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Introduction

Dans la foulée des « étude[s] communicationnelle[s] des faits culturels » (Luckerhoff & Jacobi, 2014, p. 47), nous proposons d’examiner la démarche méthodologique inductive que peut impliquer ce genre de recherche. Nous nous sommes intéressé aux raisons mentionnées par des individus de la Mauricie pour ne pas faire la visite de six organismes culturels établis dans cette région[1]: le Musée québécois de culture populaire, le lieu historique national Ozias Leduc en Mauricie, le Salon du livre de Trois-Rivières, la Maison de la culture de Trois-Rivières, le FestiVoix de Trois-Rivières et le Ciné-Campus Trois-Rivières.

Cette recherche s’inscrit dans un contexte particulier qui se caractérise, d’une part, par une forte pression s’exerçant sur les organismes culturels « pour conquérir de nouveaux publics, locaux et touristiques » (Larouche, Luckerhoff, & Labbé, 2017, p. 2) et, d’autre part, par le modèle de développement des industries culturelles québécoises qui confère un statut prioritaire aux publics :

Dans une économie de système que certains qualifient de processus de mondialisation ou de convergence des entreprises, l’impératif de rejoindre son public, pour un produit ou un service culturel donné, prend l’allure d’un déterminant avec lequel on doit composer

De la Durantaye, 2012, p. 268

Devant ce désir de toujours rejoindre un plus grand nombre, force est de constater que la plus grande source de publics potentiels pour un organisme réside dans la masse de gens qui, jusqu’à maintenant, ne le fréquentent pas (Jacobi & Luckerhoff, 2009). Mais pour être en mesure d’intéresser ces individus, il importe de mieux comprendre ce qui, pour eux, justifie ce pourquoi ils n’ont pas, jusqu’à maintenant, visité les organismes.

De façon plus spécifique, cet article a trois objectifs. Dans un premier temps, nous expliquons comment, lors de notre démarche inductive, nous avons mobilisé le concept des non-publics de la culture sans utiliser la définition politique qui l’accompagne généralement depuis sa première utilisation (Jeanson, 1972). Dans un second temps, nous exposons les principaux défis auxquels nous avons fait face en tant que chercheur novice. Dans un troisième et dernier temps, en nous inspirant de recherches en sciences de l’éducation (Lapointe & Guillemette, 2012), en arts (Plouffe & Guillemette, 2012) et en communication (Allard-Gaudreau & Lalancette, 2018; Ben Affana, 2012), nous décrivons notre application des principes de la méthodologie de la théorisation enracinée[2] (Glaser & Strauss, 1967; Luckerhoff & Guillemette, 2012).

1. Le concept des non-publics de la culture : d’une utilisation normative à une utilisation inductive

Notre étude des raisons de ne pas visiter certains organismes culturels s’inscrit dans la lignée des recherches menées sur le concept des non-publics de la culture (Ancel & Pessin, 2004; Ghebaur, 2017; Jacobi & Luckerhoff, 2009). Toutefois, des nuances s’imposent ici puisqu’il s’agit d’un concept qui a été appliqué à une panoplie d’approches depuis les cinquante dernières années. Certains responsables gouvernementaux, militants ou chercheurs l’ont utilisé afin de désigner et d’étudier des phénomènes d’exclusion culturelle, tandis que d’autres l’ont mobilisé sans préalablement conclure à un phénomène d’exclusion, et ce, afin de mieux comprendre pourquoi des individus décident de ne pas prendre part à certaines activités culturelles. La première perspective traduit une vision déterministe où les dispositifs en place dictent les pratiques culturelles. La deuxième laisse davantage de place aux individus en étant ouverte à la possibilité que les comportements de ceux-ci révèlent leurs propres volontés. Développons concernant ces deux approches.

En 1968, après avoir constaté que les mesures de démocratisation culturelle mises en place depuis une vingtaine d’années par le gouvernement français ne portaient pas les fruits escomptés, différents acteurs du milieu culturel français se sont réunis dans la ville de Villeurbanne. La Déclaration de Villeurbanne, manifeste issu de cette réunion et dont l’auteur principal est Francis Jeanson, s’adressait aux décideurs politiques de l’époque. Parmi les actions de démocratisation culturelle qui y sont critiquées figure l’établissement dans les différentes régions de France des Maisons de la culture (Urfalino, 1996). Selon Jeanson et les cosignataires de la Déclaration, celles-ci n’auraient pas vraiment fait en sorte d’améliorer l’accès à la culture. Apparemment, les citoyens absents de la culture n’avaient pas été atteints par les mesures de démocratisation. Aussi est-ce pour désigner ces absents que le terme non-public a été mis de l’avant pour la première fois dans ce document. Il s’agissait, par la création de cet antonyme inusité, de désigner l’« immensité humaine composée de tous ceux qui n’ont encore aucun accès ni aucune chance d’accéder prochainement au phénomène culturel sous les formes qu’il persiste à revêtir dans la presque totalité des cas » (Jeanson, 1972, p. 120).

Cette définition hautement politisée est lourde d’absolus, en ce sens qu’elle insiste sur le fait que les non-publics de la culture sont composés de personnes qui, malgré les mesures de rapprochement mises en place par l’État, n’auraient en quelque sorte aucune chance d’accéder à la culture. Cela revient à dire qu’une portion de la population se montrerait à ce point démunie face aux différentes propositions des organismes culturels que même le rapprochement géographique que représentent par exemple les Maisons de la culture ne saurait faire en sorte qu’elle y prenne part. Aborder le concept des non-publics selon cette définition implique donc d’établir préalablement que ce qui mène des individus à ne pas visiter des organismes culturels est que ces organismes les excluent (parfois symboliquement) sur la base de leurs compétences culturelles.

