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Notre projet de publication sur les approches inductives en psychologie s’est d’abord enraciné dans nos vécus d’accompagnatrices et d’accompagnateur de chercheuses et chercheurs en psychologie, de même que dans nos propres expériences de recherche. Au fur et à mesure des projets de recherche, des aspects méthodologiques nous ont interpellés et nous en sommes arrivés à une réflexion critique constituée de plusieurs questionnements.

Nous constatons que de nombreuses recherches dites qualitatives, en psychologie, reposent en fait sur une logique quantitative et hypothético-déductive. Par exemple, les données sont qualitatives (des verbatims), les modes de collecte des données sont qualitatifs (entretiens), mais l’analyse est et demeure quantitative (compter pour expliquer, comparer des groupes, éventuellement définis par des variables sociodémographiques déterminées par les chercheuses et chercheurs, etc.). Pourtant, le critère essentiel qui caractérise fondamentalement la recherche qualitative, c’est le fait que l’analyse soit qualitative. Et celle-ci est inductive parce qu’elle est par définition enracinée dans les données, ce qui évite des interprétations qui seraient détachées des situations à l’étude. Il s’agit donc d’une démarche compréhensive des phénomènes humains et sociaux qui se réalise de manière primordiale à partir des vécus des personnes qui vivent – ou ont vécu – ces phénomènes. D’autres données (des résultats de recherche, des écrits scientifiques, etc.) peuvent aussi être utilisées, mais à l’origine, la compréhension reste fondée dans l’empirie. Ce ne sont jamais les personnes en elles-mêmes qui sont étudiées, ni leur vécu en soi. En recherche qualitative, c’est un phénomène que l’on étudie, à partir des vécus des personnes, et cela de manière enracinée dans les données recueillies auprès de ces personnes. Les théorisations auxquelles ce processus mène émergent et sont constamment ajustées à ces données, qui sont recherchées pour offrir de la variation, afin de comprendre au mieux le phénomène à l’étude.

Entre les chiffres et les abstractions déracinées qui excluent le Sujet et les personnes, peut-on re-penser la manière de construire les connaissances en psychologie? Sans faire l’impasse sur les subjectivités, celles des participantes et participants et celles des chercheuses et chercheurs, puisque tout est interprétatif, nous souhaitons, par la contribution de ce numéro, encourager la rigueur scientifique en recherche qualitative en psychologie, ainsi que la réflexivité méthodologique dans ce champ disciplinaire. Si la psychologie existe depuis des décennies, la recherche qualitative en psychologie et la formation en recherche qualitative dans les facultés de psychologie semblent encore au début de leurs histoires respectives.

Plusieurs sujets nous interpellent. Nous proposons de les expliciter dans cette introduction afin de relever des points essentiels d’attention et de réflexion pour améliorer la recherche qualitative en psychologie. L’ordre de présentation n’a pas de logique d’importance, et plusieurs de ces points sont intimement reliés.

Premièrement, les recherches en psychologie témoignent de la nette tendance à utiliser des approches quantitatives qui se révèlent la plupart du temps hypothético-déductives. En effet, l’induction peut aussi être utilisée en recherche quantitative, mais cela reste encore rare, y compris en psychologie. Si les approches quantitatives offrent des résultats importants, c’est plutôt leur hégémonie qui nous pose question, et cela, dans tous les domaines de la psychologie, au-delà de la psychologie expérimentale.

Deuxièmement, lorsque les recherches se situent dans un paradigme qualitatif, on peut constater la persistance d’une logique déductive. Celle-ci se caractérise par le fait de tester et de vérifier des hypothèses de recherche. Cela contribue à la confirmation ou à l’infirmation de résultats déjà élaborés et participe au fait de se répondre entre chercheurs. Cet entre-soi favorise la reproduction et freine les perspectives d’innovation en recherche.

Troisièmement, bon nombre des théorisations relèvent d’une logique interprétative qui ne respecte pas suffisamment l’enracinement dans les données, c’est-à-dire dans les vécus des personnes. La pensée interprétative est alors surinvestie au point de confondre théorisation et opinion. Elle n’est plus au service d’une conceptualisation enracinée. Elle peut même aller jusqu’à produire des abstractions qui aliènent le sujet et les personnes à la théorie préconceptualisée par les chercheuses et les chercheurs qui utilisent les données pour confirmer leurs présupposés. Dans certaines situations, on peut donc se questionner sur l’investissement de la pensée comme objet narcissique plutôt que comme processus d’analyse qui doit rester enraciné dans les données, les vécus des personnes, pour comprendre et théoriser sur le phénomène qu’elles vivent. Il nous apparaît que, très souvent, aucun lien d’évidence n’est fait entre les données et la théorie présentée. De plus, il est important d’assurer la retraçabilité de l’analyse jusqu’à l’enracinement dans les données et de favoriser ainsi la rigueur scientifique, quel que soit le paradigme utilisé.

