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Introduction

Printemps 2012, route 132, assise dans un minibus, nous lisions un livre. Nous venions d’obtenir notre doctorat et de décrocher un premier mandat de recherche professionnelle dans le domaine de la sécurité incendie. Ce matin de printemps 2012, nous faisions ce qu’on nous avait toujours conseillé de faire : consulter les savoirs préexistants pour nous familiariser avec notre nouveau thème de recherche. Après plus de trois heures de route, les discussions amicales entre passagers, tous pompiers, se sont atténuées, certains somnolaient. Le moment nous semblait parfait pour avancer nos lectures. Le premier chapitre à peine terminé, un pompier assis de l’autre côté de l’allée centrale nous questionna : « Qu’est-ce que tu lis? ». Notre réponse fut celle d’une universitaire récemment diplômée : « On the Fireline [Desmond, 2007], une thèse en sociologie d’un pompier forestier américain inspirée de l’École de Chicago ». Silence. L’officier assis devant nous se détourna. Des visages étonnés apparurent dans l’allée centrale. Nous reprîmes : « Je le lis pour comprendre comment il est arrivé à décrire le métier, la formation, les interventions ». On me répondit de l’arrière du minibus : « J’en ai une histoire d’intervention pour toi ». L’officier se retourna satisfait et les discussions reprirent de plus belle à coups de récits d’interventions qui, aux dires unanimes des passagers, sauraient bien mieux nous instruire qu’un livre.

Nous l’avouons, jamais nous n’avons réussi à terminer la lecture de cette thèse. Au-delà de l’anecdote qu’elle a provoquée dans un minibus de pompiers, On the Fireline est littéralement devenu notre « fireline » : le lieu où la théorie et les données se font face et se demandent mutuellement par où les vents dirigeront les flammes. Lorsque nous tentons d’en reprendre la lecture, les mots de Desmond se mêlent à ceux des autres entendus dans le minibus. On the Fireline est devenu ce moment charnière où les savoirs préexistants et nos données de terrain dialoguent et se répondent.

Le présent article constitue un exercice de réflexivité sur un processus de recherche mettant à profit la mobilisation des écrits et en particulier sur des moments d’équilibre précaire, ces moments de dialogues, entre les savoirs préexistants et les données de terrain. Notre objectif est avant tout de faire part de notre expérience, de nos va-et-vient constants entre nos données et les savoirs préexistants afin qu’un chercheur s’aventurant sur la voie de la recherche inductive puisse disposer d’exemples pour appuyer et justifier ses choix et ses pratiques méthodologiques.

Pour ce faire, nous nous sommes ici délibérément inspirée de la structure d’un protocole de recherche – observation, analyse des données et diffusion des résultats – afin de regrouper nos expériences personnelles de mobilisation des savoirs selon des étapes de recherche. Certes, ce cheminement de recherche est académique et correspond rarement à la réalité des recherches inductives (Luckerhoff & Guillemette, 2012), mais nous l’emprunterons à titre de catégories usuelles pour regrouper nos expériences. De plus, porter ce regard rétroactif sur un cheminement de recherche, qui ici retracera plus de cinq années de recherche terrain auprès des intervenants d’urgence du Québec, ne peut se faire sans guide. Par conséquent, nous utiliserons aussi des écrits méthodologiques préexistants afin de regrouper et de traiter nos expériences de recherche terrain.

Cet article est divisé en quatre sections. Dans la première section, notre parcours de recherche sera exposé. Nous y décrirons les projets de recherche qui ont donné lieu à nos terrains ethnographiques auprès des intervenants d’urgence et nous y ferons part de quelques assises méthodologiques et disciplinaires qui ont guidé nos travaux. Par la suite, nous montrerons comment la mobilisation des savoirs nous a aidée lors de nos observations. Guidée par la réflexion méthodologique de Olivier de Sardan sur les biais du terrain, nous présenterons les façons dont la mobilisation des savoirs peut contribuer à limiter ces biais. Dans la troisième section, nous nous intéresserons à l’analyse des données et illustrerons l’apport des concepts sensibilisateurs. Finalement, nous exposerons les apports de la mobilisation des savoirs lors de la diffusion de nos travaux.