Depuis le début des années 2000, des chercheurs ont pris leurs distances face à cette définition initiale du concept des non-publics (Ancel & Pessin, 2004). Sans automatiquement l’associer à l’impossibilité d’accéder à la culture, ils l’appréhendent comme un construit résultant de l’action de dispositifs multiples et complexes (Jacobi & Luckerhoff, 2009). Ces chercheurs désirent donc dépolitiser le concept et le rendre plus flexible. Plutôt que d’imposer un cadre explicatif à des pratiques sociales, ils désirent comprendre les vécus des individus venant constituer ces pratiques. En contraste avec la première approche où le point de départ d’une démarche est théorique, cette nouvelle façon d’approcher le concept des non-publics implique un point de départ empirique.

Ainsi, dans ces recherches récentes, le concept s’est vu définir selon des critères méthodologiques, en ce sens qu’il désigne désormais un terrain à examiner. Donnons deux exemples. Ghebaur (2017) s’est intéressée aux non-publics d’expositions de photographies extérieures en s’adressant aux habitants de la ville française de Fleury qui ne visitent pas les expositions. De leur côté, Nadeau, Lapointe et Luckerhoff (2017) se sont penchés sur les non-publics des musées d’art en allant à la rencontre d’individus âgés de 15 à 24 ans et qui n’avaient pas visité un musée d’art dans les trois dernières années. Lors de telles recherches, les caractéristiques politiques et idéologiques du concept ont été abandonnées afin d’aborder avec grande ouverture ce pourquoi des individus ne visitent pas certaines propositions culturelles.

La présente recherche s’inscrit dans la continuité de cet emploi méthodologique du concept des non-publics de la culture puisque, tout comme Ghebaur (2013), nous nous sommes intéressé à des « personnes en situation, à l’instant t, de non-pratique culturelle, de non-contact avec un objet culturel donné » (p. 1). Autrement dit, nous avons intégré à notre étude des individus selon les seuls critères qu’ils résidaient, au moment de l’enquête, dans les villes où sont installés les six organismes culturels et qu’ils ne les ont pas visités depuis au moins cinq ans. Nous avons adopté ces critères afin de maximiser nos chances d’obtenir un portrait diversifié et riche des raisons expliquant cette absence de visite. Ainsi, le critère géographique se motive du fait qu’un individu résidant à une très grande distance des organismes culturels a de bonnes chances d’attribuer principalement son absence de visite à l’éloignement. En revanche, un individu habitant la ville hôte de ces organismes a beaucoup plus de chances d’exprimer des raisons variées. Aussi, le critère temporel d’« au moins cinq ans » constitue un autre effort d’ouverture à la diversité. En effet, les offres culturelles d’un organisme changent, du moins en partie, sur une période de cinq ans : les expositions temporaires sont remplacées, l’offre de spectacles ou de films varie, etc. Ainsi, l’intérêt d’un individu pour des propositions datant de plus de cinq ans n’exclut pas l’expression d’un désintérêt envers les propositions actuelles. Notre utilisation méthodologique du concept des non-publics implique de chercher à mieux comprendre les vécus d’individus dont les pratiques les ont amenés à ne pas visiter ou à ne plus visiter les organismes culturels ciblés.

2. MTE et fréquentation culturelle : les défis d’un chercheur novice

Au cours de cette recherche visant la compréhension des raisons de ne pas visiter des organismes culturels de la Mauricie, nous avons voulu maintenir une démarche cohérente en regard de la MTE, soit « une approche inductive dont la finalité est de générer des théories » (Corbin, 2012, p. vii) et qui a été formalisée à la fin des années 1960 (Glaser & Strauss, 1967). Proposant des procédures denses, mais flexibles, elle ambitionne de générer et/ou d’analyser des matériaux empiriques, et ce, dans le but d’obtenir une théorie s’enracinant dans les données concernant une problématique étudiée. L’unicité de cette méthode découle, notamment, de deux particularités générales (Corbin & Strauss, 2015) :

  • les cadres dans lesquels sont organisés les résultats de la recherche ne sont pas choisis à priori; en effet, les apports théoriques font partie d’une théorisation enracinée seulement s’ils entretiennent un bon niveau de cohérence avec la compréhension que se fait le chercheur des données collectées;

  • le processus de recherche en MTE n’est pas linéaire : « l’analyse et la collecte des données [y] sont interreliées »[3] [traduction libre] (Corbin & Strauss, 2015, p. 7).

Si ces deux particularités semblent simples, leur portée est complexe et commande une interprétation nuancée. De fait, plusieurs auteurs ont relevé la difficulté que posent les principes de la MTE pour les chercheurs novices (Corbin & Strauss, 2015; Lejeune, 2014; Luckerhoff & Guillemette, 2012). Le maintien de procédures cohérentes implique de savoir se positionner en équilibre « entre la distorsion et la conceptualisation »[4] [traduction libre] (Strauss, 1993, p. 12) et donc, de développer une sensibilité permettant d’alterner avec aisance entre des phases de production d’interprétations complexes des données et des phases consistant à effectuer des montées en abstraction, le tout en synthétisant et en simplifiant ces interprétations, et ce, afin de produire des théories.

