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Brève présentation de l’approche par tâches retenue

L’approche basée sur les tâches est généralement perçue comme favorisant le développement de la compétence dans la langue cible (Lx) par l’intermédiaire de tâches interactives (Shintani, 2012). Cependant, l’interaction n’est pas un critère essentiel définissant l’approche basée sur les tâches (Ellis, 2009); le développement langagier peut également passer essentiellement par la compréhension orale, comme le propose l’approche par tâches basée sur la compréhension (Ellis, 2003). En effet, dans cette approche, les apprenants écoutent, sans support écrit, de courts énoncés conçus stratégiquement pour les exposer à du vocabulaire et à des éléments grammaticaux bien précis. Après avoir écouté les énoncés, les apprenants doivent faire la démonstration de leur compréhension en produisant une réponse non verbale, par exemple en choisissant une image ou en réalisant une action (Loschky, 1994). Une approche par tâches basée sur la compréhension ne signifie pas pour autant que les apprenants soient silencieux; en effet, bien que la production orale ne soit pas requise pour exécuter la tâche, elle n’est pas non plus proscrite.

Des recherches empiriques, menées auprès d’enfants (Shintani, 2012, 2016) et d’adolescents (Erlam & Ellis, 2018, 2019) commençant leur apprentissage d’une Lx, montrent que l’utilisation de cette approche favorise le développement de connaissances lexicales et grammaticales chez les participants des groupes expérimentaux, et ce, davantage que chez les apprenants des groupes témoins dont le traitement impliquait aussi la production des éléments lexicaux et linguistiques ciblés. Cette approche diffère donc de nombreuses autres où l’écrit et la production occupent une place importante (Moore, 1999; Ollerhead, 2012; Strube, 2009). Elle nous semblait ainsi adaptée à une population d’apprenants peu scolarisés ou peu alphabétisés, dont la littératie est émergente et dont les habiletés en production orale sont parfois limitées. Le nombre de nouveaux arrivants partageant ces caractéristiques est en forte croissance au Québec; entre 2013 et 2017, 17,4 % des réfugiés arrivés au Québec avaient moins de 6 ans de scolarité ou ne pouvaient pas décrire leur scolarité (MIFI, 2017, p. 31 avant MIDI) et la présence grandissante de ces apprenants dans les classes de francisation amènent de nouveaux défis quant aux approches d’enseignement à privilégier pour tenir compte de leur réalité.

Ainsi, dans le but d’évaluer la mise en place d’une approche par tâches basée sur la compréhension auprès d’apprenants adultes peu scolarisés ou peu alphabétisés, nous avons développé une séquence d’enseignement que nous avons mise à l’essai dans une classe d’alpha-francisation. Ce projet a pu voir le jour grâce à un partenariat[1] avec un centre de formation des adultes de la région de Québec et à l’étroite collaboration que nous avons développée avec une enseignante du centre (la troisième autrice) pour adapter l’approche aux caractéristiques de la population.

Dans ce qui suit, nous décrirons d’abord l’élaboration et la mise en oeuvre, en salle de classe, de la séquence de tâches basées sur la compréhension, puis présenterons notre analyse de la mise en place de la séquence en fonction du point de vue des différents acteurs (enseignante, élèves, équipe de recherche). Afin de permettre cette analyse, nous avons enregistré audionumériquement toutes les rencontres de l’équipe de recherche avec l’enseignante ainsi que toutes les séances d’enseignement en classe. Nous terminerons par une conclusion mettant en lumière le potentiel de l’approche par tâches basée sur la compréhension.

L’élaboration et la mise en oeuvre d’une séquence de tâches basées sur la compréhension

La classe partenaire comptait 13 élèves adultes (huit hommes et cinq femmes) provenant de différents pays d’Afrique, du Moyen-Orient ou de l’Asie et présentant des profils de littératie très variés. En effet, certains élèves provenaient d’une culture lettrée, mais avaient eux-mêmes très peu fréquenté l’école, ou avaient appris à lire et écrire dans un alphabet différent de l’alphabet latin. Certains autres provenaient de cultures orales, et ne pouvaient donc ni lire ni écrire dans une de leurs langues maternelles. La grande majorité des participants (n=11) parlait déjà plus de deux langues. Ils étaient inscrits dans le troisième niveau d’alpha-francisation, selon le programme maison développé par le centre. À ce niveau, les étudiants peuvent produire et lire des énoncés simples en français écrit.

