de l’entrevue, certaines questions complémentaires ou d’éclaircissement ne figurant pas dans le guide ont été posées aux participants afin de recueillir un maximum d’informations utiles à l’analyse et à la compréhension du phénomène étudié. À l’issue de la première entrevue, un second guide d’entretien a été élaboré. Il contenait des questions relatives à certains aspects du phénomène à préciser, notamment sur les plans des pratiques enseignantes (activités) mises en oeuvre par le personnel enseignant, de la réussite des élèves immigrants, des rôles des acteurs éducatifs, de la famille, des organismes non gouvernementaux (ONG) et des recommandations allant dans le sens de l’intégration des élèves immigrants en milieu scolaire du milieu francophone minoritaire. Cela dénote le caractère circulaire de la démarche utilisée.

4.2.2 Journal de bord

Un journal de bord a été tenu tout au long du processus de collecte des données. Il nous a permis de noter toutes les informations utiles pendant la collecte des données. Nous y inscrivions immédiatement certaines informations observées lors de la collecte des données. Celles-ci portaient sur la description d’événements observés, d’échanges informels avec les participants, des commentaires, des réactions, des réflexions, des incohérences, des hésitations, etc. De même, des observations sur le terrain en lien avec la diversité culturelle, par exemple la présence de drapeaux de plusieurs pays au sein de certaines écoles, des points essentiels lors d’échanges formels et informels avec les sujets et certains commentaires des sujets ont été consignés dans le journal de bord.

4.3 Déroulement de la collecte des données

La collecte des données s’est effectuée par la conduite de deux séries d’entrevues semi-dirigées. La première série a été réalisée à l’hiver 2013. Les entrevues ont duré de 45 minutes à 1 h 30 selon le temps dont les participants disposaient ou selon l’élaboration de leurs différentes réponses. Le schéma des entrevues était constitué d’une vingtaine de questions subdivisées en quatre catégories. En premier lieu, des questions de type descriptif (profil démographique, parcours) ont été formulées. Elles visaient à dresser un portrait global des sujets et de leurs contacts avec la diversité culturelle. En second lieu, des questions sur le positionnement ont permis aux sujets de donner leurs points de vue sur le phénomène. Ce second type de questions visait à cerner les visions, les perceptions, les jugements, etc., des sujets à propos de la diversité. En troisième lieu, des questions de type analytique ont été posées pour entendre les sujets s’exprimer sur leurs expériences liées à la diversité ethnoculturelle et les évaluer. En dernier lieu, des questions plus théoriques ont donné l’occasion aux participants de faire des suggestions utiles ou des recommandations en lien avec la gestion de la diversité culturelle en milieu scolaire.

Toutefois, lors de la deuxième séquence d’entrevues, les entretiens ont porté seulement sur certains points à clarifier, notamment sur les questions analytiques et de positionnement. Cette deuxième série a été réalisée à l’automne 2013 et a duré de 15 à 35 minutes selon la pertinence des précisions et le désir des participants de discuter de certains éléments plus en détail. Avant de procéder à ces deux séries d’entrevues, nous avions réalisé deux entrevues tests auprès d’un enseignant et d’une enseignante ayant vécu au moins un an d’expérience d’enseignement dans une classe multiculturelle. Toutefois, ces deux entrevues préparatoires n’ont pas été retenues pour des fins d’analyse d’autant que ces deux sujets ne répondaient pas à tous les critères de participation, notamment l’expérience d’enseignement ainsi que le statut au moment de la collecte des données.

Parmi les dix sujets ayant participé à la première séance, six ont accepté de procéder à une deuxième rencontre portant ainsi à 16 le nombre total d’entrevues réalisées. Les quatre autres sujets ont échangé avec le chercheur par courriel afin de préciser certains aspects de leur discours. Nous aurions pu réaliser cette deuxième série d’entrevues avec l’ensemble des sujets, mais la saturation théorique nous semblait atteinte. En effet, nous disposions de suffisamment de données pour comprendre le phénomène dans ses multiples dimensions. De plus, nous commencions à obtenir des répétitions récurrentes sans qu’aucune information nouvelle s’ajoute au corpus déjà constitué.

4.4 Traitement des données

Les données recueillies auprès des participants ont été traitées selon leur nature. Les données issues des entrevues semi-dirigées ont été transcrites suivant un système orthographique fidèle (mot à mot). Étant donné que l’objet de l’étude n’est ni phonétique ni phonologique, le corpus a été transcrit sous forme de verbatim. Quant aux autres données recueillies dans le journal de bord, elles ont été compilées et classées pour des fins d’analyse. Afin de garantir l’anonymat, des codes ont été attribués à chaque sujet.