Quatrièmement, bon nombre des théorisations restent descriptives et catégorielles, dans lesquelles les analyses de contenus, de discours ou thématiques prédominent. Au sein de ces analyses, les conceptualisations font l’objet d’une interprétation en après-coup, après que soit constituée une grille d’analyse ou après avoir collecté toutes les données. Cela peut rester du tri ou de la classification, et le risque d’instrumentaliser les données pour exclusivement trouver des exemples est un écueil important pour la recherche et la production de connaissances en psychologie. Dans ces circonstances, le risque est grand que les résultats paraissent enracinés alors qu’en réalité les données servent erronément de « preuves » pour une préconception théorique déracinée de la part des chercheuses et chercheurs, dans un processus explicatif et déductif, alors que la recherche qualitative s’inscrit dans une démarche compréhensive et inductive, ce qui est fondamentalement différent. Dans ces contextes méthodologiques, le nécessaire travail de conceptualisation inductive – c’est-à-dire à partir des données – est évacué.

Cinquièmement, y compris lorsque les chercheuses et chercheurs disent se situer dans une approche inductive, on peut remarquer un glissement vers des théorisations « sur » les personnes ou « sur » leurs vécus, plutôt qu’« à partir » de ces derniers. Cela donne lieu erronément à des analyses de personnes, dites analyses de cas, ou procédant cas par cas, conduisant parfois à la production de diagnostics, ce qui ne peut en aucun cas être l’objectif de la recherche en psychologie, qui doit impérativement être différenciée d’un processus clinique. La difficulté de travailler à partir des vécus et non sur les vécus pour conceptualiser le phénomène à l’étude témoigne souvent d’une mauvaise compréhension de la méthodologie qualitative inductive. De plus, il faut souligner ici les enjeux qui relèvent de l’éthique de la recherche, c’est-à-dire de la protection des participantes et participants.

Sixièmement, il y a un engouement pour les méthodes mixtes (quantitatives et qualitatives) qui peuvent présenter un grand intérêt lorsqu’elles sont bien menées. Cependant, elles échouent si, d’une part, elles utilisent les mêmes critères de scientificité pour les deux paradigmes et, d’autre part, si elles réduisent le qualitatif à l’exploration, en préparation de ce qui sera considéré comme la véritable recherche, c’est-à-dire le volet quantitatif. On peut se questionner dans ce cas sur l’instrumentalisation de la recherche qualitative au service de la recherche quantitative en oubliant tout l’intérêt qu’il y a à mener des recherches qualitatives pour approfondir la compréhension des résultats issus des recherches quantitatives ou pour appréhender le même phénomène sous un angle complètement différent.

Septièmement, l’utilisation de procédures en recherche qualitative et quantitative favorise un développement séquentiel qui maintient la pensée dans une modalité linéaire, ce qui constitue un écueil supplémentaire. Dans les approches inductives, d’une part, aucune procédure ne doit entraver une meilleure compréhension du phénomène à l’étude selon le principe de la flexibilité méthodologique et, d’autre part, la démarche est processuelle, itérative, hélicoïdale, du fait qu’elle est constamment alimentée par le principe de l’émergence et de l’ajustement de la compréhension aux données du phénomène à l’étude. Cette circularité permet de mieux aborder la complexité des phénomènes humains.

Huitièmement, alors que les approches inductives, par définition enracinées dans les vécus diversifiés des personnes, ouvrent immanquablement vers des perspectives interdisciplinaires, les recherches en psychologie restent souvent exclusivement dans le champ de la psychologie. La compréhension des phénomènes et la recherche en psychologie bénéficieraient d’aller vers cette pluridisciplinarité qu’offrent les approches inductives.

Neuvièmement, les formations méthodologiques en recherche qualitative en psychologie gagneraient à intégrer une attention particulière à la réflexivité. Bon nombre de chercheuses et chercheurs développent un doute de soi plutôt que le doute méthodique. L’induction peine encore à se faire une place dans les enseignements universitaires dominés par l’univers des données probantes et de la logique hypothético-déductive.