La séquence développée porte sur le domaine général de formation (DGF) Habitation et déplacement et vise le développement du vocabulaire de l’habitation, des marques de singulier et pluriel et des prépositions de lieu. C’est l’enseignante, qui a pris part aux rencontres de travail dès le début du projet, qui a suggéré ce DGF et ces éléments langagiers précis dans un souci de bien adapter la séquence d’enseignement à la réalité de sa classe et de répondre aux besoins de ses élèves.

Le vocabulaire ciblé

Pour cette séquence, les éléments lexicaux ayant été identifiés par l’enseignante sont des objets susceptibles d’être réutilisés par les apprenants dans des situations du quotidien, en réception ou en production (p.ex., des mots utiles pour interagir avec le concierge). Des objets trouvés dans la cuisine (p.ex., cuillère de bois, évier, passoire), dans la salle de bain (p.ex., rasoir, débarbouillette) ou dans d’autres pièces de la maison (p.ex., commode, plafond; voir Annexe 1 pour la liste de mots au singulier) ont été sélectionnés. Par ailleurs, il était important pour l’enseignante d’exposer ses apprenants tant au registre courant que standard, et c’est la raison pour laquelle certains mots, comme réfrigérateur, sont accompagnés de leurs variantes plus familières comme fridge ou frigo.

Des photos des objets ont été prises par une photographe professionnelle et imprimées sur du carton pour l’enseignante et les élèves. Comme nous désirions aussi que les apprenants apprennent à différencier la forme au singulier et celle au pluriel, plusieurs objets ont été présentés de deux façons dans l’ensemble des photos, soit au singulier (une seule débarbouillette sur la photo) et au pluriel (plusieurs débarbouillettes sur la photo), alors que, pour être le plus fidèle possible à l’utilisation la plus fréquente des mots, certains objets n’ont été présentés qu’au singulier (p.ex., un micro-ondes) ou au pluriel (p.ex., des mouchoirs).

La description des tâches et leur réalisation en classe

Au total, deux tâches ont été développées et mises à l’essai : la tâche A et la tâche B. La tâche A comptait deux variantes (A- et A+). Alors que la tâche A- avait deux objectifs, soit (1) familiariser les élèves avec l’approche par tâches basée sur la compréhension et (2) s’assurer que les élèves puissent faire le lien entre la forme orale et le sens du mot au singulier et qu’ils aient le vocabulaire nécessaire pour avancer dans la séquence, la tâche A+ visait à ce que les élèves puissent faire le lien entre la forme orale et le sens des mêmes mots vus en A-, mais cette fois, au singulier ou au pluriel. La tâche B comportait également deux variantes (B- et B+). La tâche B- avait pour objectif de mettre en relation les mots ciblés lors de la tâche A et les principales pièces de la maison (salon, cuisine, salle à manger, chambre à coucher et salle de bain). La tâche B+ était la tâche finale et visait encore à mettre les mots ciblés dans la tâche A avec d’autres mots traités dans cette même tâche grâce aux prépositions de lieu (dans, à côté de, sur, sous, à gauche de, à droite de).

Nous avons commencé la séquence d’enseignement par la tâche A-. Pour ce faire, nous avons distribué aux élèves, séparés en groupe de 2 ou 3, une trentaine de photos différentes d’objets de la cuisine au singulier (toutes les équipes avaient les mêmes photos). Ensuite, l’enseignante a nommé un premier objet (p.ex., un couteau) et demandé aux élèves de prendre la photo représentant l’objet et de la lui montrer. Elle disait alors OUI aux groupes d’élèves qui montraient la bonne photo, et NON aux groupes d’élèves qui ne montraient pas la bonne photo. Ces derniers étaient invités à choisir une autre photo et à la montrer jusqu’à ce que toute la classe ait en main la photo représentant le mot qui avait été dit. L’enseignante a poursuivi avec un autre mot, et ainsi de suite jusqu’à ce que tous les mots aient été traités par les élèves à quelques reprises. Il est à noter que, lors de la réalisation de la tâche, les élèves étaient libres de parler avec l’enseignante et entre eux dans la langue de leur choix, de s’entraider, de regarder les photos que les autres montraient. L’extrait 1, qui dure environ 1 minute 30, illustre comment se matérialisait la tâche A- dans la classe (8 des 13 participants étaient présents cette journée-là, et ils étaient divisés en 3 équipes).