5. Analyse des données

Dans le but d’accéder au sens du vécu professionnel du personnel enseignant à travers leur discours, nous avons procédé à la création de catégories conceptualisantes (Paillé & Mucchielli, 2005). Une catégorie conceptualisante se définit comme « une production textuelle se présentant sous forme d’une brève expression et permettant de dénommer un phénomène perceptible à travers une lecture conceptuelle du matériau de recherche » (Paillé & Mucchielli, 2005, p. 147). Selon ces auteurs, la catégorie va au-delà de la simple annotation, elle constitue un condensé de « significations ». Ainsi utilisée comme méthode d’analyse, cette technique nous a permis de conceptualiser l’essence du verbatim des entrevues en vue de dégager le sens des propos et des événements tout en liant dans un schéma explicatif divers éléments liés aux croyances et aux pratiques enseignantes. Dans ce processus d’analyse, certaines étapes ont été opérationnalisées à l’aide du logiciel QSR NVivo.

5.1 Différentes étapes d’analyse

Il convient de préciser de prime abord que les processus de collecte et d’analyse des données ont été réalisés de manière simultanée. Nous avons suivi une démarche d’analyse de type circulaire, comme le veut la démarche de la MTE. Toutefois, l’analyse proprement dite a été effectuée suivant un certain nombre d’étapes.

5.1.1 Lecture attentive

Les différents textes ont été lus de façon attentive à plusieurs reprises jusqu’à ce que nous soyons familiarisés avec leur contenu. Cette lecture attentive avait pour but principal d’avoir une vue d’ensemble des réponses fournies par les participants aux différentes questions abordées au cours de l’entrevue.

5.1.2 Codage à trois niveaux

L’opération de codage a été effectuée au fur et mesure que les données ont été collectées. Nous avons utilisé deux types de codes qui ont servi à la création des catégories conceptualisantes. D’abord, les codes in vivo ont été produits. Ils représentaient essentiellement les mots ou expressions directement issus des discours des participants. Nous avons utilisé ensuite des codes conceptuels créés à travers les termes principaux qui ont servi à définir l’objet de recherche sur la diversité ethnoculturelle. L’ensemble du processus de codage proprement dit a été effectué en tenant compte des trois niveaux suivants; le codage ouvert, le codage axial et le codage sélectif. La procédure d’opérationnalisation de chacun des trois niveaux de codage est expliquée ci-dessous.

5.1.2.1 Codage ouvert

Au cours de la phase de codage ouvert, nous avons examiné le verbatim de chacun des sujets. Nous avons identifié dans le discours de chacun des segments de textes auxquels une étiquette libre a été attribuée (étape de création des free nodes, selon le langage du logiciel QSR NVivo). Dans ce processus de codage, nous nous assurions que chaque unité de sens correspondait au contenu du segment de texte auquel elle est assignée. Cette première analyse nous a permis de dresser un portrait général des données, du moins sur le plan conceptuel. Un total de 662 codes libres ont été créés suivant la procédure de questionnement et de comparaison, par exemple : que me dit ce passage? Qu’est-ce qui se passe? De quel aspect du phénomène ce passage parle-t-il? Est-ce une description, une évaluation ou une prescription? Pour ce faire, nous nous appuyions sur notre sensibilité théorique. Pour Strauss et Corbin (1998), la sensibilité théorique fait référence à la qualité personnelle du chercheur, à son habileté à voir avec une certaine profondeur le contenu. Tout au long de cette première étape, nous avons dégagé l’essentiel du message exprimé par chacun des sujets tout en restant fidèles au contenu de celui-ci. L’ensemble des entrevues ayant été réduit en codes, nous avons procédé à la relecture complète des données brutes tout en examinant la réduction effectuée. Certains codes redondants ou dont l’étiquette ne reflétait pas le contenu du segment associé ont été supprimés, corrigés ou modifiés afin d’élaborer, de façon provisoire, des catégories plus englobantes.

5.1.2.2 Codage axial

Tous les codes et les catégories provisoirement créés ont été réétudiés et transformés en tenant compte de leurs liens de parenté. Le processus consistait à choisir une catégorie considérée comme l’axe principal autour duquel nous cherchions à mettre en relation ses différentes dimensions. Un total de cinq catégories secondaires ont été créées, auxquelles étaient reliées 174 sous-catégories. À ce stade, un véritable travail de classification a été effectué à travers un questionnement incluant les questions suivantes : est-ce que ce que j’ai ici est lié à ce que j’ai là? Quelle logique peut-on dégager de cette association? Ce questionnement visait surtout à clarifier la logique du phénomène telle que restituée par les participants et ancrée dans les discours.

