Corps de l’article

Introduction

Le secteur informel est d’une importance notoire dans les économies de beaucoup de pays en Afrique subsaharienne, dont le Sénégal. Selon Charmes (2005), qui cite le Bureau international du travail (1993), le secteur informel est défini comme

un ensemble d’unités produisant des biens et des services en vue principalement de créer des emplois et des revenus pour les personnes concernées. Ces unités, ayant un faible niveau d’organisation, opèrent à petite échelle et de manière spécifique, avec peu ou pas de divisions entre le travail et le capital en tant que facteurs de production. Les relations de travail, lorsqu’elles existent, sont surtout fondées sur l’emploi occasionnel, les relations de parenté ou les relations personnelles et sociales plutôt que sur des accords contractuels comportant des garanties en bonne et due forme

Charmes, 2005, p. 4

Ce secteur de l’économie représente plus de 50 % de la valeur ajoutée globale du PIB des pays à faible revenu, plus de 80 % de l’emploi total et plus de 90 % des emplois nouvellement créés dans ces pays (Mbaye, 2014). Cette réalité non transitoire mérite que la recherche académique s’y intéresse, ne serait-ce que pour l’intégrer dans les enseignements universitaires en fonction des domaines de spécialisation. S’il est vrai que, d’un point de vue économique et sociologique, le secteur informel est relativement bien documenté par des recherches académiques et professionnelles (Charmes, Dabouss, & Le Bon 1993, 2005; Kanté, 2002; Maldonado, Badiane, & Miélot, 2004; Niang, 1996), il n’en demeure pas moins qu’il reste à être appréhendé dans ses logiques managériales profondes. En effet, dans ce domaine de connaissances, c’est-à-dire le management (les termes gestion, management et administration sont utilisés comme des synonymes dans cet article), les travaux sur le secteur informel africain, et particulièrement sénégalais, sont insuffisants, même si celui-ci commence à faire l’objet d’un champ de recherche (Galiègue & Madjimbaye, 2007; Tidjani,2006; Tidjani & Simen, 2014), notamment en ce qui a trait aux pratiques de marketing chez l’entrepreneur informel (Hernandez,1995), aux pratiques de gestion des ressources humaines (Diouf, Kane, Mbodji, & Sarr, 2010) et aux stratégies de survie des artisans-tailleurs (Bikai & Onana, 2007). Une idée forte émane de ces recherches : la compréhension du management en tant que discipline dans le secteur informel exige de considérer, dans les logiques de gestion, les dimensions socioculturelles et économiques, les deux étant inextricables. De plus, relever le défi de la compréhension des logiques managériales, c’est relever le défi de l’élaboration de théories locales propres et enracinées à la culture africaine. Et cela n’est possible que si nous appréhendons les perceptions, les connotations, les significations symboliques et leurs justifications qui émanent des acteurs, lesquels vivent la réalité du management de manière parcellaire ou intégrale. En considérant que la théorie de l’organisation dans son approche systémique préconise d’analyser les phénomènes organisationnels en prenant en compte les contextes et le jeu des acteurs. Alors, la question qui se pose est la suivante : comment interroger ledit secteur pour comprendre et expliciter les logiques de management (de gestion ou d’administration) dans un domaine de recherche où un immense pan du corpus de connaissances reste à construire ou à être révélé?

Relever le défi de la mise en lumière du management du secteur informel passe par l’utilisation d’une méthodologie adéquate. Cette méthodologie doit permettre de comprendre l’interaction entre les acteurs et leur environnement pour élaborer des théories substantives ou formelles. En effet, le management, dans son approche systémique (décisions, information et opérations), est une activité humaine qui se construit sur des interactions entre différentes parties prenantes. Par conséquent, la méthodologie pour étudier cette activité doit répondre aux exigences suivantes : privilégier le terrain en se basant sur les expériences de vie des acteurs; être inductive; s’inscrire dans une posture interprétativiste et prendre en compte les conditions académiques de recherche des chercheurs qui veulent étudier le secteur. Une méthodologie pertinente qui répond à ces critères fondamentaux est la Grounded Theory (Glaser & Strauss, 1967). Il existe plusieurs traductions de appellation anglaise. Notre choix porte sur la dernière traduction de Guillemette et Luckerhoff (2012), c’est-à-dire « méthodologie de la théorisation enracinée » (MTE). Ainsi, cet article plaide pour l’utilisation de la MTE dans les recherches en gestion dans le secteur informel, notamment parce qu’elle permet la mise en lumière des réalités managériales (logiques, processus et pratiques). Il s’inscrit dans la suite des travaux de Tidjani (2006) qui, après avoir utilisé la méthode des fonctions équivalentes dans son étude sur la gestion des ressources humaines dans le secteur informel en Afrique, a préconisé comme perspective d’utiliser la MTE pour rendre compte des réalités locales.

De nature théorique, cette contribution se divise en trois parties. La première se propose de montrer que l’induction est une voie pertinente pour faire des études qui consistent à faire émerger des théories managériales dans le secteur informel. La deuxième partie se propose de montrer que cette induction est bien servie lorsqu’on utilise une approche comme la MTE. Une troisième partie critique attire l’attention sur le fait que, bien que les conditions soient favorables à une approche inductive utilisant la MTE, le chercheur doit être conscient d’un certain nombre de limites qui sont des défis (difficultés et obstacles liés au contexte du management) à relever et qui in fine permettent de relativiser cet usage de la MTE. Rappelons que, selon Cossette (2010),

l’article théorique, lui, ne rend pas compte d’une recherche à proprement parler, même si, comme le note Kilduff (2007), les données peuvent parfois être utilisées pour illustrer un point théorique particulier. […] Pour être très clair, les textes théoriques représentent plutôt des essais, c’est-à-dire des travaux prenant essentiellement la forme d’une argumentation ou d’une démonstration en faveur d’une idée fondamentale que l’auteur a déjà, tout en s’appuyant sur d’autres essais ou sur les résultats de recherches empiriques

p. 5

Dans ce texte, la méthodologie va dans le sens de décliner les raisons qui ont justifié le choix de la MTE dans nos recherches sur les logiques managériales dans le secteur informel. Toujours selon Cossette (2010), « un article théorique n’a pas de cadre méthodologique, ce qui le distingue d’entrée de jeu du compte rendu d’un travail de recherche au sens strict du terme, y compris de celui réalisé dans une métanalyse » (p. 6). Aussi tenons-nous à mentionner que l’idée de faire ce travail émane de notre rapport, de notre vécu et de notre expérience avec le terrain du secteur informel.