EXTRAIT 1

1.

Enseignante :

Un évier.

2.

Le groupe :

((les participants dans les trois équipes sélectionnent une photo))

3.

Enseignante :

((regarde chacune des trois équipes)) Non, non, non.

4.

Le groupe :

((les participants dans les trois équipes déposent la première photo et choisissent une nouvelle photo))

5.

Participante # 5 :

Difficile madame.

6.

Enseignante :

((regarde l’équipe 2 qui présente deux photos)) Choisissez un. ((regarde chaque équipe)) Non, non, non.

7.

Le groupe :

((les participants dans les trois équipes déposent la photo et en choisissent une nouvelle))

8.

Participant # 9 :

((montre une photo)) Ici madame?

9.

Enseignante :

Non. ((elle regarde le choix des deux autres équipes)) Non, non.

10.

Le groupe :

((les participants dans les trois équipes déposent la photo et en choisissent une nouvelle))

11.

Participante # 6 :

((rit et montre une autre photo))

12.

Enseignante :

Non.

13.

Participante # 6 :

((rit et cherche une nouvelle photo avec ses partenaires))

14.

Participant # 9 :

((montre une autre photo)) Ah! Un évier!

15.

Enseignante :

Non.

16.

Le groupe :

((rires)) ((chacune des trois équipes montre une nouvelle photo))

17.

Enseignante :

((regarde chacune des trois équipes)) Non, non, non.

18.

Participante #7 :

Madame, aider! La l’évier, où? Dans la cuisine?

19.

Enseignante :

Oui, dans la cuisine. Euh un évier…Je fais la vaisselle dans l’évier.

20.

Le groupe :

((cherchent la photo qui correspond à l’indice donné par l’enseignante))

21.

Participant #8 :

((montre une photo)) Ici?

22.

Enseignante :

Ouiiii!

23.

Le groupe :

((regardent la photo sélectionnée par le participant # 8))

24.

Participant # 12 :

Évier?

25.

Enseignante :

Un évier.

26.

Participant #12 :

A sink?

27.

Participant #8 :

Lavabo?

28.

Enseignante :

Dans la salle de bain.

29.

Le groupe :

((les trois équipent montrent la photo représentant un évier))

30.

Enseignante :

((regarde les trois équipes)) Un évier, un évier, un évier, ouais! Regardez bien un évier. Maintenant, un rond de poêle.

Aucune contrainte de temps, ou de limite du nombre de répétitions de la tâche n’avait été imposée à l’enseignante pour réaliser cette tâche. Constatant que les deux objectifs avaient été atteints en une seule séance (de 31 minutes), l’enseignante a jugé que ses élèves étaient prêts à faire la tâche A+ lors de la séance suivante.

Ainsi, la deuxième étape de la tâche A (A+) menait les élèves à distinguer le singulier du pluriel des mots ciblés. Nous leur avons donc alors distribué une vingtaine de paires de photos, une représentant l’objet au singulier (p.ex., un couteau) et l’autre, plusieurs objets (p.ex., plusieurs couteaux). Comme lors de l’étape précédente, l’enseignante nommait un/des objets (p.ex., des couteaux) et demandait aux élèves de lui montrer la photo correspondante. Elle leur donnait ensuite de la rétroaction (OUI/NON) jusqu’à ce qu’ils montrent tous la photo demandée.

La tâche A+ a été faite une première fois pendant une séance de 1 heure 20 minutes avant la semaine de relâche (tout le vocabulaire, sauf celui de la salle de bain avait été traité). Au retour du congé, la tâche A+ a été de nouveau proposée aux élèves pour travailler le vocabulaire de la salle de bain, puis réviser les autres mots vus auparavant. La tâche a duré 1 heure 15 minutes lors de cette deuxième période. L’enseignante, étant satisfaite de la performance de ses élèves, a jugé que ces derniers étaient prêts à faire la tâche B- lors de la séance suivante.

