Corps de l’article

Introduction

Compléter une étude exploratoire avec, pour stratégie de recherche, la théorisation ancrée représente un heureux et excitant voyage rempli d’événements probablement méconnus du chercheur, ou à tout le moins dont il ne pouvait pas évaluer les impacts avant de se lancer dans cette aventure. Le raisonnement de la théorisation ancrée est justifié et expliqué par ses défenseurs (Glaser, 1978; 1998, 2014; Glaser & Strauss, 1967; Martin & Turner, 1986; Paillé, 1994). À cela s’ajoutent bon nombre d’études scientifiques rapportant les principales étapes de la méthodologie de recherche ayant mené à leurs résultats (Elsbach & Sutton, 1992; Isabella, 1990; Kahn, 1990; Knight, Griffith, & King, 2002; Mohrman, Tenkasi, & Mohrman Jr, 2003; Whetstone, 2001). Cependant, parmi les écrits scientifiques que nous avons consultés, très peu laissent entrevoir les aléas auxquels sont assurément confrontés les chercheurs aguerris et encore plus les novices en théorisation ancrée. Seuls ceux qui ont traversé la rivière avec satisfaction peuvent en faire état.

Cet article présente les décisions prises de même que la structure et les pratiques mises en place qui ont été essentielles à la complétude d’une recherche que nous avons menée en sciences de la gestion. Nous décrivons notre cheminement à la manière d’un récit, en offrant le maximum de détails qu’il est possible de le faire dans l’espace qui nous est imparti et en préservant les étapes essentielles à la bonne conduite d’une étude exploratoire selon la théorisation ancrée.

1. Étude exploratoire à la source de cet article scientifique

Avant de présenter les particularités méthodologiques de l’étude exploratoire à la source de cet article, il importe de préciser deux points. Premièrement, les concepts explorés ont émergé des données obtenues sur le terrain puisque cette étude a été réalisée suivant les principes de la théorisation ancrée. Ainsi, les titres attribués aux deux vagues de recherche dont il est question dans cet article (Justification de l’étude des solutions au problème d’intégration des activités et Développement d’un modèle théorique d’intégration des activités) correspondent aux niveaux d’abstraction les plus élevés atteints après avoir exploré le terrain. Le problème managérial et le problème de recherche dont il est question dans l’étude ont émergé des données et n’ont, en aucun cas, été forcés (Glaser, 2014). Deuxièmement, nous adoptons le vocabulaire d’usage lorsqu’il est question de soumettre la méthodologie d’un projet de recherche et d’espérer son acceptation par les comités institutionnels. L’objectif ici est de favoriser un meilleur suivi du lecteur et, surtout, de rappeler au doctorant, voire au chercheur expérimenté, ce sur quoi il peut s’ajuster sur le plan méthodologique, même lorsqu’il choisit la théorisation ancrée comme stratégie de recherche.

1.1 Contexte et objectifs de l’étude exploratoire

L’étude exploratoire à la source de cet article s’inscrit dans l’univers des sciences de la gestion et porte spécifiquement sur la gestion de la structure organisationnelle matricielle en contexte de gestion de projet. Son objectif premier est de déterminer les différentes facettes du problème d’intégration des activités relatives au projet de développement de nouveaux produits, à celles des départements de l’entreprise dont les membres sont affectés temporairement au projet (structure organisationnelle dite matricielle).

Cette étude vise, en second lieu, l’identification des moyens utilisés actuellement ou à mettre en place dans les entreprises pour résoudre ces facettes du problème d’intégration des activités ou, à tout le moins, d’en diminuer les impacts sur le plan organisationnel. Il s’agit là de l’aspect pratique de l’étude exploratoire. Sur le plan théorique, ce deuxième objectif a pour finalité le développement d’un modèle théorique d’intégration des activités en contexte de gestion de la structure organisationnelle matricielle.

1.2 Théorisation ancrée comme stratégie de recherche

Pour réaliser cette étude, nous avons opté pour la théorisation ancrée comme stratégie de recherche, et ce, pour deux motifs. Le premier repose sur la persistance du problème managérial sous-jacent à notre recherche en raison, notamment, du niveau de complexité de celui-ci sur le plan organisationnel. Après plus de 40 ans de publications sur le sujet (Bartlett & Ghoshal, 1990; Cackowski, Najdawi, & Chung, 2000; Carpenter-Anderson & Fleming, 1990; Davis & Lawrence, 1977, 1978; De Laat, 1994; Dunn, 2001; El-Najdawi & Liberatore, 1997; Goold & Campbell, 2003; Jones & Deckro, 1993; Kuprenas, 2003; Robins, 1993), ce problème est encore vécu dans l’entreprise d’aujourd’hui. Afin de saisir au mieux cette complexité, nous retenons la suggestion d’Alderfer et Smith (1982) lorsqu’ils évoquent l’importance d’incorporer dans les méthodes de recherche les complexités du contexte organisationnel plutôt que de tenter de les ignorer ou de les simplifier (Martin & Turner, 1986). Selon Glaser & Strauss (1967), la théorisation ancrée serait tout à fait appropriée à une étude visant la considération de la complexité de l’entreprise.

Le second motif est évoqué par Turner (1983) lorsqu’il précise que l’utilisation des principes de la théorisation ancrée permet « de produire des informations qui sont compréhensibles par les gens du milieu, informations qui, en plus, leur permettent de mieux saisir leur propre situation »[1] [traduction libre] (p. 348).

Qui plus est, la théorisation ancrée aurait déjà guidé plusieurs chercheurs dans leurs démarches de recherche sur les organisations. Ces travaux ont mené au développement de modèles théoriques dont la contribution est importante sur le plan académique (voir notamment Beech, 2000; Elsbach & Sutton, 1992; Isabella, 1990; Kahn, 1990; Knight et al., 2002; Maritan, 2001; Mohrman et al., 2003; Whetstone, 2001) et sur le plan managérial (entre autres, Clardy, 2000; Johnston & Mehra, 2002; Newton, Hase, & Ellis, 2002; Orlikowski, 1993; Pappu & Mundy, 2002).