1. L’induction, une voie pertinente pour faire émerger des théories managériales dans le secteur informel

Dans cette partie, le rapport entre l’induction et la théorie est posé afin de montrer la pertinence de l’usage de l’induction pour faire émerger des théories locales menant à la compréhension du management dans le secteur informel.

1.1 De l’induction à la théorie

La perspective inductive interprétativiste est pertinente pour la compréhension des terrains africains parce qu’elle permet de cerner convenablement les processus individuels, sociétaux et culturels qui gouvernent la production de discours et déterminent les pratiques sociales (Kane, 2012). L’impératif d’enracinement dans l’expérience étudiée ou dans l’événement observé exige une volonté de regard authentique de la logique propre des acteurs et des événements (Paillé & Mucchielli, 2012). Par conséquent, la recherche en terrain africain ne peut s’accommoder d’une vérification d’hypothèses importées d’ailleurs, élaborées dans des contextes socioculturels différents.

En ce sens, Hamelin (2015), qui a réalisé ses recherches au Togo, rappelle que « l’analyse d’une situation vécue dans un pays africain en utilisant des schèmes de référence des Occidentaux risque de bloquer l’ouverture et la compréhension dans son altérité, sa différence et sa spécificité » (p. 155). La chercheuse montre l’importance du processus de contextualisation qui est un travail de mise en relation d’un phénomène avec des éléments de son environnement global (Paillé & Mucchielli, 2012). De ce fait, la pratique de la recherche doit nécessairement passer par une approche qui permettrait, d’une façon enracinée, de comprendre les phénomènes dans leurs contextes, et donc à travers les vécus des acteurs qui les font et les défont selon des conditions bien spécifiques. Ces conditions spécifiques appellent des moyens appropriés, ce que Kane (2012) rappelle :

Le Conseil pour le développement de la recherche en sciences sociales en Afrique (Codesria, 2010), qui joue un important rôle pour la promotion de la recherche en sciences sociales sur ce continent, insiste sur la recherche de moyens appropriés à l’exploration de la dynamique sociale africaine, extrêmement complexe, qui échappe souvent à la rigide emprise, trop systématique, des approches quantitativistes

p. 152

Dans ce contexte, l’induction est pertinente à plus d’un titre en raison de la nature du champ étudié, c’est-à-dire le management, et aussi de celle du secteur informel dans les logiques qui la régissent. En effet, le management est à la croisée de plusieurs disciplines (psychologie, sociologie, anthropologie, économie, etc.). Les explications, les mises en relation et les théories font appel à différentes perspectives disciplinaires. Ce qui imprime une nature d’interdisciplinarité à la recherche sur les phénomènes étudiés. De plus, l’approche systémique du management préconise de prendre en compte le contexte dans les phénomènes à étudier, ce qui revient à donner la priorité au terrain et, par ricochet, aux acteurs vivant le phénomène, d’où l’importance de faire usage d’une approche inductive.

En ce qui concerne le secteur informel, Batana (2007), cité par Abba (2016), stipule que c’est un secteur socialement « enchâssé » qui fait intervenir des acteurs tant sur les plans économique que social. Plus encore, ces acteurs interagissent sous couvert de traditions, de rites, et donc d’une culture qui donne du sens à leurs actions. Ce qui autorise une interprétation par des symboles (paroles et gestes). D’où la nécessité de se pencher sur un management à l’africaine dans le secteur informel, surtout qu’il n’est plus à démontrer que le contexte impacte le management et que les cultures influencent le fonctionnement des entreprises dès leur création (Abba, 2016). D’ailleurs, Labatut (1989) attire l’attention sur le fait que « tout chercheur doit savoir à quel point le critère d’évidence attaché à un phénomène social peut être trompeur » (p. 7). En ce sens, le filtre à dominante économique risque de le conduire à négliger des éléments agissant sur les activités étudiées et relevant d’autres niveaux – politique, idéologique et culturel. Ainsi, l’induction apparaît comme une logique pertinente pour comprendre le management dans le secteur informel et faire émerger des théories appropriées et enracinées.

L’interactionnisme symbolique est à considérer dans la recherche concernant le secteur informel en ce qu’il définit le comportement du chercheur par rapport à cet univers. Ce dernier n’a de sens qu’à travers les échanges des acteurs. Tout chercheur qui s’y engage doit, spécifiquement en management, s’assurer de comprendre les acteurs, saisir le sens de leurs propos, de leurs actions et de leurs représentations; « le sens que les événements ont pour les êtres humains est donc le résultat d’un processus d’attribution ou d’interprétation » (Guillemette, 2006, p. 45). Alors, le chercheur doit donner au terrain la priorité pour découvrir ce qui s’y passe pour donner une pertinence enracinée à sa construction théorique. Le chercheur pourra s’inspirer de la perspective théorique de l’interactionnisme symbolique. Selon Guillemette (2006), citant Cabin (2000) :

