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Introduction : Recherche qualitative et inductive dans le domaine de la santé

Dans le domaine des sciences de la santé, les approches qualitatives et inductives sont de plus en plus utilisées de manière à comprendre la réalité des usagers des services. Les chercheurs constatent que les spécificités de la recherche qualitative occasionnent « l’émergence de contradictions pouvant donner lieu à de nouvelles perspectives et connaissances » (Gendron, 1996, p. 165). Ce type de recherche contribue aussi à confronter les chercheurs du domaine de la santé puisqu’il permet l’étude des processus de raisonnement cliniques ou de décisions par les cliniciens, mais il renseigne également sur des obstacles et des méthodes à bonifier. De même, il offre la possibilité d’en apprendre davantage quant à la réussite ou l’échec de certaines interventions (Hudelson, 2004). Le présent article va en ce sens. Il s’agit d’une étude exploratoire s’attardant au vécu d’usagers ayant subi un traumatisme et nécessitant une période de réadaptation, et de leurs intervenants, qui ont pris part à une intervention novatrice appelée Fil d’Ariane.

Notons d’abord qu’il existe peu de connaissances théoriques sur la problématique étudiée. Notre objectif est donc double : d’une part, nous voulons exposer une intervention clinique novatrice faisant référence à une logique d’induction auprès de participants. D’autre part, nous souhaitons explorer le vécu d’usagers ayant subi un traumatisme et ayant participé au Fil d’Ariane ainsi que celui d’intervenants ayant participé à mettre en application cette intervention, dans le but de mieux comprendre l’apport de celle-ci au processus de réadaptation. C’est par des entretiens individuels semi-dirigés, permettant l’accès à la subjectivité des usagers et des intervenants, de même qu’une analyse et une interprétation approfondies des données que ces objectifs ont été atteints (Deslauriers, 1991; Mucchielli, 1996; Paillé & Mucchielli, 2012; Stake, 2005).

1. La réadaptation : résilience et sens de la vie

Le Centre de réadaptation Estrie[1] de Sherbrooke, au Québec, reçoit une centaine de personnes chaque année nécessitant des services de réadaptation à la suite de blessures orthopédiques graves, subies lors d’accidents de la route ou du travail, ou de traumatismes craniocérébraux de degré modéré à sévère. La plupart des personnes présentant ces types de blessures font face à des transformations personnelles importantes, secondaires aux deuils qu’elles doivent faire dans différents aspects de leur vie. Parfois privées de leur emploi et de leurs loisirs, incapables d’assumer les mêmes rôles vis-à-vis de leur famille, de leur conjoint ou de leurs amis, ces personnes doivent réexaminer leurs valeurs, leurs priorités, et souvent même le sens qu’elles donnent à leur vie en général. Pour plusieurs, cette remise en question est douloureuse et s’accompagne de difficultés psychologiques ayant un impact considérable sur le potentiel d’intégration sociale, scolaire ou professionnelle à long terme (Tan, Lim, & Chiu, 2008).

À l’inverse, d’autres sont confrontées à une situation semblable, mais maintiennent un niveau de motivation et d’engagement relativement stable ou encore, transforment cette situation d’adversité en opportunité de croissance et d’actualisation de soi. Cela optimise alors l’efficacité des interventions et affermit encore plus leur résilience, soit la capacité de récupérer et de continuer de se développer malgré des situations difficiles et l’adversité (Albrecht & Devlieger, 1999; Quale & Schanke, 2010). Conséquemment, lorsque les personnes ayant subi un traumatisme sont questionnées sur les motifs de leur engagement, le fait d’être impliqué dans une démarche de recherche de sens ressort comme étant l’élément central favorisant leur motivation (Chouinard, 2009/2010). La notion de sens serait donc à la base même de la motivation quotidienne à agir (Townsend, 1997). Le sens de la vie s’élabore progressivement à travers les activités, les occupations et les relations avec les autres. Cette dimension de l’être humain ne peut être ignorée dans les soins de santé, particulièrement en réadaptation en déficience physique, car elle est un facteur déterminant dans la façon de réagir de la personne lorsque celle-ci est confrontée à la maladie ou aux pertes de capacités (Howard & Howard, 1997; Mattingly, 1991). Frankl (1969) considère que la principale force qui motive l’être humain est cette quête de sens, à défaut de quoi il se désengage et risque de développer des troubles psychologiques.

1.1 Apports des approches qualitatives et inductives en santé

Dans les recherches cliniques, Morse et Field (1995) expliquent que l’utilisation de l’induction vise une perspective compréhensive de l’usager des services, de l’intervenant ou encore des membres de la famille. Les auteures proposent que l’utilisation de cette approche dans les recherches cliniques puisse réviser et même altérer certaines pratiques, donnant ainsi l’opportunité aux chercheurs et aux cliniciens de faire avancer leur science et leurs pratiques. Elles indiquent aussi que les résultats divulgués peuvent augmenter la compréhension des personnes externes à ce milieu envers les pratiques réalisées en clinique.

Dans son application, la recherche inductive permet de « ne pas tomber dans ce piège où l’on installe la théorie d’entrée de jeu et où les faits, trop aisément manipulables, se cantonnent dans un rôle d’illustration-confirmation » (Kaufmann, 2001, p. 12). Cela étant, les techniques de collecte de données par entretiens et par observations sont considérées par plusieurs comme particulièrement appropriées et fertiles pour un chercheur désirant adopter une démarche inductive (Geertz, 1973; Morse & Field, 1995). Ces techniques permettent de collecter des données riches et profondes tout en tenant compte des particularités des participants et du contexte (Corbin & Morse, 2003). Conséquemment, le chercheur inductif s’intéressera aux participants qui ont une connaissance du phénomène étudié. Ainsi, la recherche en clinique portera sur l’expérience des individus lors de maladies, de chirurgies ou encore à la suite d’un accident et plus particulièrement à la manière dont ils surmontent les défis de la vie de tous les jours (Morse & Field, 1995). Le but ultime est de comprendre le « cadre personnel de référence des individus (émotions, jugements, perceptions, entre autres) par rapport à des situations déterminées » (Baribeau & Royer, 2012, p. 25).