La recherche discutée ici est au coeur de notre projet doctoral. Bien que nous ayons été initié aux approches inductives lors d’expériences de recherche antérieures, il n’en demeure pas moins que nous avons rencontré plusieurs défis au cours de l’étude exposée ici, qui constitue notre engagement le plus prolongé envers la MTE. Ces défis, autour desquels se construit la portion suivante du présent article, prennent deux formes et relèvent de l’application de procédures inductives et du maintien d’une trajectoire de recherche cohérente en regard de la MTE. Nous proposons ainsi d’aborder certains principes de la MTE, d’exposer les défis qu’elles peuvent poser chez un chercheur novice et de décrire les processus mobilisés afin de les relever.

2.1 La suspension des savoirs et la collecte de données enracinées dans le vécu des participants : des défis de taille

Le premier défi que nous avons dû relever lors de notre recherche doctorale concerne notre rapport aux théories en place et relevant directement de notre objet d’étude. Nous avons entamé notre projet sur la base d’une connaissance établie du concept des non-publics de la culture. Si cette connaissance nous a permis de formuler des critères méthodologiques appropriés aux approches inductives, elle a également impliqué de consulter un nombre considérable de travaux abordant les multiples raisons qu’ont des individus de ne pas visiter des organismes culturels. Cela dit, rappelons que notre objectif est de produire une théorie relative à notre problématique qui serait enracinée dans les données. Dans ce contexte, comment reléguer cette connaissance à l’arrière-plan pour laisser le plus de place possible aux données?

Inévitablement, un intérêt envers une problématique traduit une certaine connaissance de celle-ci, mais cela n’implique pas pour autant que cette connaissance constitue un cadre théorique. Pour respecter les principes de la MTE, Guillemette et Luckerhoff (2009) suggèrent aux chercheurs de procéder à une « suspension temporaire » (p. 10) des savoirs théoriques en ce qui a trait aux données à analyser. Pour ce faire, il importe de prendre conscience de ce qui est su de la problématique. Ensuite, lorsque confronté à des données relatives à celle-ci, il faut toujours remettre en question la compréhension que nous nous faisons des données (Guillemette, 2006). C’est d’ailleurs la manière dont nous avons procédé aux premiers instants du présent projet en nous questionnant constamment à savoir si l’évolution de notre compréhension de la problématique était redevable des données ou plutôt de notre bagage de connaissances préalables, questionnement que nous avons méticuleusement documenté. La prise de notes sur le positionnement du chercheur par rapport à sa propre compréhension se montre essentielle (Corbin & Strauss, 2015).

Si nos connaissances préalables ont été identifiées et suspendues, nous ne les avons toutefois pas évacuées de notre recherche. En fait, le rôle omniprésent du chercheur dans la production de connaissances est l’une des caractéristiques épistémologiques fondatrices de la MTE (Glaser & Strauss, 1967); sa sensibilité théorique est donc valorisée : « [C]haque chercheur a sa sensibilité; il est sensible à des aspects de la réalité plus qu’à d’autres, notamment à cause de sa formation disciplinaire et à cause de ses “connivences” théoriques » (Guillemette & Lapointe, 2012, p. 15). Encore une fois, il doit identifier ses propres concepts sensibilisateurs (sensitizing concepts; Bowen, 2006), sans toutefois les forcer sur sa compréhension. Par exemple, lorsque nos analyses des données étaient cohérentes en regard des éléments théoriques sur les raisons de ne pas visiter différents organismes culturels, nous les avons intégrées à notre théorisation enracinée. En contrepartie, nous ne nous sommes pas accroché à ces connaissances. Si tel avait été le cas, nous aurions appliqué nos concepts sensibilisateurs de la même manière que nous aurions pu le faire des éléments d’un cadre théorique, ce qui aurait été irréconciliable avec les fondements de la MTE.

Le deuxième défi auquel nous avons été confronté concerne l’adoption d’une technique de collecte de données consistante par rapport à nos objectifs inductifs. Lors d’une étude menée selon les principes de la MTE, plusieurs techniques de collecte de données peuvent être utilisées. Un phénomène peut être étudié sur la base de données invoquées, c’est-à-dire qui existent à l’extérieur du projet de recherche, qu’il s’agisse d’articles de journaux, de rapports d’entreprises, de politiques ou de documents historiques. Il peut aussi être étudié à partir de données générées, c’est-à-dire qui n’existent qu’en raison de la démarche de recherche, par exemple des données collectées grâce à des entretiens, de l’observation ou la tenue d’un journal (Corbin & Strauss, 2015).

Dans le présent projet, notre intention a été d’étudier ce pourquoi des individus ne visitent pas des organismes culturels établis dans la région où ils vivent et dont, bien souvent, l’offre leur est destinée. À cet effet, nous avons suivi le conseil de Kvale (1996) : « [S]i vous voulez savoir comment les gens comprennent leur monde et leur vie, pourquoi ne pas leur demander? »[5] [traduction libre] (p. 1). Nous avons ainsi recruté des participants non publics des organismes partenaires et nous avons conduit auprès d’eux des entretiens non structurés, soit le type d’entretiens qui, parce qu’ils « ne sont pas menés en suivant une structure préétablie[,] constituent la plus riche source de données servant à bâtir une théorisation »[6] [traduction libre] (Corbin & Strauss, 2015, p. 38)[7]. Plus concrètement, nous avons mené des entretiens individuels et de groupe ayant comme unique point de départ un questionnement le plus large possible concernant les raisons freinant leurs visites. Lors de ces entretiens, une grande place a été laissée aux interviewés, particulièrement en ce qui a trait aux thématiques abordées, cette position traduisant un désir d’en apprendre davantage sur des réalités que nous admettions alors ne pas connaitre (Mayer & Ouellet, 2000).