Les interactionnistes postulent que le fait social n’est pas un donné, mais un processus, qui se construit dans le cadre de situations concrètes. […] C’est dans la dynamique des échanges entre les personnes (les interactions), et à travers le sens que donnent les individus à leur action (d’où le qualificatif de symbolique), que l’on peut saisir l’essence du jeu social

p. 40

Donnons un exemple. Dans beaucoup de corps de métier du secteur informel, notamment chez les tailleurs, le passage de statut d’apprenti à celui de patron (Kane, 2009) est caractérisé, dans sa dernière étape, par ce qui est communément appelé « bérr ». Ce concept, en langue wolof (la langue locale la plus parlée au Sénégal), se traduit littéralement par « isoler » ou « mettre de côté », mais sa signification (son sens et son interprétation) est toute autre. Pour comprendre que c’est un phénomène construit autour de plusieurs objets symboliques, il a fallu interagir avec les acteurs plusieurs fois. Quand on parle de « bérr », il s’agit pour le patron d’autoriser l’apprenti à se mettre à son propre compte après l’avoir reconnu comme qualifié professionnellement en lui donnant sa bénédiction dans le cadre d’une cérémonie où les parents de l’apprenti, de même que ses pairs dans l’atelier et dans d’autres ateliers (s’ils sont dans un espace spécialisé), sont conviés. C’est l’occasion de formuler des prières à son égard, parfois même de lui fournir en matériel ou en argent une partie du capital pour son établissement. C’est aussi l’occasion pour le patron de « rendre » aux parents l’enfant qui lui a été confié et dont il avait la charge de l’éducation dans un double sens : celui d’inculquer des valeurs selon les considérations sociales et même religieuses et surtout celui de lui avoir donné un métier, d’en avoir fait quelqu’un d’utile à la société. Symboliquement, de la cola y est distribuée pour marquer ce fait devant toute la communauté.

Cet exemple montre que le défi consiste à identifier les processus managériaux dans toutes leurs dimensions imbriquées et dans leur complétude, car tout acte de management s’inscrit dans un rapport individu-groupe-société, d’une part, et dans un compromis entre économie, société et culture, d’autre part. L’induction nous a permis de comprendre ce phénomène tout en exigeant une connaissance de l’implication symbolique du verbal et du non verbal dans la culture locale. Donc, il faut aux chercheurs une véritable sensibilité théorique et expérientielle, c’est-à-dire une connaissance des symboles véhiculés dans la culture des répondants sous peine d’aboutir à des résultats superficiels et sans intérêt. Une sensibilité théorique par rapport au champ économique, en psychologie et en sociologie doit aussi naturellement être convoquée. Rappelons que la sensibilité théorique (theoretical sensitivity) en MTE désigne l’ouverture à ce que les données disent. À ce propos, Strauss et Corbin (1998) parlent « d’écoute des données » (Guillemette & Lapointe, 2012, p. 14). « Avoir une sensibilité théorique signifie être capable de donner du sens aux données empiriques et être capable de dépasser l’évidence de premier niveau pour découvrir ce qui semble caché au sens commun » (Guillemette, 2006, p. 42). En somme, l’induction est la voie indiquée pour étudier le management dans le secteur informel en Afrique. Les études qui lui ont été consacrées ont montré l’impossibilité de leur ancrage dans des théories existantes. Cela mène évidemment à l’acuité de la formulation de théories locales, « africaines », grâce à la MTE.

1.2 Quelle théorie inductive pour comprendre les logiques managériales dans le secteur informel?

Selon Strauss et Corbin (1998), une théorie est un ensemble de relations qui offre une compréhension plausible du phénomène qui est étudié. Morse (1994) élargit cette interprétation en proposant qu’une théorie fournit le modèle le plus complet, le plus cohérent et le plus simple possible pour lier des faits diversifiés d’une manière pragmatique. En ce sens, toujours selon Morse (1994), théoriser est un processus de construction des interprétations jusqu’à un enracinement qui permet de comprendre les données le plus clairement possible. Dans ce processus, l’implémentation de la théorie doit passer par une phase exploratoire afin de donner une orientation disciplinaire principale – par exemple dans le champ du management – mais aussi de mobiliser les concepts sensibilisateurs visant à circonscrire ladite théorie. La nature exploratoire a pour but de poser les jalons d’une induction. L’induction a pour avantage de permettre de ne pas tomber dans ce piège où l’on installe la théorie d’entrée de jeu et où les faits, trop aisément manipulables, se cantonnent dans un rôle d’illustration, de confirmation (Kaufmann & Denk, 2011). Elle doit mener vers l’élaboration d’une théorie locale (enracinée, circonstanciée et circonscrite), c’est-à-dire une théorie de nature substantive, laquelle est définie comme une théorie développée à partir de l’étude d’un champ restreint et à partir d’une population spécifique (Strauss & Corbin, 1998).

Cette théorie substantive, pour qu’elle soit bien enracinée et pertinente par rapport aux paramètres de l’objet d’étude, doit être une théorie de rupture qui utilise de nouveaux concepts ou construits qui n’avaient pas été révélés ni présents auparavant dans les écrits existants ou qui était appliqués et adaptés à des domaines complètement différents (Walsh, 2015).

Par la suite, la théorie élaborée inductivement peut faire l’objet d’un approfondissement allant vers l’élaboration de théories plus formelles. Cette construction devra se faire dans une optique d’incrémentation. En effet, en considérant toujours les propositions de Walsh (2015), la théorisation incrémentale est essentielle pour aider un domaine de recherche à mûrir et à se développer, car elle représente des éclaircissements sur des informations existantes et des développements graduels, des rajouts sur des concepts ou construits déjà étudiés dans le domaine considéré. Cette théorie formelle peut être définie comme ayant une visée de généralisation plus abstractive en partant des différentes théories substantives du domaine étudié. Donc, elle est la résultante théorique d’un problème générique ou d’un processus qui traverse plusieurs domaines substantifs étudiés (Charmaz, 2006).