1.3 Deux vagues de recherche pour mener l’étude exploratoire

La réalisation de notre étude exploratoire a nécessité deux vagues successives de recherche. Le cheminement de ces deux vagues est illustré à la Figure 1.

1.3.1 Vague 1 : Justification de l’étude des solutions au problème d’intégration des activités

Les données issues de la première vague de recherche nous ont permis de circonscrire et de préciser le problème managérial de même que le problème de recherche. Cette première vague a nécessité la réalisation d’un cycle de recherche complet dont voici les étapes.

Précision du problème managérial. Cette première étape a eu pour objet une familiarisation avec le milieu à étudier et l’identification des différentes situations problématiques pouvant survenir dans les entreprises lorsque leurs membres doivent conjuguer à la fois avec les activités du projet et les activités de leur département d’appartenance (structure matricielle).

Figure 1

Logique des deux vagues de recherche et leurs étapes

Logique des deux vagues de recherche et leurs étapes

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Comparaison des données avec la documentation scientifique. Cette étape visait à comparer les informations obtenues sur le terrain à l’étape précédente avec celles relevées par les chercheurs s’étant déjà intéressés à ce sujet. Il y a donc eu une recension de la documentation a posteriori, recension qui a été totalement guidée par les données recueillies sur le terrain.

Justification de l’importance du problème de recherche. Cette dernière étape consistait en l’évaluation de la pertinence de tenir une recherche visant à déceler les moyens susceptibles de résoudre le problème d’intégration des activités et les situations qu’il sous-tend (problème de recherche), ou du moins d’améliorer la gestion d’un tel contexte organisationnel. Ce qu’il faut retenir ici est que l’étude exploratoire se devait d’être utile à plus d’une entreprise. Cette étape a donc été réalisée de manière empirique en sondant l’opinion du plus grand nombre possible de répondants provenant du milieu exploré. Il ne s’agissait pas de confirmer la présence de ce problème managérial dans les entreprises, mais de s’assurer qu’il s’agissait bel et bien d’un problème dominant et complexe aux yeux des répondants et que ceux-ci manifestaient l’intérêt de se pencher sur sa résolution (Glaser, 1978; Glaser & Strauss, 1967).

1.3.2 Développement d’un modèle théorique d’intégration des activités

La deuxième vague a nécessité la réalisation de deux étapes pour en arriver à développer un modèle théorique. Ce modèle a permis d’intégrer des activités relatives à des projets de développement de nouveaux produits à celles des départements de l’entreprise dont les membres sont affectés aux projets. Les principes de la théorisation ancrée ont guidé la réalisation de ces deux étapes.

Développement d’un modèle théorique. La première étape a permis d’identifier les moyens utilisés par les membres de diverses entreprises pour diminuer, voire éliminer les situations problématiques rencontrées, puis à développer un modèle théorique d’intégration des activités.

Applicabilité et pertinence pratique du modèle théorique. La dernière étape de la recherche visait à s’assurer que le modèle théorique élaboré correspond à la réalité vécue par les participants à l’étude et est susceptible de leur être utile dans la gestion de leur organisation.

1.4 Échantillonnage théorique

En conformité avec les principes de la théorisation ancrée, les entreprises et les membres à rencontrer ont été choisis suivant la méthode d’échantillonnage théorique (Glaser, 1978; Glaser & Strauss, 1967; Strauss & Corbin, 1990). Cette méthode serait l’aspect de la théorisation ancrée où l’induction ferait place à la déduction (Glaser & Strauss, 1967), car c’est à partir d’un questionnement que le chercheur en déduit devoir visiter un site en particulier, rencontrer un autre membre de ce même site ou les membres de tout autre site.

Cette méthode d’échantillonnage exige du chercheur qu’il porte attention à la pertinence théorique et aux buts de la recherche. Afin de réduire la redondance d’information, les précisions portant sur la pertinence théorique de l’échantillon et les buts de la recherche couvriront les deux vagues de la recherche exploratoire. En contrepartie, les modalités visant, de manière spécifique, la désignation des entreprises et des répondants seront présentées sous la vague de recherche qui les sous-tend (vague 1 et vague 2).

1.4.1 Pertinence théorique de l’échantillon

Notre étude concerne spécifiquement les entreprises pour lesquelles la réalisation des projets de développement de nouveaux produits fait partie intégrante de leurs activités courantes et qui accordent un très grand intérêt à l’amélioration des modalités du processus de développement de produits qu’ils utilisent. Nous avons consulté des entreprises qui réalisent les activités de leurs projets en faisant appel à une équipe multidisciplinaire, que les membres en fassent partie de manière formelle ou non. Ainsi, les membres affectés à cette équipe doivent conjuguer avec les activités relatives au projet et à leur département d’appartenance. Évidemment, toutes les entreprises rencontrées n’utilisaient pas le même processus et ne faisaient pas appel à la même structure pour exécuter les activités de leurs projets. Cependant, la philosophie restait la même et les situations problématiques rencontrées par les entreprises s’apparentaient. Lors de la vague 2 de la recherche, en plus de respecter les critères précités, les entreprises que nous avons retenues devaient avoir déjà tenté de résoudre ou de réduire en intensité le problème d’intégration des activités déjà confirmé à la vague 1.

Dans le cadre de cette étude, nous visons la justification de l’importance d’étudier le problème d’intégration des activités (vague 1) puis le développement d’un modèle théorique d’intégration des activités (vague 2) convenant ou approprié à un contexte organisationnel spécifique. Ce contexte concerne l’intégration des activités du projet de développement de nouveaux produits aux activités départementales de l’entreprise, et non pas aux autres contextes où peut se vivre un tel chevauchement (structure matricielle). Il n’y avait donc pas lieu de rencontrer des membres provenant d’autres contextes que celui que nous venons de décrire.

2. Vague 1 : Justification de l’étude des solutions au problème d’intégration des activités

Dans cette deuxième section de notre article, nous apportons des précisions méthodologiques sur l’échantillonnage théorique, sur l’identification de la documentation théorique à consulter, ainsi que sur la collecte et l’analyse des données, en lien avec la première vague de recherche.