1. Un parcours en recherche inductive : les projets et leurs assises méthodologiques

Depuis 2001, nous menons des recherches inductives, ethnographiques ou inspirées de la MTE[1], auprès d’intervenants d’urgence des milieux de la police et de la sécurité incendie. Ces travaux ont porté principalement sur l’emploi de la force policière (St-Denis, 2011, 2012c) et sur la professionnalisation des services de sécurité incendie du Québec (St-Denis, 2012a, 2012b, 2015, 2016). Ces expériences de recherche nous ont conduite à un projet sur la prise de décisions médicales d’urgence mené actuellement auprès de pompiers, d’ambulanciers paramédics et de médecins[2]. Les exemples exposés dans cet article seront surtout issus de ce dernier projet toujours en cours et des expériences ethnographiques qui nous y ont menée. La Tableau 1 présente le contexte et la méthodologie des projets de recherche qui seront cités dans le texte.

Tableau 1

Présentation synthèse des projets de recherche

Présentation synthèse des projets de recherche

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La recherche inductive préconise une émergence du savoir à partir des données. Pour y parvenir, il est d’usage en anthropologie de mettre en garde les chercheurs inductifs contre leurs préjugés théoriques, préjugés qui pourraient nuire tout autant à leurs problématisations qu’à leurs collectes et analyses des données. Pour l’anthropologue Boas, un des pionniers de la méthode ethnographique[4], « faire entrer de force les phénomènes dans un carcan théorique est l’inverse du procédé inductif grâce auquel on peut connaître les relations réelles entre des phénomènes concrets » (Boas, 1896/2017, p. 545). À sa suite, l’anthropologue Malinowski confirmera la nature inductive de la méthode ethnographique en affirmant que plus le chercheur de terrain « s’accoutume à confronter ses théories aux faits et à voir dans ces derniers le moyen d’étayer une théorie, mieux il est équipé pour sa tâche » (Malinowski, 1922/2001, p. 65).

Ce serait par contre une erreur d’en conclure que l’appel à la théorie et aux savoirs préexistants peut complètement être évacué d’une recherche inductive. En ce sens, Glaser et Strauss rappellent qu’« aucun sociologue ne peut effacer de son esprit la totalité de la théorie qu’il connaissait avant de commencer sa recherche » (Glaser & Strauss, 2010, p. 386). Afin de montrer en quoi la théorie peut contribuer à la recherche inductive, plusieurs défenseurs de la méthodologie de la théorisation enracinée (MTE) (Charmaz 2004; Glaser & Strauss 2010; Guillemette & Luckerhoff, 2009; Luckerhoff & Guillemette, 2012) favorisent l’usage de concepts sensibilisateurs, soit des « savoirs expérientiels, théoriques et culturels qui leur permettent de reconnaître les similitudes et les différences entre les observations qu’ils font sur leurs données » (Guillemette & Luckerhoff, 2009, p. 14). Ces concepts sensibilisateurs sont principalement pertinents lors de l’analyse des données afin de guider l’intuition du chercheur. Nous reviendrons à cette analyse des données plus bas. Pour l’instant, débutons par la pertinence de la théorie et des savoirs préexistants lors d’une phase préalable à l’analyse, soit celle de la collecte des données.

Dans la méthode ethnographique, la mobilisation des connaissances est posée comme une condition de réussite d’une recherche de terrain. À titre d’exemple, voici le conseil qu’offrait Mauss à ses étudiants : « Le jeune ethnographe qui part sur le terrain doit savoir ce qu’il sait déjà, afin d’amener à la surface ce qu’on ne sait pas encore » (Mauss, 1947/2002, p. 20). Evans-Pritchard abonde dans le même sens en affirmant que l’anthropologue « doit avoir à la fois une bonne connaissance de la théorie générale et de l’ethnographie de la région où il travaille »[5] [traduction libre] (Evans-Pritchard,1951, p. 80). L’anthropologue initié aux conditions de planification et de réussite du terrain ethnographique conclura donc que « l’opposition entre théorie et terrain n’a aucun sens » (Olivier de Sardan, 2008, p. 22).

Lors de nos recherches, nous avons eu à « gérer l’équilibre précaire » (Glaser & Strauss, 2010, p. 386) entre l’induction analytique et la nécessité méthodologique de la mobilisation des résultats préexistants. Nous avons fait nôtre l’approche inductive décrite par des pionniers tels que Boas et Malinowski, mais les conseils méthodologiques de Mauss et d’Evans-Pritchard se sont révélés tout aussi pertinents. Bien qu’à première vue ces conseils classiques paraissent contradictoires, ils sont les deux pendants de l’équilibre précaire entre l’induction analytique et la mobilisation des connaissances. En ce sens, ces conseils demeurent d’actualité pour les chercheurs inductifs contemporains. Les prochaines sections illustreront comment les connaissances ont été mobilisées lors de l’observation, de l’analyse des données et de la diffusion de nos travaux.