2. La MTE au service de l’induction pour l’émergence de théories managériales dans le secteur informel

La pertinence de l’induction trouve sa portée optimale dans une démarche méthodologique utilisant la MTE. En effet, les conditions d’usage de la MTE font que le secteur informel, d’un point de vue managérial, sera mieux étudié si le chercheur s’y intéresse comme à un phénomène non encore expliqué qu’il cherche à découvrir en se basant sur les données du terrain, c’est-à-dire par l’induction. La MTE est tout aussi utile dans un domaine où il demeure une insuffisance d’ancrage théorique pour guider les recherches futures (O’Reilly, Paper, & Marx, 2012) ou lorsqu’il y a déjà quelques connaissances sur le phénomène étudié, mais qu’un nouveau point de vue est recherché pour explorer des domaines sur lesquels on gagnerait à trouver de nouveaux éléments de compréhension (Strauss & Corbin, 1998). Dans le domaine du comportement managérial et organisationnel, pour plusieurs raisons, la MTE permet de capturer la complexité, d’aider à la théorisation d’un nouveau domaine substantif et de renouveler une théorie ancienne ou éprouvée (Locke, 2001). Même si nous reconnaissons qu’il est clairement stipulé que la MTE peut se faire en utilisant des données quantitatives (Glaser & Strauss, 1967; Derbas Thibodeau, 2018), rappelons que la démarche qualitative est fondamentale ici. En effet, elle consiste essentiellement à étudier le monde des expériences individuelles et de leurs réalités socialement construites (Hallberg, 2006). Elle cherche à contribuer à une meilleure compréhension des réalités sociales et d’attirer l’attention sur les processus, les schémas significatifs et les caractéristiques structurelles (Flick, von Kardoff, & Steinke, 2004). Dans ce qui suit, nous allons dans un premier moment montrer que la MTE est utilisée dans les sciences de gestion comme méthodologie et dans différentes disciplines. Dans un deuxième temps, nous illustrerons quelques résultats inédits obtenus en utilisant les principes de la MTE.

2.1 La MTE dans les sciences de gestion

La MTE est actuellement la méthode de recherche qualitative la plus largement utilisée dans les différentes disciplines et les différents domaines de recherche (Bryant & Charmaz, 2007). À l’instar d’autres disciplines, l’utilisation de la MTE en gestion n’est plus à justifier. Selon Locke (2001), c’est à partir des années 1970 que la MTE a commencé à être adoptée et utilisée dans des études en management qui furent publiées dans des revues savantes. C’est une approche qui a pris une place importante dans le développement de la compréhension du management (Douglas, 2003). Par exemple, O’Reilly, Paper et Marx (2012) ont dû montrer que la MTE est particulièrement utile dans le domaine des études en management des organisations, surtout lorsque les théories existantes ne permettent pas de comprendre un phénomène spécifique. C’est dans ce cadre qu’ils ont utilisé la MTE dans le champ du marketing pour étudier l’effet de silo en considérant les perceptions et les croyances des employés de première ligne, c’est-à-dire ceux qui sont en contact direct avec la clientèle.

Corley (2015), à travers son expérience dans le champ du changement organisationnel, croit que la MTE est l’une des meilleures approches pour améliorer la compréhension des complexités et des mécanismes de l’organisation moderne. C’est tout aussi l’avis de Douglas (2003) qui plaide pour un enracinement des études en management afin de comprendre le processus complexe de l’activité de l’entreprise, de même que les problèmes qui lui sont inhérents et qui affectent le comportement managérial. Labelle, Navarro-Flores et Pasquero (2012) montrent, pour leur part, comment la MTE est utilisée pour donner une autre compréhension de la responsabilité sociale de l’entreprise (Labelle, 2005) et des relations de coopération Nord-Sud (Navarro-Flores, 2006). Joannides et Berland (2008) s’interrogent sur les usages de la MTE dans la recherche en contrôle de gestion. Bamford (2008) décrit quant à lui comment il a utilisé la MTE dans la recherche en changement organisationnel alors que Kaufman et Denk (2011) préconisent d’utiliser la MTE dans le champ du supply chain management et d’en expliquer tout le processus afin d’augmenter la confiance que les évaluateurs ont de leurs résultats. Binder et Edwards (2010) appellent aussi à utiliser la MTE dans le champ particulier du management des opérations en l’illustrant afin d’aider les chercheurs en ce domaine où la MTE n’est pas répandue et pas rigoureusement appliquée. Il en est de même pour Samuel et Peattie (2015) qui stipulent que, dans le vaste champ du marketing (Morgan & Hunt, 2004) et particulièrement dans celui du macromarketing (Dholakia & Nason 1984), les débats ont posé la nécessité de générer de nouvelles théories (Samuel & Peattie, 2015). Enfin, Walsh (2015) a fait le recensement dans des revues de premier rang de quelques écrits publiés qui ont carrément utilisé la MTE comme méthodologie de rupture dans leur domaine en management.

À travers ces quelques indications, il est clair que la MTE est bel et bien utilisée en management et qu’elle permet d’appréhender sa complexité. Alors, il va de soi que son usage pour étudier le management dans le secteur informel demeure légitime. D’ailleurs, quelques études s’inspirant plus ou moins de la MTE et de ses méthodes d’analyse ont commencé à jeter les bases de son usage dans le domaine du management dans le secteur informel.