5.1.2.3 Codage sélectif

Lors de l’étape du codage sélectif, nous avons cherché à créer les catégories principales auxquelles nous avons associé les catégories secondaires afin d’expliciter la ligne narrative. Un total de quatre catégories conceptuelles ont été créées (Monde, Individu, Croyances et Pratiques). Nous avons eu recours au cadre conceptuel, aux théories structurantes, aux objectifs de recherche et au contenu des discours des sujets afin de définir et de mettre en relation ces catégories conceptuelles. L’association des catégories secondaires, qui elles-mêmes comportaient des sous-catégories et des ramifications, a permis de dégager la logique descriptive du phénomène. Toutes ces composantes ont été définies et illustrées au moyen de citations issues des entrevues. Nous avons accordé une attention particulière à cette étape d’analyse afin de demeurer fidèles au sens que les sujets ont donné à leurs expériences et ainsi dégager la logique du phénomène qui en découle.

5.2 Catégories conceptuelles

Parmi les quatre catégories conceptuelles (Monde, Individu, Croyances et Pratiques), les trois premières (Monde, Individu et Croyances) renvoient directement à la première question de recherche alors que les trois dernières (Individu, Croyances et Pratiques) font référence à la deuxième question de recherche. La mise en relation et l’intégration de ces différentes catégories conceptuelles ont permis de créer deux dynamiques interactionnelles nécessaires à la description et à la compréhension du phénomène dans sa complexité. Ces deux dynamiques ont été décrites en détail à travers l’ancrage empirique des données et schématisées. Des citations issues des entrevues des participants ont été retenues pour illustrer certains passages tout au long du processus de description de ces dynamiques.

5.3 Mémos

Selon certains auteurs, tels que Corbin et Strauss (1990) et Glaser (2003), les mémos constituent des traces écrites des idées du chercheur. Ils sont rédigés tout au long du processus de recherche en général et d’analyse des données en particulier. Ils servent au chercheur pour expliquer les choix de certains concepts ainsi que la relation entre les différents codes utilisés (Charmaz, 2006). Dans cette étude, les mémos ont été rédigés tout au long de l’étape d’analyse des données à l’aide de la fonction qu’offre le logiciel QSR NVivo à cet effet. Ils renferment notamment des justifications par rapport au choix de certains codes et une éventuelle relation à établir avec d’autres codes déjà créés. Ils nous ont également permis de noter les références les plus significatives devant être incorporées dans le rapport final.

5.4 À la recherche de la saturation

Au fur et à mesure que nous avancions dans l’analyse des données, nous faisions un bilan de l’ensemble des informations nécessaires à l’ancrage empirique de différentes dimensions du phénomène à l’étude. Pour ce faire, nous nous assurions d’avoir des données illustrant les différentes catégories conceptuelles créées. Cela nous conduisait à lire et à relire les données recueillies. Le manque de certaines données nous a amenés à retourner sur le terrain afin de le combler. À la recherche de cette saturation, des questions à poser aux participants étaient parfois formulées différemment jusqu’au moment où nous nous sommes rendu compte que nous avions l’essentiel des informations dont nous avions besoin pour comprendre le phénomène et qu’il n’y avait plus rien de nouveau qui s’y ajoutait. Nous avons ainsi arrêté le nombre d’entrevues à 16, car nous croyions avoir atteint la saturation théorique.

6. Synthèse des résultats

Bien que cet article ne vise pas principalement à exposer les résultats de l’étude, mais bien la démarche méthodologique suivie, nous avons jugé nécessaire de présenter de façon succincte et très synthétique quelques éléments issus des résultats de l’analyse.