1.2 Le Fil d’Ariane : une modalité d’intervention inductive

Dans une recherche portant sur les pratiques en ergothérapie en regard de la spiritualité des usagers, Engquist, Short-DeGraff, Gliner et Oltjenbruns (1997) constatent que les ergothérapeutes sont mal à l’aise et peu outillés pour aborder les questions de sens de la vie avec leurs clients. Kirsh (1996) et Mattingly (1991, 1998) suggèrent d’aborder les usagers en leur demandant de raconter leur histoire en revenant sur leur passé et sur les événements ou expériences qui ont marqué leur vie. Cette rétrospective donne à l’usager l’occasion de prendre conscience des liens entre le passé et le présent, et d’envisager ce que pourrait être leur futur. Le sens qui émerge de l’histoire de l’usager peut l’aider à s’engager dans de nouvelles occupations signifiantes.

Dans cette optique, le Centre de réadaptation Estrie a élaboré une intervention intitulée le Fil d’Ariane. Cette intervention « suggère aujourd’hui l’existence d’un fil conducteur qui joint les différentes expériences de vie d’une personne » (Chouinard, Mélançon, & Mandeville, 2012, p. 145). Ainsi, le Fil d’Ariane vise à optimiser la démarche de réadaptation de personnes ayant subi un traumatisme en cernant le fil conducteur de leur vie. Cette intervention inductive et collaborative entre l’intervenant et l’usager met l’accent sur les aspects qui donnent un sens à la vie de ce dernier dans le but de l’amener à progresser de façon positive dans son processus de réadaptation et, idéalement, de croître sur le plan personnel. Selon Chouinard et Tardif (2005), le Fil d’Ariane s’inspire de l’approche narrative (Brown & Augusta-Scott, 2007; Neimeyer, 2006; Neimeyer & Stewart, 2000), et s’inscrit résolument dans un nouveau courant en psychologie, celui de la psychologie positive, qui cherche, entre autres, à comprendre les mécanismes de résilience permettant de transformer une situation de handicap en une situation de croissance et de développement (Pledger, 2003; Seligman & Csikszentmihalyi, 2000; White, Driver, & Warren, 2008).

Concrètement, le Fil d’Ariane prend la forme d’un guide d’entretien semi-structuré, élaboré dans l’intention d’accompagner la personne dans sa quête de sens lors de son passage en réadaptation. Se distinguant d’une évaluation clinique, cet instrument permet à l’intervenant en réadaptation, en général le psychologue ou le travailleur social, de recueillir des informations sur l’histoire de vie de l’usager et d’en dégager une ou plusieurs lignes directrices ayant pu le guider jusqu’à maintenant. Sept thèmes composent le Fil d’Ariane et sont abordés par des questions conçues de façon à faire émerger les ressources personnelles et spirituelles de la personne en réadaptation. Le Tableau 1 présente ces thèmes de même que l’objectif qu’ils visent (Chouinard et al., 2012).

Tableau 1

Thèmes abordés lors des entretiens menant au récit Fil d’Ariane

Thèmes abordés lors des entretiens menant au récit Fil d’Ariane
Source : Chouinard, Mélançon et Mandeville (2012, pp. 153-156)

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À la suite de ce processus, les informations colligées par l’intervenant sont assemblées et synthétisées dans un court récit visant à mettre en évidence le sens que l’individu donne à sa vie (pour un exemple concret, voir Chouinard et al., 2012). Une fois validé par l’usager, le récit, qui constitue le « Fil d’Ariane » de l’usager, devient la trame de fond sur laquelle est construit le plan d’intervention interdisciplinaire individualisé en réadaptation. Le récit peut être révisé au besoin et précisé au fur et à mesure de la progression de la réadaptation. Ainsi, le Fil d’Ariane est à la fois l’intervention menée auprès d’un usager et le récit rédigé à la suite des entretiens avec un usager. Nous utiliserons cette double typologie (intervention Fil d’Ariane et récit Fil d’Ariane) afin de distinguer ce à quoi nous référons tout au long de cet article.

2. Méthodologie

Bien qu’elle suscite de l’intérêt et même de l’engouement de la part des usagers des services de réadaptation et des équipes d’intervenants (Chouinard et al., 2012), les effets de l’intervention Fil d’Ariane sur les usagers n’ont pas encore été évalués. Nous avons ainsi décidé de nous attarder à la perception qu’ont les usagers et les intervenants de cet outil. Nous avons utilisé une approche qualitative et inductive et recueilli des données lors d’entretiens semi-dirigés menés auprès de participants. Effectivement, les aspects du phénomène nous intéressant devaient être expliqués, compris et conceptualisés. D’une part, nous avons examiné chez les usagers l’impact perçu du Fil d’Ariane sur leur capacité de résilience et, plus globalement, sur leur processus de réadaptation. D’autre part, les entretiens réalisés avec les intervenants visaient à saisir la perception de ceux-ci quant aux impacts sur le processus de réadaptation des usagers.

2.1 Le phénomène à l’étude : le Fil d’Ariane en tant que vécu

Au total, 6 entretiens d’en moyenne 45 minutes chacun ont été menés. Ainsi, quatre usagers et deux intervenants ont été interviewés. Bien que les intervenants ne constituent pas des acteurs vivant la problématique qui nous intéresse ici, les entretiens menés auprès d’eux ont permis d’expliciter les pratiques cliniques entourant le Fil d’Ariane comme intervention et de mieux comprendre le vécu des usagers. Cette inclusion des professionnels au processus de collecte a été jugée pertinente puisque la littérature scientifique stipule que les intervenants du domaine de la réadaptation se sentent souvent démunis par rapport aux besoins de leurs clients engagés dans une quête de sens (Engquist et al., 1997). Vu le rôle primordial joué par les intervenants dans le processus de réadaptation, une collecte de données les excluant aurait immanquablement perdu en nuance et richesse.