Ainsi, la tâche B- permettait aussi aux apprenants de faire le lien entre la forme orale d’un mot (singulier et pluriel) et la photo y correspondant, mais également de faire des relations avec les pièces de la maison. L’enseignante a ici ciblé les mots de vocabulaire vus pendant la tâche A qui semblaient moins intégrés au répertoire des apprenants (p.ex., friteuse, évier, débarbouillette). La tâche commençait, comme précédemment, par la distribution d’une vingtaine de photos représentant un ou plusieurs objets, ainsi qu’une série de cinq images plus grandes représentant les pièces de la maison (p.ex., la cuisine, le salon). L’enseignante nommait alors un/des objets ainsi qu’une pièce de la maison (p.ex., La friteuse est dans la cuisine), et les élèves devaient placer l’image du ou des objets sur l’image de la pièce de la maison. Elle donnait la rétroaction en indiquant par OUI ou NON si les choix d’images faits par les élèves étaient les bons. La tâche B- a été faite une première fois pendant 38 minutes, puis une deuxième fois pendant 27 minutes lors d’une autre journée.

Enfin, la dernière étape de la tâche B (tâche B+) requérait des apprenants qu’ils identifient le sens de mots (au singulier ou au pluriel) et de prépositions de lieu (p.ex., sur, à côté de) et placent les images de la façon correspondante (p.ex., La poêle est dans l’évier). Si l’enseignante jugeait que l’énoncé était trop difficile, elle ajoutait dans quelle pièce se trouvait le deuxième objet (p.ex., L’interrupteur est à côté du gros cadre dans le salon). La rétroaction était toujours donnée par OUI ou NON jusqu’à ce que tous les élèves aient les bonnes images placées au bon endroit l’une par rapport à l’autre. La tâche B+ a été faite pendant la dernière rencontre avec l’équipe de recherche, après avoir fait la tâche B pendant 27 minutes. Elle a duré 12 minutes.

Retour sur l’élaboration des tâches et la réalisation en classe

Afin de rendre compte de l’ensemble du processus de développement et d’implantation de la séquence d’enseignement du vocabulaire basée sur la compréhension, nous documenterons ce processus du point de vue des différents acteurs, soit l’enseignante, les élèves et l’équipe de chercheurs.

Le point de vue de l’enseignante

Le point de vue de l’enseignante a été recueilli à différents moments du projet, soit lors des rencontres de préparation, lors de rencontres au courant du projet, ainsi qu’à la fin de la collecte. Ces rencontres ont été enregistrées audionumériquement afin de nous permettre de rapporter ses propos avec exactitude. Nous désirions rendre compte de la façon dont sa perception de la tâche a pu évoluer entre le début et la fin du projet, ainsi que de ses impressions de la réception de la séquence par ses élèves et des défis rencontrés.

Lors de notre première rencontre, alors que nous avons présenté l’approche par tâches basée sur la compréhension ainsi que la façon dont elle pouvait se matérialiser en salle de classe, l’enseignante a montré une grande ouverture tout en questionnant le fait qu’à part la tâche en soi (demander aux élèves de montrer les images), les contenus n’étaient pas enseignés (c.-à-d. enseignés explicitement), voir l’extrait 2 :

EXTRAIT 2

1.

Enseignante :

((en référence à l’approche par tâches basée sur la compréhension employée par Shintani, 2012)) Il n’y a jamais eu d’autres enseignements sur ce thème-là?

2.

Chercheuse #1

Non.

3.

Enseignante :

Ça veut dire que les choses qu’on touche ne seront pas abordées…

Cependant, lors de notre dernière rencontre, nous avons présenté l’extrait 2 à l’enseignante qui ne se rappelait pas avoir émis cette opinion initialement et qui a rapporté ne plus avoir cette opinion : elle constatait que la démarche largement implicite (c.-à-d., sans recours à des explications métalinguistiques) que propose l’approche par tâches basée sur la compréhension semblait réellement encourager le développement lexical et grammatical de la grande majorité de ses élèves. Elle aurait par contre aimé que nous mesurions de façon claire les gains réalisés par ses élèves (pré-posttest), ce qui n’était pas prévu dans cette phase exploratoire de la recherche, mais elle a quand même remarqué que ses élèves ont fait des apprentissages, principalement en réception.