Dixièmement, en psychologie clinique en particulier, des chercheuses et chercheurs peuvent encore confondre entretiens cliniques et entretiens de recherche, de même que présumer qu’en tant que cliniciennes et cliniciens, leurs compétences sont suffisantes pour réaliser des entretiens de recherche et employer les techniques usuelles. Or, mener des entretiens de recherche est fondamentalement différent de mener des entretiens cliniques, et le fait d’être clinicienne ou clinicien peut entraîner des risques de confusion et de comportements erronés dans les pratiques d’entretiens de recherche qualitative.

Onzièmement, la recherche qualitative peut aussi être instrumentalisée pour servir à évaluer un traitement ou un type de suivi psychologique, alors que ce n’est ni son fondement ni son but. D’autres méthodologies sont plus indiquées pour réaliser ce type d’études.

Douzièmement, un enjeu particulier du point d’attention mentionné précédemment concerne la production des connaissances au sujet de ce qui est considéré comme les meilleures pratiques. Les pratiques psychologiques et thérapeutiques ont longtemps manqué de reconnaissance et de cadre de référence. Tout existait : des personnes non formées pouvaient exercer, les interventions n’étaient pas évaluées, elles pouvaient se révéler néfastes ou même iatrogènes. Avec la reconnaissance des titres (psychologue, thérapeute, psychothérapeute, etc.) et les réglementations du permis d’exercice de psychothérapie, des critères concernant les pratiques professionnelles se construisent. Cependant, il arrive que ce soit certaines instances ou logiques économiques et politiques qui les définissent. Actuellement, ce sont des logiques plutôt médicales et quantitatives qui soutiennent le contrôle des pratiques psychologiques et thérapeutiques, selon des données dites probantes, en proposant des evidence-based practices. Cela restreint la diversité des approches, impose des manières spécifiques de travailler et met de côté des pratiques relationnelles qui ont pourtant cliniquement fait leurs preuves auprès des personnes en demande d’aide et d’accompagnement. En raison de la complexité des êtres humains et de leurs systèmes, il n’est pas possible de réduire les difficultés que les personnes peuvent rencontrer uniquement aux comportements, aux gènes, aux interactions et relations, à l’intrapsychique, aux émotions, à des dimensions chimiques et biologiques, etc. Il n’est pas non plus souhaitable de réduire les accompagnements à des perspectives univoques. La recherche qualitative peut offrir des connaissances, avec une réelle pertinence sociale, au sujet des phénomènes que vivent les personnes qui ont besoin d’aide. Et de ces résultats, il est possible de dégager des recommandations pour des pratiques diversifiées qui doivent rester souples et flexibles dans leur mise en oeuvre, et ajustées aux personnes et aux systèmes rencontrés. Et, enfin, ces résultats de recherche peuvent aussi favoriser la formation aux thérapies et aux accompagnements psychologiques.

Treizièmement, on peut constater que le développement des connaissances scientifiques en psychologie est souvent à risque de décontextualisation, d’individualisation, voire de biologisation. Les réalités humaines sont complexes et la psychologisation de celles-ci peut éluder les effets des facteurs sociaux, qui ne sont pourtant pas à négliger. À titre d’exemple, il importe de mieux tenir compte en psychologie clinique des liens entre les problèmes de santé mentale des personnes et les conditions socioéconomiques dans lesquelles elles évoluent. La psychologie comme champ de recherche ne devrait-elle pas développer une réflexivité supplémentaire sur l’utilisation des connaissances produites qui peuvent être caractérisées par l’individualisation du social? Ainsi, actuellement, les psychologues sont régulièrement appelés par les médias pour donner leur avis d’expert sur de nombreux sujets, par exemple dans des situations critiques, telles qu’un attentat perpétré ou un meurtre lié à la violence conjugale, ou encore pour vulgariser des connaissances scientifiques. Il s’agirait d’offrir des perspectives de compréhension qui tiennent prudemment compte des différentes dimensions impliquées dans les phénomènes tout en faisant référence à des résultats de recherches qui s’enracinent dans les vécus des personnes concernées.

Sur la base de ces constats, nous avons à coeur de défendre des approches inductives en psychologie, tant sur les plans épistémologique que social et éthique. En effet, nous souhaitons qu’en psychologie, il y ait davantage de productions de connaissances plus respectueuses des subjectivités humaines, conjuguées à une plus grande pertinence sociale des phénomènes étudiés et des résultats de recherche, au bénéfice des personnes concernées et des avancées scientifiques. En s’enracinant dans les vécus des personnes, ces théorisations participent à l’avancement des connaissances et aussi à l’amélioration des compétences professionnelles au sujet de l’aide et des accompagnements psychologiques et thérapeutiques des personnes qui vivent le phénomène à l’étude. Selon notre perspective, une véritable posture réflexive et critique permettrait de prendre conscience de différents écueils, tels que celui de pathologiser, voire de poser des diagnostics sur les personnes interrogées ou les vécus recueillis.