Les usagers ayant pris part à des interventions dispensées par le Centre de réadaptation Estrie ont subi différents types de traumatismes : deux d’entre eux ont subi un polytraumatisme, soit plusieurs traumatismes (par exemple plaie, fracture, brûlure...), dont au moins une a mis en danger les fonctions vitales (comme la ventilation pulmonaire, la circulation sanguine ou le fonctionnement du système nerveux), un usager a subi un accident vasculaire cérébral (AVC) et enfin, un autre est atteint d’une paralysie supranucléaire progressive, une maladie neurologique s’attaquant entre autres à la vue, à la mobilité et à la parole. Cet effort d’intégration d’un terrain de recherche résolument varié traduit d’ailleurs une volonté d’obtention de perspectives vastes et contrastantes afin de rendre compte de la singularité des usagers et de leur expérience.

2.2 L’entretien semi-dirigé

Les entretiens que nous avons réalisés ont tous été menés en suivant une structure semi-dirigée. Pour Corbin et Morse (2003), ce type d’entretien est caractérisé par un certain cadre déterminé par les questions posées. Dans le cas de la présente étude, les participants, usagers et intervenants, étaient amenés à discuter de leur point de vue par rapport à l’intervention Fil d’Ariane. Les usagers ont été questionnés quant à leur perception de leur résilience et du sens qu’ils donnent à la vie en fonction de l’intervention du Fil d’Ariane qui a été appliquée tout au long de leur processus de réadaptation. Ont-ils observé une évolution de leur condition? Comment le Fil d’Ariane a-t-il pu les aider, ou non, dans leur processus de réadaptation? Les entretiens menés auprès des intervenants ont, pour leur part, porté sur l’utilisation et l’application de l’intervention, sur l’impact du Fil d’Ariane dans leur pratique. Ainsi, nous avons suivi une structure où les thématiques étaient déterminées a priori, mais non l’ordre dans lequel elles étaient abordées (Corbin & Strauss, 2015) : nous avions des questions auxquelles nous voulions des réponses, mais les participants avaient aussi la latitude de discuter ouvertement. Rappelons également que peu de littérature porte sur le phénomène à l’étude. Cela a donc pour effet indubitable de limiter les aprioris scientifiques et de maximiser l’ouverture aux apports des participants.

2.3 L’analyse inductive

Dans les approches inductives, les analyses sont qualifiées d’interprétatives et le chercheur est perçu comme un outil et une ressource valorisés au sein du processus de recherche (Corbin & Strauss, 2015). Les analyses reflètent donc la compréhension du phénomène par le chercheur au moment où il les effectue. La richesse et la rigueur scientifique des analyses inductives se reflètent, notamment, dans la sensibilité accordée au sens prescrit par les données ainsi que dans la « retraçabilité » des interprétations du chercheur. À cet effet, il existe plusieurs façons d’analyser et de coder les données afin de leur donner du sens selon les divers questionnements des chercheurs (Richards & Morse, 2007). En ce qui concerne ce projet de recherche, une analyse par catégories conceptualisantes (Paillé & Mucchielli, 2012) visant à créer des catégories évolutives et spécifiques aux données a été employée.

Concrètement, le codage par catégories conceptualisantes a été effectué en suivant les prescriptions de Paillé et Mucchielli (2012). D’abord, les auteurs spécifient que l’analyse à l’aide de catégories conceptualisantes vise à ce que le chercheur aborde son matériel, dans le cas présent les verbatim des entretiens menés avec les usagers et les intervenants en lien avec l’intervention Fil d’Ariane, de manière à « qualifier les expériences, les interactions et les logiques selon une perspective théorisante » (Paillé & Mucchielli, 2012, p. 315). L’objectif est ici de constituer le sens et l’essence des verbatim et d’en proposer une théorisation. Ainsi, une codification a été exercée dans le but de cerner, à l’aide de mots ou d’expressions écrits en marge, l’essentiel de ce qui est exprimé dans les témoignages. L’analyse à l’aide de catégories conceptualisantes a donc permis de considérer une catégorie comme un phénomène, comme « une intention d’analyse dépassant la stricte synthèse du contenu » (Paillé & Mucchielli, 2012, p. 316). En ce sens, par un effort de conceptualisation, nous avons regroupé en catégories plurisémantiques tous les énoncés dont le sens se ressemble et émis une théorisation pour chacune d’elles.

3. Analyses et interprétations des entretiens

Comme il a été évoqué, ce projet exploratoire met l’accent sur l’expérience des usagers, mais également sur l’expérience des intervenants ayant rédigé le récit Fil d’Ariane. Ce faisant, les interprétations tirées des verbatim permettent de discerner les perceptions des participants impliqués dans ce projet quant à leur vécu à l’égard de cette intervention. Pour une meilleure compréhension de ceux-ci, nous divisons nos interprétations en deux champs. En premier lieu, nous présentons les analyses émanant des entretiens des usagers. En second lieu, nous explicitons nos interprétations quant aux propos des intervenants.