2. Observer : une relation construite à partir de savoirs

Dans l’imaginaire disciplinaire, l’anthropologue est supposé débarquer « seul sur une grève tropicale avec, tout à côté, un village d’indigènes, tandis que l’embarcation qui vous a amené cingle au large pour bientôt disparaître » (Malinowski, 1922/2001, p. 60). Dans les faits, l’anthropologue n’est jamais seul sur le terrain. Il part avec les connaissances de ses prédécesseurs qui ont décrit, cartographié, photographié, etc. la contrée visitée et les habitudes de ses habitants. Ces savoirs contribuent à sa familiarisation avec la société étudiée. En ce sens,

les sources écrites sont donc pour l’anthropologue à la fois un moyen de mise en perspective diachronique et d’élargissement indispensable du contexte et de l’échelle, et à la fois une entrée dans la contemporanéité de ceux qu’il étudie

Olivier de Sardan, 1995, p. 12

Mais au-delà de la préparation initiale, la mobilisation des savoirs est importante sur le terrain puisque celui-ci « se mène en naviguant à vue parmi [ses] biais » (Olivier de Sardan, 2008, p. 91), lesquels sont : 1) la modification des comportements; 2) l’encliquage; 3) le monopole des sources; 4) les représentations et la représentativité. Attardons-nous à chacun de ces biais et à l’apport de la mobilisation des savoirs dans leur identification et leur dépassement.

2.1 La modification des comportements

La modification des comportements est l’effet de la présence du chercheur sur les comportements de la société étudiée. En d’autres termes, en présence du chercheur, les participants veulent montrer leur cohérence sociale sans laisser voir leurs manquements et leurs désaccords. Ce biais peut être saisi par la notion de présentation de soi de Goffman. Ce sociologue américain affirme qu’« en tant qu’acteurs, les individus cherchent à entretenir l’impression selon laquelle ils vivent conformément aux nombreuses normes qui servent à les évaluer, eux-mêmes et leurs produits » (Goffman, 1959/2001, p. 237). Sur ce point, les professionnels de l’urgence ne font pas exception. Comme tous les acteurs sociaux, ils vivent une socialisation professionnelle et se présentent conformément aux attentes adressées par et envers leur profession (Desmond, 2006a, 2006b, 2007; Pudal, 2011; Scott & Myers, 2002; St-Denis, 2013; Van Maanen & Schein, 1979).

En ce sens, le chercheur de terrain doit apprendre à être littéralement à sa place et à accepter d’être exclu de certains événements et de devoir graduellement négocier son accès. Sur le terrain, il doit constamment démontrer son respect envers ses participants de recherche, son respect envers ceux qui ont accepté sa présence. Ce respect des participants va de pair avec le respect de leur présentation de soi. Sur le terrain, l’anthropologue doit donc décoder les règles de cette présentation de soi et apprendre rapidement à adapter sa présence à ces règles.

À titre d’exemple, lors d’observations en caserne, nous avions été informée par les pompiers de la visite d’un représentant syndical. Cette visite, au moment de notre présence, semblait incommoder les pompiers. Nous n’avons pas su le motif de cette visite et visiblement les pompiers ne souhaitaient pas nous en informer. Pour faciliter la présentation de soi des pompiers, nous avons alors planifié d’utiliser la soirée pour faire une entrevue de recherche avec un officier en formation non convié à la rencontre. Sans surprise, l’entrevue, bien que pertinente, dura en longueur. À notre retour dans la salle commune de la caserne, nous avons joué le jeu en nous excusant de la durée de notre rencontre; excuses accueillies par un « tant mieux, il y a des choses qui doivent se régler juste en famille » (propos issus de notre journal de terrain).

La présence de longue durée de l’anthropologue sur le terrain est un facteur majeur pour la réduction de ce biais de la modification des comportements (Olivier de Sardan, 2008). Traditionnellement, le terrain ethnographique est d’une durée de deux ans (Evans-Pritchard, 1951) pour ainsi être favorable à une familiarisation et à une habituation.