2.1 Désignation des entreprises et de la documentation à consulter

Précision du problème managérial. Afin de nous introduire dans le domaine à explorer, le directeur de l’Institut de développement de produits avait suggéré, parmi ses membres, quatre entreprises qui répondaient à nos critères d’échantillonnage. Par la même occasion, il nous a introduite auprès des spécialistes d’expérience susceptibles de nous informer sur les problèmes auxquels sont confrontées les entreprises. La rencontre de deux spécialistes a suffi pour comprendre et identifier les aspects du problème d’intégration des activités en situation de structure matricielle. Ces spécialistes, formés en ingénierie, sont rattachés au département de recherche et développement de leurs entreprises respectives; l’un à titre de vice-président et l’autre à titre de gestionnaire de projet.

Comparaison des données avec la documentation scientifique. La documentation scientifique consultée traite des problèmes rencontrés : 1) par les membres affectés à une équipe multidisciplinaire de projet; 2) par la gestion de la structure matricielle; 3) par la gestion de projets. L’identification des champs précis de la documentation à consulter est issue des propos tenus par les répondants rencontrés à l’étape 1.

Justification de l’importance du problème de recherche. Nous considérons important de connaître la priorité que les entreprises membres de l’Institut de développement de produits accordent au problème d’intégration des activités identifié aux étapes 1 et 2, de même que leur souhait de voir la situation s’améliorer. Pour ce faire, le directeur de l’Institut nous a introduite auprès de tous les membres de l’organisme qui étaient présents à l’une des rencontres organisées, et ce, dans quatre régions différentes de la province de Québec.

2.2 Collecte de données

Dans cette section sur la collecte des données, nous évoquons comment la théorisation ancrée nous a guidée dans l’avancement de notre compréhension de l’objet de recherche, et ce, dès la clarification de la problématique.

2.2.1 Précision du problème managérial

Nous n’avions aucune connaissance des activités spécifiques ni de la particularité du contexte organisationnel que nous nous préparions à explorer. Pour assurer un meilleur suivi et favoriser la communication une fois sur le terrain, il devenait alors important d’être préparée de manière adéquate à l’univers des répondants. Pour y parvenir, nous avons consulté, au préalable, 1) la documentation diffusée aux membres de l’Institut de développement de produits; 2) quelques écrits scientifiques portant sur le processus de développement de produits, sur la gestion de projets en général et son processus ainsi que sur l’équipe multidisciplinaire de projet. Ces lectures ont permis de nous familiariser avec le vocabulaire, voire le jargon, utilisé en gestion de projet.

Les deux rencontres ont été personnalisées et réalisées à l’aide d’un guide d’entretien non structuré. Ce guide, qui ne comportait aucune question précise, ne visait qu’un seul objectif : que les répondants nous expliquent les problèmes qui leur donnent le plus de fil à retordre lorsqu’il s’agit de réaliser, en même temps, les activités du projet et celles de leur département d’appartenance. Dans ce guide d’entretien figuraient certains points de repère concernant le processus de gestion de projet (p. ex., la conception, la planification, la réalisation, le transfert et la fermeture), l’équipe multidisciplinaire composée des membres affectés au projet (p. ex., travail à temps plein ou partiel) et le vocabulaire précis de ce champ d’expertise (p. ex., jalons – Gates, Works breakdown structure – WBS, calendrier du projet).

La rencontre avec le second répondant a été grandement facilitée en raison de notre plus grande familiarité avec le contexte et le phénomène exploré. En conséquence, nous étions davantage en mesure non seulement de comprendre le discours, mais aussi de circonscrire les questions nécessaires de manière à favoriser l’expression, chez le répondant, des problèmes qu’il était susceptible de percevoir dans ce contexte de travail. Aussi, même dans l’action, nous étions déjà en mesure de faire des liens avec les données déjà obtenues (et transcrites) du premier répondant. Voilà pourquoi il nous a aussi été possible de renforcer et de préciser les informations obtenues du premier répondant.

La comparaison des données obtenues par les deux spécialistes montrant déjà une saturation, seulement deux entreprises ont été consultées pour la réalisation de cette étape. Le problème rencontré et les situations problématiques sous-jacentes étaient identifiés. Aussi, nous apprenions de ces répondants qu’ils devaient conjuguer au quotidien avec la complexité de la structure organisationnelle matricielle. Jamais nous n’avions fait ce lien!

2.2.2 Comparaison des données avec la documentation scientifique

L’ensemble des situations problématiques ressorties du terrain nous a menée à rechercher d’autres données provenant, cette fois, de la documentation scientifique. À la suite des informations obtenues des deux répondants, nous avons été en mesure de cibler adéquatement le champ disciplinaire de la documentation qu’il devenait pertinent de consulter. Cette documentation traite des problèmes rencontrés avec la structure matricielle en contexte de gestion de projets. Cependant, afin de respecter l’information obtenue sur le terrain, nous avons porté une attention particulière aux travaux sur l’intégration des activités à réaliser plutôt que sur l’intégration des membres affectés à une équipe multidisciplinaire de projets. Nous avons consulté 35 études qui portaient sur les problèmes rencontrés par les entreprises dont la structure de projet est matricielle. Parmi ces études, il y avait une recension de la documentation, 13 études empiriques, 6 études de cas et 16 études normatives.

2.2.3 Justification de l’importance du problème de recherche

Pour réaliser cette troisième étape, nous avons développé une grille d’évaluation à partir des 19 situations problématiques ressorties de l’analyse comparative des données (étape 2 de la sous-section suivante). La grille d’évaluation comprenait 19 énoncés décrivant chacun une situation problématique. Pour chaque énoncé, les répondants devaient se positionner sur les aspects suivants : jusqu’à quel point cette situation était-elle vécue dans leur entreprise? Jusqu’à quel point cette situation avait-elle été résolue? Jusqu’à quel point souhaitaient-ils améliorer cette situation? Une échelle de Likert à cinq points a été utilisée, allant de « pas du tout » à « énormément ». À la fin de la grille d’évaluation, une section était réservée aux répondants désireux de faire des commentaires personnels.

Lors de rencontres tenues dans le cadre des activités de l’Institut de développement de produits, nous avons remis la grille d’évaluation aux représentants des entreprises membres qui étaient présents, en tenant pour acquis que l’objet étudié était susceptible de les intéresser. Trente-deux membres ont accepté de participer à ce sondage pour un taux de réponse de 100 %.