Au cours des entretiens, nous avons tenté de demeurer le plus ouvert, neutre et attentif possible afin de ne pas suggérer d’éléments de réponse qui éloigneraient les individus de ces réalités qui nous étaient inconnues. Nous avons donc évité les questionnements non directement enracinés dans les vécus rapportés par les interviewés. Il importe néanmoins de préciser ici qu’il ne faut pas confondre absence de questions préétablies et absence de préparation (Corbin & Strauss, 2015). En réalité, la collecte s’est montrée très exigeante, comme elle l’est généralement pour les chercheurs novices (Mayer & Ouellet, 2000), et ce, notamment parce que ce type d’entretiens provoque un sentiment de dissymétrie chez les individus rencontrés, « la plupart des personnes interviewées s’attend[ant] à ce que ce soit l’intervieweur qui pose les questions » alors qu’elles « se limit[eraient] […] à répondre à ces dernières » (Poupart, 1997, p. 190). Notre choix de technique de collecte implique donc de conserver un haut niveau d’activité lors des entretiens afin de conforter et de valoriser les individus dans leur rôle (Rogers, 1951). Il devient alors difficile de ne pas se laisser entrainer dans une conversation, écueil à éviter absolument, puisque

l’entretien ne sert pas à développer une relation avec le participant, [mais] plutôt [à] permettre au chercheur de recueillir une description et une interprétation d’un processus ou d’un évènement, et ce, d’une façon que le participant reconnaitrait comme vraie

Champagne-Poirier, 2016, p. 19

Comme nous l’avons précisé, nous avons eu recours tant à des entretiens individuels qu’à des entretiens de groupe. Entre septembre 2012 et décembre 2016, 44 entretiens de groupe et 155 entretiens individuels ont été menés. Au total, 466 participants identifiés comme appartenant aux non-publics ont été rencontrés lors des six différentes périodes de collecte de données[8]. Afin de favoriser la diversité des participants, des personnes issues de milieux très variés ont été recrutées et ces dernières avaient entre 18 et 85 ans. Certaines étaient des professionnelles ayant une formation universitaire tandis que d’autres recevaient des prestations d’aide sociale et n’avaient pas terminé leurs études secondaires. Certaines étaient célibataires tandis que d’autres vivaient en famille. Enfin, certaines étaient étudiantes alors que d’autres étaient retraitées. Bref, loin de chercher à obtenir des quotas représentatifs des différentes strates de la population, nous avons plutôt fait l’effort de chercher des participants susceptibles de nous procurer des données diversifiées.

Nous avons en outre combiné deux types d’entretiens. Si les entretiens individuels permettent d’aborder plus en profondeur le vécu de chaque interviewé (Kvale, 1996), les entretiens de groupe sont reconnus pour favoriser des échanges plus naturels et proches des interactions quotidiennes (King & Horrocks, 2010). Par conséquent, nous avons entrepris la collecte en réalisant les entretiens de groupe, ce qui nous a permis d’aborder rapidement un large spectre de raisons. Les entretiens individuels, quant à eux, nous ont donné l’occasion de nous assurer que des éléments importants n’avaient pas été escamotés lors des entretiens de groupe, que ce soit par manque de temps, par timidité ou en raison des effets attribuables au biais de désirabilité sociale (à la fois face aux autres participants et à l’intervieweur). De surcroit, les entretiens individuels nous ont permis d’étudier davantage certaines raisons soulevées lors des entretiens de groupe, mais dont nous n’avions développé qu’une compréhension partielle.

2.2 Les défis du maintien de la trajectoire inductive : l’atteinte du seuil de saturation théorique et la montée dans des voies de théorisation

Le parcours itératif intrinsèque à la MTE nous est apparu comme une source de défis. Comme nous l’aborderons dans la section suivante, ce premier contact extensif avec l’approche a été ponctué de questionnements concernant la taille d’un corpus suffisant et les procédures susceptibles de faire évoluer des données vers des catégories conceptuelles.

Précisons tout d’abord que, malgré l’ampleur de notre collecte, notre objectif n’a jamais été de rassembler un échantillon comptant suffisamment de données semblables pour être considéré comme représentatif d’une population. Nous avons plutôt cherché à collecter des données suffisamment variées pour que celles-ci, lorsqu’analysées, puissent mener à la meilleure compréhension possible des multiples raisons pour ne pas faire la visite des six organismes partenaires. Cela dit, l’abandon des balises liées à la représentativité a provoqué l’interrogation suivante : comment être certain que notre collecte de données enrichira réellement notre compréhension? Comme tout chercheur, nous étions craintif devant l’accumulation de données qui, en fin de compte, pourraient se montrer plus ou moins utiles.