3.1 Analyses des entretiens réalisés auprès des participants ayant vécu un traumatisme

L’analyse des verbatim des entretiens en fonction de l’expérience vécue par les usagers révèle que la perception des bénéfices, qu’ils soient psychologiques ou physiques, a une influence sur l’impact que peut avoir l’intervention du Fil d’Ariane sur eux. De même, le lien de confiance apparaît comme étant primordial entre l’usager et son équipe d’intervenants. Ces analyses sont par la suite discutées à la lumière du concept de résilience en réadaptation physique, appréhendée comme

un processus qui s’inscrit dans une démarche d’apprentissage, d’habilitation et d’autodétermination, à travers lequel la personne ayant des incapacités […] réinterprète la signification d’une situation d’adversité liée à ses incapacités et réoriente positivement le sens de sa vie afin de poursuivre son développement

Michallet, 2016, pp. 127-128

3.1.1 Perception des bénéfices

Lors des analyses, nous nous sommes particulièrement attardés au sens que les personnes ayant vécu un traumatisme donnaient à cet événement et à ses conséquences. Il semble exister un lien important entre le bénéfice perçu par les usagers et l’impact du Fil d’Ariane sur leur condition et leur bien-être psychologique. Il apparaît que ce lien ne va pas nécessairement de pair avec le type de traumatisme ou ses effets, mais plutôt avec ce que les usagers considèrent comme étant un bénéfice. Nos analyses pointent que les attentes envers l’intervention Fil d’Ariane peuvent influencer la perception qu’a l’usager de l’intervention. Nous explicitons cette nuance en présentant deux sortes de bénéfices qui ont émergé des entretiens : les bénéfices psychologiques et les bénéfices physiques.

3.1.1.1 Bénéfices psychologiques

Les bénéfices psychologiques sont ici caractérisés par une perception générale favorable des usagers envers l’intervention Fil d’Ariane. En guise d’illustration, l’un des usagers soutient que le récit Fil d’Ariane a été l’occasion pour elle de se redécouvrir à travers ses forces et non à travers ses faiblesses. L’expérience lui a été positive, puisqu’elle considère que ses priorités ont changé pour le mieux, ce qu’elle attribue, au moins en partie, au Fil d’Ariane :

Je pense qu’au début de la réadaptation, en fait tout mon processus de réadaptation m’aura permis de me redécouvrir, mais vraiment en fonction de mes forces. Moi je suis quelqu’un qui a toujours, ma raison d’être a toujours été le résultat, la performance. Ici, j’approprie ces résultats aussi au Fil d’Ariane. On s’est concentré sincèrement sur qui j’étais, j’étais moi, dans l’intérieur de mes forces, de mes capacités plus que dans qu’est-ce que je fais. Donc, on a changé l’importance de ça, et je pense que ça a donné tout un autre sens à ma vie

Usager femme, 31 ans

Dans cet extrait, il est également possible de constater que le récit Fil d’Ariane amène l’usagère à se voir à travers les yeux de quelqu’un d’autre qu’elle-même. L’expérience lui fait voir comment les autres la perçoivent, mais toujours à travers ses forces. Cela lui donne confiance en elle-même et le courage de persévérer dans sa réadaptation. En effet, après avoir lu le texte écrit par l’intervenant, l’usagère est émue et surprise. Elle constate que sa vie antérieure n’était pas ce qu’elle voulait qu’elle soit et il semble que la lecture de ce texte est le moment qui marque un changement important dans sa vie, un « point tournant ».

Des usagers expliquent aussi que le Fil d’Ariane les a beaucoup aidé à maximiser l’investissement dans leur réadaptation et notamment à gérer les émotions relativement à leurs traumatismes. Cette intervention paraît avoir été très importante dans le processus de réadaptation, plus spécifiquement au plan psychologique. La perception des autres, tant celle de la famille que celle des intervenants, serait également quelque chose de très important. Ainsi, les usagers rapportent ressentir une fierté lorsque les textes rédigés par les intervenants leur renvoient une vision positive d’eux-mêmes. Leur discours laisse sous-entendre que cela les a conduits à lâcher prise sur la négativité et à embrasser un futur plus positif malgré le cours des événements :

Ça fait partie des plus beaux moments de ma vie. De lire un texte aussi beau, aussi doux que ça, puis [l’intervenant] a eu cette belle capacité de bien traduire. J’ai été surprise, je ne m’attendais pas à un aussi gros sentiment de fierté, puis beaucoup de peine aussi de dire que dans ma vie quotidienne avant ça, j’ai perdu cette vision-là de moi-même. Et j’arrive ici, on me connaît peu, mais ce qu’on voit de moi c’est ça. C’est un gros cadeau, c’est vraiment un gros cadeau

Usager femme, 31 ans

De plus, la façon dont le texte est transmis apparaît primordiale pour les usagers. Il semble important que l’intervenant rende le plus fidèlement possible l’histoire de l’usager, et ce, d’une façon familière pour ce dernier. À la lumière de l’extrait ci-dessus, il est indéniable de penser que la construction individuelle du récit Fil d’Ariane en fonction de l’usager est essentielle. Les usagers mentionnent que le texte écrit par l’intervenant est très touchant, qu’ils se reconnaissent dans les propos du professionnel et qu’ils apprécient cela. Enfin, des usagers perçoivent également le texte comme étant une énumération de qualités et de forces personnelles, perception qu’ils considèrent comme plaisante et agréable.

Ainsi, il ressort des analyses que le texte lié à l’intervention du Fil d’Ariane est une façon pour les usagers d’acquérir une vision positive d’eux-mêmes alors qu’ils se trouvent dans une situation de vulnérabilité, inconnue et difficile à accepter. Les usagers apprécient que le texte écrit par l’intervenant soit personnalisé et qu’il leur ressemble; cela les remplit de fierté. Ils mentionnent également la confiance, en eux et en la vie, que le texte leur permet de récupérer. Ces bénéfices psychologiques sont rapportés positivement dans le discours des usagers. Le Fil d’Ariane les aide à se développer et à s’actualiser à travers l’adversité. Dans notre interprétation, ces propos réfèrent à la notion de « points tournants » (ou turning points dans la littérature anglophone). King, Cathers, Brown et MacKinnon (2003) expliquent que les points tournants sont des moments critiques qui fournissent une opportunité de changement et de croissance dans la vie de tout un chacun. Ces moments décisifs sont des changements profonds qui s’opèrent lors d’expériences fatidiques, transformant le rapport à la vie et se manifestant dans des changements comportementaux, dans la relation envers les autres et dans la vision de soi-même (King et al., 2003). Que ce soit de façon positive ou plutôt négative, Atwood (1994) précise aussi qu’à la suite d’un moment décisif, la vie de la personne est changée à jamais. Dans le cas de cette étude, les points tournants réfèrent aux traumatismes vécus par les usagers.