2.2 Quelques illustrations inédites dans la recherche en management dans le secteur informel

Dans le domaine de la gestion des ressources humaines (GRH), des auteurs reconnaissent qu’il n’y a «  pas encore une théorie de la GRH dans le secteur informel au Sénégal » (Tidjani & Simen, 2014, p. 137). C’est là une preuve que les cadres théoriques existants en management ne peuvent pas rendre compte de la complexité de la réalité. Cela est d’autant plus vrai que les résultats obtenus dans des recherches utilisant la MTE montrent un déphasage entre les théories ou pratiques exprimées dans les publications (déjà élaborées) et la réalité sur le terrain. Diouf et ses collaborateurs (2010) ont montré que les pratiques de GRH identifiées chez les tailleurs et les mécaniciens ne répondent pas aux mêmes logiques d’implantation dans des pratiques normatives de l’organisation formelle. Par exemple, le recrutement ne répond pas au schéma classique du processus de recrutement qui est édicté dans l’entreprise formelle. Ce processus va de la détection des besoins jusqu’à l’intégration en passant par la recherche de candidats, puis la sélection. Or le recrutement dans les ateliers visités répond à une tout autre logique. Il est fortement empreint d’une dimension sociale et revêt les caractéristiques suivantes : il se fait à bas âge et passe par le canal des relations (parent proche, ami, voisin…) à la suite d’une intermédiation pour une recommandation du futur apprenti; le recrutement a une valeur d’insertion du fait que les apprentis sont intégrés le plus souvent après leur échec à l’école.

Kane (2009) a mis en lumière le processus sociomanagérial de passage du statut d’apprenti à celui de patron chez les tailleurs du secteur informel au Sénégal. Ce passage suit un processus complexe qui va de l’entrée dans le secteur à l’acquisition du statut de patron en passant par la formation, le processus d’apprentissage, la qualification, la reconnaissance de la qualification et la possession du capital.

Cela correspond à un modèle de carrière dont la gestion est tridimensionnelle (Diallo & Kane, 2016), alors que, fondamentalement, la gestion classique des carrières reconnaît jusque-là la dimension individuelle et organisationnelle. Ce travail sur la carrière a fait émerger une troisième dimension relative à la famille ou, plus largement, à la communauté. D’une part, les parents ou les proches se préoccupent de l’insertion ou de la réinsertion de leurs enfants. D’autre part, la famille participe dans l’apprentissage de la formation. Par exemple, elle donne de l’ouvrage à l’apprenti pour qu’il consolide ses connaissances du métier. En effet, le patron ne prend pas le risque de confier à son apprenti la confection d’un modèle quand il n’est pas sûr que ce dernier puisse le réaliser en respectant les exigences du client. Le moindre défaut peut faire perdre un client. De plus, après la qualification, la famille peut aider le nouveau qualifié à ouvrir son propre atelier. En outre, il n’est pas rare de voir un proche financer les investissements matériels d’un parent qui veut s’installer à son compte. Cette troisième dimension s’explique par la solidarité qui est très présente dans la culture africaine.

L’approche inductive utilisée par Kane (2009) a permis d’avoir des résultats inédits, à savoir que ce passage d’un statut à un autre se fait par des pratiques de GRH bien spécifiques au secteur informel des tailleurs, comme la pratique de la jouissance et la pratique de reconnaissance de la qualification. Ces pratiques sont le fruit d’une conceptualisation pour décrire une réalité managériale propre aux organisations du secteur informel (ici le corps de métier des tailleurs). Par pratique de la jouissance, il est signifié le fait que l’apprenti puisse avoir accès gratuitement à l’outil de production pendant des moments, pendant un temps déterminé, et surtout quand l’ouvrage se fait rare. Cette pratique de la jouissance traduit l’engagement personnel et la démarche volontariste de l’apprenti par rapport à la maîtrise de son métier. En effet, par cette pratique, l’apprenti s’adonne à la coupe sur les ouvrages qu’il amène lui-même. Le patron forme ainsi l’apprenti sur cette compétence sans pour autant prendre le risque de gâcher le tissu d’un client. À l’apprenti, cela lui permet de consolider sa maîtrise technique. C’est aussi une forme de motivation, car le patron lui donne un peu d’argent sur lequel il n’a pas un droit de regard.

Kane et Sall (2013) ont étudié la stratégie de « coopétition » dans les très petites entreprises (TPE) informelles dans un espace spécialisé (concentration de très petites entreprises – ou TPE – ayant la même activité dans un espace défini physiquement). Grâce à la MTE, les résultats montrent que la coopétition est une réalité bien présente dans les TPE informelles et qu’elle est fortement modulée par différents types de proximité. Ils ont même permis de nommer et de caractériser explicitement les pratiques de coopétition dans ces TPE, ce qui avait fait défaut dans la recherche consacrée à ce domaine d’activités. Ces pratiques (sous-traitance, de solidarité et d’imitation) trouvent leur soubassement dans des relations sociales intenses. Les maîtres tailleurs de ces TPE informelles, regroupés en fonction de liens sociaux (amitié, parenté, appartenance au village d’origine), font de cet espace un lieu de prolongement de leurs proximités sociale et relationnelle. Ici, le « professionnel » et le « personnel » se confondent. Contrairement aux indications de la théorie coopétitive et particulièrement celle de la coopération, les pratiques s’inscrivent grandement dans une perspective de survie et moins sur une dynamique d’acquisition d’un avantage concurrentiel. En plus, les résultats ont été précis sur la nature des ressources qui sont de toutes sortes (humaines, matérielles, financières, et les connaissances). À cela s’ajoute un résultat inédit, à savoir que l’intentionnalité peut conférer à la pratique d’imitation deux facettes différentes. En effet, l’imitation est la traduction d’une logique de compétition quand elle n’est pas autorisée. Elle est par contre une stratégie de coopération quand l’intention est formulée par une des parties et autorisée par l’autre partie.