2.3 Analyse des données

La problématique étant précisée, voyons maintenant, suivant la logique de la théorisation ancrée, comment l’analyse des données a guidé notre compréhension du phénomène et a mené à d’agréables surprises.

2.3.1 Précision du problème managérial

Codification des données. Après la rencontre avec le premier spécialiste, nous avons procédé à la transcription intégrale mot à mot et à la codification des données. La règle à suivre pour identifier une situation problématique était la suivante : un problème potentiel est considéré comme tel dès sa formulation par un répondant (Glaser & Strauss, 1967) et la façon d’énoncer ce problème respecte celle utilisée par celui-ci (p. ex. : « Le leader du département prend le dessus […] et ils [membres] ne sont plus libérés [pour le projet] […] »). Cette première codification, issue du processus d’élaboration de catégories abstraites à partir des données brutes obtenues sur le terrain (Glaser, 1978; Glaser & Strauss, 1967), a mené à une première liste de situations problématiques dites d’intégration des activités, puis à un premier regroupement de concepts.

Comparaison des données et catégorisation. Après avoir réalisé le second entretien, transcrit le mot à mot puis codifié les données, nous avons comparé ces données à celles ressorties du premier entretien. Cette première comparaison nous a permis de procéder à un nouveau regroupement des situations problématiques et, ainsi, d’amorcer l’élaboration de catégories. Les catégories ont été définies à partir des situations problématiques et étaient assez générales pour les inclure (Glaser & Strauss, 1967). À la fin de cette analyse, le problème d’intégration identifié regroupait cinq catégories conceptuelles distinctes de situations problématiques et concernait spécifiquement les activités à réaliser. Déjà à cette étape les données laissaient transparaître qu’il s’agissait d’un problème d’intégration des activités à réaliser et non pas d’intégration des spécialistes affectés au projet.

2.3.2 Comparaison des données avec la documentation scientifique

Lors de la lecture des travaux recensés sur le sujet, nous avons retenu une recension de la documentation portant spécifiquement sur la gestion de l’organisation matricielle. Réalisée par Ford et Randolph (1992), l’étude expose huit inconvénients de la structure traversant les fonctions. À notre connaissance, cet article propose la liste d’inconvénients la plus exhaustive présentée à ce moment, et recoupe les résultats de bon nombre d’autres études plus récentes. Cette recension est alors devenue notre modèle de référence, modèle qui a été renforcé par les résultats d’autres études recensées sur le sujet (Bartlett & Ghoshal, 1990; Cackowski et al., 2000; Dunn, 2001; Kuprenas, 2003). Parce qu’ils étaient distincts sur le plan conceptuel, nous avons considéré les huit inconvénients présentés par les auteurs comme étant des catégories conceptuelles du problème d’intégration.

En mettant en parallèle notre catégorisation du problème d’intégration et celle de Ford et Randolph (1992), nous avons constaté que la plupart des catégories du problème tirées de la documentation s’apparentaient à celles ressorties de notre analyse, à l’exception de deux d’entre elles. La première catégorie concerne la lutte de pouvoir qui est susceptible d’exister entre le directeur fonctionnel et le gestionnaire du projet. Nous avons retenu cette catégorie en considérant qu’il aurait été étonnant que les spécialistes rencontrés (un vice-président et un gestionnaire de projet en recherche et développement) soulèvent cet état de fait.

La seconde catégorie fait référence aux relations difficiles entre les membres affectés à une même équipe de projet. Nous n’avons pas retenu cette catégorie du problème d’intégration présenté par Ford et Randolph (1992) parce qu’elle s’éloigne conceptuellement des autres catégories du problème d’intégration des activités déjà formulées par les répondants. À notre avis, le fait que les relations entre les membres d’une équipe soient difficiles peut davantage être sous-jacent à un manque d’intégration des différents spécialistes devant travailler ensemble plutôt qu’à un manque d’intégration des activités organisationnelles à réaliser, bien que ces deux réalités puissent avoir un impact mutuel.

Cette comparaison des données avec la documentation a aussi permis de modifier, dans certains cas, l’appellation de nos catégories et, dans d’autres, le regroupement de deux catégories sous une nouvelle, dont le niveau conceptuel est plus élevé. En fait, la stratégie de base de la découverte de concepts consiste à tenter de découvrir le niveau d’abstraction le plus élevé possible pour un concept donné, par rapport aux données elles-mêmes (Martin & Turner, 1986). De plus, comme chaque catégorie identifiée correspond à un aspect du problème plutôt qu’à une catégorie de problème en tant que telle, nous avons convenu d’utiliser le terme volet du problème d’intégration. À l’issue de ce remaniement, le problème d’intégration étudié est composé de six volets qui regroupent 19 situations problématiques dites d’intégration des activités.

2.3.3 Justification de l’importance du problème de recherche

Prises dans leur globalité, les données empiriques obtenues à cette étape grâce à la grille d’évaluation ont fait ressortir non seulement que les membres consultés rencontraient un problème d’intégration des activités, mais aussi qu’ils manifestaient un intérêt marqué à résoudre cette situation (Glaser & Strauss, 1967), voire qu’ils ont déjà fait des tentatives à ce sujet. Les analyses statistiques réalisées ont été l’analyse des proportions, de la moyenne et de l’écart type pour chacune des situations problématiques. Pour cet échantillonnage théorique, les résultats obtenus ont nettement permis de faire ressortir l’importance d’étudier ce problème. Notre sujet de thèse devenait accepté!

3. Vague 2 : Développement d’un modèle théorique d’intégration des activités

Dans cette troisième section de notre article, nous exposons les précisions méthodologiques sur l’échantillonnage théorique, la collecte et l’analyse des données, cette fois, en lien avec la seconde vague de recherche.