Ces constatations vont également dans le même sens que les propos de plusieurs chercheurs sur la résilience. Notamment, la résilience est un processus adaptatif et un concept dynamique, modulable, évoluant dans le temps et selon les événements (Jourdan-Ionescu, 2001; Michallet, 2016; Tisseron, 2007; White et al., 2008). En particulier, Michallet (2016) définit la résilience en réadaptation physique comme un processus dynamique et complexe résultant de l’interaction de facteurs de protection et de facteurs de risque se situant sur les plans personnel, familial et environnemental d’un individu. Ces facteurs constitutionnels et environnementaux rendraient celui-ci résilient, c’est-à-dire capable de récupérer et de continuer de se développer malgré des situations difficiles. Un individu faisant face à l’adversité peut non seulement faire preuve d’adaptation, mais aussi profiter de cette occasion afin d’améliorer son fonctionnement psychologique au-delà du niveau qui prévalait avant l’événement (Joseph & Linley, 2005; Michallet, 2016). Bref, pour ces usagers, l’intervention Fil d’Ariane et le récit s’en dégageant les auront aidés à développer leur résilience par les apports psychologiques qui en ont résultés.

3.1.1.2 Bénéfices physiques

D’un autre côté, certains discours marquent une ambiguïté par rapport aux bénéfices de l’intervention du Fil d’Ariane. À certains égards, l’incertitude paraît provenir de contextes où la réadaptation apporte des bénéfices non visibles aux yeux des usagers. Par exemple, des usagers mentionnent qu’ils ne savent pas si l’intervention Fil d’Ariane va les aider à traverser les épreuves qui les attendent. Ils semblent rebutés et fermés lorsque l’intervenant leur demande d’approfondir cette pensée. Cela dit, ces entretiens laissent présager une pathologie sévère, par exemple une atteinte neurologique, pour laquelle la fin du processus de réadaptation ne signifie pas la fin de l’événement traumatisant. La signification du processus de réadaptation apparaît différente lorsque la situation physique invalidante perdure ou même empire. Les interventions de réadaptation peuvent être perçues comme vaines lorsque la personne réalise que celles-ci ne l’aideront pas à une récupération sur le plan physique.

D’autres discours peuvent être interprétés comme témoignant d’un désintérêt, notamment par rapport au projet de recherche. En effet, un des usagers explique qu’il ignorait que l’enregistrement et le texte servaient à tester le Fil d’Ariane dans la réalité de personnes ayant subi un traumatisme. Le désintérêt et la neutralité, c’est-à-dire ne pas avoir de perception positive ou négative envers l’intervention Fil d’Ariane, sont également observables à d’autres moments dans le discours cet usager. Celui-ci mentionne qu’il ne ressent pas de bienfaits particuliers à la suite du Fil d’Ariane et exprime sa surprise lorsque l’intervieweur lui demande s’il consulte le texte écrit à son sujet. Ainsi, il est possible de croire que le Fil d’Ariane aurait été bénéfique si des impacts avaient été perceptibles sur le plan physique. Il ne conçoit pas que des bénéfices psychologiques puissent refléter des résultats positifs. En ce sens, cet usager conçoit également l’expérience comme gênante. Il se sent mal à l’aise que toute l’équipe de professionnels ait accès à des informations personnelles le concernant par l’entremise du texte écrit par l’intervenant. Il précise que si le texte était resté entre lui et l’intervenant, il aurait été plus à l’aise avec l’expérience :

  • Participant (P) : Je dirais que j’étais peut-être un peu gêné après ça de revenir. Je ne sais pas, je trouvais ça un peu gênant après de rencontrer…

  • Intervenant (I) : Les thérapeutes.

  • P : C’est ça.

  • I : Qui connaissaient des aspects de toi. OK.

  • P : Sinon, je ne peux pas voir d’impact (Usager homme, 22 ans).

Les interprétations que l’on peut tirer de ces discours sont multiples. Il est possible que l’intervention Fil d’Ariane ne s’applique pas à tout un chacun. Les analyses des entretiens réalisés laissent entrevoir que les personnes aux prises avec un traumatisme important ou une maladie grave sont moins réceptives aux bienfaits visés par le Fil d’Ariane. Pour ce qui est du sentiment de gêne et de malaise, cela concerne la dimension de la confidentialité quant au contenu personnel livré à l’intervenant et que celui-ci résume dans la construction du récit concernant l’usager. Ce récit doit-il continuer d’être accessible à tous les membres de l’équipe de réadaptation? D’autres options pourraient être envisagées avec les usagers présentant un malaise envers le Fil d’Ariane. Cet aspect revêt des considérations éthiques non négligeables qui devraient être prises en compte et approfondies lors d’études futures.

Nous constatons aussi que, dans le discours des usagers, l’utilité du Fil d’Ariane semble tributaire de la perception qu’ont ceux-ci de ce qui constitue un bénéfice. En effet, l’engagement dans un processus de résilience recherché par l’intervention du Fil d’Ariane concerne une reconfiguration positive et améliorée des cognitions, des croyances et des comportements en réaction à l’adversité. Cette reconfiguration se traduit par une plus grande appréciation de la vie, une redéfinition des priorités, un approfondissement des relations interpersonnelles significatives ainsi qu’un changement positif sur le plan spirituel et la découverte d’un nouveau sens à sa vie (Pan & Chan, 2007; Yates & Masten, 2004). Ce processus est composé d’une interaction dynamique entre différentes caractéristiques individuelles (flexibilité cognitive, altruisme, spiritualité, recherche de sens, etc.), et des conditions externes (soutien des pairs, programmes sociaux, institutions religieuses, etc.). Ainsi, il apparaît que les usagers perçoivent l’intervention Fil d’Ariane comme bénéfique lorsqu’ils considèrent qu’un bénéfice peut être psychologique. À l’inverse, les usagers ayant la perception qu’un bénéfice doit être visible, et donc physique, n’envisagent pas le Fil d’Ariane comme bénéfique pour eux.