De tous ces écrits, il ressort que le contexte spécifique et les vécus spécifiques des acteurs impactent sur le management. D’où la nécessité de privilégier le terrain en passant par l’induction. Cela n’aurait pas été possible si les auteurs ne s’étaient pas ouverts à l’expérience que vivent les acteurs et à la conscience qu’ils en avaient (Guillemette & Lukerhoff, 2009). De ce fait, le cadre théorique n’étant pas arrêté avant les études de terrain, les questions de recherche se construisent par l’articulation entre la théorisation et le réalisme empirique. En effet, l’un des avantages des approches qualitatives inductives est que les données qui en découlent ont une forte puissance de théorisation des processus et permettent de s’investir réellement dans une compréhension du pourquoi et du comment des choses, dans un contexte spécifique.

De plus, les quelques études portant sur le management dans le secteur informel ont montré le manque d’enracinement théorique managériale lié à la spécificité du contexte. Les théorisations devront nécessairement être transdisciplinaires à cause des dimensions (culturelles, socioanthropologiques, économiques) qui interviennent dans la définition et le façonnage des pratiques de gestion et, par ricochet, des processus explicatifs. Et c’est là toute l’importance de la MTE, qui peut faire émerger des théories en passant par des innovations conceptuelles. L’innovation théorique est à la limite une exigence quand on veut parler de management dans ce secteur, d’autant plus qu’il existe des réalités qui lui sont propres.

3. Une MTE pratique dans le domaine informel, mais sujette à des défis à relever

Divers aspects pratiques liés à la MTE plaident pour son utilisation par les chercheurs désireux de faire de la recherche sur le management dans le secteur informel. Toutefois, cette possibilité pratique ne doit pas occulter les défis auxquels le chercheur doit faire face.

3.1 Des ressources académiques gratuites et accessibles sur la MTE

Les ressources pour réaliser des études en utilisant la MTE sont très accessibles. Le chercheur peut en effet facilement et gratuitement avoir accès à des ressources diverses et variées. Celles-ci comprennent des vidéos en ligne (cours, tutoriels et interviews de figures de la MTE) et des articles académiques. En termes de vidéos, la plateforme YouTube permet d’accéder, par exemple, aux vidéos de Graham Gibbs sur la MTE version straussienne, dont une interview avec Kathy Charmaz sur la MTE constructiviste (https://www.youtube.com/user/GrahamRGibbs), des vidéos de Barney Glaser sur l’usage des écrits en MTE et sur le vocabulaire de la MTE. En ce qui concerne les articles académiques, nous distinguons entre autres www.groundedtheory.com qui s’emploie à diffuser l’approche de la MTE dite classique de Glaser. Le site http://www.qualitative-research.net, consacré à la recherche qualitative, offre quant à lui des articles sur la Grounded Theory. Nous pouvons, à travers ce site, avoir accès à des débats contradictoires entre auteurs de différentes approches de la GT (par exemple Charmaz et Glaser sur la nature constructiviste de la MTE). Le site http://www.recherche-qualitative.qc.ca, spécialisé dans la recherche qualitative, publie des articles sur la MTE. Plus récemment, la revue Approches inductives (http://www.uqtr.ca/revueai), hébergée sur la plateforme Érudit, offre un libre accès à des articles couvrant les différents aspects de l’induction et de la MTE (débats épistémologiques et pratiques). Toutes ces ressources favorisent une formation académique ou autodidacte. Cependant, ce n’est pas pour autant un plaidoyer pour une telle démarche.

3.2 Une flexibilité dans l’usage des ressources qui libère la recherche d’emblée

En termes de conduite de la recherche, le chercheur n’est pas, dès l’entame, contraint par une recension exhaustive des écrits. « Selon les principes fondamentaux de la MTE, une fois que le domaine de recherche a été identifié, le chercheur doit entrer dans le champ le plus rapidement possible » (Goulding, 2005, p. 296).

Ainsi, dans un environnement marqué par un accès difficile à des ressources académiques (articles, livres de référence…), le chercheur engagé dans la démarche inductive peut se consacrer en priorité à son terrain tout en mobilisant des stratégies d’accès aux écrits pertinents dans le champ d’étude en question, surtout dans une perspective de découverte qui exige un regard neuf dans un domaine qui n’est pas encore établi, comme c’est le cas des logiques managériales dans le secteur informel. Cette flexibilité offerte par la MTE est salutaire. Elle permet au chercheur de continuer son travail et concomitamment de s’investir dans la recension des écrits. Encore faudrait-il souligner qu’il ne s’agit pas de foncer tout droit sur le terrain en faisant fi des études antérieures. Celles-ci sont utiles et nécessaires dans une posture de développement de la sensibilité théorique et, par la suite, pour élever son niveau de conceptualisation. « D’une certaine manière, la mobilisation des résultats des recherches antérieures favorise l’affinement de l’esprit critique et, donc, l’affinement de l’ouverture aux données » (Labelle, Guillemette, & Luckerhoff, 2018, p. 3).

D’ailleurs, des auteurs en sciences de la gestion comme Labelle, Navarro-Flores et Pasquero (2012) préconisent même de faire une recension exhaustive des écrits pour trois raisons. Selon eux, cela a l’avantage de délimiter l’intérêt scientifique du sujet de recherche : elle évite d’enfoncer les portes ouvertes et permet une distanciation par rapport à nos préjugés, de délimiter le périmètre de la problématique à étudier et de bâtir un cadre théorique simplifié.