3.1 Désignation des entreprises à consulter (échantillonnage théorique)

Pour réaliser les deux étapes de la seconde vague de recherche (le développement du modèle théorique et son applicabilité), nous avons sollicité la participation des entreprises qui se sont montré être les plus engagées dans la résolution du problème d’intégration des activités (problème de recherche). Ces entreprises ont été identifiées à l’aide des résultats empiriques obtenus à l’étape 3 de l’analyse des données dont il vient tout juste d’être question (vague 1). Pour y parvenir, certaines des données empiriques ont été croisées manuellement à l’aide de tableaux préparés à cet effet. Nous avons pu procéder de la sorte parce que les données n’étaient pas très nombreuses et que les analyses étaient peu complexes. Voici la procédure mise en place.

Premièrement, nous avons placé en ordonnée dans le tableau croisé le nom de chacune des 32 entreprises ayant participé au sondage. Deuxièmement, un numéro a été attribué à chaque situation problématique évaluée (1 à 19). Troisièmement, nous avons subdivisé les résultats empiriques (moyenne) en quatre dimensions afin d’illustrer le niveau de difficulté vécue par l’entreprise avec une situation problématique donnée et le niveau de résolution de cette même situation par les membres de l’entreprise. Ces dimensions, que nous avons placées en abscisse dans le tableau croisé, sont : a) peu de problèmes, mais des solutions; b) peu de problèmes et pas de solution; c) beaucoup de problèmes, mais des solutions; d) beaucoup de problèmes et peu de solutions.

Ainsi, pour une entreprise donnée, nous avons inscrit le numéro correspondant à chaque situation problématique sous la dimension correspondant à l’évaluation du répondant. De cette façon, pour chaque entreprise participante, le contenu (numéros) des quatre dimensions placées en abscisse couvrait toutes les situations problématiques déjà évaluées par le répondant. Il devenait alors possible de calculer le nombre de situations problématiques sous chaque dimension et d’identifier :

  • L’entreprise qui éprouve actuellement peu de problèmes concernant au moins quatre situations problématiques, parce qu’elle les a résolus au moins à 50 %;

  • L’entreprise qui éprouve actuellement beaucoup de problèmes concernant au moins quatre situations problématiques, qu’elle a déjà résolus au moins à 50 %.

Suivant notre raisonnement, plus il y a de situations problématiques où l’entreprise rencontre peu de problèmes parce qu’elle les a déjà résolus et moins celleci vit de situations problématiques sans y avoir déjà trouvé de solution, plus cette entreprise expose un certain dynamisme en matière de résolution du problème d’intégration des activités. Cette entreprise laisse supposer également que ses membres sont susceptibles de nous éclairer tout au long de l’exploration relative à cette deuxième vague de recherche. Neuf entreprises répondaient à ces critères. Nous avons sollicité quatre d’entre elles pour une raison fort simple : pour ces entreprises, on observait peu de situations vraiment problématiques pour lesquelles les membres avaient identifié peu de solutions (dimension a).

3.2 Collecte de données

Dans la logique de la théorisation ancrée, la collecte de données figure au fondement du développement d’un modèle théorique d’intégration des activités, de même qu’au fondement de sa pertinence.

3.2.1 Développement d’un modèle théorique d’intégration des activités

La collecte de données a été réalisée par des entretiens individuels à l’aide d’un guide d’entretien non structuré illustrant les 19 situations problématiques d’intégration des activités déjà identifiées. Cette exploration visait à connaître et à comprendre : a) comment les répondants vivent chacune de ces situations problématiques dans leur quotidien; b) les moyens mis en place pour remédier à chacune d’elles; c) l’impact de ces interventions sur les situations problématiques à résoudre; d) ce qu’il faudrait mettre en place, idéalement.

Le guide d’entretien a été enrichi de plusieurs annotations au fur et à mesure que se déroulaient les entretiens et que les questions émergeaient (Glaser & Strauss, 1967). Également, la dernière version du tableau de codes et de catégories (avec leur définition) était annexée au guide d’entretien et servait de cadre de référence, non pas au début de l’entretien, mais à titre de complément aux propos tenus par les répondants. Ainsi, dès qu’une solution était nommée par un répondant, nous nous permettions de questionner les répondants suivants au sujet de cette même solution. Par exemple, nous nous sommes intéressée aux rôles de chacun dans le projet et à l’évaluation du rendement des membres affectés au projet dès l’émergence de ces deux concepts.

La transcription intégrale des propos tenus par chacun des répondants a été effectuée. Puis, chacun d’eux a reçu son propre verbatim par courrier électronique afin d’obtenir son approbation et de lui permettre d’apporter des précisions, le cas échéant. Les répondants pouvaient apporter des changements directement sur le texte qui leur avait été envoyé, et tous ont acquiescé à notre demande. Malgré le fait que les modifications apportées étaient davantage des précisions que des informations supplémentaires, plusieurs répondants ont révélé avoir apprécié cette façon de faire. Cette pratique a surtout permis de garder un contact avec les répondants (et les entreprises) et de rendre plus crédible notre travail tant auprès de ces derniers que des évaluateurs de nos travaux.

Nous avons exploré les sites les uns après les autres, et un à la fois. Ainsi, les membres d’un site donné n’ont été rencontrés que lorsque l’analyse des données du site précédent avait été complétée. Aussi, les informations nouvelles apportées par un répondant étaient utilisées lors de l’entretien avec le répondant suivant, et ainsi de suite jusqu’à la fin des entretiens. Dans ce cas, nous respections la règle de simultanéité de la collecte et de l’analyse des données proposée par Glaser & Strauss (1967). Les quatre entreprises approchées pour participer à notre étude, au fur et à mesure que l’exploration avançait, répondaient aux critères d’échantillonnage et ont accepté d’emblée de contribuer à notre recherche; pour un taux de réponse de 100 %. Vingt-six répondants ont participé à la réalisation de cette deuxième vague de recherche.

3.2.2 Applicabilité et pertinence pratique du modèle théorique

Pour réaliser cette seconde étape de la vague 2, nous sommes retournée à chacun des sites déjà visités afin de présenter aux répondants ainsi qu’à d’autres membres de la haute direction, le modèle théorique d’intégration des activités que nous avions développé. L’objectif était d’obtenir leur avis quant à la pertinence et à l’applicabilité du modèle théorique dans leur contexte de travail. Pour la circonstance, nous avons qualifié ce modèle de cadre pratique d’intervention.