Afin de limiter ce risque, Corbin et Strauss (2015) proposent une façon de faire contribuant à un échantillonnage non pas statistique, mais bien théorique. En MTE, l’échantillonnage ne vise pas l’accumulation de données, mais plutôt l’accumulation d’éléments alimentant la compréhension du chercheur. La taille de l’échantillon n’est donc pas déterminée par la quantité de données amassées, mais plutôt par la qualité des données, par la complexité du phénomène étudié et par la capacité du chercheur à donner du sens aux données. C’est d’ailleurs pour cela que le nombre d’individus rencontrés dans le cadre de ce projet a varié selon l’organisme concerné. Par exemple, lors du volet Ciné-Campus Trois-Rivières, soit l’avant-dernier volet réalisé, nous avons rencontré 43 individus appartenant aux non-publics avant d’obtenir une compréhension satisfaisante du phénomène. Ils se sont montrés volubiles et ont énoncé des raisons riches, en nombre restreint, mais suffisant, ce qui a fait en sorte que nous étions à l’aise avec le processus de recherche. En revanche, lors du volet Musée québécois de culture populaire, nous avons rencontré 116 participants. Les raisons abordés lors des entretiens furent nombreuses, mais, s’agissant d’un des premiers volets réalisés, nos réflexes et notre sensibilité n’étaient pas aussi développée que lors des derniers volets. Nous avons effectivement remarqué que notre capacité à relever (lors des entretiens et de l’analyse) les éléments susceptibles de nous aider à comprendre le phénomène s’est grandement améliorée au fil des épisodes de collecte des données. Cela nous a permis d’aller chercher plus rapidement une profondeur dans les entretiens des derniers épisodes.

Chaque volet du projet a été constitué par une alternance entre des périodes de collecte de données et des périodes d’analyse. Ce processus nous a donné la capacité de vérifier le cheminement de notre compréhension. Si nous avions collecté les données en une seule fois, « l’échantillonnage théorique [se serait montré] difficile ou impossible, car », en procédant de cette manière, « le chercheur ne peut pas relancer sa collecte afin d’aller chercher les données nécessaires à la formation de concepts riches »[9] [traduction libre] (Corbin & Strauss, 2015, p. 69). Nous avons donc adopté ce que Plouffe et Guillemette (2012) nomment une « trajectoire hélicoïdale » (p. 97), c’est-à-dire une trajectoire permettant d’avancer vers une meilleure compréhension du phénomène en effectuant de multiples allées et venues entre des périodes de collecte et d’analyse. En pratique, cette procédure nous a incité à comparer continuellement ce que nous comprenions des nouvelles données avec ce que nous avions compris des données déjà amassées.

Toutefois, si les phénomènes sociaux sont infiniment complexes, est-ce à dire que leur étude ne peut trouver son terme? Dans une perspective telle que la nôtre, la réponse est théoriquement oui. Cela dit, le concept de saturation théorique (theoretical saturation; Glaser & Strauss, 1967) a su nous éclairer et nous sortir d’une telle impasse. Celui-ci nous a permis de convenir du stade de notre recherche où, à la suite de nombreuses itérations entre collecte et analyse, nous avons jugé détenir une compréhension suffisante de la problématique étudiée, et ce, tout en demeurant conscient que de nouvelles collectes et analyses pourraient sans doute encore nuancer notre compréhension, bien qu’à un rythme très lent.

L’atteinte de seuils de saturation théorique lors des six volets de notre recherche a impliqué de nombreux processus d’analyse mobilisant des niveaux d’abstraction différents. Les aspects invoqués par les participants lors de notre recherche ne constituaient pas, en eux-mêmes, une suite logique d’éléments conceptuels permettant de formuler une théorie sur les raisons de ne pas visiter les organismes culturels mauriciens. La mise en commun des différents vécus des individus rencontrés a plutôt constitué un enchevêtrement complexe et parfois contradictoire d’idées plus ou moins claires et complètes concernant le phénomène étudié.

Devant le besoin d’organiser les données, nous avons entrepris, parallèlement aux épisodes de collecte, un processus inductif de codage. Les écrits méthodologiques dégagent généralement trois étapes du codage inductif : le codage ouvert, le codage axial et le codage sélectif (Labelle, Navarro-Flores, & Pasquero, 2012; Lejeune, 2014). Bien que, dans les faits, ces étapes ne se réalisent pas de façon linéaire, il est suggéré de commencer l’analyse des données en identifiant les unités de sens susceptibles de contribuer à l’avancement de notre connaissance (Lejeune, 2014). Ces unités peuvent prendre des formes diverses : mots, phrases, paragraphes, etc. Le processus de synthétisation commence dès l’étape du codage ouvert, puisque le chercheur y détermine déjà l’essence des unités de sens en leur attribuant des codes, soit des étiquettes (Lejeune, 2014). La montée en abstraction se poursuit lors de l’étape du codage axial. En se concentrant sur les propriétés des codes déterminés préalablement, le chercheur tente alors d’établir « les liaisons possibles entre les codes » (Labelle et al., 2012, p. 77). Ce sont donc les premières interprétations du chercheur qui sont ici analysées, et ce, afin de créer des amalgames qui réduiront le nombre de codes. Finalement, devant les codes axiaux, le chercheur doit déterminer si des catégories conceptuelles sont présentes et si elles permettent bel et bien de mieux comprendre le phénomène étudié. Il s’agit de l’étape du codage sélectif. En effet, il « est vraisemblable que, bien qu’intéressantes, ces catégories éclairent un autre phénomène que celui étudié » (Lejeune, 2014, p. 115). Le résultat de notre codage sélectif prend donc la forme du maintien des catégories permettant la conceptualisation ce qui amène des personnes à ne pas visiter les organismes partenaires.