Il nous paraît également important de ne pas attribuer une valeur aux vécus ou de les interpréter sur la base de critères, par exemple celui d’un profil préétabli, ou de caractéristiques que les chercheuses et chercheurs associeraient aux personnes, comme le niveau socio-économique, l’identité de genre, l’âge, l’orientation sexuelle, l’orientation sexuelle, la racisation, etc.

En recherche qualitative, il s’agit de partir de situations sociales, de recueillir des vécus de personnes, d’écouter ce qui émerge de ces données, de travailler constamment l’ajustement des conceptualisations aux données, de chercher la variation des données pour comprendre de manière plus riche, précise et complexe le phénomène social à l’étude à partir des vécus des personnes qui expérimentent ou ont expérimenté ce phénomène. Dans cette perspective, des questions fondamentales se posent : pour qui et pour quelles raisons produit-on des connaissances en psychologie? Cela ne rejoint-il pas les questions d’éthique et de rigueur scientifique en recherche? N’est-ce pas là une avancée dans la cohérence par rapport aux sources mêmes de la psychologie et de la recherche en psychologie à la différence de noyer le sujet et les personnes dans des chiffres ou de les dé-subjectiver?

La psychologie aurait avantage à mieux développer les approches inductives ainsi que la formation initiale et continue à ce sujet, sans oublier la formation des formatrices et formateurs en méthodologie de recherche, en intégrant une réflexivité épistémologique et méthodologique constante. Comprendre les phénomènes que vivent les personnes, à partir de leurs vécus, en développant une démarche qui mène à des théorisations enracinées dans ces vécus, permet de respecter au mieux les personnes, les subjectivités humaines et les systèmes humains et de réaliser des recherches dont les résultats sont innovants et riches.

Dans ce numéro, on trouvera cinq articles en lien avec la thématique et un article hors thème. Chacun à leur manière, les articles liés à la psychologie apportent un éclairage particulier sur les différents points d’attention soulevés dans les lignes qui précèdent.

L’article de Émilie Charlier constitue un exemple très aidant de rapport de recherche ou l’effort de réflexivité donne accès à ce que certains appellent la « boîte noire » méthodologique, augmentant ainsi la crédibilité et la compréhension du lecteur ou de la lectrice. De plus, l’objet de la recherche comporte des enjeux de pertinence pour les chercheuses et chercheurs qui étudient les phénomènes de groupe.

L’article de Marilyne Savard et Louis Brunet propose aussi une réflexivité sur une démarche qui a fait l’effort d’arrimer les principes d’analyse de la méthodologie de la théorisation enracinée aux principes de la psychanalyse. Cet arrimage a amené son lot de défis, mais aussi de moyens efficaces pour une compréhension originale du phénomène de « devenir père ».

Dans l’article de Rosa Puglia et Fabienne Glowacz, la transparence méthodologique se manifeste dans un accès à des détails de l’analyse et à des résultats spécifiques de cette analyse. Ainsi, on peut constater concrètement que la compréhension du processus à l’étude est bien enracinée dans les données et dans les vécus des adolescents délinquants en transition vers l’âge adulte.

Bernard Michalet, Marie-Chantal Falardeau et Jocelyn Chouinard offrent les résultats d’une recherche ayant porté sur un phénomène qui est à la fois vécu par les intervenantes et intervenants, de même que par les participantes et participants à des interventions de réadaptation basées sur les principes de la psychologie positive. Les enjeux de l’accès à ces vécus sont présentés et discutés, notamment en faisant ressortir l’apport spécifique d’une approche inductive pour étudier un tel phénomène.

Dans leur article, Charlotte Vereecke, Jennifer Denis et Stephan Hendrick montrent avec transparence leur processus de théorisation avec ses éléments spécifiques de modélisation dans des cartes conceptuelles et d’énonciation par l’écriture. Les résultats présentés sont clairement en lien avec le processus méthodologique. Ils illustrent l’efficacité de l’approche inductive empruntée pour la compréhension de ce que vivent des patients et leurs proches dans un contexte d’intervention de crise à domicile.

En article hors thème, Demba Kane propose un texte argumentatif qui plaide pour la pertinence, voire la nécessité, d’adopter des approches inductives comme la méthodologie de la théorisation enracinée lorsque l’on veut étudier des phénomènes en respectant leur caractère fondamentalement « local » ou spécifiquement culturel. L’exemple donné est éloquent. Il s’agit de l’étude des logiques managériales du secteur informel en Afrique.