Toutefois, il faut souligner que faire la recension des écrits après une collecte de données sur le terrain, c’est-à-dire dans une perspective de suspension temporaire du recours aux publications existantes, est une option tout aussi valable (Guillemette & Luckerhoff, 2009), à l’image de la démarche adoptée par Allard-Gaudreau et Lalancette (2018) et soulignée par Labelle, Guillemette & Luckerhoff (2018). Toujours est-il que dans un contexte académique difficile ou le problème le plus frustrant pour les chercheurs est celui de l’accès aux publications (Samik-Ibrahim, 2000, citant Gibbs, 1995), la MTE offre de jongler avec cette problématique tout en adoptant des stratégies de contournement.

3.3 Accès facile au terrain et aux acteurs

Notre expérience nous a convaincu que l’accès aux organisations informelles et aux acteurs est très facile en contexte africain. La forte interaction sociorelationnelle facilite l’accès au terrain et aux éventuels participants à la recherche. De plus, le site de travail n’est pas obligatoirement le lieu d’échanges entre acteurs et chercheurs. Ainsi, la comparaison des propos des différents types de membres d’une même organisation et portant sur un même phénomène peut facilement se faire sans jeu d’influence des supérieurs sur les subalternes (les patrons sur les apprentis, par exemple). D’ailleurs, pour des besoins de commodité, il est parfois utile de convoquer les acteurs comme les apprentis en dehors du cadre de travail afin de leur permettre de s’exprimer librement sur une problématique délicate. Ainsi, les cadres d’échange et les moments sont très flexibles. L’accès aux acteurs est également facilité par la connaissance des actes de bienséance (salutation d’usage, marque de politesse et de respect, s’adresser en priorité au patron, etc.), d’où la nécessité d’être au fait des codes culturels locaux.

3.4 Des défis (limites et difficultés) à surmonter

L’investigation du management dans le secteur informel par la MTE fait émerger des défis pour le chercheur qui doit d’abord en être conscient s’il veut ensuite essayer de les contourner. Quels sont ces défis et quelles sont les stratégies pour les surmonter?

3.4.1 Des barrières linguistiques facilement surmontables

En dehors de la compréhension des termes spécifiques (jargon) liés à la MTE, comme theorical sampling, theorical sentitivity, theorical coding, sensitizing concepts, etc., il est obligatoire pour le chercheur de franchir une autre barrière linguistique, celle de passer de la langue officielle (dans notre cas, le français) aux langues locales et vice versa. En effet, les entretiens pour la collecte des données se font dans les langues locales des acteurs et le chercheur doit exprimer correctement ce qu’il veut communiquer pour atténuer les amalgames et pour exprimer les nuances nécessaires dans cette opération de traduction-transcription. Ainsi, il doit s’assurer, d’une part, que les mots traduits expriment la réalité des acteurs et, d’autre part, que les termes utilisés dans le rapport de recherche traduisent bien le discours des acteurs locaux, eux-mêmes utilisant une langue locale qui ne possède pas nécessairement des équivalences pour tous les termes utilisés dans la théorisation en français. Heureusement, le processus de saturation, la comparaison constante et la possibilité de retourner voir les acteurs (accès très facile) pour des spécifications et des clarifications constituent des moyens d’enrichir constamment la compréhension du phénomène à étudier.

Sur le plan linguistique (en ce qui concerne la nomination adéquate des phénomènes), une pratique simple et efficace consiste à demander à des collègues, à son entourage et même aux étudiants leur avis sur la traduction de tel ou tel concept dans l’une ou l’autre langue. Cela est d’autant plus important que, comme le souligne Kane (2012) :

L’un des chantiers les plus urgents de la recherche qualitative sur les terrains africains devrait être le développement d’une perspective compréhensive de ce type de recherche. Elle permettrait de demeurer sensible aux parlers locaux pour éviter les problèmes de nominalisme couramment rencontrés par la recherche africaniste et qui résultent en partie des distorsions liées aux effets de traduction et à la méconnaissance des langues africaines

p. 168

3.4.2 Une tradition épistémique et un contexte académique non favorables à la MTE

Pour faire de la MTE dans un contexte africain et dans le secteur informel, le chercheur doit être conscient des limites existantes. Ces limites sont évidemment liées aux contextes académiques et à la perception de la MTE par les collègues chercheurs. Elles ont aussi liées aux capacités et aux compétences du chercheur à conduire une recherche en MTE en bonne et due forme.

D’abord, dans un contexte en sciences de la gestion, toujours marqué par une forte tradition hypothético-déductive, la MTE fait souvent l’objet d’une certaine suspicion, voire d’un jugement négatif. Elle est souvent considérée comme une méthodologie atypique. Elle ne jouit pas d’une bonne presse, surtout auprès d’enseignants qui sont tout aussi rapporteurs dans les jurys de soutenance qu’évaluateurs dans les revues. Cette contrainte est très bien illustrée par les propos de Luckerhoff et Guillemette (2017) :

Nombre de professeurs et d’étudiants constataient que la méthode était critiquée, parfois par des chercheurs qui n’avaient rien lu sur le sujet, mais les raisons de la méfiance que provoquaient les approches inductives n’étaient pas encore bien comprises. Par ailleurs, certains faisaient un amalgame des méthodes qualitatives et des méthodes inductives, en ramenant la vieille opposition entre qualitatif et quantitatif

p. 3

Par conséquent, le chercheur qui fait une production mobilisant la MTE dans un environnement francophone (dans notre cas) doit : a) justifier que cette méthodologie est adéquate pour sa recherche; b) s’attendre à ce que son travail ne soit pas évalué à sa juste valeur, car sa démarche n’est pas bien comprise; c) connaître les revues qui acceptent son univers méthodologique et qui sont susceptibles de publier son travail.