3. Illustration de notre démarche

Afin d’illustrer davantage la manière dont s’est articulée notre démarche, nous proposons ici de revoir comment ont été appliqués les principes de la MTE. Il s’agit donc de décrire la manière dont nous avons procédé afin de transformer un intérêt général de recherche en une proposition de compréhension du phénomène qui consiste à ne pas visiter des organismes culturels établis en Mauricie, soit : le Musée québécois de culture populaire, le lieu historique national Ozias Leduc en Mauricie, le Salon du livre de Trois-Rivières, la Maison de la culture de Trois-Rivières, le FestiVoix de Trois-Rivières et le Ciné-Campus Trois-Rivières. D’évidence, nous ne saurions, dans le cadre de cet article, offrir un portrait précis du déroulement de chacun des six volets de notre étude. Nous concentrons donc la portion suivante de cet article sur des processus qui se sont répétés durant les différents volets et que nous identifions comme des processus-clés.

3.1 De l’entretien à la théorisation

Nos différents volets ont commencé par le recrutement de participants. À ce sujet, précisons qu’en raison des termes de notre partenariat, ce sont les responsables des six organismes partenaires qui ont formé les groupes de discussion. Ils ont recruté des individus de profils variés, résidant dans les villes où sont établis les organismes (Trois-Rivières ou Shawinigan) et qui ne les ont pas visités depuis au moins cinq ans. Pour notre part, avec la collaboration d’assistants de recherche, nous avons recruté et interviewé les personnes ayant participé aux entretiens individuels. Le bouche-à-oreille a été utilisé pour le recrutement des 466 participants.

En ce qui concerne le déroulement de la collecte, lors des premiers entretiens, nos apports verbaux ont été minimes. Une question de départ large, soit « comment vous expliquez-vous le fait de ne jamais, ou pas depuis au moins cinq ans, avoir fréquenté [nom d’un des six organismes culturels]? », a ouvert chacun de nos entretiens. Par la suite, à l’appui de techniques tels la reformulation, l’écho, la valorisation constante et l’approbation non verbale, nous avons incité les personnes appartenant aux non-publics à aborder les enjeux dont elles reconnaissaient elles-mêmes la pertinence. Notre objectif, à ce stade, était de maximiser les chances que des raisons riches et variées soient évoquées. Tout au long de ces entretiens, nous avons pris des notes, mais nous sommes surtout demeuré attentif et actif face aux participants.

Immédiatement après ces premiers entretiens, nous les avons transcrits dans un logiciel de traitement de texte et en avons normalisé la présentation de façon à maintenir les éléments susceptibles de favoriser la compréhension des phénomènes et d’éliminer les autres. Il est à noter que les hésitations, les répétitions involontaires ou les tics verbaux n’ont pas été transcrits et que les anglicismes ont été corrigés. Bref, nous avons produit des transcriptions dans un français correct afin de maximiser nos chances de construire du sens à partir de celles-ci.

Le passage de ces entretiens de l’oral à l’écrit réalisé, nous avons procédé à leur analyse formelle; l’analyse informelle s’était quant à elle amorcée dès les phases d’entretiens et de transcriptions. D’ailleurs, cette analyse informelle motive à elle seule la prise de notes dès lors que du sens commence à se dégager, et ce, peu importe l’étape de réalisation. Lors de la phase d’analyse formelle, nous avons utilisé NVivo, un progiciel d’analyse qualitative qui s’est montré très utile pour organiser les données selon les significations qu’elles nourrissent et pour conserver des traces du processus cognitif ayant présidé à la formation de ces significations.

À cette étape, nous avons consulté les transcriptions et lié des extraits de celles-ci à des codes. Ces codes peuvent être plus ou moins précis selon le sens qu’ils évoquent. Notre mot d’ordre était assurément une pratique assidue de la prise de notes. Nous n’avons pas tenu pour acquis que le sens liant un extrait à un code était évident, et ce, même si le code était repéré tel quel dans un extrait. La prise de notes s’est montrée d’autant plus primordiale que nous détenions une connaissance théorique préalable des phénomènes étudiés. C’est en outre grâce au processus d’explicitation du sens donné que nous avons évité de forcer une signification théorique sur les données (Glaser, 1992).

C’est ainsi que nous avons effectué le codage ouvert des propos que nous ont confiés les participants lors des premiers entretiens. À ce stade primaire du projet, notre compréhension du vécu des participants s’est montrée partielle et insatisfaisante. Néanmoins, nous avons fait l’effort de ne pas forcer ces premiers processus d’analyse, que nous souhaitions flexibles et provisoires. Ces entretiens ont donc contribué à bâtir une certaine compréhension du phénomène étudié et, surtout, à relever des pistes demandant à être sondées.

Parce que nous avions alors l’impression de seulement commencer à effleurer la complexité des phénomènes, lors des six volets, nous avons pris la décision de réaliser une deuxième ronde d’entretiens en nous montrant encore une fois ouvert et attentif aux discours des personnes rencontrées. Toutefois, et c’est là une différence, nous avons aussi cherché à comparer le sens dégagé des premières données collectées à celui de ces nouveaux apports. Précisons que cet exercice comparatif s’est le plus souvent effectué de façon naturelle, n’ayant pas systématiquement nécessité d’interventions verbales de notre part. En effet, certaines dimensions du phénomène ont été réitérées d’un entretien à l’autre; il a donc fallu être très attentif aux nuances formulées par les participants.