3.1.2 Le lien de confiance

Les usagers mentionnent tous dans leurs discours l’importance des professionnels les entourant. Les intervenants accompagnant les personnes ayant subi un traumatisme et travaillant de concert avec elles à leur bonne réadaptation auraient un impact favorable dans la vie de celles-ci. À titre d’exemple, des usagers considèrent que la réussite de leur réadaptation provient systématiquement de l’équipe qui les entourait. Bien que la réadaptation soit entièrement la leur, ils se sont sentis soutenus dans ce processus. L’équipe de professionnels semble donc avoir une grande influence sur la réadaptation des usagers. D’autres expliquent se sentir en sécurité et rassurés en présence de l’équipe de professionnels :

En même temps, tous les choix que j’ai faits ici, le retour que j’ai eu des professionnels, c’était toujours de l’accompagnement à : c’est ça ta décision, bon mon avis est que c’est bon pour ça, mais que ce n’est pas bon pour ça. Être accompagnée tout le temps, dans les bons choix que j’ai faits et dans les mauvais, parce que des fois je me poussais peut-être un peu trop, ça donne une sécurité de se dire que ça arrive des fois que tu prennes les bonnes décisions et que d’autres fois tu prennes les moins bonnes, mais il y a toujours une solution

Usager femme, 62 ans

Plus particulièrement, le lien qui se crée entre la personne en processus de réadaptation et l’intervenant qui rédige le texte et qui contribue à la mise en pratique du Fil d’Ariane semble indispensable dans la motivation des usagers. De même, certains usagers expriment de la tristesse de ne plus être en contact avec cet intervenant pour la suite du processus de réadaptation. Ce lien apporterait une vision plus humaine de la réadaptation; quelqu’un qui écoute, qui ne voit que le positif en la personne et qui lui apprend beaucoup. Cela motive les usagers à donner le meilleur d’eux-mêmes pour ne pas décevoir cette personne qui a su traduire en mots ses forces et ses ressources. Ainsi, cela semble également les aider dans leur processus de réadaptation à divers degrés : certains attribuent un lien fort entre l’intervenant et le Fil d’Ariane, d’autres accordent une importance plus grande à l’équipe de professionnels qu’à l’intervention, alors que d’autres encore relatent un contentement d’avoir quelqu’un avec qui discuter, partager leur vie et qui ils sont à l’extérieur de leur déficience physique.

Nair (2003) explique que la motivation d’une personne à coopérer activement aux activités de réadaptation avec les intervenants dépend étroitement de la correspondance entre son projet de réadaptation et les objectifs d’intervention. La reconnaissance par l’intervenant du projet de réadaptation d’un usager et de son projet de vie (c’est-à-dire sa quête de sens et de bonheur à travers son traumatisme et son processus de réadaptation), fait place à l’entièreté de la personne, à son unicité et à son devenir. Le rôle des thérapeutes prend alors une tout autre dimension : il s’agit de renforcer les facteurs de protection personnels et environnementaux et de faciliter les comportements résilients. Plus que la réparation d’une ou de plusieurs capacités altérées, la réadaptation devient alors un processus d’apprentissage et de responsabilisation qui contribue, à travers les interventions, à la réalisation du projet de vie de la personne et à sa participation sociale optimale (Centre de réadaptation (CR) Le Bouclier, 2004). La réadaptation s’inscrit alors dans ce que Jourdan-Ionescu nomme la résilience assistée (Jourdan-Ionescu, 2011).

Par ailleurs, des études ont identifié des facteurs de résilience favorisant l’adaptation et la participation sociale de la personne à sa nouvelle condition de santé (Dumont, Gervais, Fougeyrollas, & Bertrand, 2004; Friborg, Barlaug, Martinussen, Rosenvinge, & Hjemdal, 2005; Luthar & Cicchetti, 2000). Ces facteurs faciliteraient le déroulement du processus de réadaptation et entraîneraient une amélioration de la capacité à tolérer et à composer avec le stress et les émotions négatives apparaissant après le traumatisme. Considérant que le processus de résilience dépend de l’interaction entre les facteurs constitutionnels et environnementaux, les comportements associés à la résilience peuvent être développés et renforcés (White et al., 2008). Cet apprentissage dépend, entre autres, des relations entretenues entre la personne et l’équipe de réadaptation, comme le relatent les propos des usagers de notre étude.

3.2 Analyses des entretiens réalisés auprès des intervenants

Nous présentons maintenant les interprétations concernant les deux entretiens réalisés auprès des intervenants qui ont mis en pratique l’intervention du Fil d’Ariane dans le cadre de cette étude et qui ont rédigé le récit Fil d’Ariane. Lors des analyses, deux thématiques principales sont ressorties du discours des intervenants à propos de leur expérience : d’une part, leurs perceptions par rapport à l’intervention Fil d’Ariane (sur les usagers, mais aussi dans leur pratique), d’autre part que le Fil d’Ariane, en tant que technique de rédaction, est temporellement prenante dans la pratique des intervenants. Ces thématiques sont discutées à la lumière d’études effectuées sur le rôle de l’intervenant dans un processus de réadaptation ainsi que du guide de rédaction du Fil d’Ariane proposé par Chouinard et ses collaborateurs (2012).

3.2.1 Perceptions des impacts de l’intervention Fil d’Ariane

Tout d’abord, il est intéressant de noter que les intervenants avaient déjà utilisé quelquefois l’intervention du Fil d’Ariane dans le cadre de leurs fonctions. Ce faisant, ils connaissaient l’outil à utiliser pour ce projet de recherche, mais ils n’avaient pas pris la peine de s’interroger sur cette pratique avant que cela leur soit demandé dans le cadre de cette étude. Les analyses effectuées sur le discours des intervenants laissent voir que ceux-ci considèrent que le Fil d’Ariane a un impact sur leur rôle auprès des usagers, de même que sur leur pratique professionnelle.