La mobilisation des connaissances aide aussi l’anthropologue à comprendre les effets de sa présence et la forme d’intégration qui lui est réservée. Par exemple, lors de nos travaux auprès des pompiers, les savoirs préexistants nous ont permis rapidement d’identifier la transformation de certains comportements et de modifier notre approche. Dans les milieux des intervenants d’urgence, l’humour, particulièrement l’humour noir, est utilisé pour désamorcer des situations difficiles (Desmond, 2006a, 2006b; Scott & Myers 2002; St-Denis 2013; Tangherlini, 2000). Lors de nos premières présences en caserne, nous avions remarqué une atmosphère agréable de camaraderie, telle que décrite dans les écrits (Desmond, 2006a, 2006b, 2007; Douesnard, 2012; Pudal, 2011), mais le ton des conversations était formel et exempt d’humour. Il nous aura fallu participer à une phase de déblai[6] lors d’un incendie pour avoir droit au privilège de nos premières railleries. Le feu, marqueur initiatique professionnel des pompiers (Desmond, 2006a, 2007; Pudal, 2011), aura aussi été l’occasion de notre acceptation sociale. Encore aujourd’hui, dans cette caserne, on se remémore amicalement cette journée où nous avons, enfin, sali notre « bunker »[7] et mouillé nos bottes.

Notre présent projet de recherche sur la prise de décisions médicales d’urgence nous a amenée à côtoyer de nouveaux intervenants d’urgence. Au début du projet, les échanges étaient formels et nous savions que cette formalité était caractéristique de la phase d’accueil et d’accoutumance mutuelle. Nous savions aussi que cette phase initiale allait se terminer le jour du partage des premières blagues. Il nous restait, en tant qu’anthropologue, à demeurer patiente jusqu’aux premières railleries sincères.

2.2 L’« encliquage »[8]

L’« encliquage » est le fait que « l’insertion du chercheur dans une société ne se fait jamais avec la société dans son ensemble, mais à travers des groupes particuliers. Il s’insère dans certains réseaux et pas d’autres » (Olivier de Sardan, 2008, p. 93).

Par nos travaux sur l’urgence, notre insertion dans les milieux étudiés est vécue principalement auprès des détenteurs de savoirs et d’expertises en matière d’interventions d’urgence. Ce fut d’ailleurs le cas lors de nos premiers contacts avec un département de formation en soins paramédicaux, où nous avons rapidement été dirigée vers les enseignants d’un cours intitulé « Intervention préhospitalière en situation d’exception ». Ce cours, nous avait-on dit, a des « vraies prises de décisions parce que les étudiants sont dans une zone grise : il n’y a pas de protocole, c’est des cas d’exception. On voit comment ils se débrouillent » (propos issus de notre journal de terrain). Pourtant, ce même département donnait simultanément un cours en éthique professionnelle qui aurait pu tout autant être pertinent à nos travaux, puisqu’un tel cours offre l’opportunité de réfléchir aux normes qui guident les décisions des professionnels paramédicaux, incluant les décisions médicales d’urgence. Cet exemple montre bien que l’encliquage est inévitable et qu’il peut être présent même lorsque les participants tentent, au mieux, d’aider l’anthropologue.

C’est sa connaissance des savoirs préexistants qui outille l’anthropologue pour dépasser, voire renverser, les premières perceptions de ses travaux et élargir le champ de ses observations. À titre d’illustration, voici comment nous avons utilisé nos connaissances préalables pour dénouer notre encliquage au sein du département de formation en soins paramédicaux. Deux ouvrages récents sur la quotidienneté professionnelle des paramédics (Bourdon, 2011; Simpson et al., 2017) et un sur les sapeurs-pompiers français (Pudal, 2016) nous rappellent que la majorité des interventions de ces professionnels sont non urgentes. Elles relèvent de problèmes de santé mineurs ou de situations psychosociales socialement dérangeantes comme l’abus d’alcool, l’itinérance, etc. Pudal relate d’ailleurs le désarroi d’un sapeur-pompier français : « des fois, je me dis qu’on nous prend pour les éboueurs de la société » (Pudal, 2016, p. 57).