La consultation visait la présentation du modèle d’intégration des activités afin d’expliquer au groupe chaque catégorie de solutions (moyens) du modèle puis de solliciter l’opinion des membres quant à sa pertinence en tant que cadre d’intervention. Deux entreprises ont toutefois sollicité une seconde consultation, plus longue cette fois, afin de prendre connaissance des relations entre les solutions suggérées par le modèle théorique et chacune des situations problématiques que ces solutions étaient susceptibles d’influencer. Les membres étaient invités à donner leur opinion sur chacune des relations proposées par le modèle et à indiquer si une catégorie de solutions pouvait résoudre une autre ou d’autres situations problématiques. Ces rencontres ont été enregistrées dans leur intégralité.

3.3 Analyse des données

Nous avons réalisé l’analyse des données en quatre temps. Il y a d’abord eu l’analyse des données provenant des répondants du site A puis du site B. Les résultats ont permis d’élaborer un premier modèle théorique d’intégration des activités. C’est à ce modèle qu’ont ensuite été comparées les données provenant des sites C et D, pour finalement constater la saturation théorique des analyses.

De manière plus précise, pour le site A, une première liste de codes et de catégories (C1) est ressortie de l’analyse des données provenant du premier répondant (R1). C’est à cette liste C1 que les nouvelles données provenant du second répondant (R2) ont été comparées au fur et à mesure que les concepts émergeaient. Les codes et les catégories attribués aux propos du premier répondant (C1) ont parfois été modifiés et d’autres ont été ajoutés. À plusieurs reprises, c’est la définition du code ou de la catégorie qui a été précisée, donnant lieu finalement à une nouvelle liste de codes et de catégories (et leur définition) représentant les données obtenues des deux premiers répondants (C2). Nous avons procédé ainsi jusqu’à ce que nous nous soyons assurée d’avoir fait le tour de la question concernant le site A, ce qui a été le cas après le septième répondant.

Concernant la codification, Glaser (1978) est très clair. Le théoricien ancré ne doit pas générer un nouvel ensemble de concepts pour un nouvel ensemble de données. Il doit plutôt ajouter des incidents ou des concepts à la dernière liste de codes ou de catégories générée (accompagnée de leur définition) donnant lieu à une nouvelle version de cette liste, et ainsi de suite jusqu’à la version Cx de la liste de codes et catégories.

Le processus s’est poursuivi de la même façon avec les répondants provenant du site B. Les données provenant du premier répondant du site B (R8) ont été comparées à la dernière liste de codes et de catégories du site A (C7). Et ainsi de suite jusqu’au dernier répondant du site B (R13), donnant lieu à une treizième version de la liste de codes et de catégories (C13). À la fin de l’analyse du site B, nous étions en mesure de présenter un modèle théorique d’intégration des activités.

Cette situation est en accord avec ce qu’évoque Glaser (1978) lorsqu’il précise que, généralement, l’ensemble des concepts émerge assez rapidement des données. Cependant, nous avons tout de même poursuivi notre démarche en comparant successivement les données obtenues des répondants provenant des sites C et D au modèle qui a émergé des deux premières étapes de l’analyse. Après quoi nous avons constaté la saturation théorique, puisqu’aucune nouvelle donnée n’avait été dégagée de l’exploration des deux autres sites, simplement une confirmation des concepts déjà identifiés (Charmaz, 2000, 2004). Toutefois, nous avons remarqué que plusieurs des pratiques de gestion considérées comme étant courantes pour les sites A et B ont été suggérées par les répondants des sites C et D comme étant les pratiques idéales à implanter dans les entreprises désireuses d’améliorer la situation problématique. Loin d’avoir été inutile, l’exploration de ces deux autres entreprises a permis de confirmer l’importance des solutions déjà évoquées dans les sites A et B pour résoudre ou à tout le moins pour diminuer le problème d’intégration des activités. Cette étape a paru rassurante aux yeux des responsables de notre cheminement doctoral.

Les données ont été analysées sans l’aide d’un logiciel de traitement de données. Ce choix prend sa source 1) du niveau de complexité de la problématique; 2) de l’observation, dès la première analyse des données (R1-C1), que certains commentaires pouvaient avoir une incidence sur plus d’une situation problématique; 3) du fait que nous craignions de manquer une observation ou une nouvelle interprétation d’une situation donnée.

Nous avons suivi les étapes de l’analyse par théorisation ancrée suggérées par Glaser et Strauss (1967) en considérant certaines des recommandations de Paillé (1994). Il s’agit là d’étapes successives, mais non exclusives les unes par rapport aux autres, et la progression de l’analyse n’est pas linéaire. Il devient alors difficile d’expliciter le détail de ce qui a vraiment été élaboré à l’intérieur même de chacune des étapes du processus de la théorisation ancrée. Cependant, nous nous sommes donné, dès le départ, une structure très stricte afin d’éviter de nous perdre dans les données et, par la même occasion, cela a su nous rassurer. Voici la présentation de certaines des pratiques utilisées pour transcrire et analyser les données obtenues à la vague 2 de cette recherche exploratoire.

Transcription des données. Voici un bref rappel des réponses attendues lors de nos entretiens, réponses que nous considérons être des catégories génériques. Pour chaque situation problématique explorée nous désirons connaître 1) la description de celle-ci par le répondant (comment il la percevait); 2) les solutions utilisées ou idéales (moyen); 3) l’impact de ces solutions sur cette même situation problématique (résultat). D’abord, il devient logique que les concepts qui sont susceptibles d’émerger des données soient mis en relation immédiatement avec la situation problématique qu’ils concernent ou sur laquelle le répondant s’est positionné. Les propos de chacun des répondants ont été transcrits intégralement (mot à mot) et placés directement sous la situation problématique dont il était question lors de l’entretien (rubrique portant son titre). Cette logique a été suivie lors de la codification et de la catégorisation des données (voir ci-après). Puis, nous avons apporté les modifications suggérées par les répondants après qu’ils ont eu révisé la transcription des propos qu’ils avaient tenus lors des entretiens (voir la section de la collecte de données pour la vague 2).