3.2.1.1 Impact sur les usagers selon le discours des intervenants

Les intervenants perçoivent l’intervention du Fil d’Ariane d’un oeil positif. Ils considèrent que le document écrit, le récit Fil d’Ariane, que la personne peut garder et relire pendant et après sa réadaptation, est utile dans son processus de réadaptation et subséquemment lorsque son cheminement est complété. La perception des intervenants, à la suite de la lecture du texte, est que les usagers ressentent un sentiment de fierté qui leur fait le plus grand bien dans le contexte difficile qu’ils vivent :

Puis c’est comme une fierté, ce qui ressort du Fil d’Ariane c’est des choses positives, donc c’est ça le sourire dans le visage, puis souvent ce que j’ai vu, c’est que les proches, il y a des affaires qu’ils ne savaient même pas sur la personne finalement

Intervenante femme

Notre compréhension du discours des intervenants laisse croire qu’ils perçoivent que leur travail, spécifiquement par rapport au récit Fil d’Ariane, a un impact positif. Ils paraissent ressentir une certaine fierté lorsqu’ils constatent l’impact que leur texte peut avoir sur les usagers. En effet, dans un processus de réadaptation, l’usager est amené à définir ou redéfinir un projet de vie, s’inscrivant dans une quête de sens et de bonheur. Ce projet rejoint les finalités que la personne identifie quant à son existence, l’état qu’elle cherche à atteindre, à conserver ou à éviter. Il est porteur d’une force motrice qui engage la personne dans une action. Autrement dit, il signifie l’engagement de la personne dans la reconnaissance et la concrétisation de ses désirs et de ses motivations. L’usager réévalue et rajuste périodiquement son projet de vie à la lumière de ses nouvelles acquisitions, de l’atteinte ou non de ses buts, de circonstances incontournables ou du résultat de ses expériences et du sens qu’elle leur attribue (Frankl, 2006; Lukas, 2002). Ainsi, la perception des intervenants de l’impact positif du Fil d’Ariane, à la lecture de celui-ci par les usagers, reflètent les buts de cette intervention.

3.2.1.2 Impact sur la pratique des intervenants

Les intervenants estiment que le Fil d’Ariane propose des balises utiles à l’intervention menée par les professionnels en plus de sentir que leur texte écrit à la suite des entretiens touche les usagers. Plus précisément, les intervenants expliquent qu’ils considèrent que de se faire rappeler leurs forces et leurs capacités détenues peut aider les usagers à affronter certaines difficultés. Le Fil d’Ariane semble ainsi être utile dans la pratique de ces intervenants, notamment en ce qui a trait à l’estimation du niveau de résilience des usagers. Ils expliquent que cette intervention permet de suivre le cheminement de la personne et de déterminer l’étape à laquelle elle est rendue. Cela fait également en sorte que les intervenants sont capables d’aider les usagers de façon plus efficace pour atteindre les buts et les objectifs liés à leur processus de réadaptation. En outre, cet outil a permis aux intervenants de mieux connaître les usagers et ainsi de les voir sous un autre angle. Ils auraient beaucoup appris sur ceux-ci grâce au Fil d’Ariane :

C’est sûr que ça donne plus de sens, comme je disais un peu tantôt, je pense qu’après avoir fait le Fil d’Ariane, tu as vraiment une bonne idée d’ensemble de qu’est-ce qu’elle a traversé, où elle est rendue. Parce que souvent, oui il ressort ses forces, mais veux veux pas, ça ressort des difficultés ou des fois ça nous permet de cibler où elle est rendue puis vers où on peut s’en aller

Intervenante femme

De fait, « le récit fournit aux thérapeutes un portrait de leur patient qui est rarement accessible via les outils d’évaluation clinique conventionnels » (Chouinard et al., 2012, p. 146). Bâtir le plan de réadaptation sur des aspects énoncés dans le récit Fil d’Ariane par un usager aiderait celui-ci à s’investir davantage dans son plan d’intervention et dans sa quête de sens (Kirsh, 1996).

3.2.2 Le récit Fil d’Ariane : contrainte temporelle et pratique des intervenants

Les intervenants voient la rédaction comme une fonction de leur travail. Ils conçoivent la satisfaction de la personne recevant le texte comme un objectif à atteindre. Ce faisant, ils relatent que la rédaction du texte demande perfectionnement et temps. Les intervenants précisent qu’ils doivent bien rendre compte de la personne en processus de réadaptation pour que cette dernière puisse utiliser le texte comme un outil hors du contexte de réadaptation. Pour ce faire, ils expliquent qu’ils veulent être fiers de leur texte et qu’ils désirent le personnaliser à chacun des usagers. Les intervenants expriment également le souhait que les usagers soient fiers de lire le texte rédigé, ce qui les pousse à le perfectionner. Il semble ainsi y avoir une portée plus grande que la stricte rédaction d’un texte :

Puis après la rédaction, ça me prend du temps quand même. Je veux que la personne elle soit fière de ce qu’elle va entendre, je veux que ce soit représentatif de ce qu’elle m’a dit aussi. Donc c’est du temps, mais c’est correct, mais disons que ce n’est pas ma priorité dans mes interventions, d’où le fait que je n’en ai pas fait souvent