Les phases de transcription et d’analyse des discours recueillis ont également suivi ces deuxièmes entretiens. Si la procédure de transcription n’a pas changé, en revanche, le processus d’analyse s’est montré relativement différent. L’analyse des premiers entretiens ayant permis de former des codes, certains ont pu être réinvestis. Toutefois, nous avons encore été attentif à ne pas forcer un sens sur nos nouvelles données. Ainsi, lorsque nous avons associé des codes existants à de nouveaux extraits, nous nous sommes systématiquement interrogé à savoir si ces derniers apportaient des éléments de compréhension supplémentaires. Nous avons d’ailleurs consigné nos réflexions à ce propos. En outre, bien que le processus d’analyse était toujours embryonnaire, nous avons commencé à nous questionner, sans trop d’insistance, sur les liens unissant les différents codes et ce, afin d’entamer un processus de condensation. C’était le début de notre codage axial.

Cette deuxième période d’analyse formelle a eu pour effet de multiplier nos questionnements et de provoquer un besoin d’informations supplémentaires. Nous étions, en effet, encore loin d’une compréhension satisfaisante des six volets du phénomène. Sans surprise, pour chacun des volets, nous avons entrepris un troisième épisode de collecte. Nous allons toutefois arrêter ici notre illustration des allées et venues entre collecte et analyse, puisqu’elle nécessiterait plusieurs dizaines de pages et se montrerait vite redondante. Précisons néanmoins que chacun de ces cycles a rendu notre compréhension de la problématique plus complète. En suivant la trajectoire hélicoïdale évoquée précédemment, nous avons alterné les phases de collecte et d’analyse en nous assurant de rassembler des données qui nous renseigneraient non seulement au sujet de nouveaux aspects du phénomène, mais aussi sur les nuances à apporter aux analyses déjà réalisées, le tout avant de procéder à leur amalgame et à leur conceptualisation.

Ce processus a permis la transformation de 199 transcriptions portant sur des vécus complexes en centaines de codes ouverts. La montée en abstraction a consisté à synthétiser et à colliger ces codes afin que la mise en commun de leurs propriétés permette la formation d’une douzaine de codes axiaux riches et denses. À notre avis, parmi ceux-ci, la portée conceptuelle de cinq codes sélectifs contribue à comprendre d’une manière suffisamment complète les raisons pour lesquelles les 466 individus rencontrés ne visitent pas les organismes mauriciens (voir la Figure 1).

Figure 1

Modélisation des raisons de ne pas visiter les organismes culturels de la Mauricie

Modélisation des raisons de ne pas visiter les organismes culturels de la Mauricie

-> Voir la liste des figures

Les composantes de notre modèle concernent cinq raisons différentes qu’il importe toutefois d’aborder dans un système où elles peuvent s’interinfluencer. Par exemple, un individu pourrait ne pas éprouver l’envie de visiter un des organismes en raison de la combinaison d’un sentiment d’exclusion par rapport au registre culturel qu’il lui associe et d’une préférence pour des activités culturelles qui ne peuvent être réalisées à proximité de l’endroit où il réside.

3.2 Les cinq raisons : des significations qui nuancent les savoirs en place

Bien que cet article affiche une orientation résolument méthodologique et qu’il n’ait pas pour objet les résultats de notre recherche, à des fins illustratives, nous abordrons ici la signification conceptuelle des cinq raisons retenues. Premièrement, devant l’argument voulant que la distance physique entre citoyens et culture constitue un frein aux pratiques culturelles (Ministère de la Culture et des Communications du Québec [MCCQ], 2018; Urfalino, 1996), des nuances s’imposent. Selon des individus rencontrés lors de notre recherche, la proximité physique avec les organisations peut, en réalité, créer une distance symbolique, puisqu’elle va à l’encontre de la volonté de plusieurs de réaliser des pratiques culturelles qui les « amèneraient ailleurs » et leur feraient découvrir des réalités nouvelles. L’inscription des organismes culturels dans le milieu de vie empêcherait le développement d’un sentiment de rupture avec le quotidien, nécessaire à une telle découverte. À cet effet, les commentaires de plusieurs nous ont permis de comprendre que la distance les séparant de Montréal ou de Québec (Trois-Rivières et Shawinigan étant situées à environ 150 km de chacune) apparait moins contraignante que la distance symbolique qu’implique la visite des organismes mauriciens.

Deuxièmement, lorsque des participants ont exprimé leurs perceptions des six organismes, loin de les dénigrer, ils affirment plutôt qu’ils ne s’adressent pas à eux – ce qu’avaient déjà remarqué Jacobi et Luckerhoff (2009) lors de leur étude des non-publics d’une exposition du Musée des beaux-arts de Montréal. Pour notre part, nous constatons que cette position ne se maintient pas seulement pour les propositions jugées classiques – pensons au lieu historique national Ozias Leduc en Mauricie ou au Ciné-Campus Trois-Rivières –, elle l’est aussi pour les propositions plus populaires, telles que le FestiVoix. En outre, des commentaires ont été formulés à l’effet que les organismes culturels ne correspondaient pas à ceux que les individus rencontrés se voyaient fréquenter et que les traits attribués à leurs publics étaient généralement perçus comme étant opposés à ceux dont les participants se disaient détenteurs. Il apparait donc nécessaire de prendre en considération le processus d’appariement entre les identités que s’attribuent les individus et celles qu’ils attribuent aux organismes et à leurs publics (Gottesdiener & Vilatte, 2009), et ce, nonobstant le caractère inclusif des propositions culturelles en question.