Ensuite, une deuxième limite toujours liée à l’environnement académique est l’inexistence d’offres de formation en MTE. Cela a pour conséquence d’en entraver la compréhension et l’adoption effective dans la recherche. Bien qu’il existe une abondance de ressources explicatives, le chercheur a besoin d’être formé, surtout s’il veut apporter une contribution significative dans son domaine. À ce propos, et sans considération linguistique, Suddaby (2006) avertissait du manque de monitoring en disant que :

La simplicité apparente de la MTE crée toutefois la perception erronée qu’elle est facile et encourage de nombreuses personnes sans expérience ou formation préalable à l’utiliser juste en essayant. Il n’est pas surprenant que le produit d’un tel effort soit similaire au produit d’un chercheur non formé aux méthodes statistiques et qui s’essaie à LISREL[1] [traduction libre]

p. 640

Les propos de Luckerhoff et Guillemette (2017) vont dans le même sens, s’appuyant sur Corbin (2012) : « Le chercheur qui désire adopter la MTE a beau posséder l’intention et la motivation adéquates, il lui manque souvent l’accompagnement, la formation et la connaissance nécessaires pour l’appliquer à bon escient » (p. 11). Cela signifie que faire de la MTE exige au préalable une formation ou une initiation. Elle nécessite de la part du chercheur d’investir son temps et son argent (par exemple en participant à des colloques ou à des formations spécifiques portant sur la MTE, en faisant des séjours auprès de spécialistes de la MTE). Évidemment, tout cela peut constituer un coût élevé, particulièrement si le chercheur manque de soutien institutionnel.

3.4.3 Une MTE à relativiser dans son usage eu égard au contexte culturel

Si l’on part du constat que le contexte culturel impacte sur la façon de faire de la MTE, on peut s’attendre à ce que des méthodes ou méthodologies d’investigation d’une culture donnée se trouvent associées à la MTE. Ainsi, on peut allier la MTE à l’ethnographie et accorder une place importante à l’immersion sur le terrain, notamment pour comprendre le non verbal qui est très important dans la conduite quotidienne des organisations du secteur informel. Être présent sur le terrain au-delà des entretiens aide à cerner cet univers où les logiques d’affaires s’ancrent dans des croyances cultuelles qui ont un impact sur l’organisation. Marchand (2005), se basant sur Thioye (1984), souligne que « les croyances et la religion constituent, avec la solidarité familiale, la deuxième assise sur laquelle se fondent les décisions des entrepreneurs informels » (p. 120).

Ces croyances se manifestent par des pratiques et des symboles que le chercheur doit comprendre afin de pouvoir les intégrer dans son cadre interprétatif. Cela va de la litanie que l’on récite le matin pour attirer la chance à l’eau que l’on verse devant son atelier avant d’y entrer pour conjurer le mauvais sort, en passant par le talisman accroché pour se protéger des concurrents malveillants et la paire de ciseaux offerts gracieusement par son ancien patron et dont on ne se départit jamais, car symbolisant la reconnaissance et l’attachement envers lui.

Ainsi, la MTE dans le contexte du secteur informel peut valablement s’enrichir d’une démarche ethnographique. Déjà, la validité et la pertinence de l’usage de l’ethnographie dans les sciences ne sont plus à démontrer, en attestent les articles de Lalonde (2013), d’Ezan (2013) et de Cléret (2013). Il en est de même en anthropologie (Labatut, 1989).

Aussi, nous pensons qu’une pratique assidue de la MTE dans le domaine du management dans le secteur informel contribuera à l’enrichir en adoptant des stratégies et des pratiques de contournement pour faire face aux éventuels écueils qui freineraient son déploiement. Charmaz (2014) reconnaît comme une nécessité d’adapter la MTE en considérant que la culture et le contexte d’enquête ont une influence sur la pratique de cette MTE :

J’ai longtemps soutenu que les méthodes se développent dans des contextes spécifiques plutôt que sans contexte. Comme le suggère Edward Tolhurst (2012), la MTE reflète le cadre culturel dans lequel elle a été développée. Les chercheurs internationaux peuvent avoir un passé national et culturel qui diffère considérablement de ceux qui sont à l’origine de la MTE[2] [traduction libre]

Charmaz, 2014, p. 1047

Conclusion

Pour conclure, nous réitérons que l’induction associée à la MTE est une approche scientifique au potentiel énorme pour rehausser la valeur conceptuelle des recherches entreprises sur le secteur informel et dans le domaine du management en particulier. Elle offre les moyens de s’engager dans l’étude de problématiques nouvelles, d’expliciter les complexités de ce secteur d’un point de vue managérial, ce terrain africain qu’on a besoin de comprendre fondamentalement. En cela, nos pensées concordent avec celles de Luckerhoff et Guillemette (2017) :

La MTE évolue […] dans la francophonie, et ce sont les chercheurs qui réfléchissent sur elle qui la font avancer et qui construisent sa place grandissante dans les différents champs disciplinaires. De plus, son caractère inductif s’avère un puissant levier pour produire des compréhensions « locales » ou situées culturellement, notamment dans des pays du sud comme les pays africains. En effet, les chercheurs africains ont un grand désir de comprendre les phénomènes africains d’une manière proprement africaine, indépendante des théories construites ailleurs

p. 12

La MTE demeure une méthodologie pertinente par ses fondements épistémologiques, ses procédures, sa démarche itérative et les possibilités qu’elle offre aux chercheurs qui s’intéressent au management dans le secteur informel en contexte de ressources difficiles. Ces possibilités s’incarnent dans ses conditions d’utilisation, de même que dans sa dimension d’ouverture et de flexibilité. Cependant, le chercheur doit être conscient du fait que des limites existent et qu’elles peuvent sans nul doute entraver son engagement et sa bonne pratique de la MTE. Enfin, en guise d’ouverture, il serait intéressant de rendre compte d’une recherche portant sur les processus managériaux renseignant sur la façon dont le contexte culturel impacte sur la pratique de la MTE.