Par ailleurs, un des principaux constats de l’enseignante est qu’elle a été agréablement surprise par la participation de ses élèves. Elle a en effet affirmé qu’elle avait rarement vu ses élèves aussi engagés dans une tâche, sur de si longues périodes de temps (rappelons-nous que la tâche A- a été exécutée pendant plus d’une heure, à deux reprises), et qui plus est dans une tâche qui ne leur demandait aucune production. L’enseignante a également rapporté que cette approche avait permis à certains élèves plus faibles du groupe de non seulement se sentir pleinement impliqués et participatifs dans cette condition d’apprentissage, mais aussi d’agir comme soutien pour d’autres camarades de classe.

Enfin, l’enseignante a également mentionné certains défis qu’elle avait rencontrés. D’abord, la gestion du matériel (identification des photos à utiliser pour les différentes étapes, classement des photos après les tâches, etc.) requiert beaucoup de temps, et elle se demandait comment elle pourrait gérer le matériel de façon efficace en l’absence de l’équipe de recherche qui s’occupait de gérer le matériel avant, pendant et après la séance. Enfin, elle considère que les périodes de plus de 60 minutes sont trop longues pour ses élèves, et qu’il serait mieux de faire la tâche plus souvent, mais sur une plus courte période de temps, par exemple 30 minutes, trois fois par semaine.

Le point de vue des élèves

Nous n’avons pas demandé directement aux élèves de commenter leur expérience des tâches proposées. Cependant, comme nous avons enregistré audionumériquement toutes les équipes lors des tâches en plus d’avoir un enregistrement vidéo de la classe pour en avoir une vision d’ensemble, nous avons en main plusieurs éléments pouvant nous permettre de commenter leur expérience. Afin de nous donner un cadre d’analyse, nous nous sommes basés sur l’article de Shintani (2012) qui, en plus d’avoir mesuré les gains pré et post intervention, a également analysé les verbalisations de ses participants, des enfants japonais de 6 ans qui faisaient des tâches basées sur la compréhension dans leur cours d’anglais Lx. Shintani a repéré deux types de verbalisations : celles destinées à autrui (p.ex., à l’enseignante ou à des camarades de classe) et celles destinées à soi. Cette analyse des verbalisations nous permet d’avoir des indices sur la façon dont les apprenants ont abordé la tâche.

À l’instar de Shintani, nous avons trouvé que, bien que nos participants n’étaient pas tenus de s’exprimer à l’oral lors de la réalisation des tâches A et B, ils n’étaient pas silencieux, comme l’illustre bien l’extrait 3, tiré de la tâche A+.

EXTRAIT 3

1.

Enseignante :

On continue. Des bols.

2.

Participant # 3 :

((se parle à voix haute)) Des, des, des, des, des bols. Un, deux, deux, des bols.

3.

Participant # 2 :

((demande à l’enseignante)) Des bols ?

4.

Enseignante :

Des bols.

5.

Participant # 3 :

((se parle à voix haute) Bols. Des bols.

6.

Participant # 2 :

((demande à son partenaire)) Bols comme ça comme ça ? Des. Des.

7.

Enseignante :

Des bols.

8.

Participant # 3 :

((parle avec son partenaire)) Un ? Deux ? Des ?

9.

Participant # 2 :

((répond à son partenaire)) Oui, comme ça, des bols.

10.

Participant # 3 :

((présente la photo à l’enseignante et se parle à voix haute)) Hum. Des bols.

11.

Enseignante :

Oui, des bols, il y en a plusieurs.

On constate que les lignes 3, 6, 8 et 9 représentent des exemples de verbalisations destinées à autrui, en français. Tou comme Shintani l’avait remarqué, ces interventions volontaires et spontanées avaient pour but de vérifier la compréhension de l’énoncé auprès de l’enseignante ou d’un camarade de classe. Elles permettaient également aux participants de gérer le rythme des interventions, puisque l’enseignante modulait systématiquement la reprise de ses tours de parole en fonction de la vitesse à laquelle ses apprenants arrivaient à produire l’action attendue.