Nous reviendrons plus bas sur l’impact de ces données ethnographiques et statistiques préexistantes lorsque nous aborderons la représentativité de nos recherches. Pour l’instant, notons que ces données préexistantes guident l’anthropologue dans l’« élargissement indispensable du contexte et de l’échelle » (Olivier de Sardan, 1995, p. 12). Plus spécifiquement, elles nous ont permis de concevoir nos travaux ciblés sur la prise de décisions médicales d’urgence dans une représentation plus réaliste des contextes professionnels des intervenants dits d’urgence. En d’autres termes, la littérature ethnographique et sociologique préexistante nous a permis de dépasser le sens commun, que nous partagions initialement et qui aurait pu, tout autant que l’adhésion stricte à un cadre théorique, nuire à notre collecte et à notre analyse des données. Par conséquent, en matière d’encliquage, la mobilisation des connaissances est un outil qui s’est révélé des plus bénéfiques.

2.3 Le monopole des sources

La rareté des données préexistantes étant une des justifications principales pour mener une recherche exploratoire, le monopole des nouvelles données est une conséquence de la visée même des recherches exploratoires. Olivier de Sardan propose deux solutions pour en limiter ses conséquences : le travail d’équipe et l’accès aux données afin de permettre leur réinterprétation.

Nous aimerions ici proposer une troisième voie pour limiter ce biais : utiliser les connaissances préexistantes comme outils de collecte de données. Les sociétés étudiées par les anthropologues ont de plus en plus accès aux savoirs scientifiques les concernant. Comme l’affirme Olivier de Sardan, « il n’est pas de sociétés sur lesquelles on n’ait écrit, et […] il n’est plus de société où l’écrit ne joue de rôle » (1995, p. 12). Il devient ainsi possible, et très souvent pertinent, d’utiliser les savoirs existants tout autant que les hypothèses en émergence pour collecter de nouvelles données. À cet effet, nous avons utilisé des extraits d’ouvrages scientifiques, particulièrement des extraits de verbatim ou de courtes citations, pour obtenir des données sur des thèmes plus délicats, voire tabous, tels que la confrontation à la mort ou la remise en question du rôle professionnel. Nous avons maintes fois observé que des discussions entamées à partir de propos d’autrui mènent graduellement à des discussions plus profondes.

Dans le cadre de notre projet actuel sur la prise de décisions médicales d’urgence, nous avons proposé des exercices de résolution de dilemmes éthiques fictifs, mais plausibles, à certains participants, particulièrement aux formateurs et aux enseignants. Ces exercices avaient une double visée : 1) expliciter ce qu’est l’éthique et illustrer ses apports; 2) discuter des enjeux éthiques des pratiques professionnelles à partir de cas fictifs. De nouveau ici, nous avons pu constater qu’il était facilitant d’entamer la discussion à partir de cas fictifs pour, par la suite, progresser vers la discussion de cas réels.

Nous avons aussi invité des membres des groupes étudiés à lire et à commenter les versions préliminaires de nos publications. Certains de ces commentaires sont inclus dans nos publications soit à même le texte (St-Denis, 2013) ou en préface (St-Denis, 2012a). Ainsi, les biais interprétatifs qui pourraient être engendrés par le monopole des sources sont limités par la participation des membres des groupes et sociétés étudiés dans l’interprétation et la diffusion des résultats de recherche.

Cette ouverture à une relecture facilite également l’autorisation de nos travaux auprès des instances administratives des institutions demandant de consulter nos écrits avant leur publication[9]. Avec l’expérience, nous ne percevons plus ces demandes comme une contrainte ou une intrusion indue dans nos travaux, mais bien plutôt comme l’occasion d’acquérir de nouvelles données auprès des gestionnaires et dirigeants des organisations impliquées dans nos travaux.

2.4 Les représentations et la représentativité

Par sa visée exploratoire, la méthode ethnographique atteint rarement une représentativité statistique. Par conséquent, « il ne faut pas faire dire à l’enquête de terrain plus qu’elle ne peut donner » (Olivier de Sardan, 2008, p. 97). Mobiliser les connaissances préexistantes en préparation et en cours de terrain relativise la portée de l’enquête. Comme nous l’avons montré dans les sections précédentes, c’est par cette mobilisation que l’anthropologue parvient à saisir sa position sur le terrain, à saisir les modifications de comportements qu’il engendre et son encliquage. Sans ce souci de lecture et d’appropriation des travaux de ses prédécesseurs, non seulement l’anthropologue nuit à la réussite de son terrain, mais il pourrait aussi être porté à méconnaître les biais de sa méthode, voire à octroyer une représentativité erronée à ses données.