Intervenante femme

À cet égard, Chouinard, Mélançon et Mandeville (2012) proposent un guide de rédaction pour le Fil d’Ariane servant de ligne directrice à l’intervenant. Entre autres, le guide met l’accent sur l’importance d’adopter un ton positif où « la ligne directrice qui a contribué à donner du sens à la vie de l’usager avant son arrivée en réadaptation » (Chouinard et al., 2012, p. 156) est mise de l’avant. Les auteurs priorisent également les nuances dans le texte et l’adaptabilité de la forme de ce dernier selon l’usager. Ils proposent aussi d’utiliser la métaphore, si besoin est, et recommandent à l’intervenant de se laisser guider par les propos touchants que les usagers ont racontés lors des entretiens. Ce guide et cette intervention subjective peuvent être en lien avec le temps passé à la rédaction du Fil d’Ariane. En effet, les intervenants doivent démêler les propos importants de ceux qui le sont moins à travers les multiples entretiens qu’ils ont eus avec l’usager. Le temps alloué à cet exercice semble tributaire de l’intervenant et du contexte de la pratique l’entourant. Dans tous les cas, outre suivre le guide de rédaction, les intervenants ont le souci de rendre un texte reflétant les forces de l’usager. Ainsi, notre perception du discours des intervenants laisse présager que le facteur temporel joue un rôle d’obstacle dans l’utilisation et dans l’application du Fil d’Ariane. L’implantation de cette intervention amènerait les intervenants à revoir la gestion de leur pratique. Il apparaît que le processus de rédaction prend beaucoup de temps dans le cadre de leurs fonctions et que ce n’est pas une intervention qu’ils privilégient en dehors de cette étude.

De surcroît, un des intervenants recommande d’utiliser le Fil d’Ariane lorsqu’une réadaptation est plus longue, par exemple avec une personne amputée. Il explique cette idée par le fait qu’il doit prioriser certains aspects selon le dossier de l’usager, ce qui peut résulter à laisser tomber l’utilisation du Fil d’Ariane pour prioriser une intervention plus spécifique à la condition de la personne, par exemple celle visant à se concentrer sur les deuils.

Les propos des intervenants semblent donc valoriser le Fil d’Ariane dans la pratique avec plusieurs clientèles, mais considèrent tout de même que d’autres options peuvent être priorisées selon le dossier de l’individu en processus de réadaptation. À ce sujet, les intervenants considèrent que l’application du Fil d’Ariane est plus difficile pour certaines personnes, notamment celles atteintes de troubles cognitifs. Il faut aussi rappeler que des usagers participant à l’étude se sont sentis gênés par les propos dans le texte qui avait été rédigé à leur intention. Ce faisant, il apparaît que cette intervention ne peut pas être utilisée avec tous. Les intervenants expliquent que le Fil d’Ariane est une intervention longue quant au temps de réalisation, plus particulièrement en ce qui concerne le nombre de rencontres et la rédaction du texte. Dans le cadre de leur travail, et dans leur horaire chargé, ils doutent de l’utilisation du Fil d’Ariane dans de nombreux cas.

Conclusion

Cette intervention inductive et collaborative entre les deux partis nécessitait, à notre avis, d’examiner le vécu des usagers et des intervenants de façon indépendante par rapport à leur expérience du Fil d’Ariane. La compréhension approfondie de ce phénomène n’aurait pu être accessible sans une approche qualitative et inductive visant à saisir la réalité des personnes impliquées.

Notre compréhension du Fil d’Ariane est qu’il agit comme un outil mobilisant deux séries d’acteurs, soit les usagers et les intervenants. Entre autres, le discours des participants nous est apparu comme relevant de prismes théoriques spécifiques. D’abord, les propos des usagers ont révélé que le Fil d’Ariane avait un impact positif sur ceux-ci lorsque les bénéfices de l’outil étaient perçus sur le plan psychologique plutôt que physique. Les apports psychologiques ont amené les usagers à se développer et à s’actualiser à travers l’adversité, des résultats pointant dans le même sens que plusieurs travaux effectués sur la résilience. Ainsi, l’interaction entre des facteurs constitutionnels et environnementaux favoriserait le processus de résilience de l’individu, plus précisément lorsqu’il est question de récupérer et de continuer de se développer dans des situations difficiles. Le discours des usagers évoque également l’importance du lien de confiance qui doit exister entre la personne en réadaptation et l’intervenant responsable du Fil d’Ariane. Le rôle des intervenants prend une autre dimension puisque ceux-ci s’immiscent dans la vie personnelle des usagers et cette relation semble influencer la motivation de ces derniers à prendre part au processus de réadaptation (Nair, 2003).

En ce qui concerne le discours des intervenants, nos interprétations pointent que ces derniers perçoivent le Fil d’Ariane comme un outil aidant les personnes en processus de réadaptation et donc, que leur travail a un impact positif. Dans leur pratique, le récit Fil d’Ariane fournit un portrait des usagers qui ne serait pas vraiment accessible autrement. Par contre, la contrainte temporelle liée à la rédaction de ce texte de même que la recommandation d’utiliser le Fil d’Ariane lorsqu’une réadaptation est plus longue, par exemple avec une personne amputée, apparaissent comme un frein à l’utilisation systématique de cet outil. Le guide de rédaction proposé par Chouinard et ses collaborateurs (2012) semble toutefois encadrer les intervenants dans leur processus d’écriture.

Cette compréhension approfondie du vécu des usagers et des intervenants est intéressante pour l’avenir. Elle permet de mieux saisir l’ampleur des bénéfices qu’apportent les approches qualitatives et inductives dans le domaine de la santé. Nous avons pu saisir la complexité du phénomène et du contexte dans lequel se trouvaient les participants. Cette méthode nous a également fait comprendre que le Fil d’Ariane n’est peut-être pas indiqué pour tous les types de traumatismes ni pour tous les individus. En ce sens, nous croyons qu’il serait intéressant de poursuivre la recherche sur l’intervention du Fil d’Ariane avec d’autres usagers et intervenants dans le but de comprendre davantage les impacts de cette intervention sur les premiers et l’utilisation faite de celle-ci par les seconds. Il serait également désirable que des recherches futures s’attardent au Fil d’Ariane dans d’autres contextes, notamment celui du vécu et de la réalité des familles dont un des membres nécessite des services de réadaptation.