Codification et catégorisation des données. Suivant Paillé (1994), codifier signifie étiqueter l’ensemble des éléments présents dans le corpus initial, alors que catégoriser consiste à nommer les aspects les plus importants du phénomène étudié. Une fois les propos d’un répondant transcrits, nous sommes passée aux étapes suivantes :

  • Première lecture du mot à mot et inscription (à même le document) des catégories génériques représentant ce que nous espérions déceler pour chaque situation problématique, soit la description (de la situation), le moyen appliqué ou idéal, et le résultat obtenu ou visé.

  • S’il y a lieu, déplacement ou duplication d’une portion du texte sous la rubrique qu’elle concerne également, et indication de la page du mot à mot d’où celle-ci a été tirée (traçabilité des données). Sur ce point, Glaser (1978) recommande d’enregistrer un incident dans plus d’une catégorie, particulièrement durant les premières étapes de la génération des concepts, en gardant à l’esprit que cet incident peut être éliminé en tout temps. Nous soutenons ici qu’il devient primordial d’indiquer la provenance de cette duplication (p. ex., R2, p. 17).

  • Seconde lecture du mot à mot, interrogation sur les concepts émergents et inscription (devant le propos) du ou des codes qui semblent être appropriés. La question à se poser est : de quoi est-il question ici ou dans ce propos (Paillé, 1994)? Les codes sont écrits en petites majuscules pour les distinguer des propos tenus (p. ex., évaluation de rendement).

  • Élaboration, en simultané, des catégories de codes, c’est-à-dire les phénomènes et les événements qui se dégagent de ceux-ci. À titre d’exemple, le concept d’évaluation de rendement peut être placé sous la catégorie gestion des ressources humaines. Le plus grand danger ici est d’attribuer aux concepts les catégories qui font partie de notre champ d’expertise. L’autovérification, tout au long de l’analyse, devient donc essentielle.

  • Élaboration, en simultané, d’une liste de codes et d’une liste de catégories, tous soigneusement définis sur le plan conceptuel, en faisant suivre la référence. Les codes et les catégories utilisés sont très proches, sur le plan conceptuel, des propos tenus par le répondant (Glaser & Strauss, 1967).

  • Comparaison des nouvelles données avec la plus récente liste de codes et de catégories.

  • Remise en question en continu et mise à jour de la liste de codes et de catégories (et leur définition) après chaque entretien, et ce, tout au long de la modélisation (Glaser, 1998; Glaser & Strauss, 1967). Nous tenons à préciser que plusieurs grandes catégories de pratiques ont été modifiées à la toute fin de l’analyse, soit deux mois avant le dépôt de notre thèse.

  • À la toute fin de la consultation d’une entreprise, mise à jour des appellations relatives aux codes et aux catégories directement dans la transcription du mot à mot, et ce, pour chaque répondant rencontré (traçabilité des données). La dernière liste de codes et de catégories produite représente le contenu de tous les mots à mots transcrits jusqu’à ce jour, et ce, jusqu’au constat de la saturation théorique pour ce cycle de recherche.

Mise en relation. À cette étape de la théorisation, les catégories émergentes de solutions à mettre en place dans l’entreprise ont été reliées aux situations problématiques déjà connues, plutôt qu’entre ces catégories de solutions. Dans la majorité des cas, les liens avaient été clairement soulignés ou suggérés par les répondants eux-mêmes, de manière consciente ou non. D’autres liens ont émergé à la suite d’une lecture continue et attentive des transcriptions, et nous les avons mis en lumière en retenant qu’un constat ou une nouvelle information peut provenir de celui qui voit ou celui qui a vu, c’est-à-dire l’interviewer ou l’interviewé (Charmaz, 2000, 2004). Cependant, en aucun temps nous ne nous sommes éloignée des propos tenus par les répondants. Nous avions aussi à l’esprit qu’à la toute fin de notre démarche, les membres ayant participé à cette recherche seraient appelés à approuver les relations proposées par le modèle théorique.

Élaboration de mémos. L’élaboration de mémos a pour but d’élever le niveau d’abstraction des codes ou des catégories, mais aussi de libérer l’esprit du chercheur afin de lui permettre de poursuivre sa démarche (Martin & Turner, 1986). Dans ces mémos se retrouvent des propos tenus par les répondants. Chaque propos est suivi du numéro du répondant qui l’a tenu, du code et de la catégorie lui ayant été attribués ainsi que du numéro de page de la parution de ce propos dans le mot à mot de ce répondant (traçabilité des données).

Avant de nous lancer dans l’écriture du modèle théorique, nous avons élaboré deux catégories de mémos. La première consistait à présenter chaque moyen appliqué ou suggéré afin d’améliorer une situation problématique donnée. Le développement de cette première catégorie de mémos a été amorcé dès la fin des rencontres du site A.

La seconde catégorie de mémos visait le rapprochement de tous les moyens utilisés ou suggérés par les répondants pour améliorer une situation problématique donnée. Cet exercice a grandement contribué non seulement à élever le niveau d’abstraction des catégories, mais également à éliminer des concepts et à en créer d’autres. Nous considérons cette étape dite mémorandum général (Martin & Turner, 1986) comme la pierre angulaire du modèle théorique réalisé dans le cadre de notre exploration.

Puis, nous avons rassemblé, dans un même tableau, toutes les catégories de moyens déjà appliqués ou bien suggérés en prenant soin d’indiquer les situations problématiques (écrites en grosses lettres majuscules) que celles-ci sont susceptibles d’améliorer. Pour chaque moyen, nous avons fait suivre les propos tenus par les répondants et l’emplacement du propos dans la transcription du mot à mot (traçabilité des données). Cette pratique avait pour but d’illustrer les relations entre une catégorie et ses sous-catégories avec les 19 situations problématiques d’intégration des activités (Paillé, 1994).

Finalement, les deux catégories de mémos de même que le tableau relatif au regroupement des relations d’une catégorie de moyens avec les situations problématiques, pour un site donné, ont été repris, mais cette fois comme moyens de rapprocher les résultats provenant de l’ensemble des sites explorés et ainsi illustrer la saturation théorique.