Ici, la formule consacrée « all is data » (Glaser 2007, p. 93) – ou dans sa version francophone « l’enquête de terrain fait feu de tout bois » (Olivier de Sardan, 1995, p. 12) – prend tout son sens. Les données scientifiques préexistantes, sous forme notamment de publications et de rapports de recherche, peuvent être des données pertinentes (Guillemette & Luckerhoff, 2009; Tourigny Koné, 2014).

À l’image du pionnier Malinowski qui lisait et commentait des ouvrages scientifiques en territoire trobriandais, l’anthropologue contemporain a donc aussi tout à gagner à « savoir ce qu’on sait déjà » (Mauss, 1947/2002, p. 20). Par contre, pour conserver la nature inductive de ses travaux, l’anthropologue devra demeurer prudent. En effet, utiliser les savoirs préexistants ne signifie pas « faire entrer de force les phénomènes dans un carcan théorique » (Boas, 1896/2017, p. 545). La mobilisation des connaissances doit demeurer un outil parmi nombre d’autres pour naviguer à vue dans les biais du terrain. Comme l’affirme Olivier de Sardan : « Bien que plus classiques, et non spécifiques à l’enquête de terrain, [les sources écrites] ne doivent pas être oubliées ou minimisées. On doit ainsi les évoquer, pour mémoire, sans s’y attarder » (1995, p. 12). Ainsi, sera conservée l’approche inductive chère à la méthode ethnographique.

3. Analyser les données : la contribution des concepts sensibilisateurs

La même approche s’applique lors de l’analyse des données. L’équilibre entre induction analytique et mobilisation des connaissances devra être préservé. Sur ce point, et comme nous l’avons indiqué en introduction, il existe de nombreux écrits sur l’utilisation des concepts sensibilisateurs lors de l’analyse des données. Notre objectif ne sera pas ici de reprendre ces publications en détail, elles peuvent facilement être consultées ailleurs (Charmaz 2004; Glaser & Strauss 2010; Guillemette & Luckerhoff, 2009; Luckerhoff & Guillemette, 2012). Nous préférons ici illustrer comment une de nos intuitions analytiques a surgi « à partir de la théorie existante » (Glaser & Strauss, 2010, p. 386).

En plus des lectures anthropologiques et sociologiques qui ont guidé notre collecte de données, nos travaux sur la prise de décisions d’urgence nous ont amenée à nous intéresser à divers ouvrages sur des notions similaires à l’urgence, dont celle d’événement (Bensa & Fassin, 2002; Moreau, 2017; Olazabal & Lévy, 2006; Ricoeur, 1991a, 1991b, 1983/1991c). Au fil de nos lectures, l’événement est devenu un de nos concepts sensibilisateurs. Cette notion d’événement est définie, entre autres, par la rupture de sens qu’il engendre. À titre d’exemple, pour Bensa et Fassin, l’événement « manifeste à lui seul une rupture d’intelligibilité. L’évidence habituelle de la compréhension est soudainement suspendue; à moment donné, littéralement, on ne comprend plus, on ne s’entend plus. Le sens devient incertain » (Bensa & Fassin, 2002, p. 10).

Ce concept d’événement nous a permis d’être sensible aux ruptures de sens et aux moyens mis en oeuvre pour parvenir à les exprimer. Au nombre de ces moyens, et comme nous l’avons énoncé plus haut, l’humour apparaît comme une réponse socialement acceptable chez les pompiers et les techniciens ambulanciers paramédics[10]. Voici par exemple comment trois pompiers d’une même caserne nous ont fait part d’un accident de voiture impliquant un des leurs.

Pompier 1 : [...] lui on l’a déjà rapaillé. Puis aujourd’hui on a du fun là-dedans, mais dans le temps...

Pompier 2 : [en se levant] Moi, je vais aller attendre dehors [rire, en se rassoyant].

[rires communs]

Pompier 1 : Mais lui, il s’était endormi au volant puis il s’est ramassé dans le fossé. Puis là, tu arrives vite parce que tu sais que c’est un pompier, oh boy!

Pompier 3 : Ouain, comme c’est un gars de l’équipe, faut faire notre job [rire], on n’a pas le choix là!