Troisièmement, nos analyses nous ont permis de comprendre que certains individus rencontrés se montrent sensibles à certaines caractéristiques qu’ils n’associent pas aux organismes étudiés. Ils ne reconnaissent pas les visites de ceux-ci comme potentiellement satisfaisantes et se disent à la recherche d’« expériences culturelles ». D’une part, la définition que ces personnes formulent de telles expériences cadre avec le modèle généralement utilisé en marketing culturel, soit un modèle centré sur l’offre et suggérant que les consommateurs culturels contemporains éprouveraient un besoin accru de stimulations, de sensations et d’orientations visuelles ou verbales (Bourgeon-Renault & Filser, 2010). D’autre part – et il s’agit là d’une nuance qui nous apparait importante –, certains ont semblé définir l’expérience culturelle selon des critères de sociabilité. Ils ont, par exemple, affirmé privilégier des activités leur permettant de passer du bon temps en famille ou entre amis, de rencontrer de nouvelles personnes ou encore des activités socialement perçues comme uniques et incontournables. Ce constat incite à prêter attention non seulement à la médiation offerte par les organismes, mais aussi à prendre acte de l’importance conférée à la sociabilité et à la valorisation sociale auxquelles leurs visites donnent lieu.

Quatrièmement, bien qu’il soit de plus en plus courant pour des organismes culturels savants, tels que des musées, d’inclure des propositions populaires à leur programmation (Crenn, 2015), certains individus rencontrés considéraient que, dans les faits, une telle hybridation des registres décourageait leurs pratiques. Si les organismes cherchent à démocratiser l’accès à leurs installations en attirant des publics toujours plus larges (Moore, 1997), il ne faut pas perdre de vue que cette pratique peut provoquer l’effet inverse. De fait, les fervents de culture savante ont affirmé ne pas fréquenter certains des organismes étudiés en raison de leur propension à intégrer des éléments de culture populaire et, inversement, des fervents de culture populaire ont exprimé un malaise à l’égard de l’inclusion de ce registre dans un contexte savant, ce qui signale certainement la persistance d’une vision dichotomique des registres.

Finalement, s’est dégagée de notre étude une relation entre l’éducation et le fait de ne pas faire la visite des organismes culturels. D’une part, des individus ont associé leur faible intérêt pour les pratiques culturelles à un manque d’éducation à la culture. De leur avis, si leurs parents ou les divers établissements d’éducation formelle (écoles primaires et secondaires, cégeps et universités) les avaient davantage initiés aux arts et à la culture, ils auraient été plus enclins à visiter les organismes. D’autre part, des personnes rencontrées ont affirmé que les activités culturelles rendues obligatoires dans un cadre scolaire ont fait en sorte qu’elles n’ont pas désiré faire la visite des six organismes. Pour celles-ci, une telle visite est associée à une obligation scolaire de laquelle elles sont maintenant libérées. De cette façon, si la relation entre l’éducation et les pratiques culturelles est indéniable (Garon, 2009), nos résultats incitent à l’aborder en gardant en tête qu’elle peut à la fois favoriser et décourager les visites de certains organismes.

Conclusion

Dès le commencement de notre projet, il nous est apparu clair que les voies inductives n’étaient pas les plus directes et que la richesse des résultats qu’elles permettent doit se payer d’efforts considérables. L’adoption d’une démarche inductive aura impliqué le maintien d’une posture particulière et parfois inconfortable à l’égard des savoirs théoriques concernant notre problématique, des participants rencontrés, des données collectées, de la trajectoire d’analyse suivie et de l’apport scientifique propre au processus de recherche. Étant donné qu’il s’agissait pour nous d’un premier investissement prolongé de la MTE, cette posture ne s’est pas maintenue sans difficulté. L’effort de sensibilité et d’introspection inhérent à l’induction nous a fait réaliser que certains réflexes déductifs n’abdiquent pas facilement.

Cela dit, si, pour prendre cet exemple, devant des propos faisant état d’une éducation culturelle jugée faible ou insuffisante, nous avions cessé de nous intéresser à la question sous prétexte que nos données confirmaient les théories mettant de l’avant les déterminants culturels, nous aurions certes gagné beaucoup de temps d’analyse, mais nous n’aurions pas découvert l’effet dissuasif que l’éducation est susceptible de provoquer. Bref, notre utilisation d’un concept ayant une portée moins explicative que méthodologique, de même que la prudence dont nous avons fait preuve lors des moments où la théorie tentait de prendre le dessus sur l’empirie ont favorisé la réalisation d’une démarche de recherche permettant de remettre en question certains poncifs.

Également, et nous terminons sur ce point, lors de la période de réalisation de notre recherche, nous avons remarqué une multiplication des démarches visant à démystifier et à faciliter le recours à la MTE. Depuis les dix dernières années, de nombreuses initiatives ont entrainé, dans le domaine des approches inductives, la publication de guides pratiques (Corbin & Strauss, 2015; Lejeune, 2014; Luckerhoff & Guillemette, 2012) et de démonstrations exemplaires (Allard-Gaudreau & Lalancette, 2018; Guillemette & Lapointe, 2012; Labelle et al., 2012), toutes ayant grandement facilité notre appropriation des processus en cause. En tant que chercheur novice ayant grandement bénéficié de ce genre de contributions, nous ne pouvons que saluer et encourager leur production. Nous espérons d’ailleurs que le présent article concourra lui aussi à mettre en exergue la pertinence des approches inductives et à faciliter leur adoption, notamment par les nouveaux chercheurs.