Élaboration du modèle théorique. Suivant Paillé (1994), la modélisation consiste « à reproduire le plus fidèlement possible l’organisation des relations structurelles et fonctionnelles caractérisant un phénomène, un événement, un système, etc. » (p. 174). Les composantes du modèle théorique développé ont émergé de la comparaison continue entre les données, d’un travail intense d’analyse et d’abstraction de la pensée, mais aussi d’une réflexion libre et sans relâche de notre part. À de nombreuses reprises, nous avons scruté nos connaissances et la littérature afin de préciser ou de définir ce que les données laissaient entrevoir (Glaser, 1978, 1998).

Plusieurs tentatives de modélisation ont été nécessaires avant que les composantes du modèle théorique ainsi que leurs relations décrivent bien la compréhension que nous avions de la situation. En fait, la complexité de ce va-et-vient itératif entre la collecte de données et leur analyse ne peut mieux s’exprimer que par l’analogie du cordon en spirale raccordant un récepteur à l’appareil téléphonique qui, à l’usage, s’enroule sur lui-même. On voit son début et sa fin et, entre les deux, un ensemble de boucles qu’il devient difficile d’isoler.

Mais quelques-unes de ces boucles (les dernières) se sont avérées on ne peut plus déterminantes dans la complétude du modèle théorique, de sorte qu’il nous est plus simple de les décrire. Depuis un certain temps, nous avions la ferme impression de tourner en rond, voire d’être face à un mur, faisant en sorte que le modèle théorique n’était toujours pas concluant. Après avoir obtenu la permission de notre directeur de thèse, nous nous sommes arrêtée afin d’explorer une facette du modèle non encore approfondie, et qui nous tenaillait depuis déjà un certain temps. Deux semaines nous avaient été allouées, mais ce retour en arrière aura finalement nécessité deux mois supplémentaires de travail.

Nous nous sommes donc éloignée de toutes les catégories de pratiques de gestion avec lesquelles nous étions confortables afin de nous consacrer totalement à l’écoute d’une petite portion de concepts, déjà identifiés, mais que nous ne parvenions pas à associer aux autres. L’attention portée à ces données nous a obligée à visiter d’autres de nos connaissances personnelles et la littérature portant sur l’utilité des principes dans les organisations. Concrètement, ces dernières boucles de théorisation ont permis d’identifier et de distinguer deux autres niveaux d’abstraction de la pensée (Wright & McMahan, 1992), soit le principe et la politique de gestion, lesquels se sont joints au troisième niveau d’abstraction déjà connu, qui est la pratique de gestion à mettre en place afin d’améliorer l’intégration des activités en contexte de gestion matricielle. Ces niveaux d’abstraction sont tirés de l’approche architecturale proposée par Becker et Gerhart (1996).

L’identification du lien entre l’ensemble des concepts ayant émergé des données laissait croire que l’étape de la modélisation était complétée. À vrai dire, notre réflexion et notre positionnement quant à la capacité du modèle théorique développé à représenter la réalité observée et interprétée ne se sont arrêtés que lorsque nous avons réellement ressenti un certain niveau de satisfaction, voire un apaisement intérieur.

Applicabilité et pertinence pratique du modèle théorique. Nous avons présenté le modèle théorique d’intégration des activités aux membres des entreprises déjà consultées. Ce que nous désirions vérifier était la pertinence et l’utilité potentielle (applicabilité) de ce modèle pour apporter des solutions au problème d’intégration des activités que vivent ces entreprises. Et c’est ici que s’est arrêtée notre démarche, puisque nous nous étions acquittée de nos engagements. Nous reconnaissons toutefois qu’il aurait pu être intéressant de poursuivre celle-ci en comparant le modèle développé à la théorie susceptible de s’y rapprocher. Cependant, nous suivons les recommandations de Glaser (1978, 1998) et de Glaser et Strauss (1967) à cet égard : il est préférable de garder une telle comparaison pour la toute dernière étape de la théorisation.

Conclusion

L’objectif premier de cet article visait à rendre compte des choix méthodologiques liés à la démarche mise en place pour réaliser les deux vagues successives de recherche qui ont été nécessaires à une étude exploratoire s’inscrivant dans la perspective épistémologique inductive. Nous espérons avoir su guider, ou à tout le moins rassurer, le chercheur ou le novice engagé dans une recherche dont la stratégie est la théorisation ancrée.

Dans la même veine, ont été décrits de manière assez détaillée les outils structurants développés tout au long du processus de la transformation des données, lesquels ont été accompagnés de plusieurs exemples concrets. Par cet exercice, nous avons voulu encourager le chercheur ou le novice en théorisation ancrée à développer ses propres outils pour la structuration des données précieuses qu’il a en mains ou qu’il se prépare à recueillir.

Qui plus est, en présentant non seulement les motifs, mais les modalités mises en place, concrètement, pour réaliser un cycle complet de recherche (de l’induction à la déduction) et la vérification empirique avant d’entreprendre une seconde vague de recherche inductive, nous voulions faire ressortir l’importance de l’exploration inductive en sciences de la gestion. Mais encore, le fait d’être passée d’une phase inductive à une autre déductive en suivant le chemin d’un cycle complet de recherche ne peut qu’illustrer la proximité de ces méthodes sur le plan de leur utilité respective pour la recherche, bien qu’elles semblent aux antipodes sur le plan épistémologique. Nous espérons aussi avoir su démontrer l’importance de retourner sur le terrain de la manière la plus naïve qu’il est possible de le faire pour en saisir toute la complexité actuelle et future et poursuivre ainsi la quête d’amélioration ou de bonification des théories actuelles.

Dans un même ordre d’idées, les résultats ressortis de cette étude se sont avérés être très pertinents pour les gestionnaires du milieu exploré. À ce titre, voici un des propos tenus à l’égard des résultats obtenus à la première vague de recherche : « Enfin, on a une vue d’ensemble de la situation […] on est capable de mettre des mots sur ce qui nous arrive », s’est exclamé un vice-président de l’approvisionnement. Cela illustre bien l’un des principes de la théorisation ancrée défendus par Glaser et ses collègues selon lequel les résultats obtenus doivent être utiles au milieu exploré. Une fois de plus, la théorisation ancrée peut être considérée comme une stratégie de recherche utile pour une exploration en sciences de la gestion.