[rires communs]

Pompier 3 : Mais comme c’était un gars de la caserne, on a demandé le support d’une autre caserne pour finir ça. C’était difficile, c’était trop émotif justement.

Le ton humoristique de cette mise en récit démontre la difficulté de dire l’émotivité de l’intervention qui a engendré cette inaction auprès d’un collègue en besoin. Il illustre bien l’inconfort vécu lorsque le pompier, perçu socialement comme un héros imperturbable, ne parvient plus à intervenir. Le concept d’événement nous a donc permis de mettre en lumière la rupture de sens derrière ces propos humoristiques.

Par contre, prudence s’impose. Bien que ce concept puisse éclairer certaines de nos données, ce serait une erreur de qualifier toutes les interventions d’urgence d’événementielles. Comme l’illustrent fort bien Bourdon (2011), Pudal (2016) et Simpson et al. (2017), ainsi que plusieurs de nos données empiriques, nombre de ces interventions relèvent de la quotidienneté, voire de la banalité, pour les intervenants d’urgence. Le concept d’événement ne doit donc pas être généralisé à toute intervention d’urgence.

L’usage de concepts sensibilisateurs relève donc d’un « nécessaire risque interprétatif [et cette] prise de risque interprétatif empiriquement contrainte est au coeur de toute activité de recherche anthropologique » (Olivier de Sardan, 2008, p. 290). Ici encore, comme lors de la réalisation du terrain, l’anthropologue naviguera à vue lors de l’analyse de ses données. Sous forme de concepts sensibilisateurs, les connaissances préalables pourront le guider, mais l’anthropologue ne devra pas tomber dans la surinterprétation en « pliant les données à sa convenance » (Olivier de Sardan, 2008, p. 292).

4. Diffuser les résultats : une traduction qui mobilise les savoirs

L’étape de la rédaction scientifique et de la diffusion des résultats replonge l’anthropologue dans la gestion de l’équilibre précaire entre l’induction analytique et la mobilisation des savoirs. Pour bien saisir en quoi la mobilisation de la connaissance est nécessaire dans la traduction des données brutes en résultats diffusables, il faut s’attarder quelques instants à l’épistémologie des sciences humaines. Selon le philosophe Gadamer, les connaissances en sciences humaines ne peuvent être que des discours historiquement situés (Gadamer, 1953/2001a, p. 71). Elles ne sont pas « la chose », mais bien un discours, un accord commun sur la compréhension historique de « la chose » : « Le but de toute entente et de toute compréhension est l’accord sur la chose » (Gadamer, 1959/2001b, p. 74). Les connaissances en sciences humaines constituent donc « des logoï, des discours, “seulement” des discours » (Gadamer, 1953/2001a, p. 71).

En anthropologie, la nature discursive des savoirs ethnographiques a largement été démontrée par Geertz, notamment dans son ouvrage judicieusement intitulé Ici et là-bas. L’anthropologue comme auteur (1988/1996). Geertz y affirme que « toutes les descriptions ethnographiques sont artisanales, [que] ce sont les descriptions des descripteurs [anthropologues], pas celle du décrit » (Geertz, 1988/1996, p. 143). L’écriture ethnographique est donc un acte de traduction et, en tant que traduction, elle doit, pour être lue, se référer aux traditions de son public cible : « En soi, la présence là-bas est une expérience de carte postale (« je suis allé à Katmandou – et vous? »). C’est la présence ici, celle de l’universitaire parmi les universitaires qui entraîne la lecture […] » (Geertz, 1988/1996, pp. 129-130).

Lors de la rédaction scientifique et de la diffusion des résultats, l’anthropologue devra donc, de nouveau, « gérer l’équilibre précaire » (Glaser & Strauss, 2010, p. 386) entre l’analyse inductive de ses données et la mobilisation des connaissances et théories scientifiques nécessaires pour rendre ses résultats lisibles, compréhensibles, par la communauté scientifique. L’anthropologue Bensa (2006) rend bien compte des deux pendants de cet équilibre précaire. D’un côté, « pour s’accomplir, l’ethnologue […] doit se déprendre de l’autre et l’objectiver » (Bensa, 2006, p. 303). De l’autre, « vouloir comprendre cet au-delà de lui-même en se posant comme plus lucide que lui, c’est prendre le risque de lui prêter une logique erronée d’action et de pensée » (Bensa, 2006, p. 304). L’écriture ethnographique est donc un « accord sur la chose » (Gadamer 1959/2001b, p. 74) situé entre les données de terrain et les traditions scientifiques.