Ainsi, le portrait général des verbatims analysés nous a permis de dégager deux dynamiques composées de quatre éléments fondamentaux : l’Individu[2], le Monde[3], les Croyances[4] et les Pratiques. La première dynamique a mis en relation les trois premières catégories (Individu, Monde et Croyances) et explique les différentes croyances de l’Individu en lien avec la diversité ethnoculturelle. Cette première dynamique a fait émerger un processus inattendu et non prévu dans les objectifs. Il s’agit du processus de construction des croyances à propos de la diversité ethnoculturelle à travers l’analyse des éléments constitutifs de différents discours ayant trait à l’exposition à la diversité à travers le parcours (enfance, études, formation et voyages). Deux catégories y ont également émergé : des prédispositions de l’Individu à littéralement s’ouvrir aux différences, c’est-à-dire sa Perméabilité au Monde, ainsi que le Contexte social du milieu dans lequel il vit. La mise en relation de ces différentes catégories a donné naissance à une structure inattendue faisant état du processus de construction des croyances chez l’Individu qui découle de l’ensemble des expériences racontées par les participants. La Figure 1 présente ce processus de construction de croyances. Ainsi, selon ce schéma qui résume les discours des participants, les éléments tels que l’exposition au monde et la connaissance de la diversité ou l’insuffisance d’exposition au monde et de connaissance de la diversité ethnoculturelle dans le parcours et les expériences, la perméabilité et le contexte semblent constituer des éléments favorisant la formation des croyances, notamment en ce qui a trait à la diversité ethnoculturelle qui caractérise le monde. Ces croyances ont été actualisées par les sujets selon trois niveaux : 1) les croyances à propos de la diversité ethnoculturelle à l’école; 2) les croyances à propos de la diversité ethnoculturelle à l’école francophone minoritaire; 3) les croyances à propos de la diversité ethnoculturelle à l’école francophone du milieu minoritaire.

La seconde dynamique mettait en relation l’Individu, les Croyances et les Pratiques. Elle nous a permis de faire ressortir, à travers un ancrage empirique, le lien possible entre les croyances et les pratiques. Elle a également permis d’identifier les différentes pratiques mises en oeuvre par le personnel enseignant dans les classes multiculturelles. Ces pratiques englobent plusieurs dimensions (pédagogique, affective, gestion de classe, collaboration avec les parents, etc.). Le schéma présenté à la Figure 2 intègre d’une manière synthétique ces différents éléments de l’analyse. Toutefois, il est difficile de faire un cloisonnement entre les différents éléments contenus dans cette structure, d’autant plus qu’ils sont interreliés.

Selon ce modèle intégré regroupant les deux dynamiques, l’exposition ou le manque d’exposition à la diversité ethnoculturelle dans le parcours, les expériences, le contexte de vie de l’individu et sa perméabilité sont, entre autres, des éléments qui contribuent à la formation des croyances qui peuvent être personnelles ou partagées et seraient susceptibles d’être mobilisées pour guider l’agir professionnel. Ainsi, dans une perspective de considération ou de non-considération de la diversité ethnoculturelle dans les pratiques enseignantes, les croyances semblent jouer un grand rôle, et ce, dépendamment des connaissances de l’Individu. Le modèle de la Figure 2 synthétise ces deux dynamiques.

En guise de conclusion

Cette étude visait à comprendre le vécu d’enseignants francophones du Nouveau-Brunswick et leur rapport à la diversité ethnoculturelle en classe. En vue d’atteindre ce but, nous avons procédé par la MTE. L’originalité de ce choix méthodologique nous paraît justifiée, d’autant plus qu’il a permis d’atteindre les objectifs. Le résultat final de l’analyse a été présenté sous forme de conclusion schématique mettant en relation certaines catégories fondamentales de deux dynamiques décrites. Ainsi, selon le modèle final regroupant ces deux dynamiques, l’exposition ou le manque d’exposition de l’individu à la diversité ethnoculturelle dans son parcours, ses expériences et son contexte de vie, de même que sa perméabilité sont, entre autres, des éléments qui contribuent à la formation des croyances qui peuvent être personnelles ou partagées. Ces croyances sont généralement mobilisées pour guider l’agir professionnel des enseignants participant à notre recherche.

Figure 1

Schéma descriptif du processus de construction des croyances (Kamano, 2014, p. 142)

Schéma descriptif du processus de construction des croyances (Kamano, 2014, p. 142)

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Figure 2

Modèle descriptif des croyances et des pratiques pédagogiques en lien avec la diversité ethnoculturelle à l’école (Kamano, 2014, p. 145)

Modèle descriptif des croyances et des pratiques pédagogiques en lien avec la diversité ethnoculturelle à l’école (Kamano, 2014, p. 145)

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En plus de permettre la réponse aux questions de recherche, la démarche méthodologique sur basée la MTE a pu faire émerger le processus par lequel se construisent les croyances à propos de la diversité ethnoculturelle. Bien qu’il n’ait pas été prévu dans les objectifs de recherche, ce processus original a contribué à la compréhension de la formation des croyances où les interactions qu’un Individu pourrait avoir avec le Monde à travers son parcours, ses expériences, sa perméabilité et selon le contexte dans lequel il vit, participeraient à la formation de ses croyances à propos de la diversité ethnoculturelle.

Ainsi, le recours à la MTE a non seulement fait ressortir les croyances à propos de la diversité ethnoculturelle et leur processus de construction chez l’enseignant, mais aussi les pratiques pédagogiques mises en oeuvre afin de composer avec les différences culturelles en classe.