Les lignes 2, 5 et 10 ont été produites par le participant # 3, qui se parlait à voix haute lors de la réalisation de la tâche; elles représentent donc des exemples de verbalisations destinées à soi. Le participant #3 répétait le déterminant et le mot ciblé pendant qu’il cherchait à identifier l’image (lignes 2 et 5). Ce genre de comportement verbal avait aussi été observé chez les participants de Shintani, qui voyait là une forme d’autorégulation de l’apprentissage. Par ailleurs, la ligne 10 représente également une répétition à voix haute de l’énoncé cible, une fois que l’action attendue a été complétée. On pourrait penser que cette action pourrait être un effort fait par l’apprenant pour ancrer l’item en mémoire.

Il est à noter que nous n’avons pas présenté d’extrait comprenant des verbalisations dans une langue autre que le français, mais celles-ci avaient bien lieu, et ce, principalement lorsque les équipes étaient formées d’apprenants qui partageaient au moins une langue en commun. Bien qu’il nous soit impossible de connaitre le contenu de ces verbalisations destinées à autrui ou à soi, plusieurs indices nous laissent croire que le recours à une autre langue représentait une stratégie pour compléter l’action attendue (p.ex., recours à une autre langue immédiatement après que l’enseignante ait lu un énoncé, discussion avec un camarade de classe en pointant les images, prise de note dans une langue apprise à l’école).

Bref, ce que nous avons observé fait écho aux commentaires de l’enseignante : les étudiants étaient très actifs lors de la réalisation des tâches A et B, produisant à toutes les étapes de la séquence des verbalisations destinées à autrui ainsi que des verbalisations destinées à soi. Ainsi, les verbalisations pouvant prendre place dans le cadre de tâches basées sur la compréhension permettent aux apprenants de centrer leur attention sur les éléments langagiers ciblés, de créer des liens forme-sens et de négocier le sens des énoncés leur étant présentés. Ces actions cognitives ont largement été associées, dans la littérature scientifique, à des conditions favorables au développement langagier (pour une synthèse, voir Loewen & Sato, 2018).

Le point de vue de l’équipe de chercheurs

Nos observations nous laissent croire qu’une approche basée sur la compréhension est non seulement appropriée pour les apprenants débutants, comme le montraient des études antérieures (p.ex., Shintani, 2012), mais peut aussi être utilisée auprès d’apprenants possédant des profils de littératie très variés. En effet, l’approche étant très peu restrictive, elle laissait la liberté à chacun de pouvoir utiliser ses propres stratégies, que ce soit de prendre des notes dans sa L1 ou de discu ter avec ses collègues, et ce, sans désavantager les participants qui restaient silencieux. Aussi, nous considérons que cela collabore au développement de l’autonomie des élèves, car ces derniers étaient pleinement responsables de choisir comment organiser leur tâche (par exemple, dans l’organisation de leurs photos sur le bureau ou dans la réalisation de la tâche).

Notre plus grande constatation a été de voir que les élèves sont capables de considérer la langue comme un objet d’analyse, c’est-à-dire qu’ils peuvent porter une attention claire à la forme des éléments linguistiques (p.ex., différencier UN de DES et y associer la notion de singulier et de pluriel) lorsque le traitement de cette forme est nécessaire pour la réalisation de la tâche. Ainsi, si la littérature scientifique a tendance à dépeindre les apprenants peu scolarisés ou peu alphabétisés comme présentant des comportements passifs en salle de classe (Ollerhead, 2012, Strube, 2009) ou étant incapables de considérer la langue comme un objet d’analyse (Bigelow et Vinogradov, 2011), il semblerait que l’approche par tâches basée sur la compréhension puisse leur offrir des conditions favorables leur permettant à la fois de jouer un rôle actif et de se distancier de la langue pour pouvoir l’analyser.

L’approche par tâches basée sur la compréhension s’étant montrée appropriée pour la population visée, nous proposons de l’utiliser, dans un projet en cours, afin de traiter d’un concept abstrait, soit la notion de temps (une action à faire, une action en train d’être faite, une action terminée) pour y associer des temps verbaux. Cela présente de nouveaux défis, dont le besoin de représenter, sur des photos, ce concept plus abstrait de temps, et de nous assurer de la compréhension, par les élèves, de la relation entre les différentes photos.