Pour parvenir à écrire la quotidienneté des professionnels de l’urgence, pour dire la transformation des formations, les exigences en matière de gestion de risques, l’attente avec ses silences et ses railleries amicales, les plaisirs éprouvés lors des appels, mais aussi des doutes et parfois de l’impuissance qu’ils génèrent, l’anthropologue devra trouver à dire en dialogue avec les savoirs préexistants. Pour notre part, cette traduction a, jusqu’à maintenant, été principalement en dialogue avec l’éthique et les savoirs sur la prise de décision (St-Denis, 2011, 2016) et en dialogue avec les notions sociologiques de professionnalisation et de management des émotions (St-Denis, 2013, 2015).

Mais, à titre de traduction, nos écrits scientifiques demeurent une construction. Ils ne sont pas « la chose », mais un dialogue sur « la chose ». Aucune de nos publications ne parvient à dire la richesse des expériences et des données de terrain. Nos écrits scientifiques pourraient être lus à la lumière de la préface que l’anthropologue Itéanu rédigea à l’intention de ses participants orokaïva : « Bien qu’il s’agisse de vos coutumes, ce livre n’est pas en orokaiva, mais dans ma langue […] Vous tous, mes amis, ce que j’ai dit, est-ce bien dit, est-ce mal dit? » (Itéanu, 1983, p. xi).

Nous avons lu cette préface au début de nos études universitaires en anthropologie. Aucunement écrite à l’intention de la jeune anthropologue néophyte des terrains et de l’écriture ethnographiques que nous étions, elle fut pourtant l’un des textes les plus marquants de notre cheminement académique et scientifique. Cette préface dit le risque de la traduction, elle dit l’incertitude de l’écriture ethnographique.

Ne serait-ce que pour être capable de saisir la modification de ses comportements, son encliquage disciplinaire et théorique, le monopole de ses preuves et les limites de ses représentations scientifiques, l’anthropologue se doit de consulter et de se situer dans les écrits ethnographiques et épistémologiques de ses pairs. Tout autant que pour les biais du terrain, ce sont les savoirs disciplinaires qui lui permettront de naviguer à vue (Olivier de Sardan, 2008) dans les biais de l’écriture.

Conclusion

La méthode ethnographique se qualifie d’approche inductive. Par son adhésion à cette approche, l’anthropologue fait le choix de ne pas « faire entrer de force les phénomènes dans un carcan théorique » (Boas, 1896/2017, p 545). Mais sans ce « carcan » balisant toutes les étapes de sa recherche, l’anthropologue se dirige du mieux qu’il peut parmi les biais inhérents à la méthode du terrain ethnographique et ceux de la traduction de ses données. Par quelques exemples issus de nos travaux récents auprès des pompiers et paramédics, nous avons ici illustré qu’il est possible de « gérer l’équilibre précaire » (Glaser & Strauss, 2010, p. 386) entre l’induction analytique et la nécessité méthodologique de la mobilisation des résultats préexistants.

Demeure par contre le caractère subjectif de la recherche ethnographique et des habiletés personnelles du chercheur à confronter l’incertitude de sa méthode et de son écriture. Sur ces points, l’adage de Kant qui guida le développement moderne de la science est de bon conseil : « Aie le courage de te servir de ton entendement! » (Gadamer, 1959/2001b, p. 66). Notre contribution ici sera simplement de rappeler qu’en recherche inductive, la mobilisation des connaissances, la durée de la présence sur le terrain, mais surtout les amitiés que cette durée engendre influenceront l’entendement du chercheur. L’anthropologue ne sera pas un autre (« going native »), il ne peut être que dans sa tradition, celle du dialogue entre sa discipline et ses expériences de terrain. Il ne pourra être que celui qui, « en naviguant à vue » (Olivier de Sardan, 2008, p. 91), a mobilisé « ce qu’il sait déjà » (Mauss, 1947/2002, p. 20) pour vivre ce « plaisir intense de celui qui apprend à comprendre » (Itéanu & Schwimmer, 1996, p. 13). Autrement dit, la position du chercheur inductif est, et ne peut être, que sur la « fireline », sur le lieu de dialogue entre les savoirs préexistants et